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Le numérique, c'est de l'industrie.

Alain Garnier est CEO de Jamespot et Président d’EFEL (Entreprendre en France pour l’édition logicielle). Cet entretien a été publié le 2 septembre 2022.

1/ Un extraterrestre débarque sur Terre. Vous avez une minute pour lui brosser la situation actuelle de l'écosystème numérique français, en insistant sur ce qui empêche la machine de fonctionner (mieux) ?

Ahah Excellent ! Mieux que l’ascenseur, l’extra-terrestre ! Je lui dirai. Mr l’extra terrestre, rappelez-vous Independance Day, quand la terre a été envahie par des extra terrestres ? Et bien, c’est la même chose en France pour le numérique. Envahi par les solutions américaines. Pourquoi ? Parce qu’on a désindustrialisé la France depuis les années 1990 et que le numérique, c’est de l’industrie. Et qu’aujourd’hui, on se rend compte qu’on importe de plus en plus de numérique : du hardware, du logiciel et avec le Cloud c’est de pire en pire…

Ce qui bloque ? C’est que la situation profite notamment aux ESN et aux vues courts termistes du secteur. La bonne nouvelle ? C’est que les acteurs de l’écosystèmes numérique Français sont de plus en plus solides : acteurs du Cloud, du logiciel etc. La relève est là. Il ne manque plus qu’un grand élan national de reprise en main (comme dans le film Independance Day). Vous nous aidez ?

2/ Comment jugez-vous le courant de dématérialisation générale. Vous semble-t-il inexorable ?

C’est un mouvement en effet qui n’a pas de limite. Et ce pour trois raisons principales. La première est l’usage que procure le passage en numérique : fluidité, rapidité, instantanéité, zéro friction etc… comme si chacun était devenu un super héros. C’est ce qu’on vit tous les jours avec nos smartphones. Il y a aussi une deuxième raison qui pointe : celle de la diminution de l’empreinte écologique. Les expériences numériques sont des réducteurs de carbone : une visio à la place d’un déplacement, un jeu de simulation d’avion à la place d’un vol, etc … le numérique consomme certes des ressources mais moindres que celles du modèle « productiviste » industriel. Enfin, la troisième raison est métaphysique : le numérique porte aussi l’espoir de la dématérialisation de la mort. Abolir cette frontière, à minima de manière symbolique est un impensé qui s’impose progressivement.

C’est donc un mouvement qui ira loin dans nos vies. Bien au-delà de ce qu’on imagine aujourd’hui.

3/ Comment expliquer que les grandes plateformes dites "sociales" puissent désormais s'offrir le luxe autant que le droit de dire quel pays peut ou ne peut pas / plus accéder à ses services ?

C’est un fait depuis plusieurs années que les plateformes sociales (elles le sont au sens strict du terme) sont devenues des espaces privés qui définissent leurs propres règles et ce aux dessus des états et des lois internationales. Donc, c’est « logique » même si ce n’est pas souhaitable, qu’elles définissent (comme un club privé ou une boite de nuit) qui rentre et qui reste à la porte. Aux états de reprendre la main. Ce qui semble un peu le cas en Europe avec les nouveaux droits mis en place à travers le DMA (Digital Market Act), le DSA (Digital Service Act) et le Digital Act. C’est de cette manière que la souveraineté Européenne peut s’affirmer.

Mais cela reste timide quant à l’ambition de surplomber les géants du numériques dans un rapport de force qui s’inverserait. On est encore dans la phase de stupeur des états qui se sont laissés volés leur bien le plus précieux : le pouvoir sur le peuple & le corolaire, la souveraineté.

4/ Tout était public, et on revient à la privacy, tout était fabless et on revient à l'industrie, tout était "à l'international" et on revient au cadre domestique : qu'est-ce que cela vous inspire ?

Que les trajectoires humaines, sociales, sociétales et celles du numériques sont constituées de cycles & de balanciers. Une croyance « majeure », comme le libéralisme globalisé vient remplacer un modèle d’états cloisonnés dans un temps d’affrontement de blocs et atteint en deux ou trois générations le point ou ses bienfaits deviennent moins visibles, souhaitables que ses excès, ses problèmes engendrés et sa propre perversion. Puis un contre modèle s’installe. Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, en effet un retour à plus de souveraineté locale, de production locale, et donc de données locales. Ce cycle qui s’ouvre va prendre cinquante ans pour atteindre une nouvelle apogée… sans doute quand on sera allé trop loin dans la fermeture, dans la non globalisation etc…

C’est comme si l’humanité n’aimait pas le point d’équilibre … tout en l’appelant de ces vœux en permanence. Et donc, qu’il faut avoir la chance de tomber dans la génération qui remonte ou à son apogée… dans tous les cas pour les hommes et les femmes de bonne volonté, il y a à toute époque du grain à moudre pour faire progresser les choses.

