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Newsletter n°44 - 20 janvier 2023

⭕️ Édito

Danseur de tango pour fuir l'albinosphère ?

Nous sommes quelques uns à avoir imaginé un moment que l'avénement d'Internet ne correspondait à rien d'autre, ou plutôt de moins, que la fameuse "noosphère" annoncée par Teilhard de Chardin. Quelques dizaines d'années plus tard, nos yeux se sont empourprés de fatigue, à force d'être éblouis matin, midi et soir par la lumière trompeuse de nos écrans. Certains soirs, tiens celui-ci par exemple, où ma passion pour notre sujet m'expose bon gré mal gré à cet éblouissement, il me vient des envies d'être garde-forestier, maître-nageur ou danseur de tango. N'importe quel état ou métier sans contact avec cette brûlante lumière qui nous plonge dans l'albinosphère ! Eh puis je songe à tout ce que permettent ces écrans, et je me ravise, bien sûr. Mais enfin, cela nous empêche-t-il d'espérer que notre technologie nous affranchisse un jour, enfin, de ces écrans, qui, lentement mais sûrement, nous désincarnent. Allez, savants, chercheurs et ingénieurs, rendez-nous, par pitié, l'usage de nos corps entiers, habités ! Aucun outil, aucune 'tekhnè' ne sera jamais plus utile. Ni plus sacrée.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd'hui Sébastien Tertrais, qui est prospectiviste, faiseur de liens et essayiste.


Notre ambition est de faire de Saint-Malo le vaisseau amiral de la souveraineté numérique




⭕️ Le grand entretien

1/ Imaginez que vous vous trouviez dans une réunion d'ingénieurs hostiles à l'idée même de souveraineté technologique. Comment les faites-vous ne serait-ce que douter en rentrant chez eux ?

Des ingénieurs réservés à l'idée d'une souveraineté technologique, d'autres hostiles ? Assister à une telle réunion pourrait m'amuser. J'ai travaillé sur des dossiers autrement sensibles, avec des oppositions farouches, voire violentes. Réussir à avancer ensemble dans de tels contextes nécessite d'employer des méthodes somme toute assez simples, en ayant en permanence à l'esprit que, au bout du compte, si le point de vue n'évolue pas, alors que le sujet est à ce point important, il faudra savoir prendre les décisions qui s'imposent et faire preuve de fermeté.

La position d'un groupe d'individus face à un sujet donné est toujours le fait d'une culture collective, consciente ou non, construite à dessein ou non. La souveraineté technologique est un enjeu stratégique pour un pays en paix, raison pour laquelle des experts ayant constaté l'importance de nos dépendances alertent depuis des années. En période de trouble il devient majeur. Or ce n'est le plus souvent que lorsque les effets de nos manquements deviennent visibles que l'opinion publique comment à prendre la mesure de son importance. D'où l'importance d'agir en amont et d'informer ainsi que de guider ceux qui ont la charge de dossiers liés à ces enjeux, et en premier lieu les ingénieurs, qui ne sont pas de simples exécutants.

La formation des ingénieurs a ceci de particulier qu'une large place est donnée à la démarche expérimentale, à l'invention, à l'esprit critique. On prépare ces futurs professionnels à des process de réflexion où, à partir des observations d'une situation, ils émettront des hypothèses, expérimenteront, analyseront les résultats, les interpréteront et en tireront des conclusions. Ils disposent des pré-requis intellectuels et procéduraux pour comprendre des systèmes complexes et sont donc aptes à faire évoluer leur point de vue.

Il faudra en conséquence user d'un peu de psychologie pour arriver à un regard plus juste sur le sujet, et ce bien avant la fin de la réunion. Je commencerai par mettre les choses à plat. Quelle définition chacun a de la souveraineté technologique, à quoi fait appel la notion même de souveraineté pour chacun, qu'est ce que la technologie, qu'est ce qui est constitutif de leur opposition à ce concept ?

