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De Gaulle eut été en faveur de l’usage de Bitcoin

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de "disputatio" ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n'engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d'influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l'objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 6 octobre 2023
Alexandre Stachtchenko est expert indépendant et conférencier Bitcoin et Web 3

1/ Pouvez-vous brosser à larges traits la grande désintermédiation qui vient (si c’est le cas selon vous) ?

Je ne suis pas complètement convaincu de la « Grande Désintermédiation » qui vient. Pour faire un parallèle avec Internet, les promesses de Bitcoin se retrouvent déjà dans la déclaration d’indépendance du cyberespace de 1996. On y parle de la fin des Etats, de la reprise de contrôle par les individus etc. 30 ans plus tard, entre les GAFAM et la NSA, on est loin du compte en termes de décentralisation.

Est-ce que les cryptos permettent de se passer du système financier ? Oui. Leur principal apport, qui est absolument fondamental, c’est le retour de la propriété privée, et ce dans l’espace numérique. On peut à nouveau posséder par soi-même, en propre. Pas besoin de passer par un tiers pour tenir notre « compte ». Comme le cash dans le monde physique, qu’on peut posséder dans un portefeuille personnel, hors de la banque.

Est-ce que les cryptos vont tuer les banques ? Probablement pas. Car la volonté de vouloir confier ses finances personnelles ou la garde de ses actifs à des professionnels persistera. De la même façon qu’Internet n’a pas conduit l'humanité à héberger ses propres serveurs SMTP pour s’envoyer des emails, ni tué les Etats ou La Poste etc.

En revanche, une banque qui ne se sera pas adaptée à la gestion des actifs numériques en tous genres mourra, c’est fort probable. La désintermédiation n’est pas une fin en soi. C’est un moyen. Dans le cas de Bitcoin, l’objectif de la décentralisation, c’est la résilience, et non l'efficience.

Je reprends le parallèle avec Internet : historiquement, l’utilité originelle d’Internet en tant que réseau décentralisé était que le système puisse continuer de fonctionner en cas d'attaque nucléaire. L'objectif n’était pas l’efficience, mais la résilience.

Bitcoin est moins « efficient » que le système bancaire. Mais il est plus résilient. Et de la même façon qu’Internet a fini par devenir aussi plus efficient que la quasi-totalité des systèmes alternatifs, il y a fort à parier que Bitcoin le deviendra aussi. Déjà aujourd’hui, faire des transactions sur Bitcoin à l'international par exemple est plus efficient que sur le système traditionnel : quelques minutes contre quelques jours, quelques centimes ou euros de frais contre des frais variables atteignant 10% environ.

Ceci, sous le prisme de la souveraineté, est particulièrement intéressant, car c’est un réseau qui minimise les dépendances extérieures.

Si l’on se bat par exemple pour que le service public arrête d'utiliser Microsoft pour préférer Open Office ou Libre Office, ce n’est pas parce que ces logiciels sont meilleurs, mais parce qu’ils sont libres, indépendants, et donc ne soumettent pas l’Etat français aux desiderata d’une firme étrangère. La moindre efficience, qui peut passer par exemple par une plus mauvaise interface ou expérience utilisateur, est le prix à payer pour permettre à l’Etat de ne pas dépendre de l’extérieur dans ses décisions.

De la même façon, l’utilisation de Bitcoin pour le commerce international suit la même logique : on ne subit pas les conséquences de l’utilisation d’une monnaie étrangère comme le dollar.

La conséquence de la démocratisation de Bitcoin, toutes choses égales par ailleurs, ne serait pas tant la grande désintermédiation totale et complète, mais plutôt l’existence d’une alternative, d’un choix. Si vous souhaitez confier vos finances et vos actifs à des professionnels, libre à vous. Mais si vous ne le souhaitez pas, quelle que soit la raison (confiscation, manque de confiance, pas d'accès au système bancaire, lanceur d'alerte, etc.), alors vous pouvez (enfin !) ! La seule existence de cette alternative devrait favoriser également un système financier plus sain, car il se retrouve menacé par la fuite de ses clients, aujourd’hui garantis quoi qu’il fasse, puisque sans compte bancaire, on n’existe pas.

D'ailleurs, une des raisons majeures pour lesquelles les Banques Centrales, FED et BCE au premier rang, évoquent des problèmes de « stabilité financière » lorsqu'elles parlent des cryptos, c’est la capacité à sortir du système bancaire, dans lequel elles préféreraient continuer d’emprisonner tout le monde.

Pour l’anecdote, l’entreprise Custodia, fondée par Caitlin Long, aux Etats-Unis, s’est vu refuser une licence bancaire par la FED récemment au prétexte que cela menacerait la stabilité financière. Son seul tort est d’avoir voulu établir un modèle d’affaires dans lequel la banque facturerait à ses clients la conservation des fonds, mais ne rémunèrerait pas d’intérêts sur des dépôts, dans la mesure où elle ne ferait pas de crédit. La FED a donc estimé qu’un tel service menacerait la stabilité financière, car il offre
une sérénité trop forte à ses clients potentiels, qui pourraient fuir les banques traditionnelles, et donc les mettre à risque de défaut ou de crise de liquidité. C’est le monde à l’envers : la banque accusée de mettre en péril la stabilité financière est celle qui ne fait pas de crédit !

La menace que représentent les cryptos est du même acabit : dans un système où il n’existe pas d’alternative à des banques mastodontes devenues systémiques et dont le bilan est empli de crédits souvent toxiques ou bancals, il est nécessaire de continuer la fuite en avant géante si l’on ne veut pas voir l’édifice s'effondrer. Comme un vélo qui tombe s’il n'avance plus, les banques ne peuvent pas fonctionner si les épargnants retirent leurs dépôts. Dans ce cadre, Bitcoin représente une porte de sortie vers la sobriété, un « bank walk », sorte de bankrun discret, numérique, et lent, permettant d’épargner son argent sans le prêter à quelqu'un d’autre, ce qui compromet en effet la poursuite d’un système malade, qui se défend en attaquant les cryptos.

