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L'Europe de l'Atlantique à l'Oural est à la fois une réalité et une espérance.

Jacques Sapir est économiste et professeur à l’EHESS. Cet entretien a été publié le 19 novembre 2021.

1/ Quelle place attribuez-vous à la technologie dans la nouvelle guerre froide que se livrent les nations ?

La technique et « l’art de s’en servir », la technologie, ont toujours joué un rôle important dans les rapports de force entre les puissance. Parfois, quand on est en présence de ruptures, et non de simple évolutions incrémentales, ce rôle peut être décisif. Divers domaines pourraient jouer ce rôle aujourd’hui : les missiles hypersoniques, des avancées radicales dans l’IA, la bio-génétique, etc…

L’avantage ne provient pas tant de la maîtrise d’une technique, mais de la maîtrise de l’ensemble des processus liés à celle-ci et, surtout, de la capacité à les introduire massivement dans des objets, bref d’en maîtriser l’industrialisation.

2/ Vous déplorez la mort de l’État stratège : connaissez-vous des moyens de sa résurrection ?

Plus que la mort, c’est son affaiblissement que je constate. Vladimir Kvint a écrit : « La stratégie reste étonnamment sous-estimée, utilisée à mauvais escient ou mal comprise au sein de certaines sociétés, gouvernements et organismes militaires importants¹. Cela est certain, mais les raisons peuvent en être très différentes. La prééminence des normes et des règles dans la pensée politique des sociétés contemporaines a été cependant et reste l’un des facteurs majeurs de la disparition des préoccupations stratégiques chez les dirigeants. Par ailleurs, la fascination pour la technique enlève ainsi peu à peu toute volonté aux individus². La stratégie peut enfin disparaître dans la tactique, ou plus précisément dans l’analyse des moyens immédiats, que ces derniers soient économiques ou militaires.

Ce point constitue un problème classique chez les dirigeants politiques et militaires et constitue l’un des cas les mieux documentés de perte de ce « sens du futur » qui chez des dirigeants s’incarne dans la stratégie. Il faut donc impérativement retrouver le sens de la décision politique mise au service d’une vision de long terme

De fait, la formule de l’Etat Stratège qu’affectionnent certains politiques qui vont de la gauche au Rassemblement National est fort vague. Qu’est-ce qu’une stratégie sans les moyens de mettre en œuvre ? Toute réflexion sur la stratégie moderne, depuis les travaux pionniers d’Alexandre Svechin³, introduit une distinction importante, entre la tactique et l’art opérationnel et entre l’art opérationnel et la stratégie. La question se pose donc de savoir si une telle distinction ne devrait pas s’appliquer dans l’espace économique.

Si l’on comprend que la tactique renvoie alors à la gestion quotidienne des entreprises, l’art opérationnel implique la concentration de moyens pour obtenir un résultat majeur dans un espace donné (un marché particulier par exemple, ou une technologie considérée comme particulièrement importante) et la stratégie aux objectifs majeurs qu’un Etat se donne, comme d’accroître l’efficacité du système productif ou de garantir sa sécurité sanitaire ou encore d’assurer, par son industrialisation ou sa ré-industrialisation, sa souveraineté économique⁴. La planification, alors, relève de l’équivalent économique de l’art opérationnel. Un « Etat Stratège » laissant inarticulé l’espace ouvert entre sa stratégie et la gestion des entreprises serait rapidement condamné à l’impuissance, et ce d’autant plus que certaines entreprises ont aujourd’hui les moyens financiers et économiques de se projeter – mais sans autre stratégie que celle de leur développement maximal et de leur profit – dans l’univers de l’art opérationnel.

3/ Qu'évoque pour vous le fait que les startups soient aujourd'hui considérées au regard de leur valorisation boursière ? 

Le sentiment d’un grand aveuglement.

4/ Comment expliquez-vous que l'Union européenne soit si mal à l'aise avec l'idée de puissance ? 

