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Une société a besoin de symboles et d’un récit national qui soit en phase avec le réel.

Nicolas Moinet est Professeur des universités à l’IAE de Poitiers et chercheur associé au CR 451
1/ Au lieu, ou en plus d'enseigner le marketing dans nos écoles de commerce, que pensez-vous de l'idée de familiariser nos étudiants avec l'intelligence économique (IE) ?

Oui bien sûr, en plus. Mais je dirais : pas que dans les écoles de commerce. Les écoles d’ingénieurs sont tout aussi essentielles si ce n’est plus. Et les universités dans de nombreux domaines aussi. En amont, n’oublions pas les lycées : l’IE aurait toute sa place dans les programmes d’économie ou de géopolitique, à l’instar de ce qui s’est passé pour le renseignement longtemps oublié comme s’il n’avait pas joué un rôle majeur dans l’histoire…

On pourrait aussi mieux former les jeunes générations à la recherche d’information et à son analyse. Car contrairement à ce qu’on pense, ils ne savent pas bien naviguer et investiguer sur un web qui leur semble naturel et dont ils perçoivent mal les ressorts et soubassements. Nous les testons lorsqu’ils arrivent dans nos formations et sommes toujours étonné de leur naïveté, par exemple sur l’interrogation de Google ou la méconnaissance du Deep Web et du Dark Web.

Il faut donc former à l’IE à tous les étages de manière différenciée. Vous voyez tout de suite l’ampleur de la tâche. Mais avant de s’intéresser au « Qui ? », posons la question du « Quoi ? » et évidemment du « Pourquoi ? ».

Je définis l’IE comme une dynamique collective qui vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. L’IE c’est du renseignement ouvert (OSINT) et de la veille, de la protection et de la sécurité de l’information, des connaissances et de l’image d’une organisation (réputation) et, last but not least, de l’influence. C’est tout cela ensemble, une stratégie intégrée, un système qui permet d’être plus agile que l’adversaire, qu’il s’agisse d’un État, d’une entreprise ou de tout autre type d’organisation (ONG, association, groupe de hackers, etc.). Développer une dynamique d’IE implique d’adopter un esprit réseau et une vision stratégique qui mêle l’offensif et le défensif, être en mesure de saisir par exemple des opportunités que procurent les menaces contre lesquelles on doit dans le même temps se prémunir. L’intelligence économique est donc à la fois une posture, une culture, des méthodes et des outils. Cet aspect révolutionnaire d’un OVNI né, pour ce qui concerne la France, dans les années 90 (avec le fameux Rapport Martre) explique qu’il ait connu tant de résistances mais que celles-ci n’aient pu l’arrêter comme les digues ne peuvent arrêter les tsunamis. C’est pourquoi se mettre en mouvement est essentiel.

2/ L'idée que nos entreprises passent les unes après les autres sous pavillon étranger est en train de gagner les esprits. Comment les pouvoirs publics pourraient-ils mieux communiquer sur les actions mises en place pour empêcher cela, notamment par le biais du SISSE ?

Pour gagner en agilité et autant se protéger des prédations que se projeter sur des marchés, il faut jouer collectif. Le SISSE est une pièce maîtresse mais il faut élargir la question car l’agilité vient du dispositif et du maillage, de la capacité à manœuvrer l’ensemble de nos pièces sur un échiquier à plusieurs niveaux dont certains sont invisibles.  C’est le cœur du discours de l’IE : si la compétence est individuelle, l’intelligence est collective. Les militaires ne peuvent gagner seuls une guerre. La nation doit les soutenir et c’est toute une chaîne qui s’organise. Il en va de même dans la guerre économique. Le SISSE et ses relais communiquent mais trop peu écoutent : citoyens, entreprises, politiques. Cela rejoint votre première question. Pour écouter, il faut être attentif et donc avoir été formé. Finalement, il s’agit d’une langue vivante. Écouteriez-vous un orateur qui parlerait une langue que vous n’avez pas apprise ? Par exemple, j’ai, depuis près 30 ans que je travaille dans ce domaine, fait de nombreuses conférences sur la sécurité économique. Je suis même appelé par des clubs d’entrepreneurs. Ils sont intéressés et écoutent. Mais après ? Certes, des services comme la DGSI, la DRSD ou la Gendarmerie vont à leur rencontre pour leur prodiguer des conseils et mener des audits. Mais avec des moyens nécessairement limités, des priorités d’action et, face à eux, des responsables d’entreprise qui ont le nez sur le guidon, déjà de multiples problèmes à régler et une culture de la sécurité souvent faible. La question n’est donc pas tant de communiquer que d’armer nos entrepreneurs, les former à mieux se battre dans des environnements hostiles. Certains y arrivent bien mais nous comptons trop de pertes et les chiffres du commerce extérieur, par exemple, sont là pour nous le signifier. Enfin, si l’on vent vraiment développer les pratiques, il va falloir inscrire la sécurité économique comme une obligation légale avec des médiateurs en charge de les faire respecter tout en apportant des solutions. Pour les PME, je pense plus particulièrement aux experts-comptables.

