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Newsletter n°41 - 21 octobre 2022

⭕️ Édito

Qu'est-ce que l'Etat pouvait faire ?

Il est relativement facile de nous prendre pour de mauvais bougres. Il suffit cependant de se jucher sur le promontoire depuis lequel nous voyons passer (il faudrait dire trépasser) notre lot quotidien de nouvelles accablantes pour se rendre à la raison. Il y a définitivement quelque chose de pourri au royaume du Danemark ! Dernier exemple en date. TRAD, "entreprise indépendante la plus avancée et la plus complète de son genre", l'un des leaders mondiaux dans le domaine hautement spécialisé de l'ingénierie des rayonnements pour les secteurs spatial, nucléaire et médical, vient de passer sous pavillon américain. Que l'on ne vienne donc plus nous dire que la France n'est pas au niveau si nous cédons tous les bijoux de famille à la première AmericanExpress qui passe ! Qu'est-ce que l'Etat pouvait bien faire ? demandent certains commentateurs perplexes, sans se rendre compte que leur question sonne comme un constat d'échec pour le Prince. Ce sont sans doute les mêmes qui posent la question des moyens dont disposait l'Etat pour empêcher le récent martyre d'une petite fille de douze ans...

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd'hui Pierre-Alexis de Vauplane, qui est partner chez Ring Capital et l'auteur de "Demain la souveraineté" aux Editions Hermann. 


Alors que tous les pays ont la mauvaise habitude de tirer la couverture à eux, le patriotisme économique est une nécessité absolue.




⭕️ Le grand entretien

1/ Qu'est-ce qui peut bien amener un VC à se lancer dans la rédaction d'un ouvrage à la gloire de la souveraineté numérique ?

Un constat. Celui que dix ans après le cloud souverain en 2011, rien n’avait changé.

2011 c’est l’année où j’ai commencé à travailler. Mais c’est surtout le lancement en grandes pompes du projet de cloud souverain par le gouvernement français de l’époque. Comme beaucoup, je nourrissais alors plein d'espoir : nous allions reprendre le contrôle de nos données et rattraper notre retard dans le numérique.

Mais vint ensuite le temps des désillusions : aux côtés de succès indéniables, une accumulation de décisions venaient abîmer nos efforts collectifs. La dernière en date étant l'annonce de la présence d'Amazon dans le projet d'euro numérique de la BCE : on voudrait transférer toutes les données de paiement des européens à la NSA on ne s'y prendrait pas autrement.

En 2021, dix ans après le cloud souverain, j'ai donc commencé à écrire. Je voulais partager un bilan : ce qui a fonctionné, ce qui n'a pas fonctionné. Et de ce qu'il faudrait faire demain, pour préserver notre indépendance - notre liberté, dans un monde numérique.

2/ Pensez-vous que cocher la case "souveraineté numérique" peut à terme devenir synonyme d'investissement rentable et pour quelles raisons ?

Cette question, me semble-t-il, est un cas particulier d’une autre question : le marché donne-t-il une valeur aux intérêts nationaux ? Ma conviction c’est que le marché seul, ne le permet pas.

Pour y arriver, l’Etat doit influencer le marché, c’est-à-dire l’ensemble du tissu économique pour valoriser des services et des produits français ou européens. Il doit créer une architecture du choix qui modifie le comportement des acteurs et d'une manière prévisible. Cela peut se faire par exemple en incitant les administrations et grandes entreprises à acheter français ou européens.

Mais cette influence du marché en faveur de solutions souveraines, nous en sommes encore loin. L’Etat fait parfois des choix inverses et préfère soutenir des acteurs extra-européens alors que des alternatives locales existent. Je rappelle qu’il a fallu plusieurs mois pour que le gouvernement de la précédente mandature abandonne l’idée de confier les données de santé des citoyens français à Microsoft alors que pour la gestion de ces données sensibles il y avait des alternatives françaises évidentes.

[NDLR : les données de santé des Français seront bien hébergées sur des serveurs Microsoft Azure via le Health Data Hub, et sous toute vraisemblance, celles des ressortissants de l'Union européenne les rejoindront via le European Health Data Space.]

3/ Le prisme que vous adoptez dans votre ouvrage vous empêche t-il définitivement d'envisager tout "exit" d'une entreprise stratégique dans les mains d'une entreprise extra-européenne ?