De fait, certains pays, en raison de leur histoire, sont mal à l’aise avec la notion de puissance politique, voire géopolitique. C’est, évidemment, le cas de l’Allemagne mais aussi de l’Italie. D’autres ont intégrés la réduction de leur influence au cours des deux siècle passés, comme les Pays-Bas, le Danemark, la Suède et dans un certain sens l’Espagne. D’autres, enfin, voient la puissance comme une menace à leur porte, comme la Pologne ou la Hongrie.

Entre sentiment de culpabilité, constat de sa perte d’influence et mémoire d’un passé où ces pays furent dominés, il est difficile pour une large part de l’Europe, au sens de l’UE, de penser la puissance. De plus, les institutions européennes ont été délibérément conçue comme un appendice de la puissance des Etats-Unis, comme un supplément économique à l’OTAN. Le projet de l’UE est donc celui d’un dépassement des Nations mais pas celui de la construction d’une « super-Nation ».

C’est pourquoi il y avait une cohérence dans la politique du Général de Gaulle au début des années 1960 entre « politique de la chaise vide » et retrait du commandement intégré de l’OTAN.

5/ L'Europe de l'Atlantique à l'Oural est-elle souhaitable et imaginable ? 

C’est un projet qui est à la fois une réalité et une espérance. Cette Europe existe dans les faits. Il suffit de voir les flux de marchandises, de cultures, d’hommes. C’est une espérance car cet espace doit se construire politiquement. Cela pose la question de nos relations avec la Russie. Hier, elles étaient essentielles du fait de la logique des blocs et de la volonté d’en sortir. Aujourd’hui, la logique des échanges rend ces relations encore plus nécessaires.

Construire l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, c’est penser nos relations avec la Russie non plus seulement dans un cadre bilatéral, cadre dont la pertinence reste bien entendue valable, mais aussi dans celui de nos relations avec l’Asie. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il est de l’intérêt de la France que nous soyons observateurs à l’OCS (l’organisation de Shanghai) qui, outre la Russie, englobe la Chine et l’Inde.

6/ Notre régime politique actuel vous paraît-il de nature (de taille) à faire face aux enjeux de ce XXIe siècle ? 

Oui, si nous avons un personnel politique à la hauteur. Après tout, la III ème République, ce régime né de la défaite et du hasard, sut bien se hisser à la hauteur des enjeux de le Première Guerre Mondiale. Les femmes et les hommes qui composent un personnel politique sont décisifs quant à la capacité d’un régime, quel qu’il soit, de faire aux défis et aux crises.

7/ Pensez-vous que la désillusion dont l'idée de village global fait l'objet soit uniquement attribuable à la crise sanitaire ? 

Bien sûr que non. Cette désillusion a commencé lors de la crise financière et économique de 2008-2010. Elle s’est amplifiée dans les années qui suivirent. Les actions des dirigeants américains, tout comme celles des chinois ou des russes, le montrent. Nous avons connu un blocage de la mondialisation il y a près de dix ans. Mais, la pandémie de la COVID-19 a rendu très visible, en France tout du moins, cette désillusion. Aujourd’hui, presque tout le monde se dit, à un titre ou à un autre, souverainiste. Naturellement, il y a beaucoup de manège, voire d’hypocrisie, dans ces positionnements. Cependant, le fait même que soient si nombreux ceux qui sentent obligés de payer leur écot au souverainisme, nous dit quelque chose d’important sur la situation actuelle, ce « retour des Nations » que j’évoquais dans un livre de 2008⁵, cette désillusion quant au « village global ».

8/ De quel oeil l'économiste voit-il l'éclosion des cryptomonnaies ? 

Ce ne sont pas des monnaies mais des actifs de placement, voire de spéculation. Ce ne sont pas des « monnaies » au sens où leur fongibilité peut en permanence être remise en question.

9/ Que vous inspire la gouvernance par les nombres” qui a été théorisée par le professeur Alain Supiot ? 

