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Il faut considérer la souveraineté numérique sur toute sa chaîne de valeur.

Gaël Duval est fondateur visionnaire et “militant” de /e/ foundation, une alternative éthique et souveraine aux géants américains et chinois du smartphone. Cet entretien a été publié le 28 janvier 2022.

1/ /e/ est un système Android « déGooglisé ». Il dispose du noyau open-source d’Android, sans aucune application Google ni service Google qui accède à nos données personnelles. Il est compatible avec toutes les applications Android. Comment vous êtes-vous lancé dans ce projet titanesque ?

Il y a quelques années j'ai commencé à m'interroger sur ma dépendance croissante aux outils des GAFAM, j'avais un iPhone, j'utilisais de plus en plus les services de Google. Pourquoi, alors que j'ai passé la première partie de ma vie professionnelle à créer des produits open source, autour de Linux, pourquoi en étais-je arrivé là ? Dans le même temps, j'ai commencé à prendre conscience de ce qui se passe sur la collecte des données personnelles, du modèle publicitaire… Ce qui se passe dans nos smartphones, tous les jours et en permanence, personne ne l'accepterait d'autres services traditionnels, comme le courrier, le téléphone…

Et