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Les marins sont naturellement disposés à créer des entreprises pérennes.

Grégoire Germain est CEO d'HarfangLab. Ce portrait a été publié le 28 février 2022.

"C'est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases.. » Eh bien figurez-vous que Grégoire Germain n’en fait finalement pas tant que ça. La première impression - trompeuse - à son contact est sans doute l’impassibilité. De stature imposante, l’encolure enveloppée d’un chèche, l’ex-marin répond aux questions qui lui sont posées avec le grand calme dont il fit sans doute montre en son temps, alors qu’il était « à la manoeuvre ». Mais dès qu’il se met à raconter son histoire, affleurent évidemment la passion, les traits d’esprit et même l’émotion.

Grégoire Germain est issu d’une famille de militaires de l’armée de terre. Son grand-père l’était en 14-18, son père, aussi, ancien d’Indochine et d’Algérie, général issu de St Cyr, son frère, général itou made in Coëtquidan. « Moi dans cette histoire, je suis le vilain petit canard, qui est devenu marin, » confesse-t-il avec un large sourire. Et pourtant, il ne se destinait pas à cet horizon. « J’étais porté sur la mécanique, l’électronique et le scoutisme. Je ressentais le besoin de comprendre comment marchent les choses. D’ailleurs ma revue préférée, c’était Comment ça marche ! » Grégoire a donc assez logiquement poursuivi des études scientifiques. Mais il fut vite « rattrapé par la Marine », qui conjugue à ses yeux la promesse du voyage, la compagnie de la mer (lui qui plonge et pratique la voile depuis l’âge de 16 ans) et la proximité avec cette arme technologique complexe et redoutable que constitue un bâtiment de guerre!

Grégoire Germain a été et demeure officier de Marine. Voilà ce qui a, de son propre aveu, posé en lui ses solides fondations. La mer, n’est-ce pas aussi cet absolu visitable qui l’amène à nous dire spontanément qu’il a « la foi » ? La philosophie revêt selon lui autant d’importance pour le marin que les maths en possèdent pour les ingénieurs. La mer a tout comblé chez l’officier : le goût du temps long, la soif d’absolu et même…L’âme de l’entrepreneur « civil » qu’il allait devenir.

Ingénieur, il entre sur titre à l’Ecole Navale après un an dans l’offshore pétrolier sur des navires poseurs de câbles sous-marins. Entre deux tranches de vie, notre interlocuteur prend le temps d’invoquer des valeurs humaines qui ont constitué les soubassements de son parcours et qui sont celles de la marine: honneur, patrie, valeur, discipline…

Un bateau, nous explique-t-il, c’est d’abord une forme d’organisation qui est parfaitement transposable dans le civil, et qui repose sur le distinguo organique / opérationnel. Un navire de combat repose sur un mode de fonctionnement matriciel. Il y règne une grande liberté au sein de chaque micro-entreprise que représentent les rôles de l’équipage. Le cuisto gère sa cuisine, ce qui ne l’empêche pas de faire usage d’une mitrailleuse aux côtés de ses compagnons de bord, le cas échéant. Un commandant, c’est quelqu’un qui est capable de parler à chacun son langage, hors du schéma hiérarchique pyramidal. « Nous reproduisons cela chez HarfangLab, explique son fondateur. Il y a chez nous une multitude de petits cercles autonomes qui sont porteurs de redevabilités vis-à-vis des autres cercles. C’est une forme d’holarchie dont il s’agit de bien fixer les règles et les limites ».

Il est bien compréhensible que le marin soit devenu chef d’entreprise quand il évoque la « connaissance intime des Hommes » qui réside au cœur de tout vrai management. Il a aussi cette très belle expression pour désigner sa manière de diriger : « on commande d’amitié ». Cela demeure étonnant d’entendre un officier de Marine chanter les louanges de l’agilité du modèle startup. Se serait-on fait un peu vite une image caricaturale de ce métier habitué pourtant à évoluer sur des océans de fluidité ? Il insiste cependant sur le fait qu’il ne s’agit là que d’outils. Et qu’à l’instar de tout outil, ils peuvent fort bien être utilisés à mauvais escient. « Les méthodes scrum, agile, l’holacratie… Il est une certaine manière de les appliquer qui peut être infernale. Cela peut facilement devenir une main de fer dans un gant de velours. »

Des mers à l’entreprise, n’y aurait-il qu’un pas ? Grégoire Germain le soutient. « Les marins sont naturellement disposés à créer des entreprises pérennes » affirme-t-il. Peut-être faudrait-il modéliser ce passage d’un univers à un autre, pour le plus grand bien de notre économie ?

Vient la question du parcours, et le marin nous fait monter à bord de ce son long périple. Il a connu, dit-il, « de nombreux bâtiments ». Il a commencé par mener des opérations de police de pêche à bord de l’Albatros. « C’est là que j’ai appris à devenir marin » lâche-t-il. « J’ai vécu des assauts de bateaux, navigué en pleine tempête avec des creux de quinze mètres, croisé des icebergs… »

Il intègre ensuite une frégate de surveillance, le Germinal. Il y connaît ses premières expériences du feu, mène beaucoup d’opérations, fait le tour de l’Afrique. Puis il se retrouve à bord d’une frégate de premier rang, à bord de laquelle il assume les fonctions d’officier de manoeuvre. « J’ai toujours été bon en manœuvre, dit-il.  Il y a une certaine aura attachée à la fonction. L’officier de manœuvre, c’est un peu celui qui est chargé de garer le bateau ! C’est la honte si vous le garez de travers ! »

Grégoire Germain commande ensuite un patrouilleur à Tahiti. Il se remémore un sauvetage auquel ils ont procédé alors. Partis des Îles Marquise jusqu’à l’Equateur pour sauver deux vies qui avaient lancé un signal d’alerte avec une pauvre radio HF.