Les différences de cultures d'un pays à un autre sont plus importantes qu'on ne veut bien le penser. En matière de souveraineté technologique, par exemple, les États-Unis et la Chine se posent beaucoup moins de questions que nous. Le sentiment patriotique des américains est tel que garantir la souveraineté technologique est pour chacun une évidence. C'est encore loin d'être une évidence en France.

On réalise bien souvent, quel que soit le sujet, que beaucoup d'idées reçues, de méconnaissance et de contre-vérités empêchent d'avoir des échanges constructifs. Abordons-les de front.

L'heure n'est plus aux tergiversations. Garantir notre souveraineté technologique est devenue une urgence qui nécessite que nous en déterminions le sens, son périmètre, ses frontières. Nous nous devons d'être en ordre de marche, et certains professionnels ne peuvent plus ne serait-ce que faire semblant d'en ignorer les enjeux.

2/ Imaginez maintenant que vous vous trouviez dans une réunion de personnes étrangères aux enjeux de souveraineté technologique. Comment parvenez-vous à les y sensibiliser ?

Depuis environ deux ans la souveraineté technologique reprend ses lettres de noblesses et c'est heureux. Cela reste toutefois encore trop confidentiel pour que les changements attendus n'adviennent. Là aussi il s'agit d'informer, de sensibiliser, d'évangéliser, car notre méconnaissance collective fait le lit de bien des travers, et laisse d'ores et déjà apparaitre d'importants dangers.

Un ami me faisait récemment remarquer que sa boite mail, associée à son mandat de président d'une association importante, n'avait pas une ergonomie intuitive. Celle-ci s'appuie sur Roundcube et garantit la pleine confidentialité de ses échanges. Il est habitué depuis de nombreuses années à sa messagerie Gmail, pourtant plus complexe avec ses différents onglets, la publicité qui se glisse dans certains, et dont il a oublié qu'il avait mis du temps à s'y habituer. C'est donc bien une affaire de conditionnement, et d'effort.
La souveraineté numérique est un des piliers de la souveraineté technologique. La gratuité apparente des solutions utilisées par une immense majorité de citoyens conduit à des dépendances fortes à des entreprises dont les modèles économiques sont très éloignés de celles qui font payer l'usage. En fermant les yeux sur ce qui se joue en coulisse nous devenons des moutons dociles de desseins qui n'ont pas pour objectif de servir nos intérêts, et nous nous rendons complices d'une forme moderne de vassalisation.

Dans le milieu des années 90 les géographes ont constaté que les distances entre les villes étaient à nouveau exprimées en temps de trajet. À nouveau car il fut une époque où les temps de trajets étaient aussi exprimés en jours à cheval. Grâce aux énergies fossiles nous avons raccourcis les distance entre les pays du monde. Les cartes isochrones sont une illustration intéressante de la manière dont nos modes de transports ont changé la géographie de la planète. Mais voilà, la pandémie liée au SARS-COV2 ou un simple porte-conteneur bloqué dans le canal de Suez rappellent à ceux qui l'auraient oublié la grande vulnérabilité de ce modèle.

Nous vivons depuis plusieurs décennies dans un tel confort qu'il fait illusion quant à la complexité et aux grandes vulnérabilités de ce modèle. Et ce sans même parler d'intelligence économique, sujet sensible aux conséquences pourtant considérables pour nos économies et la stabilité de nos démocraties. Nous l'oublions trop souvent, mais nous habitons sur une planète aux ressources limitées et épuisables, sujet largement documenté depuis plus d'une dizaine d'années. Certains approvisionnement se tendent et la Russie, par exemple, n'a pas attendu que nous réagissions pour commencer à tirer profit de la fonte des glaciers.
Garantir notre souveraineté technologique, autant que faire se peut, concerne à peu près tous les pans de nos vies, y compris le financement des retraites, sujet d'actualité s'il en est, ce dernier dépendant directement de l'activité économique des entreprises et de la collecte des cotisations et des taxes.