Sur le principe, une entreprise stratégique ne doit pas être dans les mains d’une entreprise extra-européenne. Même les américains se mordent aujourd’hui les doigts d’avoir délocalisé massivement leur industrie de semi-conducteurs en Asie !

Mais qu’appelle-t-on entreprise stratégique ? Pour Arnaud Montebourg, Dailymotion était stratégique. Pour moi, ça ne l’est pas : c’est la vie des affaires - et c’est bénéfique pour l’écosystème français - que d’accepter la vente de Dailymotion à Yahoo!.

Derrière le fiasco de la vente de Dailymotion se pose en réalité une question essentielle qui est celle de la gouvernance de l’Etat sur les questions stratégiques - et de manière générale sur les questions de souveraineté.

Heureusement, depuis Montebourg, les majorités ont changé et ont mis en place un cadre de décision relativement clair. Aujourd’hui, la liste des 21 secteurs dits stratégiques est publique, on la retrouve sur le site www.legifrance.gouv.fr ; à ces secteurs s’ajoutent des technologies dites critiques (comme la cyber-sécurité, l’intelligence artificielle, la robotique, ou encore les technologies quantiques). Sur chacun de ces secteurs ou technologies, les potentiels investisseurs étrangers peuvent être repoussés par l’Etat français.

Le système actuel génère encore malheureusement trop d’incertitudes, ce qui est toujours un frein dans la conduite des affaires économiques, et cela à deux niveaux :

Le délai pour la prise de décision, pouvant atteindre quatre à six semaines, ce qui est trop long - d’autant que pendant cette période c’est la boîte noire, personne ne sait vraiment ce qu’il va en sortir ;

Cette incertitude est renforcée par le fait que les listes des secteurs et des technologies sont assez larges et englobent finalement des sujets qui ne sont parfois pas stratégiques.

4/ Le grand clivage historique se situe entre la souveraineté nationale et la "souveraineté communautaire". Que pensez vous de l’idée que "la fin du rêve supranational ouvre la porte à une autre troisième voie, c’est-à-dire Europe agissant comme un catalyseur de puissance au service de ses membres souverains" comme Raphaël Chauvancy, notre précédent invité, le dit dans notre entretien avec lui ?

Un des points de départ de mon livre est cette affirmation que le conflit qui oppose fédéraliste et souverainiste est dépassé. Ils sont tous les deux dans une impasse. L’impasse souverainiste est celle de vouloir faire du caractère absolu de la souveraineté un impératif, voire un prérequis à toute action politique. Mais le fédéralisme se trouve lui aussi dans une impasse. La stratégie de contournement de la construction européenne par l’économie a donné le sentiment aux peuples européens, et français en particulier, que leur souveraineté nationale s’est trouvée rognée contre leur gré. Chacun des camps doit accepter les limites qui lui sont imposées : économique et technologique pour le premier, démocratique pour le second.

Face à cette double impasse, l’Europe reste essentielle. Non comme organe bureaucratique ou normatif mais, comme vous le dites, comme catalyseur de puissance. L’Europe est au service des nations et non l’inverse. L’Europe est un moyen et non une fin.

Je suis persuadé que nous pouvons fédérer plusieurs pays européens autour de projets communs. Non pas en faisant un énième Airbus-de-je-ne-sais-quelle-technologie mais autour d’une méthode. La Darpa au niveau européen est un exemple de ce qu’il faut faire et je pense que les pays européens pourraient se rassembler.

5/ Le développement des NFT peut interroger sur la perception de la valeur que se forme notre époque. A votre avis, du point de vue de l'investisseur, quel est l'actif, matériel ou immatériel, qui possède le plus de valeur, au sens de la capacité de produire un retour sur investissement ?

La question est d'actualité et je pense que si elle avait été posée il y a un an, beaucoup aurait, sans hésitation, déclaré que la valeur de l'actif immatériel avait définitivement pris le pas sur l'actif matériel. Ce n'était la conséquence logique de l'avènement de l'économie de la connaissance. Mais un an c'était il y a longtemps : la guerre en Ukraine et la crise énergétique ont depuis remis l'actif matériel à sa juste place ; et si les conflits en cours ne remettent pas en cause cette économie nouvelle de la connaissance, elle remet bien les actifs physiques au centre du jeu stratégique.

