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Newsletter n°62 - 23 juin 2023

⭕️ Éditorial

Un gros mythe en stuc rose

Je crois, en contexte, avoir un petit accent plutôt correct en anglais, qui est une langue que j'aime, notamment du fait qu'elle m'a donné dans mes jeunes années accès à la musique des années 80 (la meilleure). Et non, je n'ai pas lu Shakespeare dans le texte, alas ! J'ai, par curiosité, écouté certaines "keynotes" données à l'occasion de VivaTech et me suis spontanément posé cette question : Mais personne ne veut donc leur dire qu'ils ne se rendent pas service en la disant (si mal) en anglais ? Arrêtez un peu avec "la langue de l'international". C'est évidemment un gros mythe en stuc rose posé au milieu du monde par ceux qui tiennent la boutique de l'anglophonie, en partie de ce fait ! Ça n'est pas parce que l'on parle anglais que l'on devient puissant ou charismatique (du tout). Et c'est précisément quand on est devenu puissant qu'il faudrait savoir oser parler français, avec panache ! Les recevez-vous sur LinkedIn ces courriers commerciaux non sollicités qui semblent trouver normal de vous "propose a meeting" quand tu t'appelles Jean-Michel ? STOP. Sommes-nous enfin décidés à comprendre que la langue peut parfois s'apparenter à un innocent outil de sujétion cognitive ? Bien sûr qu'il faut savoir parler l'anglais (two pints, please). Mais il faudrait apprendre aussi à ne le parler pas ! Cheers !

Bertrand Leblanc-Barbedienne



Nous recevons aujourd'hui David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs des documentaires La Bataille d'Airbus (ARTE) et Guerre fantôme : la vente d'Alstom à General Electric (LCP).


On ne peut pas reprocher aux États-Unis de défendre leurs intérêts,
on peut en revanche reprocher aux élites françaises de ne pas défendre les nôtres.



⭕️ Le grand entretien

1/ Pourquoi se lancer dans la réalisation d'un tel documentaire ?

Notre précédent film sorti en 2017 qui révélait le scandale entourant la vente d’Alstom a eu un certain retentissement. Il a été visionné par des employés d’Airbus qui ont pris contact avec nous quelques mois plus tard. Airbus était au cœur de la tempête judiciaire à l’époque, et ces employés se sont reconnus dans l’affaire Alstom au point de craindre un dénouement similaire, à savoir l’infiltration de leur entreprise par des agents étrangers, et son démantèlement par un concurrent américain. Les deux sujets nous semblaient donc être dans une même continuité.

Et puis il y avait une question d’échelle : Alstom était certes un grand groupe, mais Airbus est une immense entreprise internationale, un symbole européen et l’unique concurrent des américains dans l’aéronautique. Airbus est aussi une entreprise stratégique officiant dans les domaines militaires les plus sensibles, comme les hélicoptères, les avions de chasse, les missiles tactiques et les missiles nucléaires. L’enjeu nous a donc semblé porté à une autre échelle. De là à lancer la production du film, il nous aura fallu 2 ans de plus pour convaincre Arte de se lancer dans l’aventure.

2/ Le vrai sujet, est-ce la corruption dans les affaires ou la loi extraterritoriale américaine ?

Il n’est pas question de minimiser la corruption dans ces dossiers. Elle est bien avérée et documentée, en particulier dans l’affaire Airbus qui a cet égard, était particulièrement gratinée ! Mais notre rôle est d’aller au-delà du simple constat que la corruption existe dans les grands groupes (ce qui n’est pas un scoop en soit), et de montrer la guerre économique qui sous-tend cette lutte contre la corruption. Et pour cause, certains n’osent pas dénoncer l’extraterritorialité du droit américain, qui cache visiblement d’autres objectifs. Certains pays, comme l’Allemagne, sont réticents à dénoncer cet impérialisme juridique, de peur de froisser les Américains d’une part, et par crainte de faire montre de complaisance dans la lutte contre la corruption. Or le sujet n’est pas là. On peut d’ailleurs retourner la question : si la loi américain poursuite en priorité des entreprises européennes, doit-on en conclure que les entreprises américaines sont moins corrompues ? Ou est-ce tout simplement parce que leur corruption à elles n’est jamais sanctionnée ?

3/ Vous avez été amenés à interroger beaucoup de monde. Y-a-t'il un témoignage ou un témoin qui vous a marqué ou touché plus que les autres ? Et le cas échéant, pour quelles raisons ?

