Souveraineté et technologies ne sont pas des oxymores

Stéphane Couleaud est fondateur et CEO de Webmecanik
1/ Comment voyez-vous l'avenir du secteur SaaS français ?

Distinguons l’activité des SaaS utilisés par les entreprises françaises de l’activité des éditeurs de logiciel en SaaS dont le siège social est en France.

Sur ces 10 dernières années, le chiffre d’affaires des éditeurs de SaaS français a doublé, et le chiffre d’affaires en business model d’abonnement est passé de 10% à 43% (Rapport annuel 2021 par Numeum et Ernst & Young). Mais les Dassault Systèmes et autres Critéo sont les arbres qui cachent la forêt: seulement 147 éditeurs seulement sont au-dessus des 10 M€ de ventes. Pourtant le nombre est important, la qualité est là, et le spectre fonctionnel couvre les besoins. Il n’y a qu’à regarder la richesse des graphiques les représentant, comme par exemple le travail fait par MartechTribe sur l’ensemble du monde pas zone géographique et domaines fonctionnels de la Martech.

Pour fixer les ordres de grandeur, on peut considérer que l’édition de logiciel en France c’est à peu près 19 milliards d’euros par an, le SaaS représente une moitié de ce chiffres, et 60% est réalisé à l’international, ce qui fait que les acteurs français réalise approximativement 3 milliards d’euros sur le territoire national en SaaS.

Si l’on regarde maintenant par le prisme du marché que représente la France pour les acteurs mondiaux du SaaS, sans surprise et comme depuis toujours dans l’informatique, la France est le troisième marché en Europe (12,5% du marché européen)  après l'Allemagne (18,5%)  et le  Royaume-Unis (15,7%, mais doit-on encore les considérer comme Européens ?). L’Europe étant le deuxième marché au monde derrière les USA et devant l’Asie.

D’après le dernier rapport de Technavio, le marché mondial du SaaS est d’environ 180 milliards de dollars. la France représente à peu près 3% du marché mondial, on peut donc estimer le marché Français à un peu moins de 6 milliards d’euros.

Ce qui signifie que nous captons la moitié de notre marché national. Essentiellement grace à des champions locomotives comme Dassauklt Systèmes (CATIA) ou Cegid (ERP, Logiciel comptables). Aux USA on frôle les 100%.

En revanche les chiffres sont sans appel concernant le nombre d’acteur de logiciel en SaaS dans le monde : les USA ultra-dominent (17.000 en 2022, contre 1.000 à 2.000 pour les poursuivants directs - source Statista), grâce à un environnement étatique hyper favorable d’investissement massif dans les nouvelles technologies de façon directe (fiscalité, formation, création de fonds) et indirecte (marché réservés aux sociétés US comme la Défense ou les services gouvernementaux et une préférence nationale exacerbée). A ce titre, lisez “Le Mythe de l’Entrepreneur” d’Anthony Galluzzo.

L’avenir sera différent selon que l’Etat français et les Etats européens s’approprieront les outils de préférence nationale des américains, et ouvriront notamment leurs marchés de défense nationale et gouvernementaux en priorité. L’outil fiscal est aussi essentiel, en ne permettant pas aux multinationales US de défiscaliser leurs revenus sur le territoire européen versus des entreprises européennes qui, elles, payent de 15% à 30% en moyenne sur leur revenus. Procurant à la fois une concurrence déloyale en capacité d’investissement, mais également un appauvrissement de nos territoires (santé, formation, innovation, infrastructures).

2/ Vous avez pratiqué des entreprises américaines (Oracle, BMC Software, Salesforce, Lucent). Quel est votre sentiment au sujet de notre prétendue incapacité à les égaler (technicité, scalabilité etc) ?

Ce qui est remarquable lorsqu’on se balade dans les locaux des sièges sociaux de ces boîtes, c’est le nombre de Français un peu partout. Que ce soit en management, ou en dans les équipes R&D. La qualité de nos formations (Polytechnique, Arts et Métiers, Insead, etc.) est internationalement reconnue. Notre recherche fondamentale universitaire est un joyau que nous maltraitons mais qui reste de qualité par la passion des femmes et des hommes qui passent outre l’absence de reconnaissance morale et matérielle.