3/ Quelle différence établissez-vous, toutes proportions gardées, entre le marché, la guerre froide et la guerre économique ?

Le réel est multiforme et traiter de ces notions indépendamment revient à analyser notre environnement de manière partielle et partiale. Il y a des activités et des acteurs publics comme privés traversés par des logiques de marché, des rapports de force qui révèlent la guerre économique et des intérêts de puissance qui relèvent de la guerre froide. Et pour complexifier le tout, chacun s’engage dans le jeu avec des matrices culturelles propres, des dispositifs plus ou moins agiles et une vision du jeu particulière. Je suis toujours étonné quand certains balaient d’un revers de main la notion de guerre économique au prétexte que l’idée ne leur plait pas ou qu’elle remet en cause des dogmes néo-libéraux qui ont pourtant démontré leur vacuité. Étonnant et dangereux. Certes, le réel est un construit, mais certaines politiques et manœuvres sont indéniables. Faire comme si elles n’existaient pas revient à attendre la foudre en s’abritant sous un arbre. Risqué, non ? Car elle ne tombe pas toujours sur le village d’à côté.

Il est donc plus que temps de changer de paradigme. Passons de la vision séquentielle et surannée « Temps de paix/ Temps de crise / Temps de Guerre » à celle plus intelligente de « Compétition - Contestation - Affrontement » portée notamment par le Chef d’État-Major des Armées et qui, on le comprend, ne concerne pas que les militaires. Deux livres récents – non (encore j’espère…) traduits en France – illustrent bien ce triptyque : The Weaponisation of Everything: A Field Guide to the New Way of War du britannique Mark Galeotti et Chip War: The Fight for the World's Most Critical Technology de l’américain Chris Miller. Avant-gardiste, le français Raphaël Chauvancy a parfaitement analysé ce changement de paradigme dans Les nouveaux visages de la guerre : Comment la France doit se préparer aux conflits de demain. En fait, il suffit de lire les experts pour savoir mais je passe mon temps à côtoyer des décideurs publics comme privés qui m’expliquent ne pas en avoir le temps. Voilà qui me semble risqué lorsqu’on est dans la réflexion et dans l’action stratégique. A moins de préférer jouer à la roulette russe. C’est pourquoi j’ai lancé une petite chaîne de vidéos (Pépites et Prismes), espérant donner un peu de matière à ceux qui doivent décider ou conseiller. Et j’ai d’ailleurs eu quelques retours positifs, notamment étrangers, comme celui du général Isaac Ben Israël, dont j’avais présenté l’ouvrage Philosophie du renseignement. Nul n’est prophète dans son pays, dit-on.

Dans l’Hexagone, il y a tout de même quelques lueurs d’espoir sur la prise de conscience intellectuelle. Ainsi le dernier ouvrage d’Ali Laïdi - Histoire mondiale du protectionnisme – a-t-il reçu à Bercy en décembre dernier le prix du livre d’économie. De même, l’ouvrage collectif que j’ai co-dirigé avec Christian Harbulot et Lucie Laurent – Guerre économique : Qui est l’ennemi ? – connait un réel succès et nombreux sont ses lecteurs qui nous demandent comment mieux s’engager dans le combat pour la France. Notre pays ne manque pas de bonnes volontés mais il y a une carence dans leur pilotage.

