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Nous avons atteint certaines limites des hyperscalers

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de "disputatio" ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n'engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d'influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l'objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 15 mars 2024

Mathieu Ploton est responsable pays pour Global Digital Management Solutions, Laos, société spécialisée dans l'infogérance souveraine dans les pays en développement.

1/ Qu'est-ce qui explique selon vous le règne des hyperscalers américains ?

Afin de répondre à cette question, il faut revenir un peu en arrière. Avec l’explosion d’Internet, les sociétés technologiques américaines ont dû faire face à une demande exponentielle en termes de stockage et de capacité de calcul. Cette demande les a poussées à déployer des millions de serveurs à travers des dizaines de datacentres dans le monde. Serveurs qui se devaient de suivre la charge du réseau de manière dynamique. Les sociétés technologiques constatant la limitation des solutions matérielles et logicielles du moment décident d’investir dans leur propre centre de développement et conçoivent, pour eux-mêmes, une nouvelle gamme matérielle et logicielle adaptée à leurs besoins spécifiques.

Vite rentabilisée par des besoins internes colossaux, ils ont ensuite ouvert leur infrastructure au public, proposant des services éprouvés en interne et en en développant de nouveaux. Grâce à l’effet d’échelle, les hyperscalers peuvent proposer une offre cloud compétitive avec une disponibilité de service exceptionnelle. Parce qu'ils maîtrisent totalement leur pile technologique, ils peuvent aussi développer plus rapidement et efficacement des produits et services innovants.

Aujourd'hui, les hyperscalers ont compris que leur succès passe aussi par de l’éducation : des formations abordables, une mise à disposition de crédits pour que les nouvelles générations s’essaient au cloud public. Leur réussite est aussi due, il faut le dire, à des produits certes très pratiques, mais endémiques à leur pile technologique, ce qui crée une situation de dépendance pour certains clients.

2/ Sans parler d'ingénierie, d'accès aux composants ou matériaux ou aux capitaux, qu'est-ce qui nous empêche intellectuellement de leur damer le pion en Europe ?

Il y a une foule de raisons qui expliquent pourquoi nous n’arrivons pas à positionner un ou des hyperscaler(s) compétitif(s) en Europe. Avant toute chose, je dirais que la réponse à cette question est que l’Europe n’est pas un pays et ne le sera jamais. L’Allemagne ne sera jamais pour la France, ce que le Texas est pour la Californie.
En témoignent les difficultés de collaboration industrielle franco-allemande avec Dassault ou Airbus. Et c’est quelque chose de déterminant dans le fossé de compétitivité entre les États-Unis et l’Europe. La bureaucratie et la réglementation sont évidemment au cœur de ces difficultés, mais au-delà de ça, je suis d’avis qu’il y a aussi derrière tout cela un besoin irrépressible, mais légitime, de faire passer les intérêts nationaux avant les intérêts européens.

Les États-Unis ont l’avantage d’avoir un héritage d’innovation technologique conséquent et comme nous avons pu le voir plus haut, ils disposent d’une solide longueur d’avance grâce aux géants technologiques qui utilisent leurs clouds publics respectifs pour leurs propres unités d'affaires. Ces besoins internes sont au cœur de la compétitivité des hyperscalers. Cela leur donne un environnement idéal pour innover et tester leurs produits auprès d’utilisateurs bienveillants, mais exigeants. Cela leur permet d’adopter une vision à long terme puisque ces clients ne partiront pas du jour au lendemain.

Le manque de vision à long terme est certainement un des freins à la compétitivité en Europe. Un exemple criant est le retard pris par les pays européens dans le développement de l'intelligence artificielle et des technologies vertes par rapport aux États-Unis et à la Chine. L’Union européenne préfère se concentrer sur une activité où elle excelle : la bureaucratie, et a annoncé récemment, en grande pompe, la première régulation sur l'intelligence artificielle.

3/ Pouvez-vous brosser à grands traits les principales mutations qu'a connues l'écosystème informatique depuis l'invention des premiers ordinateurs ?

Sans remonter au 19ᵉ siècle, la première mutation de l’informatique fut la miniaturisation des composants électroniques, accompagnée d'une augmentation de leur puissance et de leur capacité de traitement ce qui a permis la commercialisation du premier micro-ordinateur, puis du premier ordinateur portable, et enfin du premier smartphone. La prolifération des terminaux continue ensuite au XXIe siècle avec l’internet des objets.