Nous sommes dans un monde aux composantes interdépendantes, où chaque acte compte, où les luttes sont plus féroces qu'il n'y parait, et les moyens utilisés par certains pays ne s'encombrent pas des mêmes précautions que les nôtres. L'affaire de la vente controversée d'Alstom à General Electric en 2014 en témoigne. L'ignorance et l'innocence sont des ferments majeurs de nos faiblesses.

On attend beaucoup des gouvernants qu'ils changent ou préservent le monde dans lequel nous vivons, mais chacun, par ses comportements, a sa part de responsabilité. Il s'agit de sensibiliser, d'informer. S'agissant d'un sujet technologique, l'utilisation de concepts accessibles et compréhensibles par le plus grand nombre est un préalable à la discussion, et dont nous ne pouvons pas nous passer. C'est le rôle de l'État et de ses institutions.

3/ Des chercheurs viennent de découvrir les secrets de la longévité du béton utilisé sous l'antiquité romaine. Qu'est-ce que cela dit de notre rapport au "progrès" technique ?

Vous êtes perspicace ! Cette récente information m'avait déjà inspiré. Les constructions romaines résistent à l'épreuve des siècles là où nous constructions modernes peuvent se détériorer, sans entretien, après quelques décennies seulement. Il fallait qu'une explication soit trouvée un jour.

Des chercheurs pensent donc avoir identifié l'origine de la longévité des bétons utilisés dans la Rome antique. Elle résulterait de l'utilisation de chaux vive, et non pas de chaud éteinte comme on le pensait jusqu'à présent. Cette particularité conduit à ce que le béton, au contact de l'eau de pluie, produit une solution qui se recristallise ensuite en carbonate de calcium qui contribue ainsi à solidifier la construction.

L'on pourrait penser que nos ancêtres maitrisaient une technique depuis oubliée, mais ce n'est pas aussi simple. Rien ne permet d'être certain que les Romains étaient passés maitres en chimie et en mécanique, mais une chose est sûre :  L'histoire de notre civilisation s'inscrit dans une trajectoire, nous aurions tort de faire table rase du passé et de négliger l'importance de la transmission ou de la connaissance de nos ainés. C'est le paradoxe du sujet qui nous concerne, qu'on retrouve d'ailleurs sur d'autres sujets.

N'avez-vous pas remarqué à quel point notre société semble accorder une place démesurée aux personnes qui, sans grande expérience, sont pourtant persuadées de détenir la vérité et les solutions à certains des maux de notre monde moderne ? Avez-vous remarqué que les experts et connaisseurs sont rarement invités dans les émissions de grande écoute ? C'est un des drames de notre société, la négligence de l'expérience et des enseignements permis par nos ainés, ainsi qu'un inquiétant mépris de la science.

4/ Face à l'État, comment les régions peuvent-elles reprendre du pouvoir dans le cadre des mutations et des rapports de force technologiques ?

L'État peut beaucoup, mais ne peut pas tout, on l'oublie trop souvent. Nombre de décisions ou de compétences dépendent directement des régions, des départements, des villes, des EPCI, des pays, des cantons. Les services déconcentrés de l'État sont par ailleurs des leviers utiles et des accompagnateurs solides des initiatives locales, qui alimentent en retour la connaissance nationale.

Les élus constituent des communautés capables d'engager des rapports de force, de faciliter l'émergence et le développement d'initiatives locales. C'est l'ensemble de cette chaine qu'il faut mobiliser.

Si les régions, par exemple, s'engagent pour faire avancer, sur leur territoire, ces sujets, l'État s'en inspirera. Cela constituera une base d'appui qui sera aussi utile au gouvernement. Je parle ici d'expérience, au travers de la charge de sujets sensibles, où certaines régions pionnières ont servi de laboratoires expérimentaux suivis par les services de l'État, et dont les expériences réussies ont servi de modèles et donné lieu à des essaimages nationaux.

Il est donc nécessaire d'œuvrer de concert, collectivement, et de ne pas opposer État et collectivités territoriales, par exemple.

