SouveraineTech_logo_975

Newsletter n°63 - 30 juin 2023

⭕️ Éditorial

En beauté

Nous finissons en beauté cette "saison" de nos entretiens avec une grande dame de l'intelligence économique, unanimement respectée à ce titre et à bien d'autres. Une fois n'est pas coutume, nous pouvons sortir de notre réserve et dire notre alignement avec la vision de celle qui fut Déléguée interministérielle à l’intelligence économique de juin à 2013 à juin 2015. Nous espérons que vous prendrez plaisir à lire cet entretien, comme vous avez trouvé de l'intérêt dans les précédents et nous l'espérons, dans ceux que nous ne manquerons pas de publier à la rentrée, en septembre. Claude Revel figure parmi la petite trentaine de brillants intervenants présents à l'occasion de notre colloque du 29 septembre au Palais du Grand Large à Saint-Malo. Réservez cette date. Nous serons 200 face à la mer et au Fort National. Ce sera l'occasion de nous rencontrer, de nous présenter, de débattre, de resserrer nos rangs et de choquer nos verres. Ce sera le moment de vivre un colloque pas comme les autres, riche en propositions concrètes. Enfin, nombreux sont ceux parmi vous qui nous ont demandé comment nous soutenir. Eh bien c'est simple, venez le 29 septembre, jour de grande marée placé non sous le haut patronage de quelque ministre, mais sous la protection des saints archanges Michel, Gabriel et Raphaël. Au 29 septembre ! 

Bertrand Leblanc-Barbedienne


Nous avons aujourd'hui le très grand honneur de recevoir Claude Revel, qui est essayiste et politiste - présidente du GIE FRANCE SPORT EXPERTISE, dirigeante du think tank SKEMA PUBLIKA, administratrice CLASQUIN, et présidente d'Information & Strategies.


La vision budgétaire a remplacé la vision politique.



⭕️ Le grand entretien

 

1/ Vous êtes une pionnière dans la mise en œuvre de l'intelligence économique. Quel regard portez-vous sur l'essor qu'a connu cette discipline depuis la création de l'OBSIC en 1989 ?

D’abord notons que l’OBSIC était un organisme privé, créé fin 1988 à l’initiative des grands groupes de BTP français qui se lançaient à l’international et financé par eux. Nous avons au début reçu une petite participation du ministère de l’Equipement et du ministère des affaires étrangères sous forme d’un contrat de prestation, comme coup de pouce à une initiative de regroupement qui leur paraissait très pertinente. Il était entendu qu’ils se retireraient au bout d’un an et c’est ce qui s’est passé, ce qui ne nous pas empêchés de continuer à leur envoyer systématiquement nos rapports et notes, dans une logique de partenariat public-privé efficace.

Il y avait à l’époque dans l’administration et dans les grandes entreprises, bien avant le rapport Martre, des personnes sensibilisées à l’intérêt de comprendre et anticiper les marchés internationaux, même si nous n’appelions pas cela intelligence économique, mais c’est bien ce que nous faisions et qui s’est développé par la suite en lobbying réglementaire international auprès des grandes institutions. Je suis sûre qu’il y a eu d’autres initiatives du même genre dans d’autres secteurs, mais moins connues.

Après le rapport Martre de 1994, il y a eu des tentatives d’action commune public-privé, puis c’est retombé, puis le rapport Carayon de 2003 a vraiment relancé les choses. En est sortie notamment la nomination d’Alain Juillet comme Haut Responsable à l’IE.

Depuis lors, l’IE d’Etat a subi des hauts et des bas, dus en grande partie au cloisonnement de l’organisation administrative et au fait que jamais ce projet d’IE d’Etat n’a été totalement porté par un politique. C’est à mon époque, de 2013 à 2015, qu’il y a eu un projet véritablement global mais dès fin 2015 il a été éclaté entre plusieurs ministères. Ce projet global, embrassant tout le spectre de l’IE, est encore à re créer. Il nous manque notamment aujourd’hui pour le secteur public une orientation commune sur l’influence, articulée avec les acteurs non étatiques.

En revanche côté entreprises, il me semble qu’il y a eu pas mal d’avancées, une vraie sensibilisation, notamment à la sécurisation. Tout n’est pas fait mais le secteur privé s’est globalement plus organisé que le public.

2/ Que pouvez-vous nous dire du Think Tank SKEMA PUBLIKA dont vous assurez le développement, notamment au regard des questions que nous traitons habituellement sur Souveraine Tech ?

