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Si demain on utilise tous un VPN souverain, Google ne vaudra plus rien

Frans Imbert-Vier est CEO d'UBCOM
1/ Comment expliquez-vous que les termes de souveraineté technologique, qui sont pourtant on ne peut plus clairs, fassent à ce point hoqueter la plupart des commentateurs ?

En voilà une question sans détour ! La réponse est dans le marketing et le lobbying. De façon générale, vous verrez que ceux qui parlent de souveraineté mettent en avant la propriété intellectuelle française et au minima européen. Ce sont souvent des entrepreneurs à la tête d’une ESN ou d’une startup locale qui n’a pas le bénéfice d’un fond de la BPI, de la Caisse des Dépôts ou du Plan France Innovation. Ces acteurs ont un point commun, ils sont totalement indépendants et leur croissance ne dépend que de leur capacité à vendre par eux-mêmes. Leur réseau de cooptation est souvent faible, ils ont peu de moyens et sont souvent les meilleurs, car leurs ambitions répondent à un désir de faire un travail d’excellence avec passion. Ils ne savent pas faire autre chose et ne le voudraient pas, car c’est vraiment leur métier. Je pense aux fondateurs d’Oxibox qui travaillent mieux que Veeam, à Serenicity qui surpasse toutes les offres américaines censées être les meilleures, à Recoveo qui pour le coup est vraiment souverain contrairement à Ontrack, ou à Whaller qui sait offrir une alternative aux ringards de Facebook et pardon pour ceux que je ne cite pas, ils sont si nombreux.

Les gros acteurs qui invoquent la souveraineté, le font juste parce qu’ils sont en France. Comme peut le prétendre Orange qui n’a aucun scrupule à s’associer avec Microsoft et Cap Gemini après avoir commercialiser l’offre Cloud de Google en 2020, ou Thales qui signe un accord stratégique avec Google… ou Airbus qui signe aussi avec Google. Enfin plus c’est gros et plus ça passe.

Le pire, c’est qu’aucun d’entre eux n’a de scrupule à communiquer leurs offres en invoquant le « cloud souverain ». C’est une publicité mensongère bien sûr, un manque de respect envers les entrepreneurs et les DSI, et surtout cela génère une confusion dans l’esprit du marché. C’est d’ailleurs une spécialité marketing américaine que de brouiller la communication d’un marché pour mieux le capter. Je suis bien placé pour le savoir, ayant passé 8 ans au sein de TBWA du groupe Omnicom qui n’est pas un enfant de choeur sur cette compétence. La souveraineté technologique répond d’une problématique transversale qui se compose du droit, de la constitution politique, de la nationalité du propriétaire de l’opération comme du code source ou du financement. Au-delà de ça, si vous annoncez que vous êtes souverain, mais financé par Goldman Sachs et bien finalement vous êtes américain. En numérique, la bi-nationalité est une notion impossible compte tenu de la prétention américaine à user de son droit extra-territorial à un niveau sans vergogne (FISA Act, Patriot Act, Cyber Act, Cloud Act). À la différence des Chinois, les Américains ne l’ont jamais caché, mais ont fait fi de l’ignorer sans doute pour se donner bonne conscience et ne pas admettre notre dépendance absolue, pour le moment.

2/ La donnée vous paraît-elle un sujet chaud ou un sujet froid ? En d’autres termes, qu’est-ce qui prime aujourd’hui, la personne sacrée, le sujet de droit ou l’ensemble de datas exploitables (notamment en matière de santé) dont elle constitue l’inconscient véhicule ? (La reductio ad data)

La donnée, c’est sacré. Depuis la nuit des temps, elle est le socle de la première construction sociale. La donnée, homonyme d’information, constitue le socle fondamental au maintien de l’autorité, du pouvoir, d’un État pour les sociétés les plus avancées. Et c’est toujours un sujet chaud. Très chaud même. Plus la société moderne accélère sa dématérialisation, plus la donnée prend une importance désormais vitale. Le premier démonstrateur fut Montesquieu et son ouvrage « De l’esprit des Lois » que je vous invite à relire, vous verrez, c’est toujours d’actualité, étonnamment, s’ensuit l’œuvre « Du contrat social » de Jean-Jacques Rousseau, qui serait sans doute censuré sur Tik-Tok.