En parallèle, vient l’avènement d’Internet qui déclenche une centralisation des données dans de gigantesques entrepôts climatisés et super connectés : les datacentres. Datacentres qui deviennent de plus en plus gros pour répondre aux besoins exponentiels de puissance de calcul et de stockage des données. Cette centralisation associée à l’essor des réseaux mobiles de données a permis un usage nomade de la technologie, nous pouvions désormais accéder à nos données depuis n’importe où. La mutation suivante est celle de la décentralisation des données. Le but assumé est de pousser la donnée au plus proche de l’utilisateur, pour des raisons de performance, mais aussi de souveraineté. C’est l'émergence du cloud computing, des réseaux CDNs et enfin du Edge Computing.

La dernière grande révolution en date est celle de l’intelligence artificielle, qui va encore une fois imposer aux datacentres de se transformer pour accueillir un périphérique bien connu des ordinateurs personnels : la carte graphique ou GPU. Les GPU, initialement conçus pour l'affichage 3D, se sont révélés être des accélérateurs extraordinaires pour l'IA.

4/ Comment une nation peut-elle faire son marché intelligemment en tendant vers l'ambition de la souveraineté numérique, c'est-à -dire de la liberté ?

Bien que l'aspiration à la souveraineté numérique soit compréhensible, il est important de noter qu'elle est probablement inatteignable dans sa forme la plus complète pour la plupart des nations. En effet, la souveraineté numérique requiert un parfait contrôle de la production, de l’opération, du support et de la maintenance, aussi bien matériel que logiciel, de l’infrastructure numérique. Cela ne veut pas dire qu’il faille faire une croix sur l’autonomie numérique, bien au contraire. C’est une stratégie à long terme, un objectif qu’il faut toujours avoir en ligne de mire.

De manière assez logique, cette recherche d’autonomie implique une certaine forme de protectionnisme que nous avons malheureusement du mal à pratiquer en Europe, à l'opposé des États-Unis. À notre échelle modeste, sur nos marchés asiatiques et africains, nous nous efforçons de guider nos partenaires publics vers cet objectif de souveraineté numérique.

Au Laos par exemple, le gouvernement a été en mesure d’imposer à la Banque Mondiale que l’hébergement des données d’état civil se fasse dans un cloud souverain local au détriment d’Amazon. À l’époque, la Banque Mondiale était dubitative sur les capacités du Laos d’opérer une telle infrastructure. Après quelques années d’opération, c’est maintenant la Banque Mondiale qui incite les administrations publiques au Laos à utiliser un hébergement local. En somme, la régulation est essentielle à la souveraineté numérique. Mais celle-ci ne doit pas freiner l’innovation. Un savant équilibre doit être trouvé à ce sujet.

La souveraineté numérique passe aussi par le développement des Biens Publics Numériques. Les biens publics numériques sont des infrastructures, des logiciels ou des normes partagées par tous. Ils sont des piliers essentiels de la souveraineté numérique. Enfin, la souveraineté numérique requiert de disposer d’une industrie, car il faut être en mesure de développer ses propres composants, et notamment ses propres semi-conducteurs.

L’ingérence des États-Unis dans les relations entre la Chine et Taïwan prouve à quel point l’autonomie numérique est un enjeu stratégique pour les américains. Taïwan détenant la suprématie mondiale dans la production de semi-conducteurs, les Américains envisagent la guerre comme un ultime recours pour empêcher son annexion par la Chine, une perspective aux lourdes conséquences géopolitiques. Cela prouve l’importance du sujet que nous traitons ici.

L’ouverture d’une usine de semi-conducteurs à Crolles en 2023 est une excellente nouvelle pour la France et doit être un des piliers fondateurs de notre autonomie numérique.

5/ Quels sont selon vous les enjeux liés à l'implantation d'infrastructures techniques et de communication dans les pays en développement ?

L'implantation d'infrastructures techniques et de communication est un enjeu crucial pour le développement socio-économique des pays en développement. Cela passe avant tout par une consolidation des infrastructures physiques qui fait souvent défaut dans ces pays, je veux parler d’infrastructure de transport, d’énergie et de télécommunications.

Les pays en développement ont une tendance à passer des étapes (le fameux leapfrog technologique) dans le développement des infrastructures, ce qui permet de rattraper plus facilement le retard sur les pays développés. Par exemple, bon nombre de pays d’Afrique n’ont pas déployé l’ADSL sur leur réseau de téléphonie fixe, certains n’ont même pas déployé de téléphonie fixe et sont passés directement à l'internet mobile haut débit et à la fibre optique.