Ce think tank a été créé pour porter une pensée d’origine et de portée internationales, non franco-française, sur des sujets sociétaux et géopolitiques, avec une volonté d’anticipation sur tous les sujets, sans agenda politique si ce n’est d’être indépendante et issue de l’esprit critique, le tout assorti de pistes de recommandations, pour le débat public et pour les décideurs de politiques publiques.

Nous avons une proximité intellectuelle avec Souveraine Tech, dans la mesure où nous essayons de ne pas être enfermés dans les schémas mentaux qui souvent formatent les élites et les débats français et où nous cherchons toujours à décrypter, notamment avec les outils critiques de l’intelligence économique. Même si ce n’est pas notre objectif initial, nous pensons ainsi contribuer au renforcement et au rayonnement international d’une pensée française ouverte et constructive sur le monde. La souveraineté d’un pays n’est pas le repli mais au contraire la capacité à affirmer sa singularité et à être moteur dans un monde ouvert aux influences.

3/ Au XIVe siècle, Jean BURIDAN écrivait : "La volonté est l'intelligence et l'intelligence est la volonté." De quoi manquons-nous exactement aujourd'hui ?

On peut aussi rappeler la phrase attribuée à Gramsci « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Je dirais qu’aujourd’hui en France et dans beaucoup de pays occidentaux, nous avons beaucoup d’intelligence mais manquons, non seulement de volonté, mais aussi de courage. Quand je dis « nous », je pense à ceux qui sont en charge de l’intérêt général, du bien commun, de la liberté d’expression, base de la démocratie. Car cette volonté ne manque pas, en revanche, aux forces économiques et idéologiques qui ont construit ce que j’ai appelé dans mon livre « La gouvernance mondiale a commencé » de 2006, la gouvernance libéralo-morale qui s’est développée avec la mondialisation financière et qui a conduit à un ordre mondial intenable. Il faut du courage pour s’y opposer, pour se réformer et bien sûr aussi une profonde intelligence des situations.

4/ Le génie de la lampe vous octroie le pouvoir de soumettre à la lecture intégrale d'un ouvrage un politique, un chef d'entreprise et un patron de média. Quels ouvrages faites-vous lire ? Et qui les faites vous lire ?

A un politique l’inévitable mais ô combien riche « Art de la guerre » de Sun Tzu, à un chef d’entreprise, notamment dans la tech, « 1984 » de George Orwell et à un patron de media « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury. A tous un livre de psychologie qui m’a beaucoup marquée « Que dites-vous après avoir dit bonjour ?» de Eric Berne, pour l’analyse dite transactionnelle des rapports humains. Pour tous, il faut également lire Jung, notamment sa théorie sur les archétypes. Des réflexions globales embrassant la technologie et la philosophie seraient également utiles, comme celles de Jean Staune.

5/ Aujourd'hui tout est technique, chiffré et assujetti à l'idée de rendement, d'efficacité ou d'optimisation. La règle de droit vous semble-t'elle encore échapper à ce vilain régime ?

Je crains que non. On a un peu perdu dans le droit la notion de principe au profit exclusif de l’outil. Il est clair que l’influence du droit anglo-saxon, la common law, y a été pour quelque chose. On le voit à fond dans les directives européennes, en matière de comptabilité et de finance par exemple mais aussi pour tout ce qui est gouvernance et ne parlons pas de la fiscalité. Cela touche aussi le droit des contrats. La longueur et le détail des textes sont effrayants, et j’irais jusqu’à dire que c’est contraire à l’efficacité, car lorsqu’on veut tout détailler, on oublie toujours quelque chose alors que la notion de droit romain de principe de droit interprété par le juge permet l’adaptation. Mais la règle de droit compliquée fait aussi le bonheur des cabinets d’avocats et de consultants.

6/ Internet est-il ou est il à vos yeux devenu un "service public" et le cas échéant quelles conséquences cela appelle-t'il ?

