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Nous ne pouvons pas à la fois être pénalisés par la pression fiscale et constater que la commande publique bénéficie tellement souvent à des géants étrangers plutôt que de favoriser l’émergence ou le développement de pépites nationales ou européennes.

Léonidas Kalogeropoulos est le Délégué général de l’Open Internet Project : L’association européenne Open Internet Project (OIP) a été fondée en mai 2014 par plusieurs entreprises du numérique (Axel Springer, LeGuide.com, Synhorcat GNI, etc.) pour combattre les abus de position dominante ainsi que toutes les atteintes à une libre concurrence sur le marché numérique européen. Dans cette perspective, l’OIP se bat pour un environnement concurrentiel sain et équilibré dans lequel des champions français et européens pourront naître et se développer sans craindre des abus de position dominante de la part des plateformes structurantes du marché. Cet entretien a été publié le 1er avril 2022.

1/ Pouvez-vous décrire le marché français tel que vous imaginez qu'il devrait / pourrait être ?

Le numérique est une terre d’innovations.

La France recèle un nombre impressionnant de start-up et d’entreprises plus mûres qui font éclore quantités d’innovations capables d’offrir des services à valeur ajoutée dans la culture, l’éducation, le monde de l’entreprise, le commerce, les services publics, la publicité etc…

Notre marché, nos ingénieurs, notre écosystème financier, nos universités offrent aux entrepreneurs français un cadre dynamique et prometteur.

Toutefois, trois transformations majeures doivent s’opérer :

Notre système financier doit permettre désormais d’accélérer la croissance de nos pépites qui doivent pouvoir grandir sans être entravées par la réticence des investisseurs à prendre le risque du passage à l’échelle nécessitant la mobilisation de moyens financiers comparables à ceux dont bénéficient les acteurs américains.

Nous devons faire progresser la promesse d’un véritable marché européen « unique », qui reste très chimérique et abstrait, la barrière des langues et des normes encore trop disparates obligent de facto les entreprises à adapter leurs services à la réalité de chaque pays européen, là où les acteurs américains bénéficient d’un tremplin exceptionnel avec un marché domestiques unique homogène de 330 millions de consommateurs.

Lorsque la dynamique d’un nouvel entrant est entravée par un « gatekeeper » qui dresse des barrières à l’entrée ou des pratiques d’éviction de marché sur sa route, la riposte doit être rapide pour ne pas mettre en péril la survie d’une nouvelle pousse. 

Les monopoles ont l’éternité devant eux, tandis que les entrepreneurs doivent croître vite pour faire leurs preuves. Ils n’ont pas le temps d’attendre l’issue des procédures interminables, à l’image des 12 ans de procédure à Bruxelles dans le cas de l’affaire dite Google Shopping. Les instances de régulations françaises, en particulier l’Autorité de la Concurrence, use avec beaucoup d’efficacité des mesures conservatoires qui protègent en quelques mois les acteurs alternatifs qui buttent face à des GAFAM qui voudraient que la Loi soit leur Loi. Malheureusement, Bruxelles utilise très rarement cette arme de réponse rapide.

Espérons que le Digital Markets Act et le Digital Services Act offriront un cadre plus protecteur de l’espace économique … pour faire émerger des acteurs alternatifs français et européens puissants. Au-delà des DMA et DSA, nous nous félicitons que Madame Vestager souhaite rouvrir le règlement 1/2003 relatif aux outils de concurrence dont dispose Bruxelles, qui sera, nous l’espérons, l’occasion de réformer les mesures conservatoires au niveau européen, afin de les rendre opérationnelles. C’est un courant majeur que l’Open Internet Project mène avec confiance depuis 4 ans !

2/ De quelle nature est selon vous le lien qui doit exister entre entreprise et souveraineté?

Nous ne devons pas vivre en autarcie, mais à chaque fois que nous pouvons nous appuyer sur des industries locales performantes, nous devons les privilégier. Nous ne pouvons pas et ne devons pas glisser progressivement vers un état de dépendance absolue vis-à-vis d’acteurs étrangers qui finissent par occuper une position suffisamment incontrôlable pour nous imposer leurs lois.

Regardez le comportement de Google en France et en Europe : il se comporte comme un délinquant multirécidiviste qui collectionne les amendes comme certains d’entre nous des PV. Il n’a cure des sanctions qui lui sont infligées et il continue de défier nos lois et de pénaliser nos entreprises par des pratiques anti-concurrentielles en intégrant les sanctions pécuniaires dans son business modèle. Nous devrions disposer de solutions souveraines assez robustes pour pouvoir menacer Google de couper son service durant quelques jours ou semaines s’il ne se conforme pas à nos lois comme on peut faire avec des services audiovisuels. Cela suppose que nos industries soient suffisamment fortes pour nous permettre d’exercer pleinement notre souveraineté sur notre environnement juridique et économique.

Une nation, c’est un ensemble soudé entre institutions publiques et initiatives privées. La puissance des entreprises confère souvent les moyens nécessaires pour que l’État puisse exercer pleinement sa puissance coercitive. 