4/ Les Etats-Unis sont nos alliés, mais ils sont aussi de véritables prédateurs économiques, si l'on en croit l'économiste Michel Volle. Comment nourrit-on une alliance avec un prédateur ? En lui offrant notre cœur sur un plateau ?

Il ne vaut mieux pas ! Même si la vassalité peut être confortable… pour certains du moins. Mais à terme, c’est un jeu perdant et dangereux. Lorsque l’on refuse le patriotisme, on finit avec le nationalisme. Les Etats-Unis sont certes nos alliés militaires mais aussi nos compétiteurs économiques et souvent nos principaux prédateurs. Ils rachètent certaines de nos entreprises stratégiques en faisant pression, notamment par l’extraterritorialité de leur droit, un processus que nous avons accepté et même permis. C’est un de nos grands échecs stratégiques. Nous n’avons rien vu venir, des manœuvres de Transparency International aux avertissements d’anciens directeurs de la CIA comme James Woolsey. Alors, nous avons fait comme si… et le retour de manivelle a été terrible ! Il nous faut urgemment renouer avec cette pensée de l’indépendance stratégique chère à De Gaulle dont on cite toujours le courage et la volonté sans en suivre réellement le sillage. Comme si évoquer un glorieux passé suffisait à nous assurer un avenir radieux. Une pensée donc et des actes car il peut être tentant d’en rester aux discours.

Pour peser face à la puissance américaine, il faut également renforcer notre présence au sein des institutions européennes à tous les étages et pas seulement les plus élevés. Nous n’investissons pas assez l’Union et ne profitons pas assez du marché intérieur européen ainsi que le démontre bien Nicolas Ravailhe, chiffres d’Eurostat à l’appui, dans ses billets sur le site de l’École de Pensée sur la Guerre Économique (www.epge.fr). Notre diplomatie économique n’est pas au niveau, ce qu’a bien constaté le Président de la République. Enfin, la meilleure défense c’est parfois l’attaque… ce qui n’est pas évident dans notre culture défensive.

Là où il y a une volonté il y a un chemin même dans un rapport du faible au fort. Ceci est d’autant possible que certaines entreprises françaises comme Dassault ou Thalès montrent l’exemple. Il ne faut pas avoir peu d’aller contester une suprématie dès lors qu’elle n’est pas juste et même en contradiction avec les valeurs qu’elle défend. En contrepoint de l’affaire General Electric/Alstom, analysons comment Jean Boustani et le groupe Privinvest ont gagné face au DOJ, déjugé par la cour du district Est de New-York. Nous avons publié les comptes-rendus d’audition du procès sur le site de l’EPGE et il y a là une matière stratégique pour qui voudrait s’en saisir. Oui, pour qui voudrait…

5/ Comment percevez-vous la pérennité des économistes qui peuvent soutenir un jour une chose à la télé, et le contraire quelques mois plus tard ? Nous pensons ici tout particulièrement à la question de la souveraineté.

« Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent » disait Edgar Faure. Et il y a un autre phénomène bien connu. Être à contre-courant n’est jamais bien vu. Durant la guerre froide, il valait mieux avoir tort avec Jean-Paul Sartre que raison avec Raymond Aron. Durant la Pax Americana qui a suivi, il valait mieux avoir tort avec Alain Minc que raison avec Christian Harbulot. De ce point de vue, rien ne change. Et il n’est donc pas étonnant de voir sur les plateaux de télé les mêmes qui hier prônaient les thèses inverses. Ils ne se sont pas trompés, ce sont les circonstances qui ont changé, ce qui arrange bien au passage tous ceux qui avaient regardé le monde avec des œillères. Car celui qui avait raison avant les autres vous renvoie au visage vos propres carences. Pourtant, n’est pas là le cœur de la condition humaine (humus – humilité - humain) : reconnaître ses failles, faire son introspection pour mieux s’élever. Au-delà de notre petite communauté, voyez comment notre premier Prix Nobel d’économie – Maurice Allais – fut largement ignoré de son temps. A la fois libéral et protectionniste, il dérangeait au début des années 90 et les médias, empreints de la théorie fumeuse de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, lui préféraient des économistes moins iconoclastes. A ce propos, il me semble bien que le même Fukuyama fût l’invité du dernier Rassemblement des Entreprises de France pour expliquer son erreur d’analyse…

