“Quand j’entends parler de « souveraineté européenne », je me dis qu’il y a soit un malentendu sur ce que signifie la « souveraineté », soit sur ce qu’est «l’Europe».”

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de "disputatio" ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n'engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d'influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l'objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Mercredi 30 avril 2025
Nous sommes heureux de publier aujourd'hui un entretien avec Maroun Eddé, qui est Normalien, philosophe et essayiste.
Il est l'auteur de La Destruction de l'État aux éditions Bouquins.
NB : Les propos qui suivent engagent uniquement l’auteur à titre personnel.

 

1/ Pouvez-vous procéder à une analyse clinique de l'état actuel de...l'État en France en 2025 ?

« Clinique » est le mot. L’État fait face à une impuissance et un délitement croissants, de plus en plus visibles. De quoi parle-t-on ? L’État, c'est à la fois l’administration (l’ensemble des fonctionnaires, des forces de l’ordre, du personnel soignant), les services rendus au citoyen (les services publics) et un acteur militaro-industriel, qui a joué en France un rôle central dans notre puissance économique pendant plusieurs décennies. Sur tous ces pans, l’État a vu ses capacités d’action affaiblies, démantelées ou privatisées.

80.000 lits d’hôpital ont été supprimés en 20 ans, le tiers des maternités fermées, tandis que les temps d’attente aux urgences ne cessent d’augmenter, avec de plus en plus de drames du fait de cas qui ne peuvent être traités à temps ou avec suffisamment de moyens. Un système à deux vitesses se met en place, entre ceux qui doivent désormais attendre plus de six mois pour avoir des rendez-vous médicaux et ceux qui peuvent payer une alternative privée. En parallèle, l’hôpital est étouffé sur le poids d’une bureaucratie nouvelle, à tel point que pour l’AP-HP, 40 à 50% du personnel sont des administratifs.

Le problème est à tous les niveaux de l’État : on se retrouve, au sommet, avec des dirigeants sans politique sanitaire claire et qui perçoivent de moins en moins les effets de leurs propres réformes, se soignant ou soignant leurs proches dans des cliniques privées. Sur le terrain, des soignants contraints par le manque de ressources, de reconnaissance, par l’abandon progressif de la mission de service public et soumis de plus en plus à une politique du chiffre qui les détournent de leur mission réelle. Et entre les deux, l’inflation d’une administration intermédiaire et de consultants en tout genre qui complexifie encore le système et nourrit l’inflation normative.

Il en va de même pour l’école, pour les universités et la recherche, pour nos forces de l’ordre, pour le système postal, pour la justice : les Français paient des impôts toujours plus lourds pour des services dont la qualité se dégrade. Pour la justice, la durée moyenne d’instruction a augmenté de 19 mois en 2010 à 38 mois aujourd’hui, soit 3 ans. L’enseignement public affiche une pénurie de 3 000 enseignants à chaque rentrée, le salaire des professeurs en début de carrière a chuté de 2.2 fois à 1.2 fois le SMIC et on recrute désormais à 4,5/20 au Capes de mathématiques. Tout ce qui faisait le cœur des services publics à la française est en train d’être privatisé ou laissé à l’abandon, dans l’indifférence quasi générale des médias et des responsables politiques.

2/ Au-delà des services publics, l’État a historiquement joué un rôle structurel dans la puissance industrielle et économique française. Quelle analyse faites-vous sur ce plan ?

La France savait construire vingt centrales nucléaires en dix ans, nous peinons désormais à en terminer une en vingt ans. L’État qui a développé le Minitel et parmi les premiers câbles sous-marins pour les réseaux internet est aujourd'hui presque entièrement dépendant du secteur privé américains pour toutes les questions d’informatique, y compris critiques. C'est là une conséquence d’un désengagement volontaire, de la part d’un État qui a cessé d’investir, d’internaliser les compétences, qui a choisi d’externaliser. Le manque de vision a eu des conséquences dramatiques. Plutôt que de créer un « corps des informaticiens d’État », on a cessé de recruter et le corps des ingénieurs des télécoms a été supprimé en 2009, accentuant la perte de compétences au moment même où s’accélérait la révolution internet…