L’histoire de l’humanité et la construction des hiérarchies donc des principes naissant de l’autorité, se sont toutes construites autour de la donnée. Il y a 3 000 ans comme aujourd’hui, si vous privez l’État de la donnée, vous tuez l’État. Je vais vous donner deux exemples très concrets.

Si vous utilisez un VPN souverain (il n’en existe qu’un seul sur le marché dans le monde pour le moment !) vous devenez parfaitement anonyme sur votre trafic internet. Les bots, les cookies, rien ne vous traque correctement. Vous pouvez rechercher la pharmacie la plus proche de chez vous et Google ne pourra pas savoir que vous avez mal à la tête. Et si vous voulez tester la performance du tracker de Google et ses partenaires comme le français Criteo, demandez à Google quoi faire en cas de céphalée ? Le lendemain vous allez sur un site de santé et on va vous proposer plein d’encarts publicitaires qui vous proposeront mille potions pour le mal de tête. Mais ça, c’est la démo soft.

Voici un autre cas concret du niveau de sensibilité que peut avoir une donnée de santé :  Imaginez un petit garçon né en 2008 qui rentre en crèche à l’âge de 2 ans. Ce petit garçon est très dynamique, vif au point de ne pas pouvoir rester attentif plus de 3 secondes. Alors la direction de la crèche peut demander une consultation de pédopsychiatrie pour déterminer une pathologie sous-jacente comme un autisme ou tout simplement rien parce que ce petit garçon à plein d’énergie comme des millions d’autres. Le rapport du médecin est transmis à la direction de la crèche qui le garde dans un dossier non chiffré. La crèche étant financée par la commune, dépend de son système informatique, mais ce dernier est attaqué et les données sont volées. En 2022, soit 12 ans plus tard, le petit garçon est un jeune homme de 14 ans, inscrit sur les réseaux sociaux. Comme chaque adolescent, il discute et se fait des amis, parfois des ennemis. L’un d’eux le harcèle, se moque de lui, l’humilie sur les réseaux, c’est ce qu’on appelle une campagne de doxing. L’adolescent change de posture, la pression sociale devient lourde. La communauté suit l’effet de foule du réseau social, et tout le monde le moque. Un jour, un harceleur qui se promène sur le Darkweb tape son nom et découvre sur un vieux serveur les données de la mairie, celles qui ont été volées 10 ans auparavant. Il y trouve le rapport du psychiatre qui ne raconte rien de particulier, mais s’en sert pour l’acculer dans sa honte et sa solitude. Quatre mois plus tard, l’adolescent se suicide. Dans cette tragédie nous avons une arme, le réseau social. Nous avons une balle c’est-à-dire la donnée du rapport médical, autrement dit le dossier patient. Et un tireur : le hacker.

Des exemples comme celui-là il y en a des milliers, des centaines de milliers. On parle d’un ado, alors c’est choquant, mais si je dois vous embaucher et que je découvre que vous prenez du Lexomil quotidiennement, je ne vais pas vous embaucher. Ce serait injuste, mais je me servirais de l’information pour réduire mon risque, quelle que soit la conséquence morale ou éthique. La donnée, c’est notre libre arbitre à tous, sans équivoque.

Le droit sur sa propre donnée devrait désormais être inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme comme le suggérait si bien le Professeur Henri Oberdorff lors du dernier colloque sur l’état de l’État de Droit organisé par la Fondation René Cassin. Mais rien ne sera fait dans ce sens. Et si le RGPD semble protéger à minima une partie de nos intérêts, renforcés par le DSA (digital service act) et le DMA (digital markets act), cela n’interdit pas le détenteur d’un système qui ne reconnait pas ces lois de faire comme il l’entend. Et c’est le cas de Google qui se fait taper à coup de millions d’euros d’amendes par l’Union européenne, mais qui continue. Car si vous ne donnez pas votre donnée à Google, Google meurt. Si demain on utilise tous un VPN souverain, Google ne vaudra plus rien. On ne va pas revenir sur la notion qui rappelle que quand c’est gratuit, le produit c’est vous. Pourtant près de 2 milliards d’individus n’ont toujours pas compris que leur boite Gmail, c’est eux qui la financent !