Parallèlement – et même parfois dans un univers parallèle -, les tenants de l’intelligence économique montrent depuis plus de trente ans, grâce à l’analyse comparée internationale, que les économies les plus performantes sont celles qui, fortes de leur maillage public-privé, savent jouer en double commande : ouverture pour conquérir et fermeture pour protéger. Les puissances modernes sont celles qui ont fait du renseignement et de l’influence des leviers au service de leurs intérêts stratégiques. Elles s’appuient d’ailleurs sur des auteurs américains souvent non traduits comme Harold Wilensky (Organizational Intelligence) ou plus récemment Richard D’Aveni (Strategic Supremacy). Regardez, par exemple, le site du Secret Intelligence Service britannique (www.sis.gov.uk) et son slogan : « We work overseas to help make the UK a safer and more prosperous place. » « Safer » on s’en doutait mais « Prosperous » c’est plus intéressant, non ?

6/ Vous considérez que dans une démonstration, la valeur pédagogique de l'anecdote ((du grec ancien ἀνέκδοτος , anékdotos "non publié, inédit") est sous-estimée. Auriez-vous svp une anecdote à nous livrer, qui achèverait de nous faire entendre ou comprendre quelque leçon ?

Oui c’est Michel Volle qui dans son essai Prédation et Prédateurs note l’importance des anecdotes déconsidérées par les économistes. J’aime citer ce passage : « Il ne convient d'ailleurs pas de mépriser les anecdotes : seul le syllogisme permet de comprendre mais l'anecdote, elle, permet de réaliser, de comprendre que ce dont on parle est réel et de l'assimiler comme si on l'avait vécu. Que les économistes prennent garde à ne pas faire comme ces théologiens qui au XVIIème siècle, ont refusé de regarder dans la lunette astronomique que leur tendait Galilée : cela ne pouvait rien leur apprendre, pensaient-ils, puisque tout est déjà dans Aristote et Saint Thomas. »

Vous voulez une anecdote… en voici plusieurs qui sont liées. Je fais une mission d’études au Japon. J’arrive au Japan Information Center for Science & Technology où je suis reçu comme savent le faire les Japonais avec amabilité et déférence. Première question : « Alors, Monsieur Moinet, comment s’est passée votre visite d’hier à l’Agence pour la Science et la Technologie. » Imaginez l’équivalent en France. Pas sûr que l’information circule de manière aussi fluide entre nos ministères et agences... J’enchaîne par un entretien dans un autre ministère, celui de l’industrie. A la fin de la réunion, je comprends que la personne qui me parle depuis le début est l’assistant du directeur qui, lui, écoute et prend des notes en retrait. Enfin, je termine la soirée dans un pub anglais en face de la maison franco-japonaise où je suis hébergé. En ce mois de juillet, celle-ci est déserte. Une pinte de bière à la main, des ingénieurs et scientifiques expatriés anglais se réunissent au sous-sol pour échanger des informations. Le groupe n’est pas fermé mais je suis le seul français… A la fin de la soirée ils se mettent à jouer du Rock et à chanter « God save the Queen ».

7/ L'intelligence économique repose sur trois piliers : la sécurité, l'influence et le renseignement. Comment pourriez-vous décrire franchement l'état de la France au regard de ces trois impératifs ?

Le monde du renseignement et de la sécurité a connu depuis 2008 et le livre blanc de la Défense une montée en puissance et une reconnaissance institutionnelle indéniable et importante. Les moyens ont suivi et le grand public s’est ouvert à ces questions, notamment en raison des attentats qui ont touché notre territoire. Quand j’ai commencé à travailler dans le domaine en 1993 (à Intelco, département du Groupe Défense Conseil International), parler de renseignement, même ouvert, était tabou. Nous avons donc beaucoup milité pour que cette fonction trouve ses lettres de noblesse. Mon premier ouvrage Les PME face au défi de l’intelligence économique (Dunod, 1997 co-écrit avec Laurent Hassid et Pascal Jacques-Gustave) était d’ailleurs sous-titré : Le renseignement sans complexe. Dans le monde économique, qui ne peut être déconnecté du reste, beaucoup a été fait mais, suivant les époques et sans un effort constant, excepté au niveau des formations (Universités, Écoles et institutions telles l’IHEDN ou l’IHEMI). C’est d’ailleurs ce qui explique qu’il y ait désormais des milliers de professionnels formés à l’intelligence économique en France. C’est un vrai succès ! Ces jeunes professionnels ont irrigué le monde économique et instillent dans les entreprises les méthodes et outils de l’IE. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Soyons patients. Pour changer une culture, il faut du temps et jouer sur le principe de la contagion. Cela ne se décrète pas mais s’organise et c’est avant tout de la conduite du changement organisationnel et managérial. Les sociétés françaises d’IE ont connu une vraie croissance à l’instar de l’ADIT et le marché se développe. L’existence et le développement d’un Syndicat de l’IE le prouve (www.synfie.fr).