À partir du tournant des années 1990, l’idéologie dominante a voulu passer d’un État opérateur à un « État stratège », d’un État qui sait faire lui-même à un État qui « fait faire », qui tout au plus supervise et privatise tout le reste. Or à force d’externaliser, il n’est même plus sûr que l’État sache « faire faire »… Prenez SIRHEN, ce logiciel commandé par l’Éducation nationale à Capgemini en 2010 : après 400 millions d’euros dépensés, le projet est arrêté en 2018, huit ans plus tard, sans qu’aucun logiciel fonctionnel n’ait vu le jour. Le rapport de la Cour des comptes est formel : personne au sein du ministère de l’Éducation n’avait même les compétences pour suivre ce que faisaient les consultants de Capgemini, payés à la journée, entraînant un dérapage financier incontrôlé et l’échec du projet. La même histoire s’est reproduite à l’armée, avec le logiciel Louvois, au ministère de l’Intérieur avec le logiciel Portalis. Cette perte de compétences et cette dépendance croissante à des consultants privés coûtent une fortune à l’État, en plus des graves sujets de souveraineté qu’elles posent.

Nous avions également un État avec une véritable stratégie industrielle, capable d’investissements massifs dans l’industrie avec une complémentarité complexe et subtile avec le secteur privé. Au tournant des années 1980, des grands groupes publics ou para-publics, comme Alcatel et Alstom (CGE), Thomson, Bull, Pechiney, Technip, Areva, Elf Aquitaine assuraient notre souveraineté dans des domaines stratégiques, comme les télécommunications, l’énergie ou la défense. Toutes ou presque ont disparu. Menées à la faillite par endettement excessif ou simplement privatisés et repris par des investisseurs étrangers. Embrayant avec l’idée d’une certaine élite parisienne de faire de la France un « pays sans usines » (Serge Tchuruk), un « pays de sièges sociaux » (Alain Madelin), l’État a abandonné son rôle et sa stratégie industrielle. Je retrace dans mon livre comment les grands corps d’État, ou plutôt une frange d’entre eux, ont délaissé leur mission initiale de défense de l’intérêt général au profit de logiques financières globalisées, emportant avec eux les entreprises dont ils avaient la charge.

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi le mouvement se poursuit aujourd'hui alors que les cris d’alerte se multiplient ? Quels dogmes, quels intérêts empêchent aujourd'hui de reconstruire ? C'est sur l’ensemble de ces questions que portent mes travaux de recherche.

3/ La France est pourtant championne du monde en matière de prélèvements obligatoires : Quels enseignements en tirez-vous ?

C’est le grand paradoxe français : un des États les plus chers du monde, 46,1 % du PIB en prélèvements obligatoires, pour des services publics qui se dégradent sous nos yeux. Où va donc l’argent ?

Il y a les causes, réelles, dont on parle beaucoup : l’explosion des coûts de fonctionnement du « mille-feuille administratif », la suradministration, le poids toujours plus lourd des prestations sociales et des retraites. Dans le cas de l’État, c'est plus complexe que ce que l’on peut parfois entendre : si le nombre de fonctionnaires dans l’État central a stagné voire diminué, l’État décentralisé lui, n’a cessé d’augmenter. En plus de cela, l’État finance de plus en plus de structures de pilotage, d’échelons intermédiaires, d’agences et de cabinets de conseil, au détriment des missions de terrain. La machine s’est alourdie, détournant des moyens du terrain et des services réels. Or quand on fait des coupes budgétaires, c'est souvent encore et toujours au niveau des moyens alloués aux services de terrain…

Les subventions aux entreprises et externalisations massives coûtent aussi une fortune. Rien que les subventions pour les énergies renouvelables, c'est environ 7 milliards par an d’argent public, qui sortent du pays puisqu’on importe 90% des panneaux photovoltaïques de Chine et que les éoliennes appartiennent à des groupes allemands, espagnols ou des investisseurs américains. Quant aux externalisations, on a beaucoup parlé des cabinets de conseil privés mais ce n’est que la partie immergée de l’iceberg : en tout, l’État externalise désormais pour près de 160 milliards par an, parfois pour de bonnes raisons, parfois simplement pour compenser sa propre impuissance et désorganisation.