Oui l’internet est devenu aussi indispensable que l’eau et l’électricité pour toutes nos activités publiques et privées. La donnée est devenue source de richesse, pour l’instant surtout pour les grands groupes privés multinationaux qui ont initié l’internet et le dirigent. Nous avons laissé passer tous ces développements sans réaction, alors que beaucoup déjà alertaient. Il y a des évolutions, par exemple une participation publique au sein de l’ICANN. Mais la question de fond de l’accès pour tous n’est pas réglée. Rappelons d’ailleurs que pour l’eau et l’électricité, c’est le mouvement inverse qui se produit puisqu’elles sont déléguées à des groupes privés, pour censément faire régner la concurrence et les meilleurs prix. Les Etats ne sont pas organisés pour changer cet état de choses, même pour ceux qui le souhaiteraient, sans compter l’esprit général qui est encore que ce qui est privé est toujours plus efficace. Certes cela est vrai pour les activités commerciales mais quand on parle de besoins du peuple, on doit considérer différemment les choses. Il faut une grande réflexion au niveau mondial, déjà européen, mais on n’est pas actuellement parti pour cela.

7/ Le monde ne parle plus que d'IA. Y'aurait-il de notre part une bien utile diversion ou exonération, pour n'avoir plus à puiser dans le génie ou effectuer le devoir humains ?

Pour faire l’IA il a fallu puiser dans le génie humain. En elle-même, elle est extraordinaire. Mais là encore, on a laissé et on laisse se développer des outils et des produits commerciaux avec fascination et sans en faire l’objet d’une réflexion politique, et même philosophique. Quand je dis on, ce sont les gouvernants car nombre de philosophes et sociologues analysent et alertent. Des comités d’éthique se sont créés par ci par là, et c’est bien mais pas suffisant.

Alors c’est vrai, le risque majeur est de déléguer à des outils gérés par des individus des décisions d’ordre politique. Oui l’IA va nous faciliter la vie mais si nous ne réagissons pas au niveau politique, elle continuera à être gérée par quelques-uns, les mêmes qui aujourd’hui nous parlent de revenu universel, bien pratique pour tenir les populations tranquilles avec en parallèle des produits d’entertainment et une éducation citoyenne dégradée qui leur feront oublier de faire appel à leur intelligence propre, à juger et aussi leurs devoirs de citoyens.

J’ai cependant confiance dans un sursaut, toutes les nouvelles technologies ont d’abord été captées par des individus plus ou moins prédateurs puis cela a été repris en mains pour l’intérêt général. J’ai le regret de dire que ce sursaut ne viendra peut-être pas de l’occident mais d’autres zones du monde, par exemple les BRICS, qui aujourd’hui s’organisent pour un nouvel ordre mondial. L’IA en fait partie. Il serait très utile de discuter avec eux dans des enceintes multilatérales, pour de bon et pas via des réunions grandioses et des rapports.

8/ Que vous inspire l'allocation financière invraisemblable qui est faite à destination des startups ?

La vision budgétaire a remplacé la vision politique. En négatif comme en positif : on fait des « coupes » et des « rabots » dans les services publics parce qu’il faut faire des économies, et en sens inverse, quand on veut favoriser un secteur, ou face à une situation de crise, on répand l’argent en pensant ainsi répondre aux enjeux.

Le mot start up est aussi devenu magique. Or pour favoriser les activités entrepreneuriales technologiques innovantes et anticipatrices, il faut à la fois bien plus et bien moins qu’ouvrir systématiquement le portefeuille (des Français). Il faut bien plus, car pour favoriser l’essor des ces petites entreprises issues de la recherche, il faut d’abord dé bureaucratiser les processus, s’attaquer à la réforme de l’Etat et des administrations en général, qui est l’une des causes souvent avancées de départ à l’étranger de chercheurs entrepreneurs innovants. Il faut aussi anticiper, on n’est pas démuni d’intelligences sur ce point, mais le lien avec les décisions opérationnelles qui devraient en découler est bancal. Et on pourrait donner bien moins et plus efficacement, que d’argent pourrait être économisé en établissant des priorités, en les suivant réellement et en évitant les incohérences réglementaires, fiscales et les redondances de structures.

9/ Un sujet qui est peu abordé : la déconnexion croissante entre le langage et le réel, une vieille dispute de plusieurs siècles entre nominalistes et réalistes : la trouvez-vous d'actualité et pour quelles raisons ?

Hyper d’actualité ! Pour m’éviter de re-rédiger…! je reprends ci-dessous quelques lignes de mon livre « Nous et le reste du monde » de 2007, désolée de me citer mais c’est par facilité.

« Dans la pensée enfantine, il y a des mots qui produisent des effets magiques : « Tu l’as dit, tu l’es », disent les enfants. Le mode d’information privilégié est le conte.