Il est désormais clair que l'économie numérique ne fonctionne pas sans des actifs physiques comme les serveurs, les câbles sous-marins, les semi-conducteurs ou encore - et surtout - l'énergie pour les fabriquer et les faire fonctionner. D'ailleurs, ce sont bien ces composants et infrastructures qui sont au cœur des conflits stratégiques actuels : Taïwan et ses semi-conducteurs, l'Europe contre les Etats-Unis sur la question de la localisation des serveurs et des données qui y sont hébergées, etc.

De même, si on élargit la question au défi climatique, nous voyons bien que la réponse passera d'abord par des investissements dans des actifs physiques comme des sites de production d'électricité décarbonnée, des rénovations de bâtiment, l'installation de pompe à chaleur, la construction de pistes cyclables et de manière générale par une réorganisation des infrastructures citadines.

Dès aujourd'hui, des investisseurs prennent position sur ces marchés, convaincus du potentiel de valeur futur de ces actifs et des entreprises qui travaillent autour de ces actifs. Des fonds d'investissement comme Tikehau ont par exemple lancé il y a quelques années plusieurs fonds dédiés à la transition énergétique dont certains investissent dans des entreprises dites traditionnelles mais implantées sur ces secteurs stratégiques et d'autres directement dans les infrastructures comme les bornes de recharge pour véhicules électriques.

On les croyait morts mais je crois que les actifs matériels n'ont pas dit leur dernier mot !

6/ Comment considérez-vous l'idée d'un label concurrent de celui de la FrenchTech, qui prendrait en compte des éléments d'appréciation factuels liés à la souveraineté numérique ?

Plus qu’un label c’est la nécessité de définir ce qu’est une entreprise stratégique et les secteurs stratégiques avec une méthode rigoureuse et transparente.

Dans un tout récent rapport publié avec l’association SCSP, Eric Schmidt (président de Google de 2001 à 2011) et Henry Kissinger (ancien secrétaire d’Etat des Etats-Unis pendant la guerre froide) ont établi ensemble un modus operandi afin que les gouvernements établissent de manière rationnelle les secteurs stratégiques et sur lesquels ils se doivent d’investir comme coordinateur - et non comme seuls décideurs - pour y faire émerger des champions.

Les deux auteurs ont pris acte du fait que les fonds de venture capital les fonds de venture capital (qui sont désormais au cœur de l’écosystème d’innovation aux Etats-Unis) ont fait l’impasse sur les “deep tech” ; dit autrement ces fonds ont préféré financer des logiciels de comptabilité plutôt que des avancées technologiques majeures. Et si l’Etat doit pallier à ces insuffisances de marché, il doit le faire de manière organisée et non arbitraire et opaque comme nous le faisons d’ailleurs en France par exemple avec le rapport Lauvergeon qui en 2013, parmi sa liste à la Prévert de secteurs stratégiques et sorti du chapeau n’a pas dit un mot sur l’intelligence artificielle, la blockchain ou les technologies quantiques.

7/ Il est une idée répandue selon laquelle il est devenu vain de chercher à créer un Google européen et que le Vieux Continent doit se concentrer sur des innovations de rupture qui lui permettent de prendre immédiatement l'avantage sur de nouveaux marchés. Mais est-ce qu'un moteur de recherche mondial, ça n'est pas un peu "l'anneau qui gouverne tous les autres" ? L'occasion est aussi toute trouvée de recueillir votre sentiment au sujet de la tentative de Qwant.

Je vais peut-être manquer d’originalité mais je suis d’accord !

Qwant est malheureusement pour lui l’exemple typique de ce qu’il ne faut plus faire. L’Etat a déversé des dizaines de millions d’euros dans l’entreprise et a incité des administrations et des entreprises à utiliser Qwant alors même que l’histoire était écrite d’avance. Non, il ne fallait pas perdre du temps et de l’argent avec Qwant. Oui, nous aurions mieux fait de mettre ces investissements dans le quantique ou le nouveau nucléaire.

L’Etat devrait parfois s’inspirer du principe qu’il faut savoir perdre une bataille pour gagner la guerre. Avec Google, l’Europe a perdu la bataille du moteur de recherche et les Etats-Unis ont créé un avantage compétitif immense dans un grand nombre de domaines. Mais la lutte technologique n’est pas terminée.