Je pense que l’analyse faite par Alain Supiot du rôle du nombre, de la statistique dans les modes de gouvernance est extrêmement pertinente. Elle n’est pas neuve ceci dit. Dans son ouvrage de 1985, le théoricien de stratégie militaire, Martin van Creveld, tenait une réflexion similaire quand aux effets de la quantification et des statistiques au sein de l’armée américaine au Vietnam⁶. Il écrit en effet : « La focale préférée à travers laquelle l'établissement de défense américain a choisi de comprendre, planifier et mener la guerre au Vietnam était constitué de statistiques⁷. Il montre comment le ministre de la Défense de l’époque, Mac Namara, et le chef d’Etat-Major Westmoreland, qui l’un et l’autre avait été associés à la Harvard Business School, avaient développé un rapport particulier aux statistiques et ont fait peser sur l’ensemble de l’organisation militaire cette forme, avant la lettre de « gouvernance par les nombres ». Ils furent encouragés par le développement, à l’époque, de l’informatique qui semblait offrir la promesse de capacités de calcul illimitées. Tout ceci construisit, au sein de la chaîne de “commandement et contrôle” de l’armée américaine ce que Martin van Creveld analyse comme une véritable pathologie informationnelle.

L’une des conséquences de cette « pathologie » fut une perte massive de réalisme et de connaissance de la réalité dans les analyses et les décisions. Une autre conséquence a été une tendance constante à l’hypercentralisation, tendance qui en retour alimente puissamment la pathologie informationnelle.

On retrouve bien, dans la description que fait van Creveld dans le chapitre 7 de son ouvrage, les caractéristiques analysées par Alain Supiot et leurs conséquences comme la perte du sens politique, la dépersonnalisation des relations humaines, la tendance à ériger un moyen en fin.

10/ Que doit-on à la stabilité monétaire” qu'on nous avait promise avec l'euro ? 

La comparaison entre les promesses et la réalité est particulièrement cruelle quand on en vient à l’euro. L’illusion qu’une zone monétaire caractérisée par une monnaie unique, comme l’Euro, donnerait naissance à une augmentation très forte des flux commerciaux, et donc de la croissance économique, entre les pays de cette zone monétaire a été fortement répandue. Ceci provenait de travaux tant théoriques qu’empiriques, en particulier ceux d’Andrew K. Rose⁸. Ces travaux, qui étaient fondés sur un modèle de gravité⁹, accordaient une très grande importance à la proximité géographique des partenaires. L’intégration monétaire devait provoquer une meilleure corrélation du cycle des affaires entre les pays¹⁰. Cette intégration monétaire devait aussi conduire à une accumulation des connaissances conduisant à une forte augmentation de la production et des échanges potentiels¹¹.

La méthode économétrique utilisée dans les différents travaux a été cependant fortement critiquée¹². En particulier les estimations du commerce international par la méthode dite « de gravitation », s’ils se prêtent à l’analyse d’un commerce bilatéral, ne semblent pas être adaptés à l’analyse d’une zone à plusieurs pays. Par ailleurs, et ceci est une critique plus fondamentale, ces modèles ne semblent pas prendre en compte la persistance du commerce international¹³ qui s’explique par différents phénomènes, dont les asymétries d’information.

L’impact de l’Union Economique et Monétaire sur le commerce global des pays membres est estimée à une croissance de 4,7% à 6,3%, soit très loin des estimations les plus pessimistes des travaux antérieurs qui plaçaient ces effets à un minimum de 20%, et ceci sans même évoquer les travaux initiaux de Rose qui les situaient entre 200% et 300%. En dix ans, on a donc assisté à une réduction tout d’abord de 10 à 1¹⁴ (de 200% à 20%) réduction qui est survenue rapidement, puis à une nouvelle réduction ramenant la taille de ces effets de 20% à une moyenne de 5% (un facteur de 4 à 1)¹⁵ Les effets de persistance du commerce semblent avoir été largement sous-estimés, et inversement les effets positifs d’une union monétaire tout aussi largement surestimés, très probablement pour des raisons politiques. On ne peut manquer de remarquer que les annonces les plus extravagantes sur les effets positifs de l’Union Économique et Monétaire (avec des chiffres d’accroissement du commerce intra-zone de l’ordre de 200%) ont été faites au moment même de lintroduction de lEuro.