2/ Quel constat pouvez-vous dresser de la bancarisation de près de 95% des Français ? En quoi cela a-t-il été utile (aux Français) ? A leur patrimoine, à leur pouvoir d'achat ?

La bancarisation a été un processus nécessaire à l'émergence de la finance numérique. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le monde numérique est un monde où la rareté n’existe pas. C’est un espace infini. Un email envoyé à quelqu’un diffère fondamentalement d’une carte postale, son équivalent physique, car lorsque j’envoie une carte postale, par définition, je ne la possède plus ! A l'inverse, je ne supprime pas l’email de mon ordinateur pour pouvoir l’envoyer. Il est en réalité copié.

Or gérer des actifs de valeur suppose une finitude, une rareté. Un actif infini et accessible vaut 0 puisque l’offre est infiniment supérieure à la demande. Le numérique n’est donc fondamentalement pas adapté à la gestion de tout ce qui a de la valeur, en particulier la finance.

Pour pallier ce problème, on a transformé les actifs en dettes : en ouvrant un compte chez un tiers de confiance, une banque, qui deviendra responsable de la tenue du grand registre des créances (qui possède quoi, et qui doit quoi à qui), on permet de transformer les actifs en des informations. On ne « possède » plus quelque chose, on a l’information enregistrée quelque part que quelqu’un nous doit quelque chose. L'avantage de cela, c’est que le monde financier peut participer à la révolution numérique. Le
désavantage, c’est que si vous n’avez pas de compte bancaire, vous êtes exclu du corps social, et a fortiori de la mondialisation.

Dans les années 1960, il y a un gros demi-siècle, il y avait 6 millions de comptes bancaires pour 45 millions de français, selon les archives du Crédit Lyonnais. Aujourd’hui, le taux de bancarisation est supérieur à 95%, les enfants ont des comptes bancaires, et on est même obligés, par la loi, d’avoir un compte pour pouvoir faire des choses parfaitement basiques : ouvrir une entreprise, toucher un salaire etc.

Les Français sont donc passé en deux générations à peine d’une gestion de leurs actifs par la possession propre (les lingots d’or, le cash sous le matelas etc.) à la créance via le compte bancaire généralisé.

On peut apprécier le fait que cela rend le système plus efficace ou que le capital travaille mieux (il est moins thésaurisé par exemple). Mais cela le rend aussi moins résilient : le système bancaire français est un oligopole, tournant autour de 5 grands groupes bancaires, qui sont tous systémiques. À titre de comparaison, il y a encore aujourd’hui près de 5 000 banques en activité aux Etats-Unis. Ces groupes ne peuvent plus faire faillite, au risque d’emporter la France avec eux. Cela conduit évidemment aux comportements oligopolistiques classiques : blocage de la concurrence, frein à l'innovation, chantage à la faillite et socialisation des pertes.

On peut s’interroger par exemple sur le retard considérable pris par les Fintech françaises, en dépit des atouts incroyables dont dispose notre pays. Malgré un prix de l’octet parmi les moins chers, le fait d’avoir inventé la carte à puce, des banques d’envergures internationales, les meilleures infrastructures numériques et télécom d’Europe, etc., nous n'avons que deux licornes fintech : Lydia et Qonto. Vous noterez (oh ! bizarre !) que ce sont les deux seules qui n’ont pas eu besoin d'accéder aux informations bancaires de leurs clients pour se développer.

Une partie de la raison pour laquelle les Français se fournissent chez Revolut, Robinhood, e-toro ou Trade Republic est que l’oligopole bancaire français préfère saborder notre souveraineté pour s'acheter une dizaine d'années de tranquillité sur son marché domestique plutôt que de laisser la concurrence émerger et construire les champions de demain. Sans surprise, la même chose se passe dans l’industrie des cryptos, où les entreprises ne peuvent toujours pas opérer en France, se voyant refuser l’ouverture de comptes bancaires. Mais comme d’habitude, c’est emballé dans de bons sentiments : c’est pour protéger le consommateur ! Aucun souci cependant pour que feu Fidor Bank, ancienne filiale de BPCE, permettent à l'américain Kraken de disposer d’un compte bancaire en Allemagne.

Je précise mon propos : l'immense majorité des personnes travaillant dans l’industrie bancaire sont parfaitement intentionnées, et ne cautionnent pas cela, voire ne sont pas du tout au courant. Il s’agit là du résultat d’une situation de domination que la contingence naturelle et certaines décisions systémiques (réglementation par exemple) ont créé, et qui est savamment entretenue au niveau « politique » par les groupes d'intérêts.

En résumé, l'existence de professionnels financiers dont l’activité est d’intermédier l’épargne et l’économie réelle afin de stimuler l’économie, c’est-à-dire des banquiers, est parfaitement normale.C’est même sain.

Mais l’irruption du numérique a détruit le libre choix de l’individu en rendant obligatoire l'ouverture d’un compte bancaire pour participer à la vie sociale et économique. Cette absence de choix est dramatique pour la société, et pour les libertés individuelles évidemment, puisque les banques se retrouvent de plus en situation d’être le bras armé de politiques de contrôle toujours plus intrusive. Le fait que l’Europe a envisagé d’interdire les portefeuilles cryptos dits « non hébergés » (c’est-à-dire les portefeuilles personnels, l'équivalent numérique de votre portefeuille en cuir dans votre poche !) en dit très long sur la valeur que nous accordons à des principes et libertés fondamentaux comme la propriété ou la vie privée. La généralisation du compte bancaire a conduit le monde politique à être drogué au contrôle financier des individus, et il ne peut plus s’en passer. Ce que les Etats-Unis font à Snowden, ce que le Canada fait aux truckers, ce que la Chine fait aux manifestants hong-kongais, ce que les Talibans font aux femmes,... tout cela ne serait pas possible dans un monde où la bancarisation n’est pas indispensable.

3/ Est-ce que le concept de crypytoactif représente un moyen d'introduire la notion d'originalité et surtout de rareté, en matière de propriété sur le Net ?

Oui. C’est l’innovation radicale et fondamentale des cryptos : la propriété d'actifs rares.

