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La question de la souveraineté numérique renvoie directement au point de savoir comment assurer notre indépendance technologique.

Florence G'sell est professeur de droit privé à l'Université de Lorraine et titulaire de la Chaire Digital Gouvernance et Souveraineté de l'Ecole d'Affaires Publiques de Sciences Po. Cet entretien a été publié le 11 février 2022.

1/ Florence G'sell, quel est selon vous le sens de la crise sémantique dont le terme "souveraineté" fait aujourd'hui l'objet ?

Avant de vous répondre, j’ai voulu faire un test. J’ai tapé le mot « souveraineté » sur un moteur de recherche. Sans surprise, la première entrée qui s’est affichée était l’expression « souveraineté numérique ». Puis sont venues « souveraineté nationale », « souveraineté populaire » et « souveraineté alimentaire »...

Mon impression est qu’indépendamment de sa définition traditionnelle, qui nous vient de la philosophie politique, l’invocation du terme de « souveraineté » traduit, dans le langage courant d’aujourd’hui, l’inquiétude suscitée par le sentiment de relégation, de dépendance, voire d’intrusion provoqué par la mondialisation. C’est ainsi que l’on parle couramment de la « souveraineté alimentaire » pour exprimer l’idée qu’il doit être possible de se nourrir correctement grâce à la seule production locale, sans dépendre des importations.

Pourtant, il me semble qu’il ne faut pas perdre de vue le sens traditionnel du terme de souveraineté, qui est de nature politique et figure dans notre Constitution du 4 octobre 1958. Celle-ci prévoit -et c’est tellement important- que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (article 3). Je crois qu’il ne faut jamais oublier cette dimension essentielle de la souveraineté, qui est au cœur de notre pacte démocratique : être souverain, c’est, avant toute chose, pouvoir élire ses représentants et exprimer sa volonté dans le cadre du vote.

Bien évidemment, cela n’empêche pas de réfléchir à d’autres dimensions de la souveraineté, comme la souveraineté numérique. A cet égard, comme la notion de souveraineté renvoie à la puissance de l’Etat, la juriste que je suis a longtemps pensé que l’expression de « souveraineté numérique » évoquait toute les questions relatives à l’affirmation du pouvoir de l’Etat dans le cyberespace (cf F. G’sell, « Remarques sur les aspects juridiques de la « souveraineté numérique » », Revue des juristes de Sciences Po, n°19, sept. 2020, art. 13). Cette problématique, discutée depuis la démocratisation de l’Internet dans les années 1990, a été réactivée par l’émergence des grandes plateformes transnationales, qui jouent de leurs particularités pour se soustraire à l’application d’un certain nombre de lois étatiques ou choisir celles qui leur conviennent le mieux. Elle est importante et foncièrement juridique.

Pour autant, j’ai progressivement compris qu’il n’était plus possible d’envisager la souveraineté numérique indépendamment de considérations industrielles. Comment faire respecter ses valeurs et ses principes juridiques lorsque l’on doit, par nécessité, s’approvisionner auprès d’entreprises technologiques américaines ou chinoises à défaut de trouver chez soi les biens et services avancés dont on a besoin ? La question de la souveraineté numérique renvoie donc directement au point de savoir comment assurer notre indépendance technologique. Il faut donc définir une stratégie industrielle, ce dont tout le monde convient à l’heure actuelle. Nous sommes alors éloignés de questions strictement juridiques : la « souveraineté » devient, paradoxalement ou non, l’affaire des économistes, des ingénieurs, des entrepreneurs et des politiques.

2/ On a l'impression que les nouvelles libertés induites par l'avènement du numérique effraient le Prince, qui s'est empressé d'en faire un outil de contrôle plus qu'un outil de gouvernement. Qu'en pensez-vous ?

Il me semble que la transition numérique permet à toutes sortes d’organisations, quelles qu’elles soient, de bénéficier d’outils inédits de surveillance et de contrôle des comportements. Il est alors très tentant pour les Etats de s’en emparer et de les utiliser. L’exemple de la Chine est, à cet égard, très inquiétant. Il faut donc être très vigilant, surtout à l’heure où se déploie, par exemple, la reconnaissance faciale. Cependant, il ne faut pas oublier que celui qui détient le pouvoir dans le monde virtuel est avant tout celui qui maîtrise larchitecture, comme la montré Lessig. Le « capitalisme de surveillance », qui correspond au modèle d’affaire des grandes entreprises technologiques, m’inquiète particulièrement à l’heure actuelle.