Cette démarche est tout à fait louable, mais il est parfois souhaitable de ne pas brûler les étapes. Certaines entreprises de pays en développement déplorant l’absence de solutions d'infogérance ont tout misé sur les hyperscalers internationaux pour déployer leurs systèmes informatiques. Ces initiatives posent des problèmes de résidence des données, notamment pour le secteur financier et le secteur public. Le risque est d’autant plus grand pour les entreprises localisées dans des pays instables politiquement. D’un régime à l’autre, l’Occident peut décider d’un embargo avec des effets dramatiques pour les entreprises qui hébergent leurs assets numériques sur des plateformes occidentales.

C’est le cas de la Birmanie dont le développement exponentiel n’a pas laissé indifférents les hyperscalers. Il y a quelques années, Amazon et Google entreprirent de convertir les entreprises birmanes au cloud public, offrant des conditions d’accès irrésistible.
Aujourd'hui, suite au coup d’État, ces mêmes entreprises sont inquiètes des sanctions et souhaitent rapatrier leurs applicatifs dans le pays. Le refus persistant d'investir dans les infrastructures locales prive les opérateurs d'infogérance nationaux de précieux financements et freine leur développement, retardant ainsi l'essor économique du pays.

 6/ Quelle relation les GAFAM entretiennent-ils avec ces pays ?

Les GAFAM ont une relation assez prudente avec les pays en voie de développement. En Afrique, nous pouvons constater que les géants du numérique ont développé des relations essentiellement avec les pays anglophones. Seul Microsoft semble vraiment porter un intérêt aux pays francophones avec des bureaux au Sénégal, en Côte d'Ivoire ou au Cameroun.

Certains diront que les GAFAMs sont concernés par la liberté d’expression, ce qui explique leur réticence à s’implanter dans certains pays africains. Si tel est le cas, nous pourrions leur reprocher une certaine hypocrisie ou un “deux poids deux mesures”, j’en tiens pour exemple le biais assumé de Meta et Google envers le parti démocrate américain, ou encore de la manipulation de l’information orchestrée par Twitter/X pendant la crise sanitaire.

Mon sentiment est que le virus qui contamine les GAFAMs s’appelle ESG. ESG pour « Environmental, Social And Governance » ou critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Ces critères régissent la stratégie d’investissement des grosses sociétés américaines et dire que les pays africains sont loin d’être les meilleurs élèves sur la grille ESG serait un euphémisme. Derrière ces fameux critères se cachent des idéologies telles que la théorie du genre et des initiatives telles que la réduction de l’empreinte carbone. Sujets qui trouvent peu d'écho dans les pays émergents, qui sont d’une part des sociétés traditionnelles, peu sensibles aux problématiques de diversité et inclusion, et d’autre part, en pleine croissance et par conséquent dans une boulimie énergétique incompatible avec les objectifs carbone. Cet antagonisme avec les grands principes qui régissent l’investissement occidental explique à mon sens la frilosité des GAFAM.

7/ Avec le recul dont vous jouissez, quels éclairages l'expatrié que vous êtes pourrait-il donner aux Français de France ?

Vu d’Asie, il est difficile de comprendre que la France soit aussi passive sur les sujets de souveraineté numérique. Il est inquiétant de voir l’État laisser les hyperscalers américains s’emparer de données critiques par exemple les informations de santé des citoyens français. Quand on connaît la puissance des lobbys pharmaceutiques dans le monde, est-ce vraiment raisonnable ?
Quand on sait l’extra-territorialité du Cloud Act, est-ce une sage décision ?

La France, et l’Union européenne, considèrent les États-Unis comme un allié, un partenaire commercial privilégié. Mais étrangement, ils ne semblent pas les considérer comme un modèle à suivre.
Il nous faut comprendre que les États-Unis mettront toujours les intérêts nationaux au-dessus de ceux de leurs partenaires. Et, ils ont raison, nous devrions avoir le réalisme de faire de même.

 8/ Cyber vient du grec kubernetike qui signifie gouvernail ou art de gouverner. On parle beaucoup de cyber sous l'angle de la sécurité, mais est-ce que tout cet univers n'est pas désormais étroitement lié...au gouvernement de la Cité ?

Si, totalement, et ce lien s’est renforcé avec l'essor des technologies numériques, qui ont transformé la manière dont nous vivons, interagissons et sommes gouvernés.