4/ Quel lien établissez-vous entre le thème de la souveraineté et les cryptomonnaies ? Le droit de battre monnaie est directement lié à la souveraineté. Croyez-vous que les banques centrales vont se laisser docilement dépourvoir de ce privilège régalien ?

En réalité cette question se pose surtout pour Bitcoin. Le reste des cryptos n’a pas de prétention monétaire. La souveraineté et la monnaie sont deux thèmes évidemment liés. Mais la souveraineté ce n’est pas blanc ou noir. Pour reprendre l'exemple du logiciel libre que j'ai pris plus haut, on préférerait tous effectivement que le ministère de l’Education Nationale utilise un super logiciel français de traitement texte. Mais il n’existe pas. À défaut, il reste cependant préférable d’utiliser un logiciel libre, plutôt qu’un logiciel propriétaire américain.

De la même façon, si on l’on prend l’exemple du commerce international, les relations entre l’Iran et la France sont un cas d'école. La France n’a pas d’embargo avec l’Iran. Certains constructeurs automobiles français par exemple, en prévision de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, dès 2015, avaient une forte présence locale et s'apprêtaient à conquérir ce marché. Mais patatra, M. Trump décide de tout faire capoter, et réinstaure des sanctions unilatérales avec l’Iran.

Que fait la France, pays supposément indépendant ? Eh bien elle est bloquée : l'Iran ne veut pas d’euros, la France ne veut pas de Rial, et commercer en dollars est prohibé car le droit américain s'applique. Aucune banque française ne souhaite s’exposer à des amendes ou sanctions, certaines ayant même été récemment vaccinée… Et comme le secteur bancaire français est constitué d’un très petit nombre de très gros acteurs, tous sont exposés au marché américain.

Alors pour faire bonne figure et ne pas montrer notre incapacité à avoir un commerce extérieur indépendant et souverain, la France gesticule. Conjointement avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, elle annonce la création d’INSTEX en 2019, une usine à gaz destinée à offrir un support juridique pour commercer avec l’Iran sans utiliser le dollar. La suite était évidemment prévisible et est très bien résumée sur Wikipedia : « Fin janvier 2023, les actionnaires d'INSTEX prennent la décision de liquider l'entreprise, après la réalisation d'une unique transaction ». On n’osera pas demander combien d’argent public a été englouti dans ce projet.

La solution au problème était pourtant à portée de main et ne coûtait pas un sou d'argent public : Bitcoin.

Bitcoin n’est pas la monnaie des Etats-Unis. Bitcoin est un système de paiement indépendant, qui peut opérer en dehors de SWIFT, numérique, quasi instantané, et qui ne ferme pas le soir et le weekend.

En 1965, alors que les Etats-Unis commençaient à jouer un peu trop avec la confiance qui leur était accordée pour préserver le système monétaire international, De Gaulle disait: « Nous estimons nécessaire que les échanges internationaux soient établis comme c’était le cas avant les grands malheurs du monde sur une base monétaire indiscutable et qui ne porte la marque d'aucun pays en particulier. Quelle base ? En vérité on ne voit pas qu'il puisse y avoir réellement de critère d’étalon autre que l’or. »

A l'évidence, à l’époque, le monde n’était pas numérisé, et Bitcoin n’existait pas. Mais il est fort probable que De Gaulle eut été en faveur de l’usage de Bitcoin, car il aurait préféré commercer de manière souveraine avec les pays de son choix via un actif « qui ne porte la marque d'aucun pays en particulier », plutôt que d’être soumis à un pays étranger.

Alors est ce que passer de l’Euro au Bitcoin est une perte nette de souveraineté, quand la monnaie est un « privilège régalien » ? Pour l’international, sans doute que non. Disposer de cette alternative est plutôt un gain net. Pour le local, je me permets de remettre en cause les prémisses de la question. La monnaie est émise pour sa très grande majorité par les banques commerciales via le crédit. Ce ne sont plus les Etats qui créent la monnaie. Même le cash, pièces et billets, est créé par la BCE, dont les statuts garantissent l'indépendance vis-à-vis des Etats. La BCE, statutairement, ne doit pas faire de politique ! Son mandat unique est la stabilité des prix.

Alors bien sûr dans les faits, la BCE s’assoit allègrement sur cette indépendance. Lorsque l’on entend les gouverneurs successifs menacer de ne pas collaborer avec certains gouvernements, la Grèce ou l'Italie par exemple, si les électeurs venaient à faire « le mauvais choix », il s’agit bien évidemment d’une ingérence flagrance et d’une rupture complète du contrat des traités européens.

Car la contrepartie de cette indépendance de la BCE, c’est qu’elle n’est juridiquement responsable de rien. Elle ne rend pas de compte au parlement européen (tout au mieux depuis quelques années, elle daigne venir y expliquer sa politique), elle dispose de son propre droit du travail etc. Pour l’anecdote, il y a quelques années, un membre du bureau de la BCE avait communiqué des informations privilégiées à des entreprises financières sur une future décision concernant les taux directeurs. Dans n'importe quel autre contexte, un tel comportement aurait été constitutif d’un délit d'initiés, et sévèrement puni. Ici non, aucune punition, puisque la BCE n’est pas responsable juridiquement devant qui que ce soit. Plutôt qu’une punition, l’ironie étant sans limite, c’est la BCE qui a reproché publiquement aux média d’avoir parlé de l’incident.

Donc si la monnaie est un privilège régalien, la première chose à faire avant d’interdire Bitcoin serait en réalité de démanteler la BCE !

Par ailleurs, on peut légitimement se demander si l’Etat, sans la contrainte qu’implique un étalon sous-jacent comme le fut longtemps l’or, est digne de confiance pour gérer une monnaie infinie. Au stade actuel de ma réflexion, et éclairé des expériences historiques que furent les Assignats, ou le système le Law, ou encore plus récemment le dollar depuis 1971, je dirais que la réponse est non. La monnaie infinie dans les mains de l'Etat, c’est malheureusement le clientélisme débridé et l’irresponsabilité favorisée, qui permet d’entasser toujours plus de dettes, et de poursuivre une fuite en avant géante pour oublier les limites physiques de notre planète.