Il y eut un âge d’or de l’IE au niveau étatique après le rapport du député Bernard Carayon avec la création d’un Haut Responsable à l’Intelligence Économique puis celle de Délégué Interministériel à l’Intelligence Économique et des personnalités comme Alain Juillet ou Claude Revel. Des régions comme la Normandie ou la Nouvelle-Aquitaine se sont saisies du sujet mais il reste toutes les autres. Les CCI qui étaient à la pointe sur ces questions n’ont pas su jouer collectif et ont subi de plein fouet une réforme qui a annihilé leurs capacités d’action. Les MEDEF se sont emparés timidement du sujet. Les Préfectures ont, un temps, joué un rôle de pivot mais, là aussi, la politique publique n’a pas été pérenne faute de formation des cadres et de masse critique du dispositif. D’où un repli de l’État sur la sécurité économique, une fonction qu’il connaît bien. Mais là aussi, il y a des trous dans la raquette et un manque de coordination interministériel des trois piliers. D’autant que l’un d’eux, l’influence, reste le parent pauvre du système. Il y a un verrou culturel à faire sauter mais, pour cela, il faut des artificiers. Au niveau de la Défense Nationale, qui est généralement en avance sur ces questions, il aura fallu attendre la récente revue stratégique de 2022 pour que l’influence soit considérée comme une fonction stratégique à part entière.

Donc, pour résumer, l’intelligence économique avance à la manière des montagnes russes. Il faut désormais rassembler ce qui est épars et muscler les dispositifs à tous les étages. D’où la proposition de loi et la mission d’information qui vient d’être créée au Sénat sous l’impulsion de Marie-Noëlle Lienemann et dont le co-rapporteur Jean-Baptiste Lemoyne a été ministre de l’Industrie. Une logique trans-partisane de bon augure pour une montée en puissance de l’IE alors que notre économie a plus que jamais besoin de se revitaliser.

8/ Pourquoi continuons-nous à nous bercer d'illusions au sujet de la coopération ou du couple franco-allemand, quand le moindre profane convoqué pour observer la situation ne pourrait que conclure à l'évident rapport de force ? Est-ce la peur de la guerre entre nos deux nations ?

Peut-être avons-nous une vision idéalisée du couple (rires). Woody Allen explique qu’un couple c’est quand deux personnes n’en font plus qu’une mais la question est de savoir laquelle… A méditer. Plus sérieusement (quoi que), dans les relations internationales, il n’y a pas de respect de l’autre sans rapport de forces assumé. Il y a une tendance des acteurs à être forts avec les faibles et faibles avec les forts. Avant de critiquer l’Allemagne, posons-nous la question de notre stratégie. Quelle est-elle ? Outre-Rhin, je vois une stratégie de puissance et une capacité à chasser en meute que nous n’avons pas souvent et pas suffisamment. Chez nous, c’est moins clair même si le brouillard se dissipe depuis la crise du Covid et que parler de souveraineté n’est plus un gros mot (enfin !) et n’est pas le pré carré des souverainistes. Ensuite, il faut tout mettre sur la table d’autant que les Allemands aiment les discussions franches et directes. Dans des domaines comme l’énergie, le spatial ou l’armement, les tensions sont fortes. Mais nous ne pourrons pas gagner en nous combattant. Il va donc falloir jouer cartes sur tables. Mais cela, c’est le rôle de la diplomatie et avant tout du Président de la République. La guerre en Ukraine a finalement été un révélateur et, pour reprendre votre image du couple, a conduit à une crise qui peut permettre de se rephaser sans idéaliser la relation. Une relation qui passe d’ailleurs par un renouveau de la connaissance de l’autre et notamment de sa langue (malheureusement en perte de vitesse dans l’éducation nationale). Pour se comprendre, dialoguer et négocier, il faut d’abord se connaître. L’incommunication conduit toujours au conflit.