Mais pour cela il est urgentissime d'améliorer le niveau de connaissance et de compétences des élus, un des leviers prioritaires que nous devons actionner. Nous ne pouvons plus nous permettre d'avoir autant d'amateurisme aux différents postes politiques, un constat que je fais depuis plusieurs années déjà.

Il ne s'agit pas d'avoir affaire à des experts, mais à tout le moins à des généralistes, des citoyens conscients des limites de leurs connaissances, aptes à solliciter et à prendre en compte le conseil ou l'avis des professionnels.

Chaque être humain dispose de vingt-quatre heures dans une journée, il est parfaitement impossible de tout savoir, ni même d'être un bon connaisseur sur plusieurs sujets quand on n'a pas assez d'expérience. Être expert d'un sujet nécessite des années d'études et de pratique. Ceux qui ont de l'expérience n'osent pas s'investir en politique, ceux qui n'en ont que peu n'hésitent pas. Les experts ne parlent que du sujet qu'ils connaissent, et pourtant bon nombre de députés actuels, jeunes, sans beaucoup d'expérience, affichent sans le moindre doute des certitudes sur des sujets aussi variés que l'écologie, le nucléaire, l'économie, l'emploi. Ce niveau de la politique est affligeant.

Rien ne sera possible si cela ne change pas.

5/ L'humanité, dont on peut dire qu'elle épouse absolument l'idée de "résilience", après avoir survécu aux déluges, famines, guerres et autres pandémies, aime aujourd'hui à disserter sur le sujet. Serait-ce qu'elle se prépare à l'idée d'être brusquement privée de tout ce qui fait aujourd'hui son confort ?

On voit bien aujourd'hui combien le confort dans lequel nous sommes installés a conduit certains à perdre le sens de la valeur de choses. Si déjà nous sommes nombreux en France à déplorer le manque de conscience collective, le chacun pour soi et le développement de la complainte, nous sommes aussi perçus sur la scène internationale comme un peuple qui se plaint la bouche pleine, et nous laissons une triste impression de faiblesse.

Si l'on observe les comportements lors des blocages de raffinerie ou lors des confinements il y a de quoi être inquiet. Le chacun pour soi domine, et ce sont rarement les meilleurs qui poussent les autres pour obtenir ce qu'ils veulent. Nécessité fait loi, l'individualisme émerge bien vite dès qu'un grain de sable se glisse dans les rouages de notre pays, et l'appel au sens civique ne touche que ceux qui le possèdent déjà.

Quiconque a un peu voyagé dans des pays en guerre, ou qui l'ont connue dans un passé proche, peut percevoir la particularité des populations dont les murs des maisons ou les corps portent encore les stigmates des combats. Tous savent jusque dans leur chair ce que c'est que de tout perdre du jour au lendemain, d'avoir des troupes armées qui pilonnent leur ville, des membres de leur famille qui sont tués. Cette conscience traverse toutes les strates d'un pays, toutes les générations, et tous ou presque font corps.

La question pourrait ainsi être de savoir à partir de combien de générations n'ayant pas connues les drames d'une guerre, par exemple, la résilience d'un peuple peut définitivement se perdre. Le problème réside donc bien dans notre capacité à anticiper, dans la prise de conscience, qui dans l'idéal doit exister même lorsque tout va bien. On ne négocie par un contrat de mariage ou un pacte d'associé au moment d'un conflit, et les séries dystopiques sont là pour nous montrer ce que deviennent des civilisations qui ne se préparent pas au pire.

Il n'est donc pas certain que tous nos concitoyens soient aptes à s'adapter à un monde privé de tout confort, mais il ne fait aucun doute que certains s'y préparent.

6/ On peut avoir la vague impression qu'à part quelques chevaliers blancs, nos députés et sénateurs s'intéressent à la géopolitique numérique un tout petit peu plus qu'à leur dernier Kir-Cacahuètes au Café Bourbon. Que feriez-vous pour changer cette perception ?

