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Tous les rouages du numérique, du sol au plafond, sont entièrement au service d'une radicalisation du capitalisme.

Hubert Guillaud, journaliste, qui a longtemps été rédacteur en chef d’InternetActu.net et expert à la Fing. Cet entretien a été publié le 8 avril 2022.

1/ Après quoi court le monde avec tous ses nouveaux outils ?

Après l'argent, toujours ! Le numérique est devenu l'industrie du monde moderne et son déploiement ne se réalise que parce qu'il permet de nouvelles économies d'échelle à un niveau global comme local. L'enjeu de l'interconnexion totale que le numérique permet (des informations financières, à la logistique, de la chaîne comptable aux commandes, des ressources aux ordres) est bien celui de procéder à de nouveaux gains de compétitivité, de trouver de nouvelles zones de rentabilité, de nouvelles modalités de croissance financière.

L'ubérisation en est aujourd'hui une illustration parfaite. D'un côté, on exploite des livreurs qu'on qualifie d'indépendants alors qu'ils n'en sont pas comme le montrait très justement le récent rapport de l'Institut Rousseau invitant à reconquérir les “zones du non-droit du travail”On substitue une relation commerciale au droit du travail. C'est une fiction juridique qui est en train de rattraper les entreprises qui y ont recours. D'ailleurs, les juges, dans la plupart des pays occidentaux, vont dans le sens d'une requalification des indépendants en salariés. Outre cette exploitation juridique qui a permis aux entreprises de baisser leurs charges (enfin, les cotisations sociales), elles ont également compté sur leurs systèmes techniques eux-mêmes, leurs algorithmes. Ici, l'enjeu est d'optimiser le travail par la mesure la plus fine possible du temps de travail et des déplacements via des systèmes techniques à la recherche de leur seule efficacité. Là encore, l'enjeu est de trouver des gains de productivité les plus optimum possible, qui ont conduit à l'effondrement du prix des courses, à l'opacité de la relation (le livreur ne sait pas ce que paye le client), dans des chaînes de sous-traitances sans fin, tant et si bien que les livreurs, aujourd'hui, sont majoritairement des sans-papiers. On assiste à une forme de taylorisation sous stéroïdes, qui se développe partout où les systèmes automatisés prennent le pouvoir pour améliorer le contrôle des travailleurs : on pense à la logistique bien sûr, mais c'est également le cas partout où le reporting automatisé peut se déployer. 

De l'autre côté, enfin, on optimise la valeur financière de la startup dans des montages financiers complexes et globaux pour produire non pas de la rentabilité, mais bien une forme de productivité totale du capital par la domination d'un marché, “quoiqu'il en coûte” ! C'est ce qu'on appelle le blitzscaling, la croissance éclaire : l'art de créer une entreprise pour dominer un marché, une course au monopole, dont Uber est à nouveau l'emblème. Enfin, les outils numériques servent également à l'évasion fiscale (ou optimisation fiscale, selon l'endroit d'où on regarde les choses). Rappelons qu'on estime que les géants de la tech, Facebook, Apple, Amazon, Netflix, Google et Microsoft ont mis de côté 100 milliards de dollars au cours de ces 10 dernières années ! 

Tous les rouages du numérique, du sol au plafond, sont donc entièrement au service d'une radicalisation du capitalisme. Comme le dit Arthur de Grave dans son pamphlet mordant, Start-up Nation, Overdose Bullshit, la startup tient plus du produit financier toxique qu'autre chose. Elle vise avant tout à faire exploser son volume d'affaires en maintenant les coûts au plus bas pour assurer un très haut niveau de rentabilité. La seule croissance qu'elle produit, c'est celle de son capital ! Pour le journaliste Dan Lyons, la Silicon Valley est devenue un casino ou le capital risque règne en maître. Le but ultime de ces produits numériques ? Se faire racheter une fortune ou s'introduire en bourse au seul bénéfice de ceux qui en détiennent le capital. Le numérique a certainement permis au capitalisme de devenir encore plus hors-sol qu'il n'était et n'a jamais été.  