3/ Comment associez-vous la "scalabilité" (horresco referens) qui se trouve à peu près sur toutes les langues des "hyperscalers" (sic) et consorts, et le mythe de Prométhée ? Un peu comme en matière sportive, avec le saut en hauteur, on se demande si l’on n’aura jamais fini de repousser nos limites. Mais à quelle fin ?

Quand la technologie ne propose rien de nouveau, le marketing arrive à son secours, et assez souvent avec des résultats bien meilleurs. La scalabilité est une énorme blague que l’EuroCloud défendait déjà en 2008 pour valoriser le concept du Cloud et sa différence. S’offrir à moindre coût une architecture qu’on n’aurait jamais les moyens de se payer soi-même. Sauf que la philosophie du cloud comprend déjà le principe de scalabilité, c’est-à-dire pouvoir réduire ou augmenter à la demande et sans attendre ses besoins en ressources. Pour le coup, c’est du réchauffé.

4/ Voyez-vous d’autres manières que l’UE de faire interagir les nations européennes, pour le bien du vieux continent et sa place dans le monde ? Que pensez-vous de l’idée que nous avons pu, dans le cadre précité, perdre en démocratie beaucoup plus que ce que nous avons gagné échelle et en cadre normatif ?

Pour que l’UE puisse agir, il faudrait qu’elle devienne politique. Mais elle ne le sera pas tout de suite… Du coup, l’UE n’ayant pas de pouvoir régalien, elle n’est que prescriptrice, en principe. Il est vrai que depuis la COVID et les emplettes vaccinales de la Présidente Van der Layen, on ne va pas dire que les règles de transparence sont une priorité. Ceci dit, l’Europe ne peut que réglementer. Mais si elle réglemente trop, elle perdra l’adhésion populaire du peuple européen à son principe. Si elle ne régule pas assez, on dira que ça ne sert à rien. Alors comme disait Jules Renard, que l’on parle de moi en bien ou en mal, l’essentiel est que l’on parle de moi ! Du coup elle fait mal. Thierry Breton disait combien il était difficile de convaincre d’un concept en 25 langues en raison du temps que cela prend. Comme un découragé, il réalisait à sa prise de fonction de Commissaire européen que la machine Europe était lourde, sourde et déséquilibrée avec une dynamique de fonctionnement incompatible avec celui qu’impose la pression numérique.

Aujourd’hui l’Europe fait reculer la démocratie, car elle n’a pas été capable de convaincre certains États de ne pas aller vers les extrêmes comme l’Italie, la Hongrie, la Pologne…

Elle n’a pas été capable de constituer son armée et de centraliser ses achats au moins sur le catalogue européen. Quand les Allemands achètent des F-35, cela me pose un problème, mais c’est révélateur d’une mainmise des traités US sur nos eurodéputés. La vice-présidente qui s’est fait pincer pour ses liens supposés proches du Qatar démontre la sensibilité de leurs rôles, et je ne vous raconte pas les moyens de pression et de conviction que mettent les Américains à Bruxelles pour nous convaincre que nos traités sont nuls ?! Mais votre question est bien posée parce qu’elle repose le problème de la dépendance de nos systèmes et de nos données à l’égard d’un État tiers, en l’occurrence les États-Unis pour l’essentiel. L’appauvrissement des classes moyennes en Europe influe, par le contexte socio-économique et les réseaux sociaux, sur une tendance à faire basculer les votes de droite, de gauche ou du centre vers les extrêmes. Et les extrêmes, quelle que soit la couleur, c’est moins de démocratie. Mieux que quiconque, je m’en rends compte presque chaque jour, car je vis en Suisse. À l’idée de devoir réunir 70 000 signatures pour n’importe quoi (ou presque) me rapproche de Voltaire que, soit dit en passant, Genève avait protégé.