Je vous présenterais volontiers un ami, expert en cybersécurité, capable de faire de la pédagogie auprès de publics très éloignés de ce sujet grâce à de simples Curly, ça pourrait aider.

Quoi qu'il en soit, vous avez entièrement raison. Rares sont les parlementaires et sénateurs à se sentir concernés par la géopolitique numérique. Comment pourrait-il en être autrement eu égard à la complexité de ces sujets, au manque de connaissance de ces acteurs, au fait que tout est fait pour qu'on se pose le moins de questions possibles ? Je crains qu'il ne nous soit désormais incontournable de sensibiliser l'ensemble des élus aux enjeux majeurs de notre société. Il n'est pas acceptable que des réseaux de maires utilisent WhatsApp pour leurs conversations professionnelles, ou des régions Zoom pour une réunion en visio sur le sujet de la souveraineté numérique (situation vécue). Des solutions souveraines et conforment à la RGPD existent. Le réseau des AMF et les institutions doivent s'en faire les porte-parole, ils doivent prendre leur part.

La commande publique, doit elle aussi être associée. Nous ne sommes que trop complaisants avec les géants du numérique qui s'infiltrent dès l'école dans nos vies.

Cela crée dès le plus jeune âge une dépendance à ces outils, qui participe en retour largement à l'adoption de ceux-ci dans le cadre professionnel, et empêche l'utilisation de solutions pourtant garantes de la confidentialité et la propriété des données, aussi excellentes soient-elles.

La gratuité des outils numérique est une dangereuse illusion. Elle est aussi dangereuse que la première dose de crack offerte par les dealer.

7/ Alors que le monde entier revient de la mondialisation dite heureuse, on n'entend parler ici et là que des dangers du repli sur soi de la nation. Comme c'est étrange, n'est-ce pas ?

Nous sommes clairement dans une période de notre histoire où il est nécessaire de faire nation. Les observateurs internationaux constatent l'émergence de troubles qui, si nous n'y prenons pas garde, pourraient conduire à des désordres qui risquent bien de faire passer la question des retraites à un tout autre plan.

Indépendance énergétique, alimentaire, pharmaceutique, technologique, militaire, accès aux ressources minières, les indicateurs ne sont pas tous au vert. Or, si l'idée de faire nation est critiquée au motif qu'elle serait le symbole d'un repli sur soi cela rendra plus difficile l'atteinte de cet objectif prégnant, qui plus est dans notre pays, déjà divisé autour de sujets d'importance relativement mineure, et de fait fragilisé pour la gestion de certains enjeux majeurs.

On est même en droit de s'interroger sur l'ingérence, même faible, d'intelligences étrangères dans ce qui fragilise notre pays. Je pense notamment à l'activisme exacerbé de certains groupes ou organisations dont les financements et la propagande interrogent.

8/ Nos boulangeries ferment les unes après les autres, tandis que nous nous faisons livrer des sushis à la crevette en trottinette vapeur. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Pour en avoir discuté il y a peu avec un directeur d'une Chambre des Métiers, il semblerait que les fermetures de boulangeries soient moins nombreuses que ce à quoi nous aurions pu nous attendre. Tant mieux. Il n'en reste pas moins que la très forte augmentation des factures d'électricité impacte lourdement les activités dont le chiffre d'affaire est directement lié à ce poste.

Cette situation est inacceptable, comme en témoignent les actuelles auditions dans le cadre de la commission d'enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Chacun peut constater à quel point la crise actuelle était prévisible. Depuis une dizaine d'années l'ensemble des acteurs de la filière énergie ont alerté en temps et en heure, on ne les a pas écoutés.

On aurait tort d'incriminer un gouvernement en particulier. Non, c'est bien la responsabilité de notre société, dont nous faisons tous partie, qui est en cause. J'en reviens aux points précédents. Le défaut d'information et de formation fragilise la prise en compte de l'avis des experts, et parce que la force de l'activisme de militants écologistes doit une bonne part de ses certitudes à sa méconnaissance du dossier, il avance de façon vindicative et véhémente, et fait pression sur les acteurs politiques et institutionnels, et l'opinion publique.