L’histoire de Ian Foxley, le lanceur d’alerte britannique interrogé au début du film, nous a particulièrement touché. Cet ex-cadre d’une filiale britannique d’Airbus a découvert des faits de corruption en Arabie saoudite où il travaillait, et a tenté de faire éclater l’affaire. Il a vécu par la suite un véritable calvaire, en subissant toutes sortes de pression et en voyant sa vie professionnelle réduite à néant, sans parler de l’impact sur sa famille. Le FBI l’a approché pour en savoir plus ses trouvailles à cette époque, et nous pensons que cette rencontre explique les évènements que nous relatons dans le film. Opiniâtre, il a tout de même réussi à faire juger son affaire en 2020, soit dix ans après avoir révélé les malversations dont il a été témoin.

4/ Qu'attendez-vous exactement de la diffusion de votre documentaire le mardi 27 juin à 20h55 sur Arte ?

Nous espérons que le public sera au rendez-vous. Le monde a été largement bouleversé pendant que nous faisions ce film, que ce soit par la pandémie ou la guerre en Ukraine. Ces deux évènements ont remis au centre du débat public les notions de souveraineté et d’ingérence étrangère. La Bataille d’Airbus est largement centrée sur ces deux thématiques, et nous espérons que le film contribuera à alimenter intelligemment ce débat nécessaire.

5/ Vous auriez pu choisir comme bande sonore du documentaire le tube de Depeche Mode, "Everything counts", dont le refrain est "The grabbing hands / Grab all they can / All for themselves - after all / It's a competitive world". Qu'en pensez-vous ?

Il aurait fallu avoir plus de budget pour la musique alors ! (rire)

Plus sérieusement, l’espionnage est au cœur des dossiers Alstom et Airbus. Que ce soit par l’entremise de leurs lois, de leurs procédures ou de leurs services de renseignement, les Américains collectent toutes sortes de données économiques sensibles sur leurs concurrents, afin de rester les plus compétitifs possibles.

Les affaires Alstom et Airbus ont vu le jour parce que les Etats-Unis sont en mesure de collecter de nombreuses données compromettantes sur ces entreprises, et de monter un dossier anticorruption contre elles. Ils l'admettent publiquement d'ailleurs. Nous avons retrouvé une interview de James Woolsey, qui était le directeur de la CIA au moment où éclatait l'affaire Echelon. Cette interview du Figaro publiée en 2000 a complètement disparu depuis, mais nous avons réussi à retrouver une version papier.

Voici ce que disait James Woolsey :

« LE FIGARO – Alors, vous nous espionnez ?
James Woolsey - […] Oui, les Etats-Unis ont clandestinement amassé des renseignements contre des firmes européennes. Eh oui, je crois que c'est tout à fait justifié. Soyons clairs : il n'est pas question d'espionnage industriel au profit d'entreprises américaines. Cela, les Etats-Unis ne le font absolument pas. Notre objectif est triple et limité. Surveiller les entreprises qui rompent les sanctions décidées par l'ONU ou par les Etats-Unis. Suivre à la trace les technologies duales. Et pour finir traquer la corruption dans le commerce international. »

Les Américains ne sont plus aussi cash dans leurs déclarations, mais les méthodes n’ont pas changé. Les révélations d’Edward Snowden ont non seulement révélé que les Etats-Unis espionnaient des citoyens du monde entier, mais aussi, et on le dit moins, des entreprises rivales des Etats-Unis. Wikileaks a confirmé cela en révélant que la NSA recueille des informations sur toutes les sociétés françaises présentes sur des marchés supérieurs à 200 millions de dollars.

Avec une telle masse d'informations, et une recherche si orientée, comment ne pas vouloir en faire profiter leur industrie ? C'est comme ça que vous vous retrouvez avec une affaire Alstom. La vraie question est plutôt celle-ci : quelle a été notre réaction ces 20 dernières années sur ces sujets ? Et c'est là que c'est le plus révoltant. Dans l'affaire Airbus on montre que l'on commence à prendre quelques mesures défensives, mais c'est très tardif et sûrement insuffisant.

6/ Les animations qui émaillent votre propos sont très réussies et ajoutent à l'impact de la narration. On sent bien que s'est joué là un drame en plusieurs actes. Quelle en serait la morale selon vous ?

Le fond de ces affaires étant très complexe, nous essayons de vulgariser au maximum les choses pour le grand public. Il ne s’agit pas simplement de pédagogie, mais surtout d’impliquer émotionnellement le spectateur, en lui racontant une histoire marquante. C’est pourquoi nous mobilisons beaucoup de codes narratifs à la culture populaire, comme les séries TV, le cinéma, les jeux vidéo ou la bande dessinée. Cela donne un parti pris visuel tranché dans lequel nous alternons entre reconstitutions avec des acteurs, des séquences en 2D ou en 3D, et des passages en dessin animé. Nous aimons également multiplier twists et flash-back pour rendre la narration plus impactante.