5/ On entendu parler partout du prérequis de l'"human" ou du "user centric". Diriez-vous que l'Homme maitrise la technique dans son propre intérêt ou plutôt que c'est la technique qui finit par dominer l'Homme ?

Pour moi, définitivement, la part d’addiction à la technologie est inférieure à celle qui nous libère. Mais elle reste importante. Et paradoxalement plus on est « user centric » au sens de 2022 c’est-à-dire à fournir un accès à une technologie simple sans complexité et immédiate, plus on grandit la part d’addiction à ladite technologie. Dans le même temps ou revient aux fondamentaux humains. L’exemple de la commande vocale est à ce titre exemplaire. En parlant à sa box pour changer la musique on est dépendant 100% à la machine pour l’art & la musique mais on est 100% dans un échange « Human Centric » avec ce mode de communication (à comparer à une chaine hifi avec des boutons qui reste plus proche de la machine). Ou encore, si on revient au tourne disque, la dépendance technologique diminue (là ou les outils de streaming nous rendent 100% dépendants des opérateurs Cloud comme Spotify Deezer ou AppleMusic).

6/ Comment une plateforme collaborative peut / doit-elle accompagner voire orienter heureusement le cours que suit notre rapport au travail ?

Les plateformes collaboratives peuvent suivrent des objectifs complémentaires ou contraires : ceux de la productivité de l’ensemble social d’une entreprise, ceux de la productivité individuelle et ceux du plaisir au travail… Au-delà de l’aspect mécanique et productivistes, elles proposent aussi un cadre de travail réinventé. C’est donc à chaque solution de définir la culture au travail que la solution va déployer. Je vais donner des exemples de Jamespot et de nos Applications récentes qui donnent une bonne idée de ces questions. Avec notre Application Diapazone qui est une application d’animation de réunion, elle génère un compte rendu automatique de la réunion, après avoir aidé l’animateur à tenir le timing et animé par des micros-interactions l’auditoire. On est à la fois dans une capacité de meilleurs productivité collective (60% de temps de réunion gagné … ce n’est pas rien !) mais aussi dans un plaisir accru à vivre la réunion. C’est clairement l’outil qui permet de mieux gérer ce temps devenu routine et qui – faute de formation des collaborateurs à ces pratiques – peut devenir un pensum et un temps gâché pour tous.

Je pourrais aussi donner l’exemple emblématique de notre dernier produit : Jamespot.land qui propose des bureaux virtuels pour se voir & organiser des visios et des réunions avec Diapazone. La plateforme collaborative Jamespot change du coup complétement le rapport au travail dit hybride ou certains sont dans les bureaux et d’autres en télétravail de n’importe ou. On recréée avec Jamespot.land un sentiment de « travailler ensemble » que les visios ont pu érodés.

Voilà deux exemples très concrets de ce que les plateformes collaboratives amènent comme innovation pour un nouveau travail. Avec comme objectif de « mieux travailler ensemble » et de « remettre l’humain au cœur du numérique ». C’est la mission de Jamespot.

7/ Que vous inspire le fait qu'Etienne Klein soit parvenu à faire retweeter massivement la photo d'une tranche de salami supposée représenter la planète Proxima du Centaure, et notamment par un expert de BFMTV ?