3/ Il est une idée répandue selon laquelle les géants de la technologie seraient immortels. Récemment, Meta a perdu 20% en Bourse après que Facebook a perdu une fraction dérisoire de son audience. Comme les Etats, les plateformes vivent-elles des cycles de vie ?

Je ne sais pas si, en tant que juriste, je suis la plus qualifiée pour vous répondre. Mais mon impression est qu’il n’est pas toujours aisé pour une entreprise, même lorsqu’elle a été visionnaire, de maintenir sa situation de domination. De mémoire, Clayton Christensen, professeur à la Harvard Business School (et récemment décédé), a montré que les innovations de rupture sont développées par de nouveaux acteurs dans des niches que les acteurs installés négligent, ce qui finit par leur être fatal. Lentreprise Kodak avait mis au point la photographie numérique dès 1975 : elle na pourtant pas su voir arriver les appareils photos numériques. A l’heure actuelle, Facebook tente de se réinventer avec les métavers : il reste à voir si ces univers virtuels parviennent à susciter le même engouement que les réseaux sociaux traditionnels.

4/ La blockchain permettra-t-elle un jour d'opposer à un élu la preuve formelle d'un engagement de fin qu'il n'aurait pas honoré ? 

Il me semble qu’il est aujourd’hui largement établi que la technologie blockchain peut être employée à des fins probatoires. Reste à savoir si cela présente un intérêt compte-tenu des caractéristiques de la technologie et de son coût. Il me semble que le principal intérêt de la blockchain est son caractère décentralisé et le fait qu’elle permet de se passer des autorités (centralisées) traditionnelles. Dans certains cas, cela se justifie, dans d’autres, non. Je ne sais pas s’il serait opportun, par exemple, de se passer des banques ou des notaires, qui sont quand même bien utiles !

5/ Quel est l'avenir de l'État dans un monde qui ne jure plus que par...la décentralisation ?

C’est une excellente question et je ne suis pas certaine d’avoir la réponse. Mais je ne crois pas vraiment à la fin de l’Etat, et certainement pas à la fin de l’Etat-Nation dans le climat actuel. Sans doute va-t-on voir se développer des organisations décentralisées, sans doute les Etats seront-ils amenés à se transformer et à sadapter au monde numérique, mais je crois quil reste une place pour lEtat sous sa forme traditionnelle.

6/ Croyez-vous comme juriste que le sujet de droit dispose encore des moyens de protéger sa vie privée face au déluge numérique ? Un sujet de droit peut-il encore se permettre de jouir des libertés publiques hors la matrice numérique sans risquer de devenir un marginal ou un suspect ?

Vous posez la question des libertés numériques. Je crois que l’on peut être libre dans le monde numérique mais que nous avons devant nous un immense de travail de définition des libertés numériques et de leurs conditions de possibilité (qui sont aussi des conditions techniques). Mon espoir serait, par exemple, que tous les Etats qui se reconnaissent dans les valeurs communes de liberté et de démocratie s’accordent sur des libertés numériques essentielles.

Je suis en train de commencer une recherche sur le droit à lanonymat/ pseudonymat en ligne. Il se trouve des gens pour nier ce droit et estimer que l’on devrait toujours circuler en ligne sous son identité civile. Cela ne me paraît pas envisageable. D’autres, dans le même temps, revendiquent un droit absolu à l’anonymat, que l’on pourrait garantir grâce à des techniques de chiffrement sophistiquées. Cela ne me paraît pas non plus acceptable. Déterminer une position équilibrée sur ce sujet suppose de se pencher sur les particularités de ce monde virtuel où l’on peut circuler, échanger, communiquer, voire frauder, tout en étant identifié par un avatar.

7/ On a l'impression que le droit est devenu une chambre de validation des évolutions sociologiques libertaires provoquées par le "progrès" technologique. Qu'en pensez-vous et avez-vous à l'esprit des contre-exemples ?

J’avoue que je ne suis pas certaine que le progrès technologique a provoqué des évolutions sociologiques libertaires… Et je ne crois pas, non, que le droit soit une simple « chambre de validation » des évolutions sociologique, même si l’on peut en débattre. Par exemple, l’élaboration du RGPD a donné lieu à d’intenses discussions. On a adopté un texte que l’on estime conforme aux valeurs des Européens, qui protège les données personnelles et qui interdit les décisions automatisées dans certaines circonstances. Ce texte n’est pas une validation des pratiques : il vise à remédier aux effets les plus délétère du « capitalisme de surveillance ».