8/ En France, il semble plus important de savoir rédiger un business plan que de concevoir un projet prometteur ou d'avoir une idée géniale. A quand des pré-VC qui financent leur développement sans plus attendre ? De nombreuses grosses boîtes américaines ont été financées ab initio à partir d'un schéma ou d'une idée crayonnée sur une nappe en papier, entre un coca et un cheese.

Je ne suis pas certain que les fonds de venture américain soient prêts à prendre plus de risque que les européens. D’ailleurs, la plupart des gros géants américains actuels n’ont pas été financés ab initio mais ont suivi le schéma “classique” de financement.

Google par exemple : ses premiers financements en 1997 (environ un million de dollars) viennent de la famille des fondateurs Larry Page et Sergey Brin. Ils reçoivent les financements de fonds de venture capital en 1999 (vingt-cinq millions de dollars) mais à ce moment-là, ils ont passé le seuil des trois millions de recherches quotidiennes et la presse mondiale commence à se faire l'écho des performances de ce nouveau moteur de recherche.

Si l’on prend Meta-Facebook c’est la même chose : le premier à financer substantiellement la société est un business angel, Peter Thiel, en 2004 et le fonds d’investissement Accel Partners interviendra un an après, avec un financement de plus de dix millions de dollars, au moment où le réseau social affichait déjà près de deux millions de membres appartenant tous à une communauté très ciblée.

Nous pourrions poursuivre la liste encore longtemps. A vrai dire, les investisseurs en venture capital restent des investisseurs : ils évaluent avant chaque investissement le couple risque - rendement. Et financer des entreprises et des fondateurs qui ne sont qu’au stade des slides et d’un business plan reste un risque très élevé que peu de fonds américains ou européens savent prendre.

9/ Une fois qu'on est parvenu à s'extraire du catéchisme de la concurrence pure et parfaite, auquel aucun pays ne croit plus hors de l'Union européenne, le patriotisme économique sonne-t-il pour vous comme une redondance ?

Le problème c’est que les mythes ont la vie dure. Et en particulier celui qui veut que les Etats-Unis seraient un pays où l’Etat n’est que peu présent dans l’écosystème économique et technologique. Et au nom de ce mythe certains prêchent encore un certain laisser-faire enveloppé de naïveté.

Le patriotisme économique n’a donc pour moi aucune forme de redondance. Rappeler des évidences n’est jamais une mauvaise chose : dans notre monde, où la logique de puissance prévaut, et alors que tous les pays ont la mauvaise habitude de tirer la couverture à eux, le patriotisme économique est une nécessité absolue.

10/ Melanie Perkins, qui a créé le logiciel de design en ligne CANVA, dit avoir été évincée par 100 VC. Son entreprise est aujourd'hui valorisée à 26Md$. Les commentateurs parlent à son sujet du dépassement nécessaire des échecs. Mais comment décrire la décision de chacun de ces VC ?

Les VC se trompent souvent ! C’est même le postulat de départ de leur métier.

Un VC sait que la majorité de ses investissements sera un échec, c’est-à-dire que pour la majorité de ses investissements il retrouvera moins que sa mise de départ. Pour compenser ces pertes futures et inévitables il doit donc à chaque instant identifier et investir dans des sociétés dont la valeur finale permettra de faire plus de dix fois la mise initiale et, idéalement, rembourser la totalité du fonds. Ces sociétés à fort potentiel sont rares : entre 1985 et 2014, parmi les 7 000 investissements réalisés par les fonds de venture capital américain, 6 % ont généré des retours sur investissement supérieurs à 10 fois la mise initiale. Elles sont rares mais la valeur qu’elles créent est immense : ces mêmes 6% représentent plus de 60 % de la valeur totale créée sur la période !

Parce que c’est indispensable de trouver ces sociétés à fort potentiel, c’est toujours un échec que de passer à côté d’une entreprise qui est devenue un succès. Certains fonds très prestigieux ont d’ailleurs bâti un anti-portefeuille qui est la liste des entreprises avec lesquelles ils ont discuté et ont décidé finalement de passer leur tour. Bessemer l’a par exemple publié en ligne : https://www.bvp.com/anti-portfolio

 

Demain, la souveraineté
Pierre-Alexis de Vauplane 

Quand le numérique réinvente la souveraineté
Paru le 28 septembre 2022 Essai (broché)




⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

“On doit être un logicien ou un grammairien rigoureux, et être en même temps plein de fantaisie et de musique.”
Hermann Hesse / Le jeu des perles de verre

 



 

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