La stabilité monétaire, qui n’est d’ailleurs que relative, est donc très loin d’avoir apporté les fruits espérés. En réalité, la croissance de la zone Euro fut inférieure à celle de ses partenaires dès l’introduction de la monnaie unique. On constate que, par rapport à la moyenne de l’OCDE, la zone Euro a connu une croissance inférieure de 0,5% à 0,7%. Ceci pourrait être la conséquence de l’introduction unique qui a joué le rôle d’une immense frein par rapport à l’activité économique des pays membres¹⁶. De ce point de vue il est frappant de constater que, depuis l’introduction de l’Euro, le rôle de l’Europe sur la scène économique internationale n’a cessé de décroître.

11/ En matière d'innovation technologique, qu'est-ce qui relève selon vous du public et du privé ? 

Il faut ici distinguer l’invention, qui peut-être le fruit de la science fondamentale, financée par l’Etat, tout comme de l’observation empirique (en général privée) de l’innovation qui traduit l’introduction de l’invention dans le monde de la production. Là, le rôle de l’Etat est toujours décisif, que ce soit pour supporter les coûts d’infrastructures ou pour assurer les risques inhérents à la mise en production d’une invention.

12/ On voit l'UE tenter d'occuper le terrain économique principalement par la défensive : au moyen de taxes et de règlements. Est-ce que ça se soigne ? 

L’Union européenne est un « Etat régulateur » depuis son origine, soit un Etat ou un groupe d’Etats qui limitent leurs interventions à produire et faire appliquer des législations et des réglementations. Cette notion a fourni un cadre utile pour conceptualiser la nature de l'UE et son rôle dans l'élaboration des politiques ¹⁷. Si l'État régulateur représente une approche indirecte de la gouvernance économique, il s’oppose aussi à l'État interventionniste¹⁸ qui, quant à lui, poursuit les objectifs du gouvernement en intervenant directement dans l'économie.

Le processus d'intégration européenne, depuis le lancement de l'Acte unique européen de 1987, a été largement soutenu par une stratégie axée sur le marché¹⁹. Par conséquent, l'UE a émergé comme un État régulateur²⁰. En raison de son budget contraint et son absence de pouvoir indépendant d'imposition et de dépense, l'UE n'avait, et n’a toujours pas, d'autre alternative que se développer suivant un type presque pur d’État régulateur²¹. Martin Lodge a retracé les mécanismes cruciaux qui conduisirent à la montée de la réglementation en Europe²².

Cependant, on peut noter un timide changement de stratégie. Il a d'abord été motivé par la déception, tant au sein de la Commission que les États membres par rapport à la réaction de l’UE face à la crise de 2008. La Commission dirigée par José Manuel Barroso a clairement reconnu que la poursuite des pratiques existantes dans le domaine de la gouvernance économique conduirait l'Europe à un déclin progressif. Une perception d’échec et l’incapacité de l’approche réglementaire existante à faire face aux problèmes déclenchés par la crise économique de 2007-08 dans un environnement mondial en mutation pressions endogènes accrues en faveur du changement. Le début du nouveau siècle s'ouvre avec la stratégie 2000 de Lisbonne²³, qui était encore caractérisée par une approche de la délégation et de la contractualisation poussée. Cependant, en novembre 2008, avec la proposition de plan européen pour la relance économique (EERP)²⁴, la Commission a adopté une position plus interventionniste. Elle s'est écartée de la volonté de la précédente de se concentrer sur les mesures réglementaires. A l’évidence, la crise financière avait ouvert une fenêtre d'opportunité pour le changement, et conduit à l'adoption de l'agenda axé sur l'investissement de l'EERP. Ce noyau d’État catalyseur à l’échelle de l'UE fut progressivement élargi et renforcé dans les années suivantes. En réponse à la lente reprise après la crise, la Commission Juncker a établi le plan d'investissement pour l'Europe et le Fonds européen pour les investissements stratégiques (EFSI) en 2014/2015²⁵. Ces nouveaux mécanismes ont accru l'ambition du programme d'investissement de l'UE, tout en étendant l'utilisation de nouvelles formes de soutien financier. Mais, la présence d’éléments de déréglementation à l’intérieur du EFSI indiquait que l’Etat régulateur était toujours bien présent²⁶. Alors que l'EERP s'était concentré sur 5 milliards d'euros en dépenses directes en infrastructures supplémentaires et 15 milliards d'euros supplémentaires de financement de la BEI, des niveaux qui apparaissaient comme extrêmement faibles à l’échelle européenne, Le plan Juncker visait à mobiliser 315 milliards d'euros d'investissements, principalement grâce à la forte utilisation accrue des garanties et des associations public-privées²⁷. L’effet de levier était bien présent, mais dilué dans la durée. En 2018, la Commission Juncker lança le Programme InvestEU visant à élargir encore le plan d'investissement, portant l'objectif d'investissement à 500 milliards d'euros et de créer un cadre de gouvernance unique pour l'EFSI et plusieurs autres instruments financiers. Ces initiatives restent cependant très limitée face aux besoins exprimés.