Le technocrate n’en est parfois pas loin. Le verbe est la réalité. On l’a dit, on l’a promis, on l’a écrit – donc c’est fait. Il en est ainsi des mots qu’on emploie de manière incantatoire : la « concertation », la « coordination », la « simplification », et depuis quelque temps, dans le commerce extérieur, « chasser en meute »… Le politique pour sa part affectionne « l’écoute ». L’énoncé même de ces mots dispense de précisions, ils sont des sésames censés par eux-mêmes produire des effets. Ainsi, l’on se réunit souvent pour se coordonner, sans bien savoir sur quoi et en quoi. Mais c’est une action qui se suffit à elle-même. […]

Il s’agit d’un problème de prise sur la réalité, qui conduit à de graves faux-sens dans la communication. Quand un politique « écoute », celui qui lui parle a le sentiment que de ce dialogue va naître une action. C’est d’ailleurs pour cela qu’il parle. Or son interlocuteur politique pense quasiment, lui, qu’il a déjà fait son travail en se prêtant au dialogue. Pour le reste, il fera attribuer quelques crédits et l’affaire sera réglée. […]

Cette « pensée magique » est amplifiée par la puissance des médias, qui par le seul fait de reprendre une annonce lui « donnent du corps ». On pense souvent que les promesses non tenues des politiciens révèlent leur cynisme. Peut-être, mais elles révèlent aussi leur « croyance magique », du moins en ce qui concerne les gouvernants en place : le pouvoir dont ils disposent leur donne le sentiment que leur seul verbe devient réalité, par un tour de main. C’est le syndrome des écrouelles : la mythologie veut que le roi de France n’ait eu qu’à se montrer aux malades pour qu’ils en guérissent. »

10/ Tout le monde cite à l'envi Voltaire et sa disposition à se battre pour que ceux dont il ne partage pas les idées aient le droit de les exprimer. Dans les faits, les voix discordantes ont tôt fait d'être sèchement ostracisées. Qu'est-ce que cela dit de l'état de santé de notre démocratie ?

Comme je l’ai dit, nous sommes aujourd’hui dans un ordre mondial occidental a priori fondé sur la recherche de la démocratie mais qui a été largement capté par des intérêts multinationaux parfaitement respectables mais dont le but premier et c’est normal n’est pas l’intérêt général. Les Etats sont censés garantir ce dernier mais d’une part sont affaiblis par rapport à ces nouveaux pouvoirs, d’autre part sont de plus en plus intellectuellement soumis à des règles de conduite et schémas de pensée qui à mon avis s’éloignent sur le fond de la recherche absolue de liberté qui a été la base des Lumières (même si des dérives en ont découlé).

On peut gloser à juste titre sur les pouvoirs arbitraires qui se développent dans le monde. Cependant, à un moindre degré mais qui pourrait devenir très préoccupant, dans le monde occidental des mots comme le « bien », la « bienveillance, la « bonne gouvernance », etc. utiles à la base sont devenus des mots magiques pour fonder des politiques qui ont de plus en plus tendance à vouloir contrôler ceux qui de leur point de vue y dérogent et à devenir des couperets face à l’esprit critique et aux interprétations divergentes. Les médias se sont approprié les mots des pouvoirs, sans les remettre en cause, sauf par des critiques personnelles ou d’ordre politicien, ce qui distrait à tous les sens du terme, et cela est grave. Sans compter la faiblesse de l’enseignement de l’esprit critique, pourtant indispensable face à la force décuplée des technologies de l’information.

La réglementation des contenus de l’information doit être utilisée « d’une main tremblante » comme le disait Montesquieu pour la loi en général. Je ne suis même pas sûre que beaucoup de gouvernants se rendent compte des dérives possibles de leurs bonnes intentions face à la liberté d’expression. C’est pour cela que les outils de l’intelligence stratégique, à savoir la veille permanente pour comprendre et anticiper le monde et la sensibilisation aux influences seraient indispensables dans les enseignements. Avec en additif des bases solides d’histoire et de philosophie, y compris des sciences.

 

Claude Revel, esprit critique et décence commune

 




⭕️ Mezze de tweets

 

 



⭕️ Hors spectre


Saints archanges, Michel, Gabriel et Raphaël

 

La solitude est essentielle à la fraternité. Gabriel Marcel

 

image_pdfimage_print

Cet article vous a plu ?

Inscrivez-vous pour recevoir chaque semaine nos publications.