J’ai vu ce canular après qu’il soit démasqué… et j’avoue que j’aurai pu prendre ce chorizo (je crois que c’est du chorizo mais il faudrait demander à un expert ☺) pour une planète moi aussi ! Donc, oui, les fake-news sont non seulement possibles, mais également propagées. C’est drôle dans un cas comme celui-là. Beaucoup moins quand il s’agit de jouer avec la vie, de réfuter la science et de finir par un mode informationnel ou « on ne sait plus rien » car « on doute de tout ». C’est à mon sens un défi majeur des outils de type « réseaux sociaux » grand public des dix prochaines années. Comment massifier un modèle qui sépare, arbitre, analyse la distinction entre savoir/vérité et opinions. Sans que l’un prenne le pas sur l’autre ni qu’il détruise la valeur de l’autre. Car toute politique est le début d’une action pour lequel le scientifique souvent ne sait pas quelle issue adviendra. Il faut donc accepter les deux modalités de pensées. Mais force est de constater qu’aujourd’hui elles sont mal articulées par les outils & les réseaux sociaux grands-publics. A contrario, ces sujets de fake news ne sont pas du tout de mise dans les déploiements dans les organisations dans les plateformes collaboratives. On ne partage pas ce problème qui reste un sujet grand public et quasi politique ou de politique publique.

8/ Qu'y a-t-il de compliqué à comprendre dans le principe de souveraineté technologique? Et quelle définition personnelle pourriez-vous verser au débat dont il fait l'objet ? 

Ce qui est compliqué c’est qu’on est à 99% consommateurs et à 1% des producteurs d’artefacts technologiques. Et que la souveraineté s’apprécie au global sur toute la filière. Cela rend le diagnostic plus difficile. Sans compter que les impacts économiques & culturels sont très largement à long termes et dans un temps comme le Covid ou on s’est endetté très fortement, on ne ressent pas à court terme le déclassement de notre économie qui vit à crédit… Bref. On vit dans le confort du déni en Europe sur notre dépendance technologique.

Si j’avais une définition à donner elle serait celle-là : « la souveraineté technologique d’une organisation (individu, entreprise, état ou fédération d’états comme l’Europe) est la capacité à tout moment, sur tout objet ou logiciel technologique de reprendre le contrôle rapide de la fabrication, conception, déploiement de tout ou partie des artefacts technologiques utilisés ou souhaitées par cette organisation ». Pour ce, il faut déjà majoritairement avoir des composants sur lesquels déjà on est souverain… sinon … on ne peut pas tout changer rapidement. On le voit, cette définition rend l’Europe « dépendante » à très forte dose des solutions américaines & chinoises.

9/ On dénombre une petite dizaine de plateformes sociales / collaboratives françaises. L'avenir vous semble-t-il à l'archipélisation des acteurs français ou à une nécessaire consolidation ? Dit autrement, songez-vous au levier de la croissance externe ?

C’est moins le nombre de plateformes collaboratives Françaises qui pose question que leur taille. En effet, on estime à deux milliards le marché de la Digital Workplace (manière simple de vérifier 30 millions de collaborateurs x 5€/mois pour un accès à une solution donne ce chiffre). Les plateformes françaises totalisent au grand maximum 100M€ de CA soit 6% du marché ! Alors il y aura forcément une consolidation. Mais l’enjeu est le basculement des achats vers les solutions Européennes. Et c’est pourquoi la question des achats publics est essentielle. Dans une économie libérale avec un déséquilibre monopolistique d’acteurs, seule la force publique peut redresser la barre. En légiférant (et en diminuant les actions anti-concurrentiels du monopole), et en amorçant une pompe qui permet au marché de reprendre un mode « normal » de concurrence.

Pour revenir à Jamespot, nous avons déjà racheté par le passé quatre concurrents Français, ce qui nous a permis d’accompagner notre croissance organique par la croissance externe. Donc oui, c’est clairement dans notre stratégie dans les années à venir.

10/ Y a-t-il une administration, une collectivité ou une entreprise dont vous seriez particulièrement fier qu'elle adopte Jamespot ?

Nous sommes déjà très fiers que la CNAM pour la santé, la DGE pour l’état, l’AFCDP qui défend la question du RGPD, ou encore la France Mutualiste avec ses valeurs, mais aussi l’ADIE dont la mission est noble aient choisis Jamespot comme plus de 300 clients aujourd’hui.

Je serais particulièrement fier que tous ceux qui se doivent d’être exemplaires sur la question de la souveraineté rejoignent la famille Jamespot… ou un de mes co-pétiteurs français, car c’est un combat collectif. Au-delà de l’état je pense par exemple à la MAIF, les banques comme le Crédit Mutuel ou les Caisses d’Épargne, ou encore la SNCF, EDF, Engie, Danone etc… tout ce tissu économique Français qui représente ce que nos ainés nous ont légués et qui trop souvent est devenu dépendant à leurs dépens des géants américains. Le temps est venu de faire front ensemble !

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