Là où les Américains sont très forts, c’est dans la définition d’un marché. Dans les logiciels, j’ai l’habitude de dire que tant que les américains n’ont pas créé un acronyme (BI pour Business Intelligence, CRM pour Customer Relationship Management, ERP pour Enterprise Resources Planning, etc.), ce n’est pas la peine d’y aller. Car quand vous dites “mon logiciel est un CRM” vous n’avez plus à expliquer ce que c’est, et les matrices d’investissement des entreprises sont claires et vous n’avez qu’à vous positionner dessus. Bien sûr, reste à se placer versus la concurrence. Mais c’est tellement plus simple que l’évangélisation depuis rien.

Le fait d’avoir des marchés protégés à des prix élevés permet de gagner une base installée qui ensuite donne les moyens de partir se battre à l’international et de racheter les indépendants locaux. La Pax Romana à l’américaine passe par le soft power culturel des films mais aussi par la maîtrise des technologies utilisées dans le monde entier. D’où le fait que la Chine devienne la menace numéro 1 pour les USA, là où l’Europe s’est entièrement soumise.

Enfin le management est 100% engagé sur le fait de gagner de l’argent. Rien d’autre ne compte. Et soit vous l’acceptez et vous gagnez très bien votre vie, soit vous sortez. Le productivisme est partout. C’est super tant que vous êtes en forme suffisante et sans faiblesse apparente. Le mythe américain à un prix : celui de l’hyper individualisme bien exprimé dans Les Loups de Wall Street. Entre autres.

3/ Vous êtes passé par Saint Cyr. En quoi cela joue-t-il sur votre perception de chaque situation ?

Sûrement une forme de conscience du sacrifice humain et des investissements financiers que nécessite la volonté d’indépendance. Et que sans cela, on bascule forcément dans la soumission. Le fait d’avoir vu que nous étions incapables de projeter l’ensemble de notre division aéroportés sans l’aide logistique des Américains et des Russes (nous avons loué jusqu’à il y a peu les fameux Antonov - d’ailleurs Ukrainiens - sur chaque théâtre d’opération extérieur important) a été un choc.

Ensuite que nous ne nous appartenons pas, que la liberté est un leurre, nous appartenons à nos Etats. Le corollaire est que le mythe de l’entrepreneur qui se réalise tout seul n’existe pas. Comment créer une startup dans un Etat qui n’assure pas la protection de ses citoyens, leur formation, leur santé, les infrastructure, la logistique de l’eau et de la nourriture ? Impensable de créer une startup au milieu des snipers en risquant sa vie tous les jours pour aller chercher de l’eau insalubre. Que devient-on lorsque le cadre législatif ou la doxa politique changent du jour au lendemain ?

Là où les Américains nous dépassent et de loin, c’est le protectionnisme et le pillage organisé. Ils n’ont pas d’états d’âme. Le libéralisme ne concerne que les autres pour y prendre des talents, des matières premières ou des marchés. Les lois extra-territoriales en sont la parfaite illustration. A sens unique, permet de piller partout dans le monde les données au travers de quatre critères : l’utilisation du dollar, de citoyens US, avoir des opérations aux USA ou utiliser des matériels ou logiciels américains. A partir de là tout est permis, et n’importe qui - personne morale ou physique - peut être poursuivi (et arrêté) pour non respect de lois américaines, alors que ces dernières ne vous concernent normalement pas en tant que citoyen et habitant d’un autre Etat. Le plus beau est qu’aucun pays n’oppose aux USA de lois comparables.

Mais c’est l’ADN de l’Amérique depuis sa genèse : un génocide indien de masse, une appropriation des terres et une exploitation de ses dernières avec de la main d’oeuvre gratuite.

Bref, la théorie du Général de Gaulle “en géopolitique il n’y a ni alliés ni amis, il y a juste des intérêts” n’a pas vieilli d’un pouce.

4/ Ne part-on pas toujours perdant quand on réfléchit en termes d'alternative aux solutions américaines ?

Airbus a été créé de toutes pièces et d’une feuille blanche avec une volonté politique européenne (Allemagne, France, Espagne, Italie) de lutter contre la toute puissance aéronautique des USA de l’époque (Douglas, Boeing, Lockheed Martin, etc.). Avec les mêmes paradigmes que dans les logiciels aujourd'hui (marché protégés militaires, mise en place de lois pour empêcher les avions étranger de pénétrer le marché, imposition du dollar dans les contrats, etc.). La prise de conscience aura été de voir le magnifique Concorde empêché de toute commercialisation aux USA grâce à des lois sur le bruit créées sur mesure à la demande du secteur aéronautique US.