Pour autant la Suisse va voter une nouvelle loi sur la protection des données. Elle est moins favorable que le RGPD, et ne protège pas aussi bien le citoyen. Elle est même très libérale pour tout vous dire. Elle est donc alignée avec la politique du Conseil Fédéral actuel, totalement tourné vers les Américains au point d’acheter eux aussi des F-35 et surtout de ne pas renégocier les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Europe, ce qui est plus pénalisant pour la Suisse que pour l’Europe.

Pour le moment nous ne gagnons rien en démocratie, nous sommes tous en régression, aussi bien en France qu’ailleurs, même en Finlande qui a engagé le processus d’adhésion à l’OTAN et qui devra rendre des comptes. La COVID et la guerre en Ukraine sont des bons prétextes pour inhiber tout ce qui peut l’être en matière de démocratie. Et le secteur numérique n’est pas plus à l’abri. En Europe, comme en France, on investit toujours avec 20 ans de retard et dix fois moins que les Américains. 

5/ En quoi notre héritage civilisationnel helléno-celtico-romano-judéo-chrétien influe-t-il, ou doit-il influer sur notre manière de concevoir des outils, des techniques, des technologies ?

La réponse est dans la question. C’est notre piège. L’Europe, c’est le continent des bisounours. Dans moins de dix ans, nous ne serons plus le premier client du monde et alors là, ça va basculer. Si les Chinois et les Américains nous tiennent en respect, c’est que pour le moment, leurs premiers clients, c’est nous. Quand ce sera l’Afrique, on va danser. Notre culture est fondamentalement tournée vers les autres. Il n’y a qu’à voir nos doctrines du renseignement d’États vis-à-vis de nos alliés. On reparle des sous-marins australiens ?

Plus sérieusement, l’Europe est le seul continent au monde qui comprend des pays qui acceptent d’intégrer des technologies non locales pour des sujets stratégiques ce que jamais les Américains ne font, ni les Chinois, ni les Australiens, ni les Indiens, ni même le Japon ou la Corée. Si on a la technologie chez nous, alors on la consomme pour nous. C’est un principe élémentaire. Et bien en France, en Pologne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne, bref quasiment nulle part en Europe ce n’est le cas. Je passe sur les F-35 Allemands alors qu’ils auraient pu s’offrir des Rafales ou des Saab peu importe, mais au moins des jouets locaux… Je prends l’innovation Orange qui s’offre un Cloud en signant un partenariat avec Microsoft. Sur ce thème, Orange sait depuis 10 ans qu’il faut mettre entre 4 et 10 milliards pour s’offrir une technologie cloud souveraine. Plutôt que d’essayer, on s’affranchit de principes élémentaires tels que la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, car en étant OIV, Orange a des obligations comme ne jamais stocker une information classifiée sur un système non conforme. Je vous laisse imaginer. Mais le plus grave c’est qu’Orange est une marque forte, avec une force commerciale percutante qui va entrainer dans son offre des cliniques, des hôpitaux, des centres de recherches, des universités, des start-up, bref que de la donnée sensible. On a l’impression que c’est français, puisque c'est commercialisé par Orange, alors que toute la technologie s’appuie sur une solution américaine qui ne peut pas appliquer ni respecter le RGPD. C’est techniquement impossible pour Microsoft, car la redondance et la fameuse scalabilité qu’on évoquait au début de cette interview ne seraient pas possibles si l’éditeur devait respecter le RGPD. Si on veut produire et innover autrement, il faut légiférer comme le font nos concurrents, investir beaucoup plus et surtout consommer ce que nous produisons. Cela passe par la refonte du Code des marchés publics que l’on pourrait annuler tant il ne permet pas d’empêcher la corruption et les conflits d’intérêts, mais aussi revoir les traiter de l’OMC. Mais ça c’est impossible, car les Américains font systématiquement obstruction en appel. Ce sont eux qui président la cour d’Appel de l’OMC.

Il faudrait enfin et surtout que le président de l’Union soit élu par le peuple européen. Cela conférerait un statut politique à l’Europe. Elle pourrait alors s’affranchir de la doctrine mercantile des marchés pour se consacrer à la stricte application des textes, à commencer par l’article I-3-3 du traité du l’Union européenne qui garantit d'offrir un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée.