L'une des caractéristiques du numérique, c'est de permettre des traitements massifs, à des niveaux de volumes qui étaient inaccessibles aux humains, et avec une capacité d'adaptabilité à ces échelles en temps réel inédite (ce qu'on appelle dans le jargon la “scalabilité”, c'est-à-dire, être capable de s'adapter aux fluctuations de volumes et notamment de procéder à des traitements à très grandes échelles). Ces transformations permettent de rendre productifs de nouveaux modèles d'affaires. On peut désormais monter un business sur quelque chose qui ne rapporte que 0,01 euro, voire bien moins, il suffit de démultiplier les clients et d'automatiser toute la chaîne. Le numérique permet d'atteindre de nouveaux volumes, de créer de nouvelles formes d'extraction de la valeur, plus indicibles que jamais. C'est le modèle du spam comme de la publicité en ligne. C'est un modèle où “rien” peut valoir quelque chose.

2/ Le spectacle du monde est-il dans le fond très différent de ce qu'il a toujours été, ou sa “technologisation” quasi intégrale introduit-elle un vrai changement de paradigme ?

Comme le soulignent Alain Gras et Gérard Dubey dans leur livre, La servitude électrique, le numérique tient plus d'une continuité. Le numérique est la prolongation et l'accélération de notre servitude électrique. Notre rapport productiviste au monde se répand désormais comme son modèle électrique, grâce à la commodité de transport de l'information et la puissance qu'elle représente. L'un comme l'autre nous entraîne dans une “techno-logique” de branchement qui consiste à tout rattacher au système technique, abandonnant toujours plus, comme nous l'avons fait avec l'électricité d'ailleurs, leur alternative distribuée, autonome et intermittente. Le numérique prolonge la promesse que tout puisse continuer comme avant par l'interconnexion totale, indifférente à l'homme, à ses conditions d'existence, aux ressources.

Là où il y a un changement de paradigme entre l'objet technique et le macro-système technique que propose le numérique, c'est bien dans sa logique d'interconnexion totale, qui permet désormais de piloter par les données à la fois la comptabilité d'un magasin, mais également depuis ses résultats quotidiens, l'affluence locale et la météo… de prévoir son chiffre d'affaires du jour, d'ajuster ses stocks et de commander ses besoins de personnel à l'heure près, voire même de les gérer automatiquement. Ce qui évolue, c'est notre aliénation, notre soumission aux calculs et données que les machines interconnectées produisent pour fluidifier le monde. Les données et traitements s'entretiennent entre eux de manière toujours plus continue. L'intégration technique est poussée plus avant, partout. Elle passe certainement dans ces déploiements des seuils que nous ne voyons pas. Avec le numérique, le déploiement technique atteint des stades inégalés : elle touche tous les secteurs d'activités et tout le monde. Le problème est que ce développement génère un déséquilibre insoutenable entre ceux qui produisent et influencent son développement et ceux qui en subissent les conséquences. Si les inégalités s'accélèrent et s'accroissent, il faut certainement regarder en quoi l'interconnexion numérique joue un rôle. 

3/ Pouvez-vous établir un petit bulletin de santé de nos libertés publiques ?

Elles vont mal ! Toutes sont appelées à être soumises à l'injonction à l'interconnexion, à l'optimisation, à la fluidification, au calcul. La protection des données personnelles, la transparence et la régulation des traitements, l'absence de surveillance ou de contrôle sont prises dans une tension entre régulation et laisser faire. Nous sommes partout mis en fichiers, comme le montrait une récente cartographie du Monde Diplomatique détaillant les grands fichiers des pouvoirs publics en France. Et le problème n'est pas tant l'interconnexion totale des fichiers entre eux, que le fait que nombre d'agents publics aient des accès à ces fichiers et aux fichiers d'autres organismes via des accords de gré à gré - tout comme les acteurs privés achètent des données à des courtiers pour faire parler les leurs avec celles des autres. Le problème à mon sens n'est plus tant la surveillance, qui tenait d'une menace réelle mais distante, que le contrôle que ces fichiers génèrent désormais. Le numérique déborde sur le monde réel. Le passe sanitaire a montré qu'on pouvait l'utiliser massivement pour contrôler les populations réelles. Jusqu'à présent, vos droits électroniques vous permettaient d'accéder à un service numérique contre un abonnement. Désormais, l'électronique va contrôler votre accès au cinéma, au restaurant, au monde. Le problème, c'est depuis quelles données, quels calculs ?  