On me demande souvent « Mais si l’Etat ne crée plus la monnaie, comment peut-il se financer ?! ».

Je commencerais par dire que la question est déjà terriblement symptomatique de nos sociétés actuelles.

L'Etat se finance par l'impôt, qu’il peut prélever dans n’importe quelle monnaie, y compris en bitcoins. Cet impôt sert à financer un budget, voté par des représentants du peuple. Et le peuple consent à l'impôt en le payant.

Depuis la réforme du prélèvement à la source (permise par la généralisation des comptes bancaires…), bien que la mesure soit opérationnellement immensément plus efficiente, on a symboliquement perdu le consentement à l'impôt dans le processus. Ce n’est pas anodin, et c’est même révélateur.

Avec le covid, la boîte de Pandore a été complètement ouverte : l’argent est magique, il peut être créé sur commande en appuyant sur un bouton. Dans cette situation, il devient légitime pour n’importe quel français d’interroger l’utilité même de préserver un système d'imposition. Pourquoi ne pas simplement créer de l’argent pour sauver l’hôpital ? l’école ? l'environnement ? C’est tout simplement le début de l’'engrenage de l’hyperinflation, dont les conséquences sont abominables pour n’importe quelle société. Quand la monnaie meurt, la société ne tarde pas à suivre.

5/ Quels sont les courants de pensée qui sous-tendent la révolution crypto ? On entend parfois parler de libertarisme. On peut passer des heures à évoque le sujet, mais, qui, dans le monde du web3, pour garantir nos libertés, fédérer des communautés, prévenir l’atomisation du monde ?

La question me fait sourire car elle soupçonne un mouvement, dont l’alpha et l’'oméga est la liberté, de venir menacer nos libertés, qu’il faudrait donc garantir contre cette menace ! Ce soupçon est encore une fois assez révélateur de la drogue au contrôle que nous avons toutes et tous prise ces dernières années.

Je tiens à rappeler humblement par exemple que le RGPD européen est d’inspiration cypherpunk, car c’est dans le manifeste cypherpunk que l’on parle de minimisation de collecte des données, de consentement à cette collecte, et autres principes fondamentaux. Les licences Creative Commons sont aussi une inspiration de ces communautés. L'autre combat principal des cypherpunks est celui pour la préservation de la confidentialité et de la vie privée. Rappelons ici donc que l’anonymat est salutaire pour la société. Sans lui, pas de Voltaire, pas de George Sand, pas de Georges Orwell. Sans lui, impossible pour des groupes en minorité ou oppressés d’exprimer des témoignages ou de s'organiser. Comme je l’écrivais dans un article intitulé « Eloge de l’anonymat », celui-ci est une pratique salutaire pour faire émerger des nouvelles idées et innover. Car, rappelons-le, toute nouvelle idée commence par choquer. L’anonymat est garant d’une société libre, en particulier, de la toute-puissance de la pression sociale. Et c’est déjà extrêmement inquiétant qu'il soit suspect de le défendre. Cela étant dit, je partage l'inquiétude, ne me reconnaissant moi-même pas dans le courant libertarien, et n’étant pas un grand fan de l’atomisation de la société.

Je renvoie à ce titre à une conférence de Lawrence Lessig, avocat américain précurseur du numérique, et à l’origine de l’expression « Code is Law », ainsi que des licences Creative Commons, en 2015.

Cette conférence était donnée face à un public de précurseurs des cryptos, à Sydney, et s’intitulait « Déjà-vu all over again ». Un clin d’œil à sa propre expérience : les promesses de libertés maximales, d’émancipation totale, etc. sont du déjà-vu ! Ce sont les mêmes promesses que celles d'Internet dans les années 1990, dont lui-même était précurseur.

L'intérêt de cette conférence, c’est qu’il appelle ses successeurs, les précurseurs des cryptos, à ne pas commettre les mêmes erreurs qui ont conduit Internet à passer d’une promesse de liberté à un monde de surveillance, un panoptique foucaldien.

En particulier, il appelle les développeurs et ingénieurs à ne pas refaire la même erreur qui a consisté à se penser dans un monde virtuel, indépendant du monde physique, dans lequel les Etats n'auraient aucune prise. Cet hubris, ce sentiment de toute puissance, d'indépendance totale, a conduit les précurseurs d’Internet à une forme de naïveté, et par la suite à se faire déborder par les multinationales et les Etats, qui ont tranquillement et patiemment installé des oligopoles et des mécanismes de
contrôle parmi les plus intrusifs et pervers de l'Histoire.

A cet égard, je m’inscris dans cette philosophie : je ne souhaite pas que les cryptos créent une forme de société parallèle dans laquelle l’individu est roi mais atomisé. Bitcoin aura des impacts dans le monde réel, mais il ne tuera pas les normes, la pression sociale, les lois ou les Etats. Et tant mieux. En revanche, un Etat qui ne s’adapterait pas aux nouvelles donnes est pour moi condamné à être relayé au rang de suiveur. Comme la France qui rejette Internet car « son mode de fonctionnement coopératif n’est pas conçu pour offrir des services commerciaux », dixit le rapport gouvernemental sur Internet de 1994, et qui se retrouve complètement colonisée, vassalisée, dans l’espace numérique.

Il faut donc trouver ce juste milieu, préserver nos libertés fondamentales, notre vie privée, et s'inspirer des courants cypherpunks à ce sujet. Mais il faut faire attention à ne pas céder à la sensation de toute puissance que crée ce nouveau monde, et se penser à l’écart de la réalité physique des sociétés humaines et de leurs relations internes et entre elles. Cela exige de faire un compromis entre les libertés individuelles et les règles collectives de vie en société.

Alors il reste l’alternative que malheureusement commence à préférer une partie de la classe politique : interdire.

Les derniers pays qui ont interdit les cryptos, ou ont pris des mesures s’en rapprochant, sont la Chine du Parti Communiste Chinois, et l'Afghanistan des Talibans. Au-delà de l’efficacité très modérée de ces interdictions, l’échantillon me semble assez éloquent, et raconte très bien ce que nous sommes en train de devenir : des sociétés de contrôle dont le modèle est la Chine et son crédit social. D'ailleurs ce n’est pas un hasard si pour son Euro Numérique, Christine Lagarde rappelle régulièrement que nous sommes en retard sur la Chine.