6/ La banalisation de l’hypothèse d’une avarie mondiale d’Internet doit-elle nous faire réfléchir à deux fois avant de fonder de manière irréversible notre avenir sur des infrastructures physiques et des artefacts matériels ? Amusant d’ailleurs que l’on parle à ce sujet d’économie immatérielle...

La prochaine guerre mondiale ne sera pas nucléaire, elle sera numérique. Cela coute beaucoup moins cher, c’est plus facile à maitriser et surtout ça fait tout aussi mal, avec ce petit côté sournois en plus. Si elle est numérique, elle implique de facto la donnée. On en revient à votre première question. Poutine disait dans un discours de 2017 que celui qui maitrisera l’intelligence artificielle serait le maitre du monde. Il a raison le bougre, car sous condition que l’on ait de la donnée, l’IA vous permet de la traiter comme bon vous semble. Ce qui fait d’ailleurs défaut aux Américains et son collecteur de masse qu’est la NSA. Les Américains ont pris du retard et ne maitrisent pas encore l’index de leur propre savoir. Autrement dit ils ne savent pas ce qu’ils savent. Ils peuvent l’obtenir sur requête, mais tant que toutes les bases ne sont pas inter-opérables, ils doivent requêter autant de fois qu’il y a de bases. En Russie, comme il n’y a pas de démocratie, les bases sont déjà toutes interconnectées, comme en Chine ou presque.

Je ne sais pas si vous avez utilisé ChatGPT qui est d’ailleurs déjà saturé ? La communauté cyber s’émerveille, s’amuse et s’amuse jusqu’à poser des questions pas vraiment drôles. Ce genre d’outil, au-delà du génie technique qu’il représente, est une arme de destruction massive de nos sociétés futures. Demain, un État ou un acteur privé, peu importe, va s’approprier la technologie, vous la donner et vous permettre d’en bénéficier gratuitement. Et rappelez-vous, quand c’est gratuit, le produit, c’est vous ! Dès lors, vu ce qu’il est possible de faire avec ChatGPT, un tiers va pouvoir savoir ce que vous pensez au travers de vos requêtes et questions qui, à l’inverse d’un moteur de recherche, vous proposent une réponse personnalisée et parfaitement alignée avec vos attentes. C’est terrible, nos enfants ne mettront plus jamais le nez dans un dictionnaire et vont comme sur YouTube, plutôt que de requêter du porno, demander comment prendre de la drogue sans se faire attraper ou trafiquer une copie de lycée avec le mode opératoire de hacking pour y arriver ! Minority Report de Spielberg n’est qu’à quelques encablures de nos souris.

7/La France semble présenter des excuses toutes les fois qu’on lui prête de vagues intentions de puissance, notamment au regard des États-Unis, et préfère s’en tenir souvent à des rôles de suiveur ou d’arbitre. Est-ce la meilleure façon d’inscrire le destin d’une nation millénaire dans le XXIe siècle ?

Actuellement, la doctrine du pouvoir politique en place est de vendre en parcelle le pays et son ingénierie. On finance sur denier public des pépites qui se vendront au marché boursier américain faute de les consommer au travers des marchés publics puisque justement le code actuel ne permet pas à ces sociétés de concourir. Je prends l’exemple de Tenable, ex Alsid, une solution de cybersécurité très performante et souveraine pour le coup. Faute de pouvoir pénétrer le marché public facilement, ils sont rentrés dans le marché US et ont multiplié par 10 leur croissance. Pourquoi s’en priver ? Pourtant ils ont bénéficié du CISE, du soutien de la BPI, mais ils sont désormais américains. Il y en a plein des comme ça.