Je peux parler du programme nucléaire et de la création d’une filière ex-nihilo, du plan téléphonie qui a permis d’être dans les années ‘80 le pays pionnier dans le domaine après avoir été à la traîne 20 ans plus tôt. Les transports avec Alstom et l’incroyable TGV qui en 1981 a pris 20 ans d’avance sur tout le monde.

Bref, quand on veut, on peut. Mais jamais seul, toujours collectivement et avec le souci de la maîtrise totale en toute indépendance.

5/ Les Etats-Unis continuent d'agir en pionniers, dans tous les sens du terme. Est-ce là une dimension qui fait défaut aux Européens, jusque dans leur conception du marketing ?

La qualité de pionnier m’interroge. Techniquement, beaucoup de technologies proviennent d’Europe. L’application World Wide Web est née au CERN, en revanche son application business l’a été par Marc Andreessen avec Mosaic qui va devenir le leader mondial des browsers web (temporairement) avec Netscape. Je me souviens de l’inventeur génial - Roland Moreno - de la carte à puce sans microprocesseur, et la société Gemplus (qui a marqué ma première aventure dans le logiciel, son Pdg - Marc Lassus - m’avait remis en 1995 le premier prix de la création d’entreprise d’un montant de 10.000 francs)  qui en aura été le leader mondial. Et … victime d'un espionnage économique intense puis d'une prise de contrôle par les services de renseignement américains.

Là encore, ce qui nous manque ce n’est ni la créativité, ni l’esprit d’entreprise. C’est la force brute d’une Europe qui s’engage frontalement, économiquement, législativement et militairement contre nos prédateurs.

6/ Qu'est-ce qui distingue foncièrement un CRM français ?

Des CRM il y en a eu de toutes nationalités. Je me souviens que dans les années ‘90 Sibel côtoyait Amdocs (Israélien) et Clarify (Nortel, Canadien). Des CRM existent dans tous les pays et pour tous les verticaux métiers, et de toutes les tailles de chiffre d’affaires. J’avais exploré la genèse du marché du CRM et son avenir pour en conclure que l'importance est d’avoir un système ouvert aux applications du marché.

Si la question est la comparaison aux leaders actuels tels que Salesforce et Microsoft, alors nous revenons aux questions et réponses précédentes, et le sujet s'applique à tous les domaines technologiques, logiciels et cloud, puces et matières premières, énergies et monnaies.

7/ Pour quelles raisons avez-vous accepté ce grand entretien ?

SouveraineTech fait partie des initiatives citoyennes qui contribuent à ouvrir les consciences sur les enjeux de souveraineté. Nous nous sommes  endormis depuis le début des années ‘80 avec l’impression que la doxa ultra-libérale n’avait plus de concurrence (et le symbolique “there is no alternative” de Margaret Thatcher), renforcé par l’effondrement du bloc soviétique en 1989. Le monde des bisounours devenait la règle - du moins en Occident - et nos seuls enjeux stratégiques au quotidien étaient de savoir ce que nous devions consommer. Passer ses vacances en Thaïlande ou au Maroc ? Netflix ou Amazon ? Peugeot ou BMW ? McDo ou Burger King ? TikTok ou Instagram ?

Mais les conflits de civilisation ne cessent jamais. Cesser d’être un leader c’est se contraindre à se soumettre au plus fort.

Nous avons raté avec le traité de Maastricht en 1993 l’objectif d’une union européenne politique. Nous n’avons pas été volontaristes dans les années ‘90 pour construire l’Europe que le Général de Gaulle appelait de ses vœux de l’Atlantique à l’Oural. Enfin, l’OTAN est définitivement sorti de son rôle défensif lors de son engagement en Serbie en attaquant un pays sans que ce dernier n'ait  attaqué un de ses membres et reste un outil justifiant l’occupation militaire de l’Europe par les USA avec des bases actives importantes notamment en Allemagne ou en Italie.

Pour ces raisons, il m'apparaît important de rappeler les conditions de notre indépendance, quel en est le prix, du poids du soft power que nous subissons. D’où l’importance du volontarisme de chacun de nos concitoyens, dans sa vie personnelle et dans ses choix en entreprise. Le bien commun ne se construit qu’avec la conscience de vivre ensemble un objectif partagé et noble. Souveraineté et technologies ne sont pas des oxymores, mais bien un objectif à partager.

8/ Comment conjuguez-vous l'idée d'un tribut croissant de notre économie à l'automatisation avec celle de sa grande vulnérabilité face à la menace cyber ?