C'est bien la promotion des énergies renouvelables, et en premier lieu des éoliennes, qui a conduit à ce marasme. Quiconque travaille sérieusement sur la place de l'énergie d'origine éolienne dans le mix énergétique sait que son faible facteur de charge ne permet pas de compter sur elle au quotidien. L'état de l'art et des connaissances en matière de stockage de l'électricité témoignent quant à eux de l'inadaptation de cette source d'énergie à nos besoins. Il est bon de rappeler que les gaziers et les charbonniers se félicitent de l'engouement autour de l'éolien ainsi que de la casse du nucléaire dans l'opinion publique, leurs revenus sont depuis de très bon niveau.

Cette situation, qui a conduit l'Europe à inscrire le gaz dans la taxonomie verte, a largement contribué à alimenter notre dépendance au gaz Russe, ce dont le chef du Kremlin s'est réjoui dès 2010, et par voie de conséquence à cette augmentation des tarifs de l'électricité, ce dernier étant indexé sur le prix de l'électricité produite par la centrale la plus coûteuse. L'idée était de ne pas fragiliser l'un des pays qui avait fait le choix d'une énergie plus coûteuse. Revenir sur ce mécanisme nécessitera du temps.
Ainsi nous avons d'un côté des experts, des professionnels, des connaisseurs, qui alertent de ces dangers imminents, mais qu'on n'écoute pas. Et de l'autre nous avons des militants sans grande expérience et dont l'idéologie empêche toute remise en question. Quinze ans plus tard il est presque trop tard, et on déplace les premières éoliennes construites à Lutzerath, en Allemagne, pour agrandir la mine de lignite, ouverte pour compenser la faible et intermittente production d'électricité des éoliennes. Quelle absurdité, quelle gabegie.

Nous sommes ridicules, je n'ai pas d'autres mots. Et ce qui est à l'origine de cette situation est précisément ce qui est aussi à l'origine de notre perte de souveraineté technologique : le manque d'attention accordée aux experts, les contre-vérités, une indéniable paresse intellectuelle, le tout saupoudré d'un coupable et condamnable manque de courage politique.

À la décharge de nos gouvernants, quels qu'ils soient, n'oublions pas que le militantisme participe à ce qui fragilise la capacité à intervenir. Nager à contre-courant est un exercice épuisant, être exposé sur les réseaux sociaux aux attaques en meute n'a rien d'un exercice agréable. Nombre de ceux qui ont le niveau requis pour agir en politique s'y refusent de crainte d'exposer leur famille.

Mais nous n'avons plus le choix, nous ne pouvons pas attendre d'être confrontés au pire pour nous pencher collectivement sur ces enjeux. Nous n'avons que déjà trop tardé.

9/ Vous avez travaillé avec les gens du voyage. Lesquelles de leurs idées ou pratiques vous semblent-elles de nature à être utilement exportées parmi les sédentaires que nous sommes ?

Je vous remercie de m'interroger au sujet des gens du voyage. Il s'agit d'une expérience qui occupe une place structurante dans ma vie. J'ai travaillé de 1993 à 2006 au quotidien sur ce dossier, tant à l'échelle locale que nationale, en responsabilité, puis plus irrégulièrement au travers de ma première société jusqu'en 2013. Je crois pouvoir dire que je connais assez bien ce monde méconnu, dont l'apparente homogénéité s'oppose par ailleurs à l'hétérogénéité.

J'avais dix-neuf ans lorsque je suis entré pour la première fois sur une aire d'accueil, avec l'impression d'entrer dans un tout autre univers. J'ai énormément appris auprès d'eux sur la nature humaine et les phénomènes sociaux. C'est un peuple confrontant, fier de son identité, sincère, au parler vrai et parfois haut, qui n'aime rien moins que le respect de la parole donnée et au sein duquel la notion de justice possède une place singulière, qui touche plus à la notion de chose juste que de justice à proprement parler. C'est d'ailleurs en m'appuyant sur ce point que j'ai pu, avec d'autres, faire avancer le cadre légal, qui bafouait certaines libertés fondamentales.