Pour ma part, si on peut laisser la Chine et garder notre retard sur ce sujet, ça me va très bien.

En résumé, on peut supposer que les courants de pensée qui alimentent Bitcoin sont effectivement des courants ayant des sympathies pour les libertés individuelles et la vie privée, cypherpunks, libertaires, libertariens etc. Ce sont exactement les mêmes que ceux qui alimentaient Internet. Est-ce pour autant une garantie que leur « création » va s'exprimer selon leur souhait en maturant et avec l'adoption ? Rien n’est moins sûr, et Internet nous donne plutôt un exemple inverse. Je m'étais exprimé d’ailleurs sur l’attitude déplorable de la gauche française sur le sujet Bitcoin. Plutôt que de comprendre comment elle pourrait s’en servir pour faire avancer ses combats, elle est encore embourbée dans une tentative d’infréquentabilisation de Bitcoin, s’essayant à des assimilations douteuses avec l’extrême droite ou l'antisémitisme (sic…). A ce petit jeu-là, la gauche ne peut pas gagner car Bitcoin ne mourra pas. Après 15 ans à annoncer sa mort en vain, l’idée devrait commencer à être acceptée.

Et puisqu'il ne mourra pas, il vaut mieux se l’approprier plutôt que de le rejeter. Aux Etats-Unis, ce deuil a été fait par une partie de la gauche qui a commencé ce travail d’appropriation, heureusement. On peut citer Jason Maier, et son livre « À progressive case for Bitcoin », ou encore Alex Gladstein, directeur de la stratégie de la Human Rights Foundation, qui met en avant comment les militants des droits de l'Homme utilisent Bitcoin, et s'inspire par exemple de Roya Mahboob, entrepreneure afghane connue, qui est devenue une des plus ferventes défenseure de Bitcoin, lui ayant permis de sauver son propre patrimoine et d’aider des femmes à fuir l'Afghanistan.

On pourrait ajouter du point de vue plutôt économique et monétaire que Bitcoin a renouvelé l’intérêt pour une école de pensée économique qui avait été quasiment anéantie par le keynésianisme. Il s’agit de l’école autrichienne, plaidant, entre autres, pour que l’Etat ne gère pas la monnaie car la tentation est trop forte pour lui de faire n’importe quoi avec, et de la dévaluer à son profit en lésant les épargnants et entreprises, et favorisant le capitalisme de connivence, la proximité avec le robinet monétaire et les bons décisionnaires assurant une forme de richesse.

De mon côté, j'ajouterais à cela un point de vue plus écologique : le système monétaire actuel ne permet pas, systémiquement, la sobriété. L'inflation n’est pas un « bug », c’est une cible, un souhait, un objectif des Banques Centrales, afin de favoriser la consommation. Or, selon tous les scénarii du GIEC, on ne pourra pas atteindre nos objectifs climatiques sans un volet « sobriété » important.

I| existe une injonction à croître du système monétaire international, qui pousse notamment les épargnants à dépenser pour éviter d’être victimes de l'inflation. Et bizarrement, la monnaie, ce thermomètre et ce sang de l’économie, mesure de tous les indices et grandeurs, fondement de tous les échanges, de toutes les transactions, influençant tous les jours les décisions des agents économiques, a réussi à esquiver l'examen collectif. I! ne se trouve pas un écologiste, un économiste, un politique, pour dire que la monnaie actuelle nous conduit collectivement dans le mur climatique, de manière structurelle et systémique.

6/ Vous avez œuvré chez KPMG. Les grands cabinets sont-ils en train d'effectuer une mue sur ces sujets réputés sulfureux ?

Oui et non. De manière générale, je suis assez critique sur le monde du conseil. J'ai pu constater assez souvent que c’est un monde qui est prisonnier de ses clients, et qui préfère leur dire ce qu’ils veulent entendre plutôt que ce qu’ils doivent entendre. Si le monde du conseil fait sa mue, c’est parce que cela devient socialement acceptable de se positionner sur ces sujets pour les entreprises, et par transitivité, il devient donc nécessaire pour les cabinets d’avoir un discours cohérent et intelligent sur le sujet.

Chez KPMG, mais aussi avant l’acquisition, en tant que cabinet indépendant, nous avons essayé de porter une vision différente, avec des convictions fortes. Quitte à perdre des clients, qui parfois ne souhaitent que valider une décision déjà prise, et lui donner un tampon extérieur pour se déresponsabiliser. Et KPMG a d’ailleurs été courageux, en France comme à l'étranger d’ailleurs, en faisant partie des premiers cabinets à adopter une position plus équilibrée sur les cryptos. Pour preuve, KPMG a publié récemment une étude évoquant l'intérêt de Bitcoin pour les enjeux RSE, alors même que le discours « mainstream » considère encore aujourd’hui majoritairement Bitcoin comme une hérésie sous cet angle-là.

Aujourd’hui, un chemin énorme a été fait, mais nous ne sommes pas au bout de la route, et les contrefeux restent nombreux. Blockchain privée, puis tokens de banques, puis Monnaies Numériques de Banque Centrale, mais aussi du plus folklorique avec les Métavers etc. Tout est fait pour ne surtout pas parler de l’éléphant dans la pièce : Bitcoin. Non, Bitcoin ce n’est pas sérieux. C’est le terrorisme, c’est la pédophilie, ça détruit la planète plusieurs fois par jour, et puis ce n’est pas une monnaie. Même lorsque le Salvador a officialisé Bitcoin comme monnaie légale et officielle, le jeu de l’autruche s’est poursuivi : le Salvador, ce n’est pas vraiment un pays quoi. « Le Salvador, soyons sérieux » disait le ministre du numérique français.