Et les autres, soit elles meurent, soit elles survivent. Moins d’une sur cent deviendra une grande PME et 9 sur 10 se feront absorber par un groupe pour y être diluées. Si on entend bien ce que je viens de dire, cela revient à penser qu’il n’y a plus d’État au sens régalien. Aujourd’hui, pour le leader politique, l’objectif est soit électoraliste, soit politique, mais pas pragmatique. On a offert sur un plateau l’explosion de la bulle internet aux Américains en 1999. On a stoppé toute initiative numérique jusqu’en 2010, au même titre que pour le nucléaire, le marché électrique, la PAC et les engrais de Monsanto, bref je n’ai pas d’exemple que l’on pourrait porter en victoire. Alors vous me direz qu’il y a Doctolib, mais la plateforme ne tourne qu’en France, en Allemagne et en Italie : 3 pays ; Blablacar, mais qui n’opère que dans 10 pays pour le moment et qu’en Europe. Je n’en ai pas un qui est en France et qui explose son offre aux États-Unis ou en Inde. En revanche la liste serait plus longue que cette interview si on prend les sociétés américaines qui commercialisent une offre numérique en Europe… depuis les États-Unis !

Quand l’Europe propose quelque chose qui va dans l’intérêt de l’Europe, les lobbyistes des GAFAMA organisent illico des petits-déjeuners à Bruxelles avec un budget opérationnel 3 fois supérieur à celui de l’UE pour son innovation numérique. C’est affligeant.

Lorsque Thierry Breton annonce un fonds européen d’Innovation de 100 milliards sur 10 ans, il exclut – comme par hasard – toutes restrictions de cessions des actifs des sociétés financées. Autrement dit, une bonne idée française, financée à hauteur de 10 millions pas la BPI, puis 30 par le fonds européen, puis disons 5 par le crédit impôt, recherche et développée durant 3 ans dans une innovation que le contribuable paye à presque 100 %. Au bout de 3 ans le produit est là, l’innovation est bonne, et ça marche. Pas de chance, pour je ne sais quelle raison (sic) la pépite ne rentre pas dans les marchés publics, donc elle ne se vend pas. Alors elle se dévalue, et tout d’un coup, un cowboy débarque à point nommé. Il met sur la table 3 fois le prix de l’investissement qui est à perte, car aucune réglementation n’oblige aux fondateurs de rembourser les fonds reçus s’ils se revendent – que ce soit à un tiers extra-continental ou pas. Du coup, les américains ont gagné une belle boite pour pas cher, autrement dit gratuitement puisque payé par les européens. Je connais des députés, des sénateurs qui souhaiteraient que ça change, mais rien n’y fait. Autant Bercy que Bruxelles restent sourds et muet !

8/Y-at-il, dans tous les domaines, de bonnes pratiques en Suisse que vous rêveriez de voir étendues à la France et autres pays d’Europe ?

Il y en a 3 qui me viennent à l’idée spontanément.

La première c’est le consensus. Cela peut paraitre un peu mou comme ça, mais le consensus génère le succès de la décision. Tout le monde ayant trouvé son intérêt, la décision sera appliquée et respectée communément. Ce qui n’implique aucun frein à la mise en œuvre et un respect des règles d’exploitation. En France, le consensus est perçu comme une marque de faiblesse. Les politiciens témoignent d’un besoin criant d’afficher un désaccord de principe au point d’en faire des grèves à l’avance – ce qui ne manque pas de faire rire le monde entier. 

Ensuite il y a le pragmatisme. C’est une conséquence du consensus d’ailleurs. Comment en France, premier réseau ferré du monde, est-il possible de connaitre le numéro de son quai de départ parfois 5 minutes avant le départ ? Quand je l’obtiens 1 an à l’avance en Suisse… C’est l’exemple criant qui, quand on le vit, permet de s’apercevoir que cela change tout. En Suisse, je peux payer mes billets de train sur facture à la fin de chaque mois. Il y a une confiance naturelle qui provoque un équilibre de vie beaucoup plus facile à gérer, car on se sent partie prenante de tout ce qu’il se passe dans la société.

Enfin, je parlerai de la capacité politique de laisser au peuple le dernier mot. Il y a toujours un recours possible et à des conditions parfaitement réalisables. Ce qui fait un taux d’abstention faible et 4 votations par an pour des dizaines de questions. Du coup, les oppositions sont respectueuses du principe démocratique, car ce n’est pas une assemblée qui a décidé, c’est le peuple. Et dans une démocratie directe, le peuple c’est le sacré, il a le dernier mot. C’est presque utopique, mais ce n’est qu’à 450 kilomètres de Paris !

9/ Internet vous semble-t-il plutôt une machine à structurer ou à atomiser ?