Plus grave encore, une part croissante des impôts que paie le contribuable vont désormais dans le service de la dette lui-même. Il faut désormais s’endetter pour payer les 50 milliards d’euros d’intérêts par an sur la dette existante, à des taux toujours plus élevés ce qui aggrave encore le service de la dette. C'est désormais le deuxième budget de l’État, derrière l’Éducation nationale, deux fois le budget du ministère de l’Intérieur, cinq fois celui de la Justice. C'est surtout 30% de l’ensemble du déficit public annuel (170 milliards). Le circuit est percé : on ne paye même plus pour agir : on s’endette pour payer les intérêts de nos dettes passées. La France, littéralement, emprunte pour payer ses créanciers. Cette rente publique, garantie, explose avec la remontée des taux. En 2018 : 32 milliards. Aujourd’hui, 50 milliards. Deux fois le budget du ministère de l’Intérieur et cinq fois le budget du ministère de la Justice. En 2027 : 72 milliards.

Enfin et surtout, c’est le modèle en lui-même qui est grippé. Si le taux d’imposition est toujours plus élevé, c’est surtout pour compenser la réduction croissante des autres recettes de l’État. Le modèle français n’est pas mauvais en soi : il est même louable de vouloir avoir des services publics exigeants et de bonne qualité pour les citoyens. Le problème, c'est qu’il a été mis en place à une époque où la France était encore créatrice de valeur, productrice, avec des industries sur son sol et un État riche en entreprises et en actifs. Aujourd'hui la France s’est désindustrialisée, consommant plus qu’elle ne produit, vivant au-dessus de ces moyens et compensant cela par l’endettement. À chaque entreprise qui délocalise, à chaque siège qui s’installe dans un paradis fiscal, les recettes diminuent- moins d’impôts sur les sociétés, moins d’impôts sur le revenu pour les employés - et les dépenses de chômage augmentent. Les entreprises et actifs restants doivent donc payer plus pour un État social qui se transforme peu à peu en moyen pour maintenir la consommation et un niveau de vie similaire alors même que les fondamentaux de l’économie sont en pleine dégradation. Sans compter le bilan désastreux des privatisations des entreprises et infrastructures publiques sur les recettes de l’État, générant sur la durée un manque à gagner significatif pour l’État. TotalEnergies a été privatisé à une valorisation de 50 milliards de francs alors que le bénéfice actuel est de 20 milliards d’euros par an. Les autoroutes ont été offertes aux concessionnaires privés pour 14 milliards d’euros alors qu’elles rapportent 4 milliards d’euros par an et auront généré près de 38 milliards de surcroît sur la période de la concession.

La France est, structurellement, à la croisée des chemins. Nos dépenses publiques - modèle social mais aussi dépenses de fonctionnement, aides aux entreprises, subventions en tout genre - sont devenues trop élevées par rapport à ce que nous produisons. Il s’agit soit, en urgence, de réduire les dépenses, soit de relancer la production réelle, mais il est clair que la pente actuelle n’est pas tenable.

5/ À vos yeux, quel lien la nation française entretient-elle avec la souveraineté ?

Un lien très fort, et même originel. Sans avoir besoin de revenir aux réflexions de Jean Bodin ou Thomas Hobbes, on peut se donner une définition fonctionnelle assez simple de la souveraineté : un pays est souverain lorsqu’il peut prendre lui-même les décisions qui le concernent et a les capacités de les appliquer. Il n’est plus souverain dès lors que ces décisions sont prises ou peuvent être bloquées par des puissances privées ou étrangères, extérieures à lui.

Rares sont les États dans le monde à pouvoir se dire réellement souverains : la majorité sont si dépendants de différentes puissances étatiques ou privées pour leur sécurité, leurs finances publiques, leurs importations, leur dette, que les dirigeants à leur sommet sont contraints ou même directement choisis par ces puissances. Les quelques pays capables de décider eux-mêmes de leur propre ligne politique nationale et d’avoir des dirigeants suffisamment libres pour pouvoir agir dans ce sens sont ce que l’on appelle des « puissances ». La France était de ceux-là.

De l’essor des États modernes (XVe-XVIe siècle) à 1940, la souveraineté française était pour ainsi dire « naturelle », car la France était l’une des premières puissances mondiales - peut-être la première puissance militaire du monde pendant près de deux siècles -, puis une puissance impériale, la mettant mécaniquement au sommet de l’ordre international. Largement menacée en 1940, la souveraineté du pays a été reconquise de haute lutte - et non sans brillants subterfuges - par le général De Gaulle, entre autres. En 1945 a été restaurée notre souveraineté territoriale bien sûr, économique (notamment contre le plan américain de l’AMGOT), agricole (notamment avec la modernisation agricole et la PAC), industrielle, énergétique, avec le nucléaire civil et l’hydroélectricité, et militaire, avec la bombe. Les années 1950-1970 ont été celles d’une reconstruction, puis d’une consolidation de cette souveraineté.