Il devient plus tard instructeur sur « la Jeanne », une « véritable ambassade flottante ». Il y développe notamment sa spécialité qui relève de la maîtrise des systèmes d’information. C’est à cette époque aussi qu’il participe à des opérations de secours des populations en Indonésie, endeuillé par le tsunami. Il prend notamment la tête du détachement qui est parti à terre, avec des légionnaires. Il y fait de la coordination de secours. « Un tsunami, ça ne fait pas beaucoup de blessés. Ça fait des morts et des déplacés… » Il faudrait être aveugle pour ne pas percevoir dans la relation sobre qu’il fait de l’événement, la charge d’une émotion jamais vraiment quittée depuis. Le lecteur se souvient que le sujet de ce portrait a le goût des voyages. La deuxième année sur la Jeanne, Grégoire Germain la passe comme officier de manœuvre et réalise un rêve à cette occasion. On sentirait presque les embruns quand il raconte son « tour de tous les chenaux de Patagonie » ou encore le franchissement du Cap Horn.

C’est sur la Jeanne, où il est instructeur, qu’il rencontre Marc de Briançon, qui en assure le commandement. « Tous ses officiers et adjoints adoraient ce Pacha. Il n’était pas porté sur la communication, mais il était d’un calme olympien. Et il y avait un petit côté Crabe-Tambour quand en pleine tempête, propre ou figurée, il lançait très calmement le fameux : Le commandant prend la manoeuvre. Je ne l’ai jamais vu paniquer. C’est un modèle pour moi. Mais quand on est pacha, et c’est quelque chose que j’ai expérimenté puisque j’ai commandé deux bateaux, il y a quelque chose qui ne s’explique pas, c’est une forme de sixième sens, que permettent la formation et la culture de la Marine. »

Il prend par la suite le commandement adjoint opérations d’une grosse frégate antimissile « Le Duquesne ». Arnaud Coustillière, qui est pacha du bâtiment, le fait après venir à l’Etat-Major de la Marine. Mais il ressent le besoin de passer à autre chose et suit simultanément un MBA exécutive à HEC, avec son actuel associé et CFO Xavier Boreau. Il projette de monter un opérateur Télécom, mais Free débarque et cela le dissuade d’aller plus loin. On lui propose un peu plus tard que le commandement du Dupuy-de-Lôme, qui est un bâtiment de renseignement électromagnétique au service des directions du renseignement : « Un commandement, ça ne se refuse pas et c’était génial ». Un de ses prédécesseurs, Henri d’Agrain, avait fait la « croisière jaune ». Et le nouveau pacha n’a qu’une seule envie, faire la même chose ! Ce qu’il fait pour son plus grand bonheur.

Vient ensuite la guerre en Libye, qu’il évoque avec beaucoup de discrétion. Mais la France, dit-il, a été « la première à y faire des choses pas mal. »

Le marin raconte encore, amusé, un épisode au cours duquel il est allé « chatouiller l’oreille de l’ours russe ». Mais motus pour le détail de la bravade.

Il se décide à quitter la Marine. Mais il est recruté pour structurer les opérations d’une capacité de lutte informatique. Il y découvre un peu mieux le monde de la cyber, par le côté offensif, y apprécie la pratique du hacking, dont il était déjà familier (sur Minitel, à l’âge de quinze ans !). Il y mène des opérations d’appui « assez incroyables », à toutes les heures du jour et de la nuit, très proche du terrain.

A 45 ans, après 21 ans de bons et loyaux services dans la Marine dont plus de 16 « à la mer », Grégoire réfléchit à une deuxième carrière, essaie de racheter une entreprise, mais part finalement chez Thales comme directeur de l’offre Cybersécurité. L’idée qui le motive déjà pour la suite - pour cette entreprise qu’il ambitionne de créer tient dans le renversement des outils informatique offensifs en capacité de cyberdéfense, ce qui caractérise aujourd’hui les EDR (Endpoint Detection and Response).

Il envisage de matérialiser cette idée avec Thales. Mais y manquent selon lui des conditions d’agilité nécessaires au bon développement d’un projet en phase avec le marché. Il s’en ouvre à Pierre Jeanne, qui est son supérieur hiérarchique. C’est à ses yeux « un super manager, qui a des moyens, qui prend des risques, un amiral, un ami pour tous ceux qui le connaissent et le côtoient. » Pierre Jeanne l’aide donc à monter HarfangLab.

Grégoire Germain démissionne de Thales et consacre une longue période de chômage, toutes ses économies et l’héritage paternel à la création de son entreprise. Ils étaient quatre au départ. Quatre années plus tard, ils sont cinquante. « Ça valait le coup ! » conclut-il. L’entretien se finit pêle-mêle avec des questions à la Proust, dont émanent des lectures comme - ce qui ne surprendra personne - la Mer Cruelle de Nicholas Monsarrat, mais aussi Le Grand Meaulnes qui a marqué son enfance ou le philosophe Fabrice Hadjadj qui inspire sa mission père de famille. Une musique ? ose-t-on fort opportunément, avant d’écouter cette réponse. « Oui, l’une des Gnossiennes de Satie. C’est une image du temps long, des grands espaces, lorsque vous naviguez au large des terres australes, et que le bateau se balance sous la neige, en silence, au gré des lentes ondulations de la mer. »

C’est donc bien qu’il en faisait. Des phrases. Merci Commandant !

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