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L’intelligence française face à ChatGPT

Thomas Fauré, président-fondateur de la plateforme collaborative souveraine Whaller appelle à une rupture avec le mimétisme technologique qui conduit notre pays à n’envisager l’innovation que dans un rapport de réplication avec les percées américaines.

À intervalles réguliers, la France assiste, émerveillée, à l’avènement d’une avancée technologique porteuse de la promesse d’une « disruption », c’est-à-dire d’un bouleversement général de notre manière de percevoir ou de modifier nos conditions d’existence. Sans nier les mérites de ces innovations souvent venues d’outre-Atlantique, est-il encore permis de s’interroger sur la sidération avec laquelle nous les épousons d'emblée et les déclinons sans recul, au risque de nous disperser et de ne pas nous consacrer nous-mêmes à des développements plus personnels, plus nécessaires ou plus profonds ?

Depuis quelques mois, il est devenu impossible d’ouvrir un journal sans tomber sur un article consacré à une certaine intelligence artificielle générative prétendument capable de réfléchir - ou de travailler - à notre place. C’est presque une gageure de parvenir à ne pas la citer. ChatGPT est littéralement partout ! ChatGPT (pour Generative Pre-trained Transformer, comprenez «transformateur génératif pré-entraîné), est un logiciel créé par l’entreprise OpenAI, en collaboration avec Microsoft. Puisqu'elle est aussi appelée « agent conversationnel», demandons-nous un instant si la France manque à ce point de conversation pour ne plus jurer que par elle…

La France coincée entre le psittacisme et l’antonomase

À peine mis à disposition sur Internet, nous nous sommes rués sur ce nouvel outil tellement fascinant. Mais il nous a fallu assez peu de temps pour qu'en France, chacun se demande quand nous aurions notre "propre ChatGPT". C'est hélas l'un des aspects de la course au progrès menée par les Etats-Unis : le psittacisme de la France qui se presse d'adopter les nouveautés venues d’outre-Atlantique. Et elle les épouse plus encore dans leur "narratif" que dans l'usage qu’elle en fait à proprement parler. Il faut donc nous interroger sur notre disposition à accueillir avec un égal enthousiasme, tout ce qui vient de l’extérieur de la France, y compris quand la nouveauté en question porte un tel nom !

De manière spontanée, et par antonomase, nous n’évoquons plus qu’une dénomination commerciale pour désigner ce qui n’est en fait que l’expression particulière d’une technologie née, au moins dans ses fondements, il y a plus de soixante-dix ans. C’est alors que nous nous croyons obligés, dans un double mouvement d’orgueil et de sujétion, de lancer notre propre « ChatGPT », un peu comme, quelques temps auparavant, nous nous étions assigné l’impérieuse mission de donner vie à nos propres « Facebook », « Google » ou plus récemment « Métavers » français. Or nommer ces percées relatives (elles ne sont souvent que l’aboutissement de longs travaux associant chercheurs et nations) c’est déjà attribuer à nos concurrents américains un avantage compétitif difficilement rattrapable. Le nom de la mariée est désormais sur toutes les lèvres, et il est trop tard pour attirer son attention.

Google n’a pas tardé à sortir Bard pour riposter. Et il existe paraît-il « une sorte de ChatGPT français » (sic) dont le nom est Bloom. Qui ne voit que le fait de présenter ainsi cette autre IA affecte ab initio ses chances de percer ? Par ailleurs, on apprenait récemment que LLaMA, le concurrent de ChatGPT proposé par Facebook, avait été conçu par 14 personnes dont 11 ont fait leurs études en France (Polytechnique, Normale Sup). N’est-ce pas délicieusement ironique ?"

« C’est juste que c’est bien présenté »

Pourtant, en matière de technologies, « ChatGPT n’est pas particulièrement innovant », déclarait en début d’année Yann Le Cun, père du « Deep Learning » et regretté transfuge breton du vaste mercato technologique mondial. « Il n’y a rien de révolutionnaire, même si c’est la façon dont le public le perçoit. C’est juste que c’est bien présenté », ajoutait-il, avant de préciser quelques semaines plus tard que les modèles derrière ChatGPT auraient « une courte durée de vie ».

« C’est juste que c’est bien présenté ». Fions-nous à cette appréciation. Les États-Unis possèdent sur nous un avantage considérable : ils savent financer mais ils savent surtout raconter une histoire et susciter ainsi une adoption massive. Quelques 166Md$ ont été levés aux États-Unis entre 2020 et 2022 contre 52Md pour la France. Il faut ajouter à cet état de fait la synergie du l’éco-système public-privé aux États-Unis, la force de leur commande publique, l’articulation entre la recherche et l’entrepreneuriat, la mutualisation des efforts de R&D avec la BTID, l’assomption d’un patriotisme économique sans scrupules. Mais le fin mot de l’histoire tient sans doute effectivement au fait que « c’est juste bien présenté ». Qui écrivait que l’éloquence était l’art de réduire les autres au silence ? Et s’il en allait de même avec le marketing ?

Illustrons notre propos. Pendant ce temps, une équipe de trois laboratoires du CNRS, le CEA Leti et la startup Hawaï, a mis au point un prototype de machine qui réalise une tâche d'intelligence artificielle (reconnaître un geste humain) en utilisant des milliers de fois moins d’énergie qu’une solution traditionnelle. Qui en parle ? Comment raconter cette histoire ? Comment nommer cette invention ?