Puis, depuis les années 1980, c'est l’inverse qui a été fait, sous le triple effet du court-termisme, d’une naïveté croissante et de renoncements clairs. Trente ans plus tard, on se retrouve avec des pénuries de Doliprane pendant le Covid-19, parce que toute la production a été externalisée en Inde, tandis que les principaux actionnaires du CAC 40 et de nos infrastructures sont désormais des fonds institutionnels internationaux et la majorité de notre dette est détenue par des créanciers étrangers.

5/ Que vous inspire conséquemment le syntagme à la mode "souveraineté européenne" ?

Quand j’entends parler de « souveraineté européenne », je me dis qu’il y a soit un malentendu sur ce que signifie la « souveraineté », soit sur ce qu’est « l’Europe ».

L’Union européenne, dans sa forme actuelle, entre de plus en plus en contradiction avec les impératifs de souveraineté des États membres. Prenons l’exemple simple du rapprochement entre Siemens et Alstom (transports) en 2019, qui aurait dû créer le leader européen de rang mondial du transport ferroviaire pour pouvoir exporter massivement face à l’essor de CRRC, le puissant constructeur chinois. La fusion a failli se faire, mais ce rapprochement essentiel pour la souveraineté économique des pays européens a été stoppé par…la Commission européenne, qui a refusé qu’il se fasse. Officiellement au nom du droit de la concurrence, pour empêcher la création d’un « monopole » sur un marché qui est pourtant mondial. Tout comme EDF a été lesté de normes, contraintes, régulations et subventions obligatoires à ses « concurrents » qui vendent une partie de l’électricité qu’EDF produit toujours au nom du « droit de la concurrence », outil utile pour démanteler le pouvoir des États dans leurs domaines réservés. Ou l’Union européenne contre la souveraineté de l’Europe.

Initialement, l’Union (la CEE) aurait pu et même dû être un instrument de souveraineté européenne. Puis l’Union a glissé progressivement - volontairement ou involontairement - à partir de 1992 et surtout de 2000. Aujourd’hui, faisant face à une dérive bureaucratique, à une très forte influence dans les processus décisionnels par des lobbies privés ou des États extra-européens, obnubilée par des sujets de réglementations, Bruxelles rencontre des difficultés croissantes à aligner ses décisions sur les intérêts économiques concrets des États membres.

Il n'y a de souveraineté que pour une nation. Cela étant dit, les partenariats sont essentiels dans un monde globalisé. Bien qu’illusoire s’il renvoie à l’Union et la Commission européennes dans leur forme actuelle, le syntagme de « souveraineté européenne » contient tout de même une part de vérité. Un pays comme la France aura des difficultés à être souverain seul, vu les ressources financières, humaines, minières, stratégiques qu’exigent les luttes économiques de notre temps. Plusieurs pays européens, pour leur propre souveraineté, peuvent avoir intérêt à coopérer, comme la France et l’Allemagne l’ont fait pour Airbus ou avec le Royaume-Uni pour le Concorde. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait qu’il s’agira à chaque fois d’alignements d’intérêts, potentiellement sur de nombreux sujets, mais pas d’une fusion en une entité commune, où disparaîtra la souveraineté de celui qui aura eu la naïveté d’y croire.

6/ L'économisme vous apparaît-il comme une insidieuse privatisation de la pensée politique ?

L’économie mainstream, sous l’impulsion de ce que vous nommez « l’économisme », est passée d’une science, qui cherche à expliquer et décrire le réel, en particulier les phénomènes économiques et sociaux, à un ensemble de dogmes visant à justifier l’ordre établi, même lorsqu’il est défaillant. Je cite dans mon livre de nombreux exemples, du prétendu « marché de l’électricité européen » qui a surtout servi à affaiblir et lester le champion national EDF, à de multiples privatisations et conflits d’intérêts, où les théories économiques ont été utilisées, instrumentalisées pour justifier l’accaparement des richesses collectives. La novlangue, les termes techniques sont souvent utilisés pour clore le débat : on explique volontairement de façon complexe, prétendument technique, pour étouffer la possibilité d’une contestation et même d’une prise de conscience de ce qui se passe réellement.