A l’heure actuelle, la situation est toujours celle-ci : pour la plupart des entreprises françaises, Bitcoin est un tabou mais les actifs numériques commencent à devenir fréquentables. Les banques parlent de jetonisation de titres financiers, les entreprises classiques parlent de NFT etc. En conséquence, les cabinets de conseil s'adaptent. Ils étaient nombreux à faire la pub des blockchains privées inutiles pour vendre de la mise en place et du cloud (IBM disait déjà à l'époque que pour 1€ de blockchain vendu, c’était 10€ de Cloud vendu !), aujourd’hui, ils se positionnent sur la jetonisation et les NFT.

Mon propos n’est pas de dire que la jetonisation ou les NFT sont inutiles, loin de là. Amon humble avis d’ailleurs, je ne vois pas dans 10 ou 15 ans ce qui justifierait qu’un actif financier ne soit pas jetonisé, tant cela représente une optimisation majeure à tous les niveaux : accessibilité, disponibilité, coûts, rapidité etc. Etil est donc bien évidemment nécessaire de s’y préparer. Les NFT sont aussi une nouvelle façon d’interagir avec des communautés, ou de désintermédier l’art numérique. Donc il y a un énorme
progrès par rapport au « temps » des blockchains privées, qui elles ne fonctionnaient simplement pas.

En revanche, constater qu'il y a toujours un tabou sur Bitcoin me révolte. Il s’agit à mon sens de l’enjeu stratégique central. Mais le discours officiel et mainstream est absolument accaparé par des personnes ou institutions en conflit d'intérêt grossier et évident. Demander à une banque centrale ce qu'elle pense de Bitcoin, c’est demander à la Poste ce qu’elle pense de l'email, ou au canard ce qu’il pense du foie gras. Mais ça ne semble pas frapper grand monde dans l’univers médiatique, où leur avis est continuellement sollicité sur ce sujet, et ce sans contradiction.

En tout cas, en arrivant chez KPMG, mon ambition était d’en faire le « top of mind » du conseil sur les sujets cryptos en assumant des convictions, tout en étant intraitable sur le sérieux, les sources, la crédibilité, l'argumentation, l’expertise. J’espère y avoir contribué autant que faire se peut, et je suis très fier d’y avoir laissé une équipe extrêmement talentueuse et irriguée de cette philosophie. Sans aucun doute, nous avons contribué à ce que le sujet avance plus rapidement en France que si nous n’avions pas été là.

7/ Les politiques sont assez peu présents sur le thème des cryptoactifs. Pouvez-vous leur souffler 10 mesures de salut public qu’ils pourraient intégrer dans un programme électoral sans risque de perdre en route la moitié de leurs potentiels électeurs ?

Les politiques sont cyniques mais très pratico-pratiques : ils se posent très simplement la question de savoir si les cryptos sont un marché électoral intéressant. La réponse jusqu’à présent était un non franc et évident. Pour avoir eu des échanges avec des députés européens, peu avant les précédentes élections européennes, il était absolument transparent dans leur discours qu’ils n’allaient certainement pas risquer de perdre des voix sur un sujet aussi sulfureux. Le ratio risque/bénéfice était catastrophique.

Le premier combat est donc culturel : tant que les cryptos ne seront pas suffisamment adoptées, alors elles ne représenteront pas un enjeu intéressant pour les hommes et femmes politiques.

Nous sommes, je pense, dans une période de bascule à ce sujet. Aujourd’hui, il y a plus de français qui possèdent des cryptos, que de français qui possèdent des actions en propre. C’est environ 1 français sur 10. Ce n’est plus quelque chose de négligeable, et cela devient petit à petit un marché électoral. La crypto a offert à la France deux licornes, Ledger et Sorare, la première contribuant même à réindustrialiser une région sinistrée par la mondialisation, à Vierzon. Les messages politiques peuvent devenir attractifs. Mais attention, le plus gros facteur discriminant dans la détention de cryptos est l’âge. Les jeunes sont largement surreprésentés dans les détenteurs. Or les jeunes ne votent pas. Cela pourrait donc tempérer ou différer ce gain d'intérêt chez les politiques.

A ce titre, lors de la précédente présidentielle, plusieurs candidats avaient accepté l'invitation de Ledger à venir sur le site de leur usine à Vierzon pour s'exprimer sur le sujet des cryptos. Malheureusement, l'invasion Russe en Ukraine a complètement annihilé cette montée en puissance du sujet dans les média. Je suis persuadé que les cryptos avaient une dynamique pour elles qui auraient pu en faire un sujet de campagne, bien que mineur.

Concernant les mesures, l’Europe s'étant emparé du sujet, cela commence déjà à être trop tard. Cependant, il reste des sujets sur lesquelles nous pouvons être actifs. La première mesure à faire, qui ne coûte pas un seul euro, et qui serait majeure pour l’attractivité française, serait très simplement de prendre position publiquement en faveur de Bitcoin, et de lui reconnaître sa capacité à être une monnaie. Une version ambitieuse de cela pourrait être de commencer à faire accumuler des Bitcoins plutôt que de l’or par la Banque de France. Accumulation qui peut commencer par les actifs numériques saisis par la justice aussi.

Du point de vue économique, dans l’idée, il faudrait faire en sorte d’héberger à minima des plateformes d’échange majeures et des entreprises de minage en France.

Pour les premières, sans soutien de la puissance publique, il est impossible maintenant d’émerger parmi les mastodontes actuels que sont devenus les Coinbase, Kraken et autres. C’est dommage dans la mesure où une société comme Paymium a lancé son activité bien avant eux, mais encore en 2023 se voit fermer son compte bancaire. L'Etat doit garantir la possibilité d’ouvrir un compte bancaire, pourquoi pas via la Banque Postale, et de le maintenir dans le temps. Les prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) français sont quasiment tous positionnés en aval de la chaine de valeur, ce qui nous rend dépendant, en particulier de plateformes américaines. || me semble nécessaire, a minima au niveau européen, au mieux français, de disposer d’une grande plateforme d'échange.

Une façon de court-circuiter le problème du compte bancaire pourrait être simplement aussi de casser le monopole sur les comptes bancaires, ou la nécessité d’en ouvrir un pour lancer une entreprise. Déjà en Suisse, il est possible de constituer une société avec un apport en capital en crypto, conservé sur un portefeuille personnel. Forcer l’ouverture d’un compte alors qu’il existe maintenant une alternative relève d’un anachronisme qui n’a d’autre raison d’être que de protéger le secteur bancaire privé.