Toute avancée technologique vient avec sa menace intrinsèque. Si on parle d’automatisation, elle est paradoxalement tellement partout qu’on ne la voit même plus.

Voici quelques applications qui font désormais partie de notre quotidien :

  • Agents conversationnels pour nous assister lors d’un achat ou d’un SAV
  • Reconnaissance faciale sur les applications de nos smartphones
  • Imagerie pour assister les médecins dans le diagnostic
  • Capteurs permettant à un véhicule de rester sur sa trajectoire
  • Prévisions météo ou gestion de l’énergie par analyse et traitement d’un immense historique de données
  • Assistants vocaux comme Google Home ou Amazon Alexia par le traitement automatique du langage

Les technologies ne sont ni bonnes, ni mauvaises. Seules les intentions de leurs utilisateurs leur donnent une nature terrifiante ou secourable. “Il y a une idéologie derrière chaque technologie” (The impact of artificial intelligence on the labour market, Marguerita Lane & Anne Saint-Martin, OCDE 2021).

A ce sujet d’ailleurs, j’avais fait une synthèse du livre de Cathy O’Neil, Algorithmes – La Bombe à Retardement (ed. Les Arènes), qui montre que les risques liés aux biais des concepteurs et la manipulation volontaire sont des risques bien plus mortels pour nos sociétés que le risque criminel.

Même si les deux peuvent se conjuguer.  je vous laisse méditer sur la capacité de nuisance qu’ont acquis les initiateurs en 2015 du pillage simultané des données d'Ashley Madison – site de rencontres extra-conjugales Canadien – et du fichier des personnels classifiés Secret Défense au département de la sécurité des USA. Le casse du siècle, ce n’est plus d’entrer dans une banque centrale, mais sur les systèmes de données personnelles.

Là encore, la conscience précède l’action.

9/ Certains prétendent que l'idée de souveraineté numérique serait juste l'argument de service des faibles dans un marché concurrentiel. Qu'en pensez-vous ?

Les mêmes qui disent qu’ils n’ont rien à cacher, pour justifier de mettre des traceurs et des caméras partout. On a toujours un truc qu’on n'a pas envie d’étaler sur la place publique. De même, on a tout à perdre à se soumettre à perdre le leadership. Un compétiteur qui ne s'entraîne plus à être le meilleur est à la retraite.

Juste un contre-exemple sectoriel du risque incroyable de l’impact de la perte de maîtrise (et donc de souveraineté au niveau d’une personne morale) facile à comprendre. Celui des CHR (hôteliers et restaurateurs). Une société comme booking.com a réussi à capter son audience et une part incroyable de valeur ajoutée – plus de 20% ! –  avec un moteur de recherche devenu plateforme hégémonique une fois l’ensemble des acteurs présents dessus.

Ce qui est vrai sur un vertical métier, l’est tout autant au niveau d’une rivalité entre Etats. Le faible est celui qui en fait un déni. Le fort, celui qui en fait une stratégie.

10/ L'Europe semble avoir joué la carte de la vertu avec le RGPD. Mais a-t-elle finalement apporté autre chose qu'un cadre réglementaire à un vaste projet économique d'exploitation de la donnée ?

Si on schématise, la Chine utilise la donnée numérique à des fins de contrôle de son pouvoir sur les individus, les USA considèrent la data numérique comme une influence juridique et commerciale, l’Europe a mis le citoyen et son intimité au centre de sa régulation. Si on prend l’exemple de l’ Europe,  les réglementations e-Privacy, NIS et surtout le RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) ont changé la règle du jeu.

Ces 10 dernières années, ce sont les entreprises qui ont tiré le plus de profit de cet accès dé-régulés à la data. Le RGPD a pour ambition d’encadrer l’évolution digitale de nos sociétés. Ce projet lancé en 2012 suite aux incroyables révélations d’Edward Snowden a généré plus de 4 000 amendements. Le RGPD s’est positionné très clairement : il met au cœur du règlement les droits du citoyen et pas la position d’un simple consommateur – “redonner aux citoyens le contrôle sur leurs données” –  qui reprend le contrôle de ses données : Consentement, Contrôle, Sécurité.

C’est une position éthique fondatrice dans les nouveaux droits digitaux qui vont devoir émerger pour réguler notre époque. C’est la vocation universaliste de la France révolutionnaire et maintenant de la “vieille” Europe de la proposer à l’ensemble du monde. C’est tout aussi important que l'imposition d’un système métrique unique au XVIIIème siècle.

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