Le monde des gens du voyage constitue un microcosme d'exception, propice à la conduite d'analyses dont plusieurs sont transférables sur l'ensemble de la population française, dont ils font du reste partie. L'anthropologie est à ce titre une discipline passionnante et des plus utiles pour comprendre nos fonctionnements sociétaux et humains. Parce que méconnue les actes d'un seul individu peuvent jeter l'opprobre sur l'ensemble de la communauté, un phénomène observable dans d'autres milieux. Agir pour une cohabitation harmonieuse entre gens du voyage et sédentaires nécessite des engagements multiples, à tous les niveaux.

J'ai aussi beaucoup appris du fonctionnement de mon pays, toutes compétences confondues. Œuvrer sur ce sujet est très proche de la fonction de maire d'une ville où il y aurait des écoles, un collège, un lycée, un service voirie, assainissement, un centre technique, un centre de formation professionnelle, un centre d'examen au permis de conduire, un commissariat, une préfecture... Toutes les compétences de l'État et des collectivités territoriales passent en quelque sorte par le prisme des structures financées pour ces missions. On paye en quelque sorte certaines structures pour ne pas avoir à s'en occuper. À l'époque seules les associations intervenaient sur ce volet

La multiplicité des situations vécues au fil des années, sur de nombreux registres, m'a appris l'importance capitale de valeurs fondatrices que sont la détermination, la sincérité, l'engagement, l'expérience, le sens moral, le respect, et le courage, tant face à certains individus que face à certains acteurs politiques ou institutionnels.

Je n'ai bien entendu pas le temps d'entrer ici dans le détail des situations particulières qui sont venues sceller en moi et à jamais ces valeurs, mais elles me font avancer, et doivent nous servir d'exemple dans la prise à bras le corps de sujets d'importance majeure, comme l'est celui de la souveraineté technologique.

10/ "On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas tout d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure." Que vous inspire cette citation de Bernanos ?

Dans son essai « La France contre les robots » publié en 1945, Bernanos craignait que l'humanité ne devienne esclave de son appétit économique, et que la croissance à tout va ne menace son libre arbitre ou sa vie intérieure. Je n'ose imaginer ce qu'il dirait de l'invention du scroll infini par Aza Raskin en 2006.

Pour vos lecteurs qui ne connaissent pas Bernanos ou Aza Raskin quelques précisions s'imposent. Georges Bernanos est un écrivain français dont l'activité se situe sur la première moitié du XXè siècle, uc'est un homme libre quelque peu inquiet de certains travers de l'humain. Quant à Aza Raskin, son invention consiste à faire défiler sans aucune fin l'écran de son smartphone, fonction visible sur de nombreuses applications. Cela crée une dépendance très forte et fait totalement oublier le temps. Je ne saurais que trop vous inviter à voir le skecth de Kyan Khojandi sur l'addiction, à l'appui de l'invention de Raskin. Je doute que vous en sortiez indemne, et voir la réaction de Bernanos me réjouirait au plus haut point.

Sur ce bravo, vous m’avez donné envie de le relire.

11/ Pouvez-vous nous parler un peu de votre projet de datacenter malouin (auquel nous œuvrons avec vous, ce qu'il convient de préciser à nos lecteurs)

Avec plaisir ! Et oui, nous travaillons de concert sur ce projet ambitieux qui nous a amené à nous rencontrer. Votre engagement autour de la souveraineté technologique a fait sens, d'où mon envie de vous y associer. D'ailleurs soyons honnêtes avec vos lecteurs, nous nous connaissons aujourd'hui très bien et nous partageons d'autres passions communes, comme celle de la bonne cuisine et des belles lettres.