En 1997, juste avant le discours de Clinton sur la doctrine américaine de l’Internet, les académiciens à l’origine de ce développement ont tout de suite imaginé que l’internet serait la révolution Gutenberg du XXème siècle.

Ils ont cru que cet outil permettrait de diffuser le savoir en masse, partager l’innovation en open source et délivrer au monde la connaissance humaine grâce à la temporalité du système qui s’appuie sur l’instantanéité. Ils avaient conscience d’avoir entre les mains un outil qui allait faire tomber les frontières et produire une unité du savoir à l’échelle de l’humanité.

Dans la technologie il y a deux choses à distinguer. La technologie industrielle, celle qui nous pousse vers Mars et qui permet de fabriquer un vaccin ARN en 6 mois. Et puis il y a celle qui contient nos données, nos échanges, nos pensées. C’est de celle-là dont je me soucie. Avant l’avènement des réseaux sociaux et je suis bien placé pour le savoir, la technologie de l’information n’avait pas encore engagé un processus avancé de la digitalisation des sociétés. En 2000, Google ne pouvait pas encore savoir si j’avais mal à la tête parce que je demandais l’adresse de la pharmacie la plus proche.

Il y avait donc encore un libre arbitre avec un pouvoir d’influence contenu par les médias généraux et la publicité traditionnelle. Cela même, orienté politiquement, mais composé de personnes cultivées, éduquées à un sens politique souvent universaliste. Ce n’était pas parfait, mais pas non plus catastrophique.

En 2005, Facebook pointe le bout de son nez et en 2007, Steeve Jobs nous présente l’iPhone.

Depuis, on mène des guerres contre les pauvres, pas contre la pauvreté. Avant, on joignait le geste à la parole et on ne se montrait pas orgueilleux. On cultivait notre intelligence et on ne rabaissait pas celle des autres de peur de se sentir inférieur. On n’était pas défini par la personne pour qui on avait voté aux élections précédentes et on n’avait pas aussi peur.

Sans la technologie, la posture sociale aurait été bien différente, forcément plus humaine, plus combative et sans doute plus libre, engagée du moins.

Presque 40 ans après, nous sommes réunis ensemble pour comprendre si on n’a pas manqué quelque chose et pour définir ce qu’il resterait à faire. Quoi qu’il en soit, si j’ai un constat à produire, c’est de considérer que nous sommes à l’âge de pierre de cette mutation qui offre une tendance, me semble-t-il, compromettante pour l’avenir de nos libertés, du maintien de notre libre arbitre politique et de notre indépendance.

10/ Nous collons le préfixe cyber à la quasi-totalité des mots du dictionnaire. N’aurait-on pas un cyber-problème à accepter une bonne fois pour toutes notre monde innervé de connexions électroniques ?

Le marketing mon cher ami, le marketing. Tout n’est qu’offre et demande. Faites-vous plaisir et regardez le plaidoyer de Frederic Beigbeder dans son livre 99 francs qui est très juste. D’autant que je suis passé par la même agence que lui. Donnez-moi n’importe quoi de vieux et je vous en ferai un produit neuf, laissez moi juste la liberté de l’appeler comme il faut ! Le préfixe cyber va s’accoler demain à vos pots de yaourt dès qu’on aura posé une RFID (radio frequency identification) dessus. Sur votre brosse à dents et elle déjà cyber brosse ! La « cyber » est sans limites et ce n’est que le début. Je sens que ça va vous énerver. Moi aussi, car elle créée par son usage intensif une confusion des verbatims et cela fait plaisir au marketing puisque le consommateur s’en retrouve désorienté. Rappelez-vous qu’un consommateur désorienté, c’est un consommateur que l’on maitrise. Et quand le métavers sera rentré dans tous nos foyers, on sera tous en mode cyberlife. La boucle est bouclée ! Ce qui est terrifiant c’est de voir le génie et le brio de nos innovations que le préfixe cyber nous apporte et d’en faire un destructeur du lien social, un tueur d’humains. À ce jour, aucun État, aucun politique n’a entrepris de réguler cela d’une façon ou d’une autre. Pas rassurant tout ça !

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