3/ Face aux géants, le lobbying, c'est une forme de rétorsion agile. Comment nous débrouillons-nous dans ce domaine ?

Le lobbying est une voie indispensable en particulier pour assurer une pédagogie efficace des institutions de régulation et de réglementation sur les mécanismes souvent très complexes de l’économie numérique, dont les rouages sont souvent opaques. Par exemple, dans le domaine de la publicité digitale, il y a toute une chaine de valeur entre SSP, DSP, Adserver, avec des intermédiaires techniques et des entrecroisements dans tous les sens, qui font qu’avant de pouvoir identifier les problèmes concurrentiels qui se posent dans cet univers dominé par Google et Facebook, avec de forts soupçons d’entente, il y a d’abord la nécessité de démêler tous cet écheveau.

Le dialogue entre les professionnels de ce secteur et les décideurs publics permet déjà d’établir une bonne compréhension partagée des mécanismes techniques et des travers qui se glissent dans leur mise en œuvre. Si ce préalable n’est pas assuré, on voit des textes paraitre, comme celui sur la transposition dans le numérique de la « Loi Sapin » sur la publicité, qui ne prend pas en considération l’autonomisation extrême de ce marché où sont réalisées des milliards de transactions par heure ! On ne régule pas un tel secteur à ce point autonomisé et mondialisé comme on pouvait réguler jadis les campagnes de publicités télévisées.

Ce dialogue salutaire entre entreprises et autorités publiques fait gagner en expertise tout l’environnement institutionnel en charge de la régulation du numérique, et c’est précieux, notamment pour éviter parfois quelques faux pas malencontreux. Nul ne peut douter qu’en poursuivant l’objectif de freiner l’utilisation des cookies, il y avait une volonté de contrecarrer l’intrusion croissante de Google dans nos vies numériques. Mais on s’est aperçu après coup que Google était l’acteur omniprésent sur Internet le mieux à même de tracer les utilisateurs malgré la sanctuarisation stricte des cookies. Même avec les meilleures intentions, si les régulateurs n’ont pas une bonne perception des mécanismes du marché, des erreurs peuvent être commises. Cette pédagogie permanente sur les innovations et les évolutions dans les équilibres du marché constitue l’une des missions essentielles que nous poursuivons au sein de l’Open Internet Project.

4/ La France est championne du monde en matière de pression fiscale. Faut-il vraiment s'étonner que les entrepreneurs aillent tenter l'aventure sous des cieux plus propices ?

Il est vrai que la France est un pays dans lequel la pression fiscale est maximale, et où la place de la dépense publique dans le PIB – 60% environ – est l’une des plus importante de tous les pays occidentaux. Nous ne pouvons pas à la fois être pénalisés par la pression fiscale et constater que la commande publique bénéficie tellement souvent à des géants étrangers plutôt que de favoriser l’émergence ou le développement de pépites nationales ou européennes. 

En effet, la commande publique peut jouer un rôle structurant et déterminant. Par exemple, face aux géants américains du Cloud – Google, Microsoft, Amazon -, les acteurs français peuvent présenter des performances équivalentes mais à plusieurs. La commande publique peut jouer un rôle utile d’ensemblier, pour favoriser le regroupement d’entreprises françaises qui travaillent aujourd’hui de manière trop disséminée. 

Par ailleurs, une entreprise américaine comme Palantir qui a commencé avec quelques collaborateurs, mais qui s’est vu confier par le Département d’État américaine une commande publique de 1 milliard de dollars, est devenue un géant mondial du traitement des données, auquel le Gouvernement français passe des commandes. 

Pourtant, nous avons des pépites du traitement de données en France, dont il faut peut-être additionner les compétences pour s’aligner sur celles regroupées au sein de Palantir, mais c’est un rôle déterminant qu’on est en droit d’attendre de la puissance publique de notre pays. C’est un enjeu de la souveraineté majeur, et c’est la contrepartie logique, indispensable et légitime de pression fiscale que la puissance publique exerce sur nos entreprises ; ce serait une salutaire allocation des moyens que les français confient via leurs impôts à la puissance publique de voir la commande publique favoriser l’émergence d’acteurs alternatifs aux géants américains.

5/ Comment expliquez-vous que la revente à des entreprises étrangères soit considéré comme un succès en France ?

Cette réaction est un vestige d’immaturité qui devrait rapidement se dissiper. Bien entendu, nous y voyons la preuve de la qualité et des performances de nos entreprises. Évidemment, qu’elles puissent parvenir à grandir en France, et qu’elles s’introduisent en Bourse à Paris ou en Europe devra être rapidement un motif de fierté bien plus important.

6/ Que pensez-vous de l'idée de démocratiser l'idée de souveraineté économique en développant massivement l'actionnariat salarié et l'investissement populaire via un “Livret” à inventer ?