Au Laos, nous travaillons étroitement avec le gouvernement sur la digitalisation des services publics. Le but étant que les services gouvernementaux soient de plus en plus accessibles en ligne, facilitant l'accès aux informations et aux services pour les citoyens. Les bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale ou la Banque Asiatique de Développement financent ce type de projets et nous font confiance pour l’hébergement souverain des applications gouvernementales.

Le gouvernement laotien est aussi en train de mettre en place une blockchain nationale qui servira de registre public permettant de certifier des documents officiels comme les diplômes universitaires ou encore les déclarations d’impôts et de taxes. Il est fort probable par ailleurs que l'intelligence artificielle soit de plus en plus utilisée par les gouvernements pour automatiser les tâches, comme l'analyse des données et la prise de décision, aussi pour fournir des guichets d’aide aux citoyens pour leurs démarches administratives.

9/ Que pensez-vous de l'hypothèse d'une grande migration vers le cloud privé ? Qu'est-ce qui pourrait la motiver et quelles pourraient en être les modalités pratiques ?

Je suis moi-même partisan de cette idée. Cela peut paraître incongru par notre activité d’opérateur de cloud public souverain, mais nous accompagnons certains clients à migrer vers le cloud privé.

J’entrevois certains signes sur le marché qui me laissent penser que nous avons atteint certaines limites des hyperscalers et que leurs services, aussi excellents soient-ils, ne sont pas adaptés pour tous les projets et tous les clients. Un exemple assez frappant nous vient de Prime Video, le service de streaming d’Amazon qui vient d’annoncer sa migration du Serverless, un modèle de développement cloud où le fournisseur gère l'infrastructure sous-jacente, à une architecture plus traditionnelle basée sur des machines virtuelles et des conteneurs. La solution Serverless étant jugée trop coûteuse.

Une autre étude récente explique que Kubernetes, la solution d’orchestration de containers inventée par Google, et qui est censée permettre une meilleure consommation des ressources, est systématiquement surdimensionnée par les développeurs, ce qui va à l'encontre du but souhaité. Loin de moi l’idée d’inciter les lecteurs à revenir à une architecture monolithique, mais il est très possible que la mouvance instiguée au sein des hyperscalers, par des leaders techniques dont l’objectif premier était de grandir efficacement et à moindre coût, s’est essoufflé et a été remplacé par une stratégie commerciale plus classique axée sur la marge et l’attrition. En ce sens, je pense qu’il existe une opportunité, une niche, pour des opérateurs d'infogérance, petits, agiles et donc adaptés à servir des clients exigeants. Mais cela implique de les laisser incuber, et grandir, et de favoriser leur croissance au détriment des hyperscalers. Par favoriser, j’entends un certain protectionnisme bien entendu.

Cependant, ce retour au cloud privé ne sera pas aisé, car il impose de retrouver des compétences “infrastructure” qui sont de plus en plus rares et coûteuses. En effet, l’avènement des hyperscalers a amené bon nombre de profils techniques à se concentrer uniquement sur ces plateformes, délaissant l’infrastructure physique ce qui se traduit actuellement par une pénurie de compétences sur l’administration des réseaux, des serveurs physiques et de la virtualisation.

La récente acquisition de VMware par Broadcom va aussi vraisemblablement être un frein significatif à cette mouvance par l’augmentation prohibitive du prix des licences, de celui qui reste, à l'heure actuelle, le leader de la virtualisation d’entreprise. De plus, en marquant la fin de la gratuité de ESXi (le système d’exploitation de VMware), Broadcom prive des générations de nouveaux ingénieurs de l’opportunité de se familiariser avec la technologie.

10/ Quel est selon vous le meilleur régime pour profiter des libertés qu'offre la technologie sans pâtir des atteintes auxquelles elle peut insidieusement se livrer à leur endroit ?

Je pense que le meilleur régime est celui qui met simplement chacun face à ses responsabilités. La responsabilité du gouvernement est de s’assurer que la technologie soit développée pour le bien commun, utilisée de manière transparente et comprise par les citoyens. Leur responsabilité est aussi la protection de nos données personnelles, ce qui nous ramène encore une fois à la souveraineté numérique. Les acteurs du secteur technologique doivent être tenus responsables des atteintes aux libertés qu'ils peuvent causer. Les acteurs du secteur technologique se doivent d’être exemplaires en termes de neutralité. Enfin, les citoyens ont une responsabilité de s’informer des risques et des avantages de la technologie, ainsi que de leurs droits et responsabilités numériques. Ils doivent adopter un œil critique et participer au débat public sur les questions éthiques liées à la technologie.

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