Dans son Contre-Atlas de l'intelligence artificielle, la chercheuse Kate Crawford montre très bien que l'IA est une industrie du pouvoir, une manifestation très organisée du capital, renforcée par de vastes systèmes d'extraction et de logistique. Elle n'est pas une simple technologie, explique-t-elle, elle est un objectif. Et le problème, souligne-t-elle, est qu'elle repose sur la prédation de données et sur la mal-mesure. Les biais et l'interprétation sont la nature même des systèmes de calculs. Ils ont des objectifs, mais ne sont pas objectifs. Ils produisent des scores, des évaluations. Ni les calculs, ni les données ne sont neutres. Ils sont utilisés pour discriminer, amplifier les hiérarchies, encoder des catégorisations problématiques. Sous couvert de science, nous sommes surtout confrontés à des calculs qui n'en sont pas. 

Ce constat peut paraître très philosophique, mais en fait, c'est très concret. L'automatisation du contrôle à la CAF, c'est des milliers de données pour 32 millions de contrôles en 2020. Un dispositif disproportionné par rapport à ce qui est recouvré et plus encore par rapport au non-recours, expliquait très récemment l'excellent rapport de l'association Changer de Cap. Les changements de ressources, même pour 50 ou 100 euros, déclenchent des contrôles automatiques qui ciblent les plus précaires. Dans les trois-quarts des cas observés, cela entraîne une suspension de tous les droits, et pas seulement de la prestation contrôlée. Aujourd'hui, le contrôle automatisé à la CAF profile les familles selon un score de risque qui vise principalement les plus précaires, et ce, sans communication ni sur le score auprès des bénéficiaires, ni sur les modalités de calcul ! Le calcul s'y déploie sans que personne ne le contrôle, n'audite son caractère proportionné, sa finalité, sa justice, ses effets.

6/ Est-ce encore possible de parler technologie sans, de façon plus ou moins profane, aborder le terrain de l'eschatologie voire de la sotériologie ? Autrement dit, y a-t-il une lecture non-spirituelle ou métaphysique de notre ère ?

Dans le monde numérique, tout le monde se tape des fins dernières ! Pour ma part, vue depuis la technologie, la lecture spirituelle tient plutôt d'une fétichisation, d'une réification continue de la science, du progrès technique et de l'innovation, comme si, à mesure que leurs béances apparaissent, ils étaient notre seul espace de salut. La réponse technique est devenue notre seule réponse au vide de l'existence. Mais c'est un dieu sans pouvoir. Il est surtout construit autour d'un système de valeur qui ne connaît que les fonctions d'utilité, les manipulations symboliques et la maximisation des objectifs. Nous sommes dans une forme de déification du chiffre, une psychopathologisation du calcul. Or, un chiffre ne contient pas de vérité, et c'est encore plus le cas quand il est calculé, donc apprécié dans une cascade de calculs et de règles. Et surtout, tout réduire à un chiffre désactive notre empathie. Nous projetons dans les chiffres une illusion de contrôle. Croire que les ordinateurs ne puissent pas se tromper devient une croyance toujours plus religieuse, à mesure que plus de complexité y est incorporée. Comme le soulignait l'essayiste Evgeny Morozov, le solutionnisme technologique est devenue la principale idéologie de la modernité. Aborder tous les problèmes, quelle que soit leur nature, par le calcul est au cœur du réductionnisme actuel. Pour le dire autrement, la question des libertés publiques n'entre pas dans les paramètres d'un système de reconnaissance faciale, de police prédictive ou d'une application de suivi de contacts, aussi fins et justes puissent-ils être. La Justice ou la Liberté ne sont pas des paramètres qu'on peut inclure dans un tableur Excel. Le risque, dans cette fétichisation du calcul, c'est d'évacuer des valeurs essentielles de nos Etats de droits, sous prétexte de leur incalculabilité !

4/ Peut-on encore croire une seconde dans la neutralité du Net ?

La neutralité du net est un principe qui consiste à dire que quels que soient les contenus qui transitent sur les réseaux, ils doivent rester tous également prioritaires. C'est un principe de non-discrimination des contenus, selon leur importance, leur urgence ou leur qualité. Le réseau est émaillé de défaillances, mais globalement, sur ce point, il tient plutôt. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas le couper ou le filtrer, mais souvent quand on le coupe ou le filtre, on coupe tout et on filtre mal. Malgré les critiques, la neutralité du net a plutôt bien tenu. Le risque plus probable, c'est sa balkanisation, c'est-à-dire, le risque de fermetures nationales, de coupures d'interconnexion globale. Mais là encore, les ordres de commandes de la chaîne logistique mondiale et l'argent, ne semblent pas vraiment concernés par le problème.