Que les Français soient détenteurs de leurs champions numériques au travers de la Bourse ou de nouveaux instruments financiers ne peut qu’être très positif. Mais il ne faut pas que l’obsession de souveraineté nous fasse perdre de vu la nécessité de faire passer nos champions numériques à l’échelle mondiale. Nous avons des choses à dire au monde, et en particulier, notre vision française et européenne de la nécessité de respecter les données personnelles et la propriété des données qui appartiennent à ceux qui les ont produites, est une bonne illustration de la voie singulière que nous portons dans le monde numérique. Nous sommes la voix des non-alignés du numérique, de tous ceux qui ne veulent pas que leurs données tombent dans l’escarcelle des américains, des russes, des chinois ou de tout autre système juridique qui nous échappe. 

Il y a quantité de pays et de continents qui partagent cette préoccupation et qui attendent que les valeurs que nous portons se transforment en outils numériques efficaces et performants.

7/ Au lieu d'abrutir les Français avec l'idée de l'échec nécessaire, pourquoi ne pas tout faire pour favoriser leur succès ? 

Les VC eux-mêmes ne misent-ils pas sur 10 chevaux pour être certains que l'un d'entre eux gagnera la course et épongera les pertes essuyées à cause des 9 autres ? Ce qui est tout à fait différent.

La réussite doit être encouragée en France et la fierté de la réussite de chacun doit être partagée par tous.

A l’étranger, la France, ce n’est pas le code du Travail, le code général des Impôts ou les lois sur les 35h. Ce sont des marques à la réputation mondiale comme Hermès, Vuitton ou JCDecaux que l’on retrouve dans tous les aéroports du monde. Ce sont des réussites collectives.

Les Français devraient être fiers de ces grandes réussites, et cesser de penser que le succès des uns se fait au détriment du plus grand nombre. Il y a là un vestige de la lutte des classes, mais on peut espérer qu’il est fort heureusement en recul dans notre pays.

8/ Vous êtes très attaché à l'idée de République. Que diriez-vous de l'état de santé de ses trois valeurs fondatrices ? Liberté, Egalité, Fraternité.

La République est en mal de compréhension de ce qu’elle est dans sa propre terre natale. Notre devise nationale rend peu compte de la spécificité de son ambition, au regard d’autres modèles politiques. Je pense que le socle de la République réside dans l’ambition de faire que chaque citoyen se sente dépositaire pour ce qui le concerne du bien commun. Chaque citoyen œuvre comme il le peut grâce à l’éducation qu’il reçoit en fonction de ses qualités et capacités à faire progresser le bien commun. C’est le socle de l’idée de mérite. En cela, notre modèle suppose la conscience partagée que l’intérêt général n’est pas un monopole d’État. Les entreprises y jouent un rôle essentiel, en apportant des solutions concrètes aux défis collectifs. En cela, le million de Français qui se lancent tous les ans dans l’aventure entrepreneuriale est un signe de très bonne santé de cette citoyenneté active et engagée. Dans le même temps, nous sommes confrontés à un État omniprésent, omniscient et omnipotent, souvent réclamé comme tel par les Français eux-mêmes. C’est aux antipodes de l’idéal républicain. Nous avons donc beaucoup de progrès à faire encore pour être fidèles à nos propres idéaux, qui sont révolutionnaires !

Je préfère que la France travaille à maîtriser ses déficits, à améliorer la performance de son appareil d’État et à gagner en performance industrielle pour rééquilibrer sa balance extérieure, plutôt qu’elle ne concentre ses critiques sur l’Allemagne, qui lui permet pourtant d’emprunter à des taux d’intérêt quasi-négatifs en mutualisant sa dette dans la zone euro.

9/ Quel ingrédient de Grèce antique instilleriez-vous volontiers dans notre démocratie?

Benjamin Constant comparaît la liberté des modernes à la liberté des anciens, en considérant qu’aujourd’hui, la démocratie représentative permettait aux citoyens de se concentrer sur leurs intérêts propres, laissant les problèmes d’intérêt général être réglés par les représentants élus.

Je constate avec la plateforme Entrepreneurs pour la République, créée il y a un an, qui compte désormais plus de 500 entreprises porteuses de solutions concrètes à des problèmes d’intérêt général, qu’il est souvent plus déterminant de développer un service, un bien, une innovation, pour répondre à un problème d’éducation, d’environnement ou de sécurité, que de produire une nouvelle loi, alors que nous croulons sous la régulation généralisée de tout. 

Je pense que la liberté des Anciens, modernisée, c’est la démocratisation de la liberté d’entreprendre comme nouvelle dimension de la citoyenneté. En cela nous renouons peut-être avec une forme d’idéal de la Grèce Antique, mais je pense surtout que nous renouons avec l’idéal révolutionnaire qui est à la genèse de notre République.

10/ La beauté de l'entreprise, c'est son humanité, n'est-ce pas ? Que vaudra une entreprise dont les décisions mêmes seront assistées par ordinateur ?

Les entrepreneurs et les entreprenants qui les entourent peuvent s’outiller d’ordinateurs pour automatiser les process, mais jamais pour remplacer l’enthousiasme, la créativité, l’étincelle -l’humanité donc - qui les animent !

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