"Dé-coder, une contre-histoire du numérique", Charleyne Biondi

Vous allez entrer dans cet essai comme dans les films dont la couleur autant que l'intrigue vous saisissent dès les premières minutes. Docteur en science politique diplômée de Columbia et de Sciences Po, Charleyne Biondi s'est lancée dans une vaste entreprise clinique : embrasser sans jugements et d'un seul regard les mutations techniques qui, au long de l'Histoire, nous ont menés aujourd'hui au point de ne plus savoir où nous allons. Le numérique est partout et nulle part, fluide, insaisissable. Il change nos usages en profondeur. Instrument du capitalisme de surveillance autant qu'outil de d'émancipation, il souffre d'une forme d'ambivalence. Acclamé par les uns, dénoncé par les autres. Pas question cependant de se ranger au rang des contempteurs ou des laudateurs. C'est un aspect marquant de cette ouvrage : son engageante objectivité. Charleyne Biondi ne défend aucune thèse. Elle se risque à proposer une 3ème voie "techno-poétique" pour considérer la manière dont la transformation numérique "vient façonner, bouleverser notre rapport au monde".

L'ouvrage surprend par l'abondance de ses références intellectuelles et culturelles, toujours mobilisées au service de la force de conviction du propos.

"Pour les marxistes du XIXème siècle et leurs descendants, ceux qui maîtrisent les moyens technologiques de production maitrisent le sens de l'Histoire", rappelle ainsi très utilement la jeune essayiste.

"Dé-coder" constitue une somme digeste de ce tout qu'il est utile de savoir pour appréhender la question du numérique aujourd'hui. Oserait-on dire que c'est un ouvrage proprement "technologique" au sens étymologique du terme ? Enfin, quelqu'un s'attache à regarder, avec une incontestable hauteur de vue, ce sujet hélas si souvent réduit à lui-même.  Enfin, la raison prend l'outil pour objet. "Rien n'est plus faux que l'idée d'une sphère technologique indépendante" écrit ainsi Charleyne Biondi.

Il suffit pour s'en convaincre d'aller puiser, comme le fait si bien l'auteur, dans les sources du mouvement qui présida à la naissance du numérique, au coeur de la contre-culture américaine, dans les années 70. Il faut à cet effet remonter jusqu'à la Renaissance. "Les expériences de Léonard de Vinci, de Galilée, de Bacon, leur façon inédite d'aborder les mystères de la vie en appliquant une méthode rationnelle, scientifique, ont progressivement déconstruit l'idée que l'ordre du monde découlait de l'impénétrable dessein de Dieu".

En lisant cet ouvrage, vous apprendrez comment Stewart Brand, qui inspira Steve Jobs et inventa le terme de "personal computer" est sans doute à l'origine de profondes mutations, nées d'un trip sous LSD qui le fit un jour rêver d'une photo de la planète Terre.

"Dé-coder" tient sa promesse, et, c'est amusant, avec un titre issu de la pensée computationnelle. Certains passages fournissent de précieux éléments de réflexion, amenés de manière toujours pédagogique. Tenez, celui-ci par exemple :

Eric Schmidt, ancien PDG de Google qui, en 2018, déclara lors d'un gala de Sciences Po "Nobody's forcing you to use Google...But you need it".

Et l'auteur de commenter en bas de page : "Ce paradoxe, qui consiste à présenter la transformation numérique sous le faux jour du libre consentement ("nobody is forcing you") tout en insistant sur le fait que nous n'avons en réalité pas d'autre option ("but you need it") illustre parfaitement la façon dont le progrès technologique nous dépossède de la possibilité de choisir son utilisation et de juger ses effets.

La question de la souveraineté n'est évoquée textuellement que dans un sous-chapitre, mais elle est omniprésente à chaque page. Nous assistons à la fin d'un monde, à la "destitution du politique". Et à l'avénement d'une nouvelle forme de pouvoir qui menace de l'éteindre complètement.

"L'industrie technologique déploie un arsenal de stratégie et de moyens pour imposer des produits socialement transformateurs avant que les pouvoirs politiques n'aient le temps ou les moyens de l'en empêcher. C'est le célèbre credo de Mark Zuckerberg Move fast et break things."

Or "la gestion des potentiels effets indésirables de ces innovations disruptives est d'autant plus compliquée qu'elles ne résultent pas d'un choix politique.

Les géants de l'industrie emploient aujourd'hui des méthodes qui "visent à 'désarmer 'systématiquement le pouvoir politique de manière à s'imposer comme partenaire incontournable."

"Mais que devient la légitimité et la souveraineté d'un Etat lorsque les données collectées, le savoir produit et le moyen d'affecter les comportements de sa population sont détenus par des acteurs privés, et presque tous étrangers ?"

Charleyne Biondi Illustre le propos avec le Health Data Hub (dont on vient d'apprendre qu'il n'aurait bientôt plus le droit de porter ce nom anglais). Si nos données de santé sont stockés chez Microsoft, elles ne sont plus protégées par le droit français et européen, observe l'auteur. L'Etat "capitule" pour reprendre les termes de Snowden.

Dès lors, que valent nos vies si tout s'apprécie désormais au regard de critères de maîtrise, d'efficacité ou d''optimisation, comment demeurer libres dans un monde gouverné par le calcul, qui nous promet, bizarrement, de le devenir ? Ce sont là des questions que pose méthodiquement Charleyne Biondi.

Mais la plus importante d'entre elles est sans doute celle de la meilleure organisation de la Cité dans un monde nouveau, dont les fondations et les aspirations ont été, nolens volens révoquées en doute par une constante course au progrès.

"Il faudrait que l'on reformule entièrement la question politique posée par la question numérique".

Et l'auteur de mettre le doigt sur le point névralgique de cette question.

"C'est là tout le paradoxe du numérique : alors que la technologie a été promue et perçue comme un outil profondément émancipateur, qu'elle a ensuite été décriée comme la cause d'une hyper-individualisation des comportements et des modes de vie, puis dénoncée comme responsable de la 'fin de l'individu' et de son libre arbitre, l''individu' en tant que tel n'a, en réalité, jamais été ni son sujet ni son objet.

Toutes raisons pour lesquelles nous ne saurions trop vous recommander la lecture de cet ouvrage captivant, qui, et ça n'est pas là son moindre mérite, provoque chez le lecteur un bouleversement de perspective.

Vous ne considérerez plus jamais ces sujets avec le même prisme.

Recommandation : HAUTE !

"De-coder, une contre-histoire du numérique", Charleyne Biondi
270 pages, 20€
Editions BOUQUINS

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