8 / Qu'est-ce que le professeur de droit privé pense du bouleversement de la notion de propriété immatérielle que semble annoncer les NFT ?

La question des NFT me met pour l’instant assez mal à l’aise, ne serait-ce que parce qu’il est encore assez difficile d’en déterminer le régime juridique, en particulier lorsque ces NFT se rapportent à des biens qui existent par ailleurs. Il existe en ce moment un tel battage autour des NFT que tout paraît possible. Un « chaton virtuel » a été vendu sous forme de NFT pour la modeste de somme de 170 000 dollars. De même, un NFT se rapportant à une vidéo que chacun peut visionner sur YouTube a été vendu 20 000 dollars. Je crois qu’il vaut mieux attendre que la bulle éclate et que l’effet de mode se tasse pour se faire une opinion.

10/ La tendance du législateur à vouloir absolument tout réglementer par des textes bavards vous semble-t-elle le signe d'une technicisation du droit ? Où sont donc passés l'esprit du droit et la sobriété des textes de loi ?

Je crois que Pierre Mazeaud a parlé bien mieux que je ne le ferais de ces lois bavardes que le citoyen n’écoute plus que d’une oreille distraite. Et l’on sait aussi qu’il existe un véritable problème de qualité des textes, qui sont parfois obscurs, parfois contradictoires, parfois trop détaillés… La simplification et la clarification de nos textes sont absolument nécessaires : ce nest sans doute pas un hasard si un candidat à l’élection présidentielle promet de diviser par 100 le nombre de normes en France et de remplacer nos 75 codes actuels par un seul code… Je n’irais personnellement pas jusque là. Nous vivons dans des sociétés très avancées, très sophistiquées : il est compréhensible que cette sophistication se répercute dans nos législations. Je trouve par exemple normal qu’il y ait un code du travail ou un code des assurances.

Il me semble toutefois que nous avons le défaut très français (et peut-être même européen) de penser que (presque) tous les problèmes se règlent par la production de nouvelles normes. Par exemple, à l’heure actuelle, les entreprises technologiques font lobjet dun nombre considérable de projets de réglementations européennes : Data Act, Digital Markets Act (DMA), Digital Services Act (DSA), Artificial Intelligence Act… Ces réglementations sont nécessaires. Ce serait toutefois une erreur de penser quelles vont tout résoudre. Je fais partie de ceux qui pensent que la transition numérique est en train de nous faire sortir d’un modèle binaire dans lequel il y a d’un côté l’Etat, de l’autre les entreprises privées, et où le premier encadre l’activité des secondes. Dans le monde numérique, il faut tenir compte de « la multitude », de ces utilisateurs qui ont des pratiques, des souhaits et ont sans doute vocation à intervenir davantage dans la gouvernance des plateformes. Je pense personnellement que nous allons évoluer, dans ce nouveau monde, vers des modes de gouvernance et de régulation totalement inédits qu’il nous reste à identifier ou à inventer.

11 / Les Etats et les plateformes pourront-ils cohabiter longtemps sans que les uns se mettent à dominer les autres ?

Dans la foulée de ma réponse précédente, j’aurais envie de récuser cette présentation. Car entre les Etats et les plateformes, il y a nous ! Je crois profondément que le sens de lhistoire consiste à donner (ou redonner) le pouvoir aux citoyens, aux utilisateurs. Peut-être que cela passera par un changement de protocole et une plus grande décentralisation, comme le pensent certains. Peut-être aussi que la gouvernance des grandes plateformes va se transformer dans le sens d’un meilleur équilibre des pouvoirs entre les différents protagonistes. En tout cas je le souhaite et j’y crois.

12 / L'Estonie, "Etat numérique", vous semble-t-elle un exemple à suivre et le cas échéant pour quelles raisons ?