9/ Comment comprendre le paradoxe entre le succès de l'idée d'agilité et le poncif selon lequel les nations doivent impérativement se fondre dans un magma pour espérer agir avec efficacité, "à l'échelle" ? Pour le dire autrement, la nation vous semble-t-elle ou non l'échelon indépassable de l'organisation économique d'un peuple ?

Une nation, c’est une histoire, une langue commune, un projet, des valeurs, une volonté de vivre ensemble. Les puissances économiques sont toutes des nations fortes. C’est indéniable. Les États restent les maîtres du jeu et, contrairement à ce que l’on entend souvent, ce n’est pas parce qu’une multinationale a un chiffre d’affaires supérieur au PIB de tel pays qu’elle est plus puissante que lui. Ce dernier conserve le monopole de la violence légitime et peut la démanteler à tout instant. Pour moi, l’État-Nation est donc le socle, les fondations… mais pas tout l’édifice. La vie, c’est surtout une question de diversité, de flux et de mouvement. La galaxie est belle parce qu’elle est composée de plusieurs planètes qui exercent entre elles des attractions. Mais aussi d’étoiles, de poussière interstellaire… et de trous noirs ! La France ne sera jamais grande sans l’Europe mais on peut discuter de quelle Europe il doit s’agir. Une union qui nous permette d’être plus agile ou une communauté qui nous paralyse ? L’UE –sous l’influence de ses pays les plus libéraux - a longtemps prôné une politique de la concurrence sans politique industrielle, ce qui est une hérésie. Elle peut être pourtant un bouclier efficace dans certains domaines à condition que la subsidiarité reste la règle.

Pour moi, il faut donc penser en termes d’articulation et non d’échelon, conception administrative certes mais pas stratégique. Au niveau des territoires, la Normandie montre qu’il est pertinent de développer des fonds souverains pour protéger des entreprises considérées comme stratégiques. Ce ne sont pas nécessairement celles considérées comme vitales par l’État. Et alors…Pourtant, j’ai assisté parfois à des discussions surréalistes entre représentants de l’État sur le bon échelon et la nécessité de savoir qui devait décider de ce qui est stratégique ou non. Agissons à tous les niveaux en bonne intelligence, c’est cela l’agilité.

10/ Comment expliquez-vous le douloureux et continuel écartèlement idéologique de notre pays ? Autour de quoi, ou de qui recréer la nécessaire unité ?

Nos schémas de pensée nous emprisonnent et c’est pourquoi nous avons besoin de penseurs qui décalent notre regard. Observons le réel, confrontons les points de vue, communiquons. « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. », disait Montaigne. Les grands médias français ont, de ce point de vue, une lourde responsabilité. D’où la profusion de médias alternatifs, parfois contrôlés par des puissances étrangères (exemple de RT), et qui peuvent diffuser des contenus délirants et pernicieux. C’est cette Apocalypse cognitive bien analysée par le sociologue Gérald Bronner.

L’incommunication conduit à la défiance. Je vous invite à ce sujet le remarquable ouvrage des économistes Yann Algan et Pierre Cahuc : La société de défiance ou comment le modèle social français s’auto-détruit. Pas sûr qu’il ait pris tant de rides que cela. De même, La France sous nos yeux, des politologues Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Pour faire de la stratégie, il faut déjà comprendre qui l’on est. Nos institutions ont dérivé et nous avons oublié l’essentiel : une société a besoin de symboles et d’un récit national qui soit en phase avec le réel. On ne peut pas faire référence en permanence au général de Gaulle et saborder dans le même temps sa puissance. Bien entendu, la tâche est immense mais, pour moi, la priorité des priorités, c’est l’éducation nationale : renouer avec les Lumières, remettre l’esprit scientifique au cœur de la formation, ne pas confondre bienveillance et complaisance... La tâche est immense mais pas impossible. Il en va de notre survie.

 

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