À l’école, dans les universités, il est de plus en plus courant que l’économie soit réduite à un « économisme », à l’application mathématique de préceptes qui ne sont jamais réellement interrogés. On y admet que, malgré quelques limites ou « défaillances » ponctuelles, le marché est le mode de régulation optimal, que la concurrence pure et parfaite doit être atteinte, que le libre-échange, suivant les préceptes de Ricardo (brillant ministre des Finances britannique qui instrumentalisait lui-même à souhait l’économie pour les intérêts de l’Empire britannique), est mutuellement bénéfique pour tous les pays qui s’y engagent. Le protectionnisme est vilipendé, le profit doit être maximisé, l’Union Européenne est jugée imparfaite car pas encore suffisamment intégrée, pas encore suffisamment fédérale. Les questions politiques, les conséquences sociales, les choix de société sous-jacents sont occultés. Sous l’influence de certaines universités américaines, qui ont grandement joué pour marginaliser tous les courants économiques « hétérodoxes », critiques ou historiques et transformer la politique en technique, l’économie s’est progressivement réduite à un instrument de justification du nouvel ordre financier mondial. Tout est fait pour anesthésier la pensée politique. L’économie est devenue l’instrument de justification TINA dont parlait Margareth Thatcher : « there is no alternative ».

Il reste cependant de nombreuses écoles de pensée alternatives en économie, comme l’économie institutionnaliste, l’économie industrielle, l’école de la régulation ou d’autres courants hétérodoxes, qui offrent des lectures très riches bien que moins médiatisées. La France a une tradition de réflexion critique, historique, économique, qui pourrait permettre de ne pas se jeter aussi naïvement dans de tels discours qui nous affaiblissent collectivement et rebâtir les bases théoriques d’une véritable puissance économique au XXIe siècle.

7/ Qu'évoque à vos yeux la mission d'optimisation budgétaire confiée par Donald Trump à Elon Musk et plus largement le récent activisme politique américain ?

Il est évident que les États occidentaux, particulièrement en Europe mais aussi aux États-Unis dans une moindre mesure, deviennent trop lourds, impuissants, inefficaces. Sur le fond, les réformes sont absolument nécessaires. Mais la « méthode Musk » est surtout un coup de projecteur politique, sans beaucoup d’effets réels. Mandaté pour trouver 2 000 Md $ d’économies dans l’État fédéral (soit 31 % du budget total), Elon Musk ne devait toucher ni à l’armée, ni aux subventions aux entreprises ou aux contrats publics (les siennes ayant bénéficié en tout de 38 milliards de dollars), ni aux retraites, ni à Medicare. Après quelques économies de façade (<0.5% du budget) et quelques coups d’éclat, menés par des jeunes entre 20 et 25 ans ignorants du fonctionnement de l’État, M. Musk devrait bientôt poser sa démission. Ironiquement, une telle méthode « à la hache » est non seulement inefficace, mais elle génère des coûts cachés du fait de la désorganisation qu’elle implique et de besoins parfois importants qui ne sont plus remplis. Ce n’est pas en amputant un malade qu’on lui permet de marcher.

Les médias en ont assez peu parlé, mais nous l’avons déjà appris à nos dépens en France, en adoptant une méthode proche de celle de Musk. C'était sous la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques), menée par Nicolas Sarkozy à partir de 2007. La promesse était de supprimer 200 000 postes de fonctionnaires, en utilisant les mêmes méthodes musclées et en faisant intervenir essentiellement de jeunes consultants de McKinsey, du BCG ou de Roland Berger pour « couper » dans les dépenses de l’État. Sans toucher réellement, comme pour Musk, ni aux collectivités locales ni aux dépenses sociales. Le bilan final est aussi clair que catastrophique : on n’a pas coupé là où c'était nécessaire, mais là où c'était le plus facile. La hache a raté l’administration intermédiaire ; elle a touché ingénieurs, diplomates, enseignants et… créé de nouveaux échelons bureaucratiques (ARS dans la Santé, COMUE dans le monde universitaire). C'est le paradoxe de la bureaucratisation néolibérale : en voulant multiplier les reportings et les contrôles en tout genre, on ne fait que gonfler l’administration intermédiaire improductive sans s’attaquer aux causes profondes du problème. En tout, depuis qu’on parle de supprimer des postes de fonctionnaires en France, leur nombre est passé de 4.6 millions à 5.7 millions en France…

8/ Après avoir été longtemps assimilé au "repli sur soi", le retour en grâce du protectionnisme vous paraît-il ou non raisonnable ?