7/ Avez-vous rencontré des difficultés particulières ou été mis en difficulté dans le cadre de cette réalisation ?

La principale difficulté réside dans la reconstitution de faits qui se sont étalés sur une décennie entière. Nos nombreux interlocuteurs avaient parfois des difficultés à situer précisément tel ou tel évènement dans le temps. Sans compter les rumeurs impossibles à prouver, l’inimitié entre tels et tels clans d’Airbus qui parfois brouillent les pistes. Si nous avons pu interroger près de 100 personnes en off durant cette enquête, il a fallu mettre en place une méthodologie rigoureuse pour faire le tri des informations, établir une chronologie etc.

Ensuite la chaîne allemande qui codiffuse le film avec Arte, la NDR, a rendu la réalisation du film très compliquée. Nos partis pris visuels et esthétiques leurs déplaisaient, et la critique de l’impérialisme juridique américain sous l’angle de la guerre économique les mettait mal à l’aise. L’affaire n’est pas du tout perçue de la même manière en Allemagne. Il a fallu exprimer ces points de vue contradictoire dans un seul et même film. On s'est donc trouvé en plein psychodrame franco-allemand digne d'un sommet de l'Union Européenne. Cela a rendu la production compliquée : elle a duré trois ans quasiment à plein temps.

8/ Une forme de discernement, tout en nuance, est perceptible dans la narration du documentaire. On sent comme une envie de comprendre, qui en forme le fil rouge. Quelle était votre vision des choses en amont ? Et correspond-elle à celle que vous en avez eue en aval ?

Notre point de vue sur l’affaire a beaucoup évolué au fur et à mesure de la production. Le film est conçu pour que le spectateur suive le même cheminement que nous pendant notre enquête. Là où l’affaire Alstom était en grande partie terminée lorsque nous avons travaillé dessus, l’affaire Airbus nous semblait elle, en perpétuel mouvement. Nous avons suivi cette évolution, et le film tente de retranscrire ce point de vue de l’enquêteur qui évolue sans cesse.

L’affaire Alstom a beaucoup influencé notre perception d’Airbus, au début du moins. Idem chez nombre d’interlocuteurs, de l’entreprise ou de l’Etat, qui partageaient cette grille de lecture. Or, si les deux affaires sont étroitement liées, elles sont très différentes. Nous avons dû jongler avec ce paradoxe tout au long de l’enquête.

9/ Le mot de souveraineté est sur toutes les bouches aujourd'hui. Qu'est-ce que "La Bataille d'Airbus" en dit exactement, surtout en matière juridique ?

Que la souveraineté est avant tout une question de volonté politique. Nos élites ont multiplié les renoncements sur les questions de souveraineté, sous couvert d’une mondialisation inéluctable et d’une union européenne sur laquelle on se défausse lorsqu’on refuse de traiter un sujet.

L’affaire Airbus montre au contraire qu’avec une nouvelle loi, 4 ou 5 magistrats et une stratégie claire, il est tout à fait possible de défendre ses intérêts nationaux face à l’hyperpuissance américaine. Notre grande crainte est que cette affaire n’ait été qu’un sursaut de circonstance, un simple coup de com’ lié au hasard du calendrier, et qui ne sera pas suivi d’une stratégie pérenne dans le temps.

10/ Après avoir vu votre documentaire, on conserve un goût amer lié à l'arrogance manifeste des Américains dans ce récit. S'agit-il là selon vous des Etats-Unis ou d'une certaine élite aux mains desquelles se trouvent actuellement les Etats-Unis 

La doctrine d’intelligence économique américaine a vu le jour sous Bill Clinton il y a plus de 30 ans, et est devenue réellement offensive après le 11 septembre. L’extraterritorialité fait consensus chez les démocrates comme chez les républicains, elle n’est pas donc liée à l’élite politique actuelle en particulier. Si nous sommes parfois critique vis-à-vis des Etats-Unis, en montrant les manœuvres déloyales qu’ils déploient à notre encontre, nous devons d’abord être sévères avec nous-mêmes : le grand coupable de l’affaire Alstom, c’était avant tout la gestion désastreuse du dossier par l’Etat français. On ne peut pas reprocher aux Etats-Unis de défendre leurs intérêts, on peut en revanche reprocher aux élites françaises de ne pas défendre les nôtres.

 

 




⭕️ Mezze de tweets

 

 

 



⭕️ Hors spectre

Diffusion à la TV le mardi 27 juin à 20h55 sur Arte

 

"Dieu donne à la franchise, à la fidélité, à la droiture un accent qui ne peut être ni contrefait, ni méconnu.” Joseph de Maistre

 

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