Pour les secondes, les entreprises de minage, il s'agit d’un enjeu majeur en termes de contrôle de la gouvernance du réseau. EDF pourrait parfaitement utiliser les surplus et les extra-capacités du nucléaire ou des ENR pour améliorer sa rentabilité, favoriser la transition énergétique et garantir la souveraineté nationale. Je peux personnellement assez bien projeter une vision où dans le futur une partie substantielle du minage serait opérée par des entreprises publiques d’électricité. Cela fait parfaitement sens pour profiter au mieux de la capacité du minage à effacer sa consommation du réseau à la demande, aidant ainsi les opérateurs à gérer celui-ci. Il pourrait être intéressant de favoriser l'émergence d’un producteur d’ASICs (les machines spécialisées pour le minage) en France aussi.

Il y a ensuite des mesures un peu plus techniques comme la fiscalité. Instaurer un régime fiscal simplifié pour les particuliers pour les paiements en crypto, avec un abattement forfaitaire, semble être une bonne idée pour ne pas freiner l’adoption. A l’heure actuelle, si vous achetez une baguette de pain en bitcoin, vous créez un événement fiscal vous forçant à calculer la plus-value réalisée en échangeant vos bitcoins contre une baguette de pain, puis à rapporter cette plus-value sur la valeur latente de l'ensemble de votre portefeuille d'actifs numériques. Autant dire que soit les gens ne déclarent pas, soit ils évitent de payer en crypto. Le seul abattement qui existe aujourd’hui est annuel, et non par opération de paiement.

Pour les sujets hors Bitcoin, il me semble crucial de favoriser l'émergence d’un stablecoin Euro digne de ce nom, et remettre la BCE à sa place sur le sujet de l’Euro Numérique, pour lequel elle n’a pas de mandat démocratique. Aujourd’hui à l’inverse, à cause d’un manque de compréhension du sujet et d’un amalgame fait avec le projet Libra/Diem de Facebook, les autorités se sont persuadées que les stablecoins étaient des menaces pour la « souveraineté monétaire ». Dans la réalité, les Etats-Unis, encore une fois, se frottent les mains, car les stablecoins sont en réalité une extension du domaine de la lutte. Aujourd’hui ils représentent une capitalisation supérieure à 100 milliards de dollars, et 99% sont des représentations du dollar américain. Au lieu de favoriser la compétitivité de l’euro dans l'espace numérique, le parlement européen a introduit dans le règlement MICA une épée de Damoclès, un Veto de la BCE permettant d’arrêter à sa convenance n’importe quel projet de stablecoin euro.

Enfin, il faut soutenir les efforts de l’industrie bancaire et financière à s'orienter vers la jetonisation des titres financiers traditionnels.

J'ajouterais sur un autre plan que briser le tabou autour de Bitcoin est aussi important dans le monde académique. Les personnes souhaitant aujourd’hui faire des thèses sur ce sujet sont des parias qui se voient refuser encadrement et financement, et sont donc obligés de camoufler leur véritable objet d’étude derrière des prétextes génériques comme « le numérique » « les start-ups » etc. C’est tout simplement indigne et choquant. Et ce problème n’est pas que Français malheureusement, des témoignages existant aussi aux Etats-Unis.

8/ Le mouvement de désintermédiation est un mouvement centrifuge. Est-il amené à pulvériser les corps sociaux auxquels nous sommes habitués, ou au contraire, travailler à la constitution de nouveaux ensembles politiques, de nouvelles cités « souveraines » ? Ou serions- nous « condamnés » à assurer seuls notre propre souveraineté personnelle, à ne plus compter que sur nous comme « alter de confiance » ?

La souveraineté personnelle n’est pas exclusive de la souveraineté collective, il s’agit d’un équilibre. Pour reprendre la distinction que fait Benjamin Constant dans son discours « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », la liberté a changé de signification au cours du temps. Dans la Grèce antique, berceau de la démocratie, la liberté avait pour prix. l’esclavage d’une partie significative de la population, et l'exclusion des femmes du corps social. Par ailleurs, même les citoyens n’étaient pas « libres » au sens moderne. En atteste la condamnation à mort de Socrate pour avoir simplement philosophé, et fut accusé ainsi de corrompre la jeunesse. La liberté antique était une liberté collective : Athènes est libre face aux Perses. C’est la cité qui exprime sa liberté.

Constant argue que les Lumières ont modifié le curseur, et ont introduit les concepts de libertés fondamentales. Ce sont les individus qui sont libres, et le collectif doit garantir les droits des individus. La loi préserve ma liberté de penser, de me déplacer, de me réunir, de manifester, etc.

La question que l’on peut poser à mon sens est : peut-on avoir une société où les libertés individuelles fondamentales sont garanties si l'Etat, ou le collectif, n’est pas suffisamment fort pour se prémunir d’influences, incursions, voire invasions étrangères ? Ma réponse personnelle serait plutôt non. Et à ce titre, c’est un arbitrage qu’il convient de faire, un contrat social : où placer le curseur pour préserver un maximum nos libertés fondamentales, tout en donnant la capacité à l’Etat d’être suffisamment fort
pour nous défendre tous en tant que collectif, nation, peuple.

Dans la société actuelle, il est largement possible d’argumenter que le curseur est dorénavant significativement déplacé vers les restrictions aux libertés fondamentales. Et ce n’est pas qu’une affaire de cryptos évidemment, il suffit de regarder l’actualité régulièrement. En ce moment, la nouveauté c'est d'interdire les VPN... Comme évoqué dans une autre question plus haut, notre société est droguée au contrôle, car elle est anesthésiée au risque, qui est le corollaire inévitable de la liberté. Une dictature est toujours mieux organisée qu’une société libre. Rousseau disait : « On vit aussi tranquille dans les cachots. En est-ce assez pour s’y trouver bien ? ».