Le retour en grâce du protectionnisme est plus que raisonnable, il est même tout à fait justifié. Comme la « souveraineté », c'est l’un de ces termes qui avait été presque banni par la doxa économique orthodoxe, assimilé au repli sur soi et à l’anti-mondialisation. Le paradoxe, évidemment, c’est que les États-Unis, parmi les premiers promoteurs de ces discours, se sont toujours bien gardés de l’appliquer à eux-mêmes. Sous l’influence néolibérale venue notamment d’outre-Atlantique, l'Europe a ainsi appliqué avec un zèle presque naïf des dogmes que leurs propres inventeurs n'ont jamais pleinement respectés, devenant la zone au monde la plus ouverte au libre-échange.

En 2022, les États-Unis ont lancé l’Inflation Reduction Act, un plan de 500 milliards pour favoriser et subventionner la production de véhicules et de batteries électriques sur sol américain. Désarroi du côté européen, Bruxelles crie au non-respect des règles de l’OMC, l’émissaire de Joe Biden répond que nous n’avons qu’à les imiter. Problème : depuis 1995, les pays de l’Union se sont enchaînés en s’interdisant les aides aux entreprises, par choix idéologique et pour s’aligner sur les règles de l’OMC…promues par les États-Unis eux-mêmes. Nous avons joué le jeu des États-Unis plus encore qu’ils n’espéraient.

Que la France revienne à un protectionnisme stratégique, sélectif, ciblé est un réveil nécessaire après un long sommeil dogmatique. Il est cependant important qu’il soit stratégique et sélectif : le protectionnisme tout azimuts comporte évidemment ses problèmes et ses dangers. Il est crucial que la stratégie française soit bien calibrée pour défendre nos industries nationales stratégiques sans fragiliser nos filières exportatrices. C’est un sujet très riche, mais si l’on veut synthétiser, il faut globalement une demande publique garantie (Airbus, Ariane, TGV, nucléaire) - le marché intérieur servant de rampe de lancement, une protection juridique ou financière ciblée plutôt que tarifs douaniers bruts (quotas culturels, prêts remboursables conditionnels, etc) et une exigence de montée de gamme rapide et d’exportation à l’international pour que le protectionnisme ne se mue pas en rente injustifiée.

9/ Comprenez-vous la vision stratégique de la France en matière technologique ?

Elle semble floue et assez peu définie, avec beaucoup de communication et peu d’action. Au lendemain du fameux « sommet pour l’IA », il a été annoncé que 109 milliards d’euros seront investis en France dans des datacenters pour entraîner des modèles d’intelligence artificielle… par des acteurs étrangers pour leurs propres intérêts. Pour profiter de l’électricité nucléaire française pour entraîner leurs modèles, des entreprises américaines et les Émirats Arabes Unis vont être subventionnés par l’État français, augmentant au passage la facture d’électricité pour les ménages français sans aucun autre impact positif ou presque sur le pays - un datacenter créant très peu d’emplois. Cela traduit une bien curieuse définition de la « souveraineté ».

L’absence de stratégie - et même de compréhension - des enjeux technologiques se traduit à tous les niveaux. J’ai beaucoup travaillé sur les enjeux de numérique éducatif, ou comment enseigner ou adapter les enseignements à l’âge numérique. Il y avait notamment le projet de moderniser l’enseignement de la technologie au collège, pour apprendre davantage des bases de la programmation. Vous avez beau faire le tour des ministères, vous ne trouverez aucun interlocuteur valable. Le cabinet du ministre, qui n’en a aucune idée, vous envoie vers le ministère du Numérique, qui vous renvoie à son tour à la Direction du Numérique Éducatif, qui finance essentiellement des EdTech (startups dans l’éducation) dont la majorité s’avèrent être des bulles spéculatives. La vision et la stratégie manquent, le problème n’est même pas vraiment posé, sauf par des enseignants et chercheurs qui alertent dans le désert. En tout, l’État a dépensé ces dernières années 2,5 milliards d’euros dans le « numérique éducatif ». Le contenu de ces dépenses ? Essentiellement des tablettes pour les élèves, financées par les régions, sans réflexion préalable sur les usages. Or on ne peut par exemple pas apprendre à programmer sur une tablette, seulement sur un ordinateur. Personne n’avait pensé à ce détail, ni même pensé à consulter quelqu'un sur le sujet. Résultat, des centaines de millions d’euros perdus, et toujours pas d’enseignement des enjeux et techniques du numérique là où la Chine inclut désormais dans le programme du lycée des cours obligatoires sur les usages et enjeux de l’IA.