Il est alors instructif de regarder comment l’UE a réagi à la crise sanitaire²⁸. La question se posait dès début mars 2020 de savoir comment les pays de l'UE allaient-ils payer pour une réaction face à la COVID-19 ? Dès le 9 avril 2020, l’Eurogroupe adopta un plan de 540 milliards pour couvrir les dépenses courantes²⁹. Le lundi 18 mai 2020, Berlin et Paris ont proposé un plan de relance de 500 milliards. Cependant, cette initiative a provoqué de violentes réactions de la part des pays dits « frugaux 4 », à savoir l'Autriche, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark qui présentèrent des propositions très différentes. La France voulait près de 1 500 milliards, une proposition qui se serait ajoutée aux 540 milliards d'euros. Cela fut, au final réduit à moins de 700 milliards.

Le plan de relance a finalement été adopté en juillet 2020 et confirmé le 10 novembre 2020. Le Parlement européen et les pays de l'UE réunis au sein du Conseil sont parvenus à un accord sur le prochain budget à long terme de l'UE et de NextGenerationEU. Cet accord renforcera, avec une enveloppe de 15 milliards d'euros, des programmes spécifiques au titre du budget à long terme pour la période 2021-2027 propose d'emprunter 750 milliards d'euros sur les marchés, qui viendront compléter le budget européen. Sur cette somme, qui sera donc levée sur les marchés par la Commission, 500 milliards seront transférés, via le budget européen, aux États membres qui ont été les plus touchés par le Covid-19.

La conclusion de cela est que l’UE a réagi, contrairement à ce qui s’était produit avec la crise de 2008-2010, mais qu’elle a réagi de manière très faible, et pour tout dire très insuffisante, en comparaison de ce qu’ont fait d’autres pays, comme les Etats-Unis ou le royaume-Uni. C’est cette situation qui a obligé nombre de pays de l’UE à mettre en place leurs propres mesures. Enfin le conflit interne, entre pays souhaitant que l’on dépense plus, parce qu’ils ont été plus frappés par la crise de la COVID ou parce que celle-ci a révélée des manques d’investissement importants accumulés depuis les années 2000, et les pays souhaitant que l’on dépense moins, est toujours aussi vif et bloque l’extension des mesures qui ont été prises.

L’UE, dans la pratique, semble incapable de se défaire du modèle de l’Etat régulateur.

13/ Peut-on bâtir quoi que ce soit de solide dans un pays aussi divisé que le nôtre sans avoir recours à telle ou telle forme de coercition ? 

La coercition a toujours accompagné la concertation. Il faut donc distinguer ce qui tient à la construction des institutions, et ces dernières sont le produit de conflits eux-mêmes engendrés par une société divisée, hétérogène³⁰, de l’application des règles issues de ces institutions.