L'Europe vivant dans un monde imaginaire et fantastique dans lequel il n’y a que des consommateurs qu'il faudrait protéger d'eux-mêmes, nous avons pris la fâcheuse tendance à empêcher et restreindre par précaution. Dans le monde des cryptos, ça se traduit par un régime juridique français encadrant les cryptos depuis 2019 (enregistrement auprès de l’Autorité des Marchés Financiers si vous souhaitez opérer en France). Quand on enlève la brume des bons sentiments, on constate que les entreprises françaises n’ont pas pu émerger face à la concurrence, et que les Français utilisent des services étrangers. Résultat des courses : la France perd une industrie, les Français utilisent des services étrangers, et ne sont même pas protégés, puisque ces services sont offshores et souvent moins-disants.

En résumé, je pense que la capacité à reprendre la possession de ses actifs, ou du moins, en avoir l'alternative accessible, est absolument salutaire pour se prémunir de dérives autoritaires qui sont en cours. Pour le dire autrement et de manière claire : les cryptos, Bitcoin en particulier, sont un test pour nos démocraties, permettant de révéler notre appétence collective à la liberté ou à la servitude volontaire et au contrôle. C’est un euphémisme que de dire que nous sommes en train de rater ce test, et que nous validons plutôt la thèse de La Boétie.

9/ Pouvez-vous (re)définir l’idée de « valeur » en 2023 ? Qu'est-ce qui donne de la valeur à un bien matériel ou immatériel et pour quelle raison ?

Question difficile. La valeur est subjective. La valeur de quelque chose c’est l'importance qu’on lui accorde relativement au reste. Le prix, lui, est une tentative de marché pour étalonner les valeurs entre elles et entre les individus. Dans un marché en concurrence pure et parfaite, le prix est le meilleur outil d’information des individus, leur permettant de prendre les décisions les plus éclairées quant à leur comportement économique. Le problème évidemment, c’est que la concurrence pure et parfaite est
un cadre théorique similaire au « sans frottements » en physique : il n’est jamais vrai.

Ce qu’on peut dire néanmoins, c’est que lorsque la monnaie se déprécie structurellement par l'inflation, c’est-à-dire qu’elle vous brûle les doigts, votre appétence pour des objets autres que la monnaie (actifs en tous genre, consommation etc.) augmente.

La construction du système monétaire n’est donc pas un simple artefact d’économiste de salon, mais quelque chose de systémique et d’anthropologique car elle vient affecter notre rapport au monde et à la valeur. Et plus fondamentalement, elle vient affecter la valeur qu’on accorde à la ressource la plus rare et la plus précieuse : le temps. Un système inflationniste incite à des comportements court-termistes. Si votre argent perd sa valeur tous les jours, vous n’avez aucun intérêt à préserver de l'épargne dans le temps. Vous êtes encouragés à l’insouciance de la consommation immédiate.

Je réitère donc l’idée exprimée plus haut : le système monétaire actuel est un système hédoniste qui ne permet pas la sobriété et incite les agents économiques à ne pas prévoir le long terme. C’est un chamboulement artificiel des systèmes de valeur des individus.

10/ Accepteriez-vous de décrire votre biotope psycho-politico-spirituel et essayer d'établir des liens de causalité avec votre promotion d’un monde désintermédié ? Que tenez-vous pour sacré ?

Comme évoqué plus haut, je n’ai pas d’affinité particulière pour la désintermédiation en tous temps en tous lieux et en tous contextes. Elle est un moyen, pas une fin. Je ne souhaite pas la disparition des Etats ou des Nations, mais peut-être qu’en France il pourrait être pertinent parfois de déléguer certaines compétences, de décentraliser le pouvoir. Je ne souhaite pas l’atomisation d’individus réduits à leur statut de consommateur parfait dans une économie mondialisée. Je déplore à ce titre que l’Europe soit incapable de se penser comme autre chose qu’un marché de consommation géant. Pour faire plaisir au consommateur, tout le monde se presse, mais dès qu’il s’agit de parler du citoyen il n’y a plus personne.

Je m'inscris personnellement dans une ligne que l’on pourrait historiquement rattacher à une sorte de gauche IIl° République, universaliste, laïque et souverainiste.

Etant donné le mouvement sinistrogyre de la politique, je suppose que ça me met aujourd’hui dans un camp un peu déserté à mi-chemin entre le libéralisme et le conservatisme gaullien. Mais je ne suis pas un grand fan des cases. Je déplore par exemple que la gauche soit obnubilée par les problématiques sociétales, mais aussi que la droite soit absente de la question écologique. Qu’une partie de la gauche renie largement l’universalisme et la laïcité émancipatrice, pour lui préférer un immobilisme identitaire, un refus de l'assimilation confinant au communautarisme, mais aussi que la droite soit aveugle aux inégalités que les fortunes diverses ont pu générer. De manière générale, je reconnais à la gauche une capacité à avoir une pensée systémique, et à intégrer dans son raisonnement les effets de l’environnement social et sociétal sur l’individu, ce qui est crucial pour éclairer la puissance publique. Mais je lui reproche de trop souvent franchir la ligne entre une pensée systémique et une pensée essentialisante et mono-factorielle, collant facilement des étiquettes et enfermant dans des cases les individus. A l’inverse, je reconnais à la droite la capacité de penser et défendre en général la liberté individuelle, mais je lui reproche son inclination contradictoire à préserver les rentes, ou encore sa naïveté sur les pressions systémiques auxquelles sont soumis les individus, affectant ainsi leur liberté
individuelle.

Je suis à l'heure actuelle assez orphelin politiquement donc. Mais je pense sincèrement que Bitcoin peut être une pierre angulaire d’un nouveau récit collectif qui nous permette de faire Nation. Un outil permettant de ralentir collectivement, et d’imposer à toutes et tous une sobriété systémique pour avoir une chance de préserver l’environnement, tout en évitant l’écueil de l’autoritarisme et en préservant les libertés fondamentales. Un outil de souveraineté dont de Gaulle aurait parfaitement pu se faire l'avocat. Un outil innovant sur lequel les cartes ne sont pas encore distribuées, ce qui signifie que nous
pourrions tirer notre épingle du jeu, et exercer une influence importante sur l'infrastructure financière
et monétaire de demain.

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