Simultanément, laIxana, une société américaine annonce qu’elle propose désormais de transmettre des données personnelles, uniquement par la conductivité du corps humain ; Une nouvelle technologie qu’elle a baptisée « Wi-R ». Et nous risquons sans doute d’en entendre parler copieusement.

De l’imitation à la rupture

Par-delà les qualités indéniables des innovations qui nous viennent du monde, et tout particulièrement des États-Unis, nous devons nous interroger sur l’état de subjugation dans lequel la France les accueille immanquablement, juste avant de leur emboîter le pas. Dans leur foulée, des tombereaux de liquidités financent des projets somptuaires qui sont souvent, ab initio, promis à l’échec pour une raison simple. La posture même de l’imitation les condamne à manquer du souffle ou du génie qui a suscité la création du modèle pris en exemple.

Tout le temps consacré à cette contrefaçon, à cette réplication industrielle, tout l’argent investi à son service, sont perdus et manquent hélas au développement de nouveaux projets. Cela relèverait presque de la diversion. Aujourd'hui Facebook / Meta a remisé au grenier des inventions sans lendemain son projet de Métavers, non sans y avoir laissé des sommes considérables. L'entreprise se garde bien de communiquer sur le sujet. Et, par la vertu du palimpseste informationnel, couvrira bientôt cet échec par l'annonce d'un nouvel accomplissement. Mais sait-on exactement quel budget Carrefour a investi dans son Métavers régressif et copieusement moqué sur la toile ? Et l’avenir promis à cet investissement au détriment d’autres projets (d’autres métavers puisque le nom demeurait commun) peut-être plus originaux ou plus efficaces ?

La nécessité du progrès dans laquelle notre société s’est placée nous contraint à une forme de « néophagie ». C’est ainsi, nous ne semblons nous nourrir que de ce qui est nouveau. Mais comme toutes ces nouveautés, en dépit du postulat de la « disruption », ne se produisent fréquemment que par itération linéaire par rapport à de précédentes inventions, rien de vraiment nouveau ni de satisfaisant ne semble se produire.

Que diraient les contemporains des années 30 s’ils entendaient que près d’un siècle après eux, la trottinette, certes électrique, mais quand même, serait tenue pour le mode de locomotion révolutionnaire ? S’est-on jamais interrogé sur la vision qui présidait à notre « progrès » technologique ? Chaque avancée, au lieu de nous amener à un état ou une manière différente de voir les choses, ne fait que nous conforter dans la nécessité de chercher encore plus loin, d’ajouter à notre effort, de manière extensive. Mais jusqu’à quel néant ? Que cherche à atteindre le perchiste qui augmente successivement son exploit par tranches de centimètres ?

Conquérir de nouveaux continents

Notre posture vis-à-vis des États-Unis est d’autant plus inexplicable que nous n’avons pas à rougir de notre capacité à effectuer des percées ou des découvertes. Les nations européennes peuvent ainsi s’enorgueillir (si elles en sont encore capables) sinon d’avoir enfanté seules, au moins d’avoir contribué à la mise au monde de technologies telles que Linux, le premier navigateur Web, MySQL, IRC, Mpeg, Mp3, Docker. Mais aussi de Skype, de Spotify, du CD-rom, du DVD, du Blue-Ray, de Raspberry Pi, du micro-contrôleur AVR, de la fibre optique, de la carte SIM, de l’écran tactile capacitif, du Wi-FI, du téléphone portable ou encore du SMS etc.

Ce dont nous avons à rougir aujourd’hui, c’est peut-être de notre manque d’énergie (du grec ancien ἐνέργεια / enérgeia, la « force en action »), de cet enthousiasme qui prête à l’audace et à l’action originale et, cela va souvent de pair, originelle. Finalement, ce n’est pas d’un nouvel outil, d’une nouvelle technologie dont nous avons besoin. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une vision puissante qui nous détache de la vision incrémentale du progrès américain, avec tous ses référentiels politiques et culturels. Un exemple parmi d’autres : nous ne ferons rien de grand en gardant les yeux fixés sur un indicateur aussi misérable que la capitalisation boursière de nos entreprises. Le terme même de licorne dit bien comment notre pays s'est contenté de s’approprier un anglicisme référentiel (unicorn) au moment où il pensait s’engager dans la course de manière personnelle.

Mais alors, comment faire en sorte que nos jeunes entreprises innovantes ne soient pas contraintes d’aller chercher outre-Atlantique le financement massif dont elles ont tant besoin ? Comment faire pour que notre pays cesse de s’auto-saisir du noble devoir moral que constitue la réglementation mondiale des nouvelles activités ? On a tous connu, enfant, si nous ne l’étions pas nous-mêmes, un camarade un peu chétif ou timoré que la mêlée effrayait et qui se dévouait pour jouer les arbitres. Notre pays se montre particulièrement ambitieux en matière de réglementation. Mais pour filer la métaphore sportive, cela ne doit pas, ne doit plus le dispenser d’entrer dans le match de manière virile.

Aujourd’hui, ça n’est pas d’un nouvel outil ou d’une nouvelle technologie dont notre pays a besoin. C’est d’un nouveau cap, et du souffle pour l’atteindre. Arrêter de suivre un concurrent n’a jamais constitué une ambition en soi. En revanche, aller conquérir de nouveaux « continents » technologiques, où les autres n’auraient pas encore posé le pied, précédés des valeurs morales propres à notre pays, voilà bien une feuille de route qu’il serait exaltant de suivre ! »

Thomas Fauré, président-fondateur de Whaller

 

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