Les conflits sont légitimes, à condition qu’ils puissent déboucher sur des compromis permettant de les dépasser. Telle était la fameuse remarque faite par Guizot sur l’histoire des institutions qui caractérisait la « civilisation européenne » en 1828³¹. Dans sa septième leçon, il analyse le processus d’affranchissement des communes, ce qui le conduit d’ailleurs à la célèbre conclusion que voici :

« (…) la lutte, au lieu de devenir un principe dimmobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne³².» On sait qu’il inspira à Marx sa formule : « l’histoire n’est que l’histoire de la lutte des classes ».

Il n’est donc de possibilité d’expression de ses intérêts que par la conquête d’espaces de souveraineté. Mais, celle-ci implique alors l’action collective. C’est pourquoi les différentes formes d’organisations, ligues, associations, syndicats, sont non seulement légitimes mais encore absolument nécessaires au fonctionnement d’une société hétérogène. L’existence d’un intérêt commun n’efface pas ces conflits, mais doit s’enraciner dans la compatibilité de leurs modes de gestion. Cependant, une fois ces espaces acquis, ils ont tendance à influencer largement sur les représentations de ceux qui y vivent.

Or, cette capacité à trouver ce qui, même au cœur d’un conflit, permet d’unir les parties en présence semble aujourd’hui avoir disparue. Et il est vrai que jamais depuis près d’un siècles les oppositions entre riches et pauvres n’ont été si intense, et la coupure de la société n’a semblé si radicale.

La guerre civile froide serait elle l’avenir qui guette nos sociétés, et en particulier la société française ? On peut le craindre à la lecture de la presse qui décrit une société livrée à l’anomie.

14/ Les patrons de nos entreprises ne sont plus des PDG mais des CEO : est-ce anodin ? 

Non, et cela ne fait que traduire l’alignement des modes de gestion et de gouvernance sur le modèle américain.

15/ La France a-t-elle à ce point besoin que les Etats-Unis lui tiennent la main pour traverser sa propre Histoire (technologique) ?

Traverser sa propre histoire ou le roman que l’on en fait ? Car, si un « roman » de l’histoire des techniques est aujourd’hui écrit à la gloire des Etats-Unis, ce n’est nullement un « récit ». La différence entre le premier et le second est que le premier est le produit d’un idéologie et vise à rendre une domination acceptable et même légitime.

En fait, la France n’a pas à rougir de son histoire des techniques. Elle a équipé l’armée américaine en 1917-1918. Les inventions et les innovations (introduction des inventions dans la production) d’origines françaises ont été nombreuses.

 

Notes de lecture du grand entretien

¹ Kvint V., Strategy for the Global Market, New York, Routledge, 2016.

²  Heidegger M., (1958), Essais et conférences, Paris, Gallimard, p. 11.

³ Svechin A.A., Strategia, Moscou, Voennyi Vestnik, 1927.

⁴ Sapir J., « Основы экономического суверенитета и вопрос о формах его реализации» [Les Bases de la Souveraineté Économique et la question des formes de sa mise en œuvre] in Problemy Prognozirovanija, 2020, n°2, pp. 3-12.

⁵ Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, Paris, le Seuil, 2008.

⁶ Van Creveld M., Command in War, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1985, pp. 252-254.

⁷ Idem P. 252.

⁸ Rose, A.K. (2000), « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy Vol. 30, pp.7-45 et Rose, Andrew K., (2001), “Currency unions and trade: the effect is large,” Economic Policy Vol. 33, 449-461.

⁹ Anderson, J., (1979), “The theoretical foundation for the gravity equation,” American Economic Review Vol. 69, n°1/1979 106-116. Deardorff, A., (1998), “Determinants of bilateral trade: does gravity work in a neoclassical world?,” in J. Frankel (ed.), The regionalization of the world economy, University of Chicago Press, Chicago.