L’absence de stratégie publique sur les enjeux technologiques est d’autant plus paradoxale que la France a pourtant été parmi les précurseurs de l’âge internet, avec le Minitel, des champions comme Bull, Thomson, Alcatel, des avancées en robotique et en intelligence artificielle. Dans les années 1970, la France jouait dans la même ligue que les États-Unis en informatique lourde et dans les télécoms, et a même pu vendre des ordinateurs Iris-80 à la Nasa et à l’URSS tandis qu’Alcatel installait 50% des câbles sous-marins. Puis on a abandonné la partie. Les ingénieurs des Télécoms ont vu leur corps supprimé, le ministère de l’Équipement a été démantelé, nos fleurons industriels privatisés et vendus à la découpe, l’État a délaissé les investissements stratégiques et l’innovation. C'est tout ce mouvement que je retrace dans mon livre. La perte de compétences et la dépense sont désormais telles que l’armée française est sur Office 365 (Microsoft) et les données de certains services de renseignement français étaient jusqu’à récemment traitées par Palantir, l’entreprise de Peter Thiel sous-traitant de la NSA et de la CIA.

En matière d’informatique et de technologie, à écouter certains discours, la France semble être en voie de renoncer à la volonté de produire. On serait devenu un pays de purs utilisateurs du numérique, et le mieux que l’on saurait faire, c'est demander plus de régulations, comme un syndicat de consommateurs mécontents. C'est pourtant dommage quand on voit le potentiel scientifique, technologique, industriel que la France a encore, l’ensemble des entrepreneurs et ingénieurs que sait encore former notre pays mais qu’il peine désormais à soutenir, à attirer ou à retenir.

10/ Que dire par exemple du fait que le Prince ait cru bon de confier à Microsoft, et donc placé sous juridiction américaine, nos précieuses données de santé ?

Il existe des solutions françaises, sérieuses et sécurisées, qui peuvent permettre de stocker les données de santé - comme OVH et Scaleway. C'était clairement un choix de facilité, qui a un coût clair. Il expose nos données de santé à la législation extraterritoriale américaine, notamment au Cloud Act, qui permet aux autorités américaines de réclamer à tout moment l’accès aux données de santé de millions de Français, même sur des serveurs localisés en Europe. Microsoft a beau certifier qu’officiellement ce n’est pas possible, cela n’est jamais garanti dans les faits.

C'est aussi un choix de fatalisme, avec ce préjugé sous-jacent que « nous ne savons pas faire en France en matière de numérique ». Que le retard de l’Europe dans le cloud serait tel qu’il faudrait accepter la situation, se résigner. Il est vrai qu’aujourd’hui Azure (Microsoft) ou AWS (Amazon) témoignent d’un niveau et d’une excellence opérationnelle qu’OVH, pourtant très bon, peine à atteindre faute de capitaux et de moyens industriels équivalents. Mais ce n’est là en rien une fatalité.

En 1950, la France était en retard sur le nucléaire par rapport aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dix ans plus tard, nous avions la bombe, trente ans plus tard, le premier parc nucléaire mondial. En 1965, la France était en retard par rapport au Japon sur les trains à grande vitesse, dix ans plus tard, on pulvérisait le record japonais avec le TGV. En 1970, l’Europe était en retard sur les États-Unis sur l’aviation, aujourd'hui Airbus dépasse Boeing. Ces défis étaient techniquement aussi difficiles, voire plus, que ceux d’améliorer nos datacenters existants pour qu’ils rivalisent frontalement avec les géants américains. D’autant plus que ce sont en grande partie des chercheurs et ingénieurs français et européens qui vont faire fonctionner ces entreprises américaines. Il n’y a pas de fatalité, c'est essentiellement une question de volonté politique.

 

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