5/ Depuis le premier panneau publicitaire en rase campagne, notre attention a été “distraite” (du latin distratio : déchirement, séparation). Vers quoi pouvons-nous tendre notre esprit, à quoi devons-nous consacrer notre attention ?

Dans son livre, The Attention Merchants, le professeur de droit américain, Tim Wu, rappelle que la compétition autour de notre attention est liée au développement des médias de masse. Dans cette exploitation commerciale de notre temps de cerveau disponible, la compétition dégrade toujours les contenus vers le plus tapageur, le plus choquant, le plus clivant. Elle est là encore une forme d'exploitation, une “traite”, comme dit le spécialiste du sujet, Yves Citton. Face au développement de ces formes manipulatoires, nous nous sommes souvent révoltés et nous avons pesé sur les autorités pour en réguler les formes les plus dégradantes. Pour Wu, nous sommes pris dans des cycles, où de nouveaux formats rencontrent des succès rapides, puis engendrent des résistances et des régulations qui font naître de nouvelles techniques et formats. Ainsi par exemple, face aux outils de révolte des consommateurs, comme l'invention de la télécommande ou du magnétoscope, outils de reprise du contrôle par le consommateur, les industries vont répondre à la fois par la télévision par abonnement et sans publicité comme par un montage plus rapide qui ne cesse de s'accélérer avec le temps. Les révoltes sont régulières et nécessaires. Elles permettent de limiter et réguler l'activité commerciale autour de nos capacités cognitives. Le ciblage que promet le numérique et ses darks patterns, à l'image du flux sans fin de TikTok, visent à produire de nouvelles formes de captures attentionnelles. Pour y répondre, l'enjeu est de trouver de nouvelles formes de régulation. Le problème, c'est que les techniques sont devenues innombrables et multiples, à la fois politiques, intimes, individuelles et culturelles. D'où nos errances actuelles à trouver des modalités de régulation efficaces ! Doit-on légiférer sur les modalités de montage et de changements de plans des caméras dans les émissions ? Doit-on légiférer sur le temps de consultation de TikTok ou du jeu vidéo ?

J'ai l'impression pour ma part que l'enjeu tient plus à offrir et développer des contre-propositions médiatiques, d'aider et de financer des formes médiatiques plus complexes, plus respectueuses ou différenciantes. Les régulateurs doivent rester attentifs à protéger les situations non-consensuelles et les situations d'attention captives, comme les intrusions (volume sonore plus élevé, publicités obligatoires, comme c'est le cas sur les écrans des pompes à essence…). La question attentionnelle est devenue un sujet très complexe. Il ne se résoudra pas seulement par des pratiques de sobriété personnelle, ni par des réglementations inadaptées. Plus que de réguler le temps d'écran, nous devrons surtout travailler pour favoriser sa diversité et améliorer sa qualité.  

7/ Comment expliquer que nous soyons passés d'une soif d'accéder à la technologie à un besoin de nous en protéger ?

Je pense que c'est son omniprésence et sa puissance qui expliquent cette prise de conscience. Nous avons besoin du numérique pour tout. Nous sommes rivés aux écrans pour inscrire nos enfants dans les écoles, pour passer le permis de conduire, pour faire nos courses, pour nous informer, nous divertir… et même pour programmer nos réveils. Personnellement, cela génère nécessairement des phénomènes de saturation cognitive. Ajoutez à cela les révélations sur les surveillances, les fuites de données, les problèmes d'opacité et les aberrations des traitements, comme les défaillances administratives qui, parce qu'elles sont entièrement numérisées, vont priver de droit quelqu'un automatiquement pour un trop-perçu de quelques euros. Et vous finissez par avoir un cocktail détonnant qui génère une défiance inédite à l'encontre des ordinateurs et du numérique.

Face à la crise climatique, la technologie semble enfin de moins en moins apparaître comme une réponse adaptée, mais au contraire, comme une partie du problème. La technologie est en passe de devenir le problème de notre modernité, celui qui innerve tous les autres. La promesse du business as usual, de la poursuite des gains de productivité, ne nous aidera pas à nous réorienter !