Qu'il me soit offert de parler ici de ce projet qui m'honore et m'engage. J'ai envie de m'adresser aux faiseurs, ceux qui agissent plus qu'ils ne causent. Ô comme j'apprécie ceux qui savent se retrousser le manches, les besogneux, les discrets, les engagés, les connaisseurs, et ceux qui ont cette gouaille qui sied si bien à leur savoir-faire.

Le cloud de confiance n'est qu'une vaste blague dont se gaussent quelques grands acteurs du numérique qui sont en cheville depuis des années avec des géants du web et dont on voudrait nous faire croire qu'il répondrait à nos exigences.

Je ne reproche pas à nos voisins et amis d'outre-Atlantique leur protectionnisme, je déplore notre manque de courage et d'ambitions politiques.

Comme d'autres nés dans les années 70 je fais partie des pionniers du numérique, de ceux qui ont vu en Internet la possibilité d'apporter des solutions à des besoins importants. J'ai à ce titre, avec un ami, en 1998, développé le site web covoiturer.fr, en parallèle de mon travail de jeune directeur d'un centre social. L'idée était de contribuer à réduire nos émissions de CO2 dans l'atmosphère. Le projet a fait long feu. Je ne connaissais pas à cette époque la notion de Time to Market. En 2006 j'ai créé mon bureau d'études sociologiques. Très attaché aux données factuelles, seules à même d'objectiver l'analyse, nous avons développé une application de gestion des aires d'accueil des gens du voyage, destinée aux gestionnaires de ces équipements. Puisque nous gérions des données sensibles j'ai donné la priorité à la sécurité et à la confidentialité des données. J'ai travaillé avec un hébergeur breton dont j'ai rapidement mesuré, avec mon équipe, l'excellence des services.

J'ai découvert que d'autres acteurs nationaux ou européens étaient aussi très impliqués sur la souveraineté numérique, mais peu connus, quand d'autres, très actifs sur la communication, bricolaient un peu, voire beaucoup, avec cette notion.

J'ai pensé un temps que l'émergence de la RGPD allait conduire nos institutions à adopter des solutions garantes de la souveraineté numérique, mais les choses n'avancent pas comme je le voudrais.

J'ai réuni autour de moi un équipage composé d'experts, dont mon partenaire historique rennais, et vous, fondateur engagé et pugnace de Souveraine Tech. Nous avons rapidement déterminé les lignes directrices de ce projet. Notre ambition est de faire de Saint-Malo, la cité corsaire, de renommée internationale, le vaisseau amiral de la souveraineté numérique en Bretagne, et peut-être même en France. Nous allons construire un datacenter vert, dont l'alimentation en électricité sera permise par une énergie produite par la marée, il sera adossé à un laboratoire de recherche en sécurité quantique.

Nous allons mettre en musique les compétences de l'équipe et y ajouter ce supplément d'âme si utile à bâtir des ponts entre les acteurs déjà engagés sur le sujet. Par engagement je pense à ceux qui en ont déjà fait preuve, non opportuniste, ancré et solide.

Pendant que nos pays sont traversés de divisions importantes d'autres avancent leurs pièces sur l'échiquier international, et le sujet de la souveraineté numérique contribue à la stabilité de nos démocraties ainsi que de notre économie.

Changer la donne suppose de prendre la plume pour poursuivre l'écriture du roman national, un récit qui a beaucoup de sens.

Je suis attaché à mon pays, à son histoire, à l'Europe, à la richesse et à la diversité des cultures. Breton, j'aime Saint-Malo, territoire chargé d'histoire, parfait écrin pour un tel projet. La cité corsaire mérite amplement d'accueillir une telle aventure qui participera au dynamisme de l'emploi.

 




⭕️ Mezze de tweets



⭕️ Hors spectre


Albert Henry Collings (1868 -1947) - Catherine La Rose

 

I never thought I'd live to see the day when the right wing would become the cool ones giving the middle finger to the establishment, and the left wing becoming the sniveling self-righteous twatty ones going around shaming everyone.
Johnny Rotten, The Sex Pistols

 

 

 

 

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