¹⁰ Rose, A.K. (2008), « EMU, trade and business cycle synchronization », Paper presented at the ECB conference on The Euro of Ten: Lessons and Challenges, Frankfurt, Germany, 13 et 14 novembre

¹¹ De Grauwe, P. (2003), Economics of Monetary Union, New York: Oxford University Press. Frankel, J.A., Rose A.K. (2002), « An estimate of the effect of currency unions on trade and output », Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, n°441, pp. 1009-25.

¹² Persson T. (2001), « Currency Unions and Trade : How Large is the Treatment Effect ? » in Economic Policy, n°33, pp. 435-448 ; Nitsch V. (2002), « Honey I Shrunk the Currency Union Effect on Trade », World Economy, Vol. 25, n° 4, pp. 457-474.

¹³ Greenaway, D., Kneller, R. (2007), « Firm hetrogeneity, exporting and foreign direct investment », Economic Journal, 117, pp.134-161.

¹⁴ Du travail initial de A.K. Rose datant de 2000 mais réalisé en fait entre 1997 et 1999 « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy 30, op.cit., au travail de R. Glick et A.K. Rose, datant de 2002, « Does a Currency Union Affects Trade ? The Time Series Evidence », op. cit..

¹⁵ Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, op.cit., vont même jusqu’à estimer l’effet « positif » de l’UEM à 3%, ce qui le met largement dans l’intervalle d’erreurs de ce genre d’estimations.

¹⁶ Bibow J. et A. Terzi (eds), (2007) Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (NY), Palgrave Macmillan.

¹⁷ Lodge, M., « Regulation, the regulatory state and European politics » in West European Politics, vol. 31 (1-2), 2008, pp. 280–301.

¹⁸ Ce que l’on appelle aussi l’Etat entrepreneur. Voir Mazzucato, M., The entrepreneurial state: debunking public vs. private sector myths, New York, Public Affairs, 2015.

¹⁹ Caporaso, J., « The European Union and forms of state: westphalian, regulatory or post-modern? » in Journal of Common Market Studies, vol. 34 (1), 1996, pp. 29–52.

²⁰ Begg, I., « Regulation in the European Union ». in Journal of European Public Policy, Vol. 3 (4), 1996, pp. 525–535 ; Majone, G., Regulating Europe, op. cit.

²¹ Majone, G., « The regulatory state and its legitimacy problems », in West European Politics, Vol. 22 (1), 1999, pp. 1–24, p. 2.

²² Lodge, M., « Regulation, the regulatory state and European politics », op. Cit.

²³https://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/00100-r1.f0.htm , Kok W., Relever le défi - La stratégie de Lisbonne pour la croissance et l'emploi : Rapport Kok, Bruxelles, Union Européenne, novembre 2004, 58 p

²⁴ European Commission/ Commission Européenne, Memo on the European Economic Recovery Plan, Bruxelles, 26 Novembre 2008, disponible à : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/MEMO_08_75

²⁵ https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=COM:2014:903:FIN

²⁶  https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=uriserv%3AOJ.L_.2015.169.01.0001.01.ENG

²⁷ https://ec.europa.eu/info/publications/regulation-efsi-20-european-fund-strategic-investments_en

²⁸ Sapir J., “Is eurozone accumulating an historic lag toward Asia in the Covid-19 context?” in Economic Revival of Russia No.1 (67)/2021, pp. 89-102.

²⁹ https://ec.europa.eu/info/strategy/recovery-plan-europe_fr

³⁰ Sapir J., K Ekonomitcheskoj teorii neodnorodnyh sistem - opyt issledovanija decentralizovannoj ekonomiki (Théorie économique des systèmes hétérogènes - Essai sur l'étude des économies décentralisées) - traduction de E.V. Vinogradova et A.A. Katchanov, Presses du Haut Collège d'Économie, Moscou, 2001

³¹  F. Guizot, Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l'Empire Romain, Didier, Paris, 1869. Texte tiré de la 7ème leçon, de 1828.

³² F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, rééd. du texte de 1828 avec une présentation de P. Rosanvallon, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1985, p. 182.

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