8/ Est-il selon vous un cadre social ou politique qui permette le meilleur usage des technologies ? La famille ? La nation ? La…plateforme ?

Si l'on part du principe que la technologie est politique, alors le cadre de son usage doit l'être également. Ce n'est pas le cas. Nous devons avoir des discussions globales comme locales sur l'enjeu technique. Sur les développements que nous souhaitons et ceux que nous devrions collectivement refuser. Or, nous débattons assez peu de l'enjeu politique et social de la technique et de ses conséquences. Quand nous avons des instances de débats, elles sont souvent entre experts. Nous avons surtout besoin de bien plus de lieux de débats, que ce soit au sein de la famille, au sein des entreprises, dans les branches et secteurs particuliers, avec les usagers, consommateurs et citoyens, comme l'a montré la convention sur le climat, et même à un niveau de prospective et de planification à long terme. Le problème, c'est que les technologies sont compliquées et complexes et que ces débats doivent être informés.

9/ Quel mode de vie libre et sereine peut-on encore adopter dans un monde “gouverné par les nombres”, selon l'expression d'Alain Supiot ? Est-ce qu'on ne va pas chasser la vie elle-même de notre monde accro à la quantification, à la maîtrise et au calcul ? 

Je pense que nous sommes devant un problème nouveau. Hormis devenir ermite ou Amish, nous ne pouvons plus nous extraire d'un monde gouverné par les calculs. Nous le faisons pourtant tous, sous forme de cures de micro-désintoxication personnelles, consistant à gérer nos temps de connexion, mais nous oublions de poser collectivement la question. Qu'est-ce qui doit être numérisé et qu'est-ce qui ne doit pas l'être ? Peut-on dénumériser (ou numériser autrement), quoi et comment ? L'inquiétude que l'on peut avoir, c'est que nous n'avons pas vraiment désindustrialisé notre monde ni réalisé de transition énergétique. Nous avons surtout globalisé la production et nous n'avons pas produit de sobriété. Nous ne remettrons pas le mauvais génie du numérique dans sa bouteille, mais nous ne pourrons pas faire l'impasse de nous demander ce dont nous devrions nous passer. Par exemple, nous savons très bien que la vidéosurveillance, notamment, ne produit rien. Cela n'empêche pas les gens d'être toujours plus convaincus de sa nécessité. Nous pourrions pourtant, si l'on regarde son rapport très fonctionnel, coût/bénéfice, tout à fait nous en passer.

10/ Vous avez brassé la pensée de tout ce que notre époque compte d'intellectuels qui ont parlé d'Internet. Si vous deviez en extraire un enseignement synthétique, quel serait-il ?

C'est une question difficile, justement, parce que ces intellectuels des réseaux parlent de tous leurs effets, et pas d'un en particulier. Je plaiderai néanmoins pour un rappel. La technique n'est pas neutre, jamais. Elle est un outil au service d'idéologies. Elle est éminemment politique. Et nous devrions toujours apporter des réponses politiques avant les réponses techniques. Dès qu'on envisage une solution technique, nous devrions toujours nous dire que c'est une mauvaise réponse. C'est un peu comme quand on soulève un problème et qu'on dit aux gens qu'ils n'ont pas compris, qu'il faut mieux leur expliquer ou qu'il faut les éduquer. S'il faut éduquer les gens à quelque chose, c'est toujours parce qu'ils n'ont pas été convoqués à regarder le problème et encore moins à y répondre. C'est que l'on produit quelque chose pour eux sans eux ! Et dès qu'on fait sans les gens, c'est assurément que ce n'est pas pour eux, mais bien contre eux ! 

J'aimerais qu'une sorte de loi oblige les entreprises technologiques à nous prouver qu'elles ne causent pas de dommages. À chaque fois qu'elles introduisent une nouvelle technologie, c'est aux citoyens qu'il incombe de prouver que quelque chose est nuisible, et même dans ce cas, nous devons nous battre pour être entendus. Plusieurs années plus tard, on peut parler de réglementation, puis les entreprises technologiques sont passées à autre chose. Ce n'est pas ainsi que fonctionnent les entreprises pharmaceutiques par exemple. Elles doivent d'abord montrer qu'il n'y a pas de danger avant de se déployer. Nous devrions peut-être imaginer avoir ce genre de normes pour les déploiements techniques.

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