Lorsqu’on me parle de l’Estonie, je pense toujours à ces hauts fonctionnaires qui vantaient, au début des années 1970, les bienfaits du projet de « Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus » (SAFARI). Je ne résiste pas à vous renvoyer vers ce reportage de l'ORTF, disponible sur le site de l’INA : je le montre chaque année à mes étudiants (ils n’étaient pas nés… moi non plus !). On connaît la suite. Notre Loi Informatique et Libertés de 1978, qui encadrait originellement les fichiers des autorités publiques bien plus que ceux des entreprises privées, constitue aujourdhui le socle essentiel de la protection des libertés dans le monde numérique. Nous y sommes attachés et je ne crois pas que le modèle estonien du tout numérique, dans lequel les données des citoyens sont largement recoupées et partagées entre les différentes administrations fasse particulièrement envie aux français.

Sans doute pourrait-on espérer, en revanche, quelques évolutions de nature à nous simplifier la vie. Par exemple, un enfant estonien est automatiquement pré-inscrit à la crèche, puis à l’école, dès lors que sa naissance est déclarée à l’état civil. Il pourrait être également pratique de ne pas avoir à déclarer un changement d’adresse plusieurs fois : est-ce qu’un changement d’adresse déclaré à l’administration fiscale ne pourrait pas être pris en compte pour modifier une inscription sur les listes électorales ? Evidemment, il faut toujours être très vigilant lorsqu’il s’agit de partager des données nominatives entre personnes publiques. Il faut donc déterminer le bon niveau de protection pour les citoyens.

13/ Des chefs d'Etat sont bannis ou censurés sur les réseaux sociaux. Mais dans le même temps, des réseaux sociaux sont interdits dans d'autres Etats. Qui a donc éteint les Lumières en premier ?

Evidemment, les Etats autoritaires n’ont aucun intérêt à voir se développer de manière débridée des réseaux sociaux où chacun peut s’exprimer librement. En effet, les plateformes constituent un formidable outil d’émancipation des citoyens. Ce fut le cas lors des « printemps arabes ». A l’opposé, dans les démocraties occidentales où prévaut la liberté d’expression, les réseaux sociaux sont l’occasion d’une prolifération des discours de haine, du complotisme, de la désinformation. Et parfois ces discours proviennent des gouvernants eux-mêmes, comme l’illustre le cas de Donald Trump. Le fait que des entreprises privées, comme Facebook ou Twitter, puissent prendre la décision de suspendre ou supprimer, discrétionnairement, le compte de celui qui était encore Président des Etats-Unis, a beaucoup étonné, voire choqué, les Français (et plus largement les Européens). De l’autre côté de l’Atlantique, cependant, l’intervention de Facebook et Twitter à l’encontre de Donald Trump était réclamée et jugée légitime.

Nous autres, Européens, avons du mal à accepter que des entreprises privées puissent ainsi intervenir dans le débat public et mener une forme de « police du discours ». Nous estimons généralement que des instances indépendantes, tels les tribunaux, seraient plus légitimes lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui peut être dit ou non en ligne. C’est là une différence culturelle, politique, juridique très importante entre européens et américains. J’espère pour ma part que nous arriverons à nous retrouver autour de la nécessité de repenser la gouvernance des grandes plateformes pour donner davantage d’influence aux utilisateurs et moins de poids aux entreprises privées qui les administrent à des fins lucratives.

14/ Les cryptomonnaies vous paraissent-elles une aubaine à saisir ou une épée de Damoclès pour les Etats "westphaliens" ?

Je ne suis pas une spécialiste de la monnaie mais il me semble qu’à ce jour les experts estiment que les crypto-monnaies ne menacent pas réellement le système financier ou la souveraineté monétaire des Etats. Je ne peux que vous renvoyer à la vidéo de lentretien réalisé par la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté avec l’économiste Christian Pfister. Celui-ci voit surtout un risque, pour les Etats les plus fragiles, dans l’émergence des stablecoins : en effet, les États qui ne sont pas émetteurs des monnaies auxquelles les stablecoins sont adossés pourraient perdre une partie de leur indépendance monétaire et financière.

Dans le même temps, les monnaies « banque centrale » sont en voie de dématérialisation et les paiements en monnaie scripturale vont, de plus en plus, se raréfier. Cette évolution qui me semble inexorable est sans doute une bonne chose. L’exemple chinois, avec le e-yuan, me conduit toutefois à certaines réserves : je ne suis pas sûre d’aimer un monde où tous les paiements, toutes les transactions, peuvent être tracés, surtout si la technologie utilisée implique le recours (comme c’est le cas en Chine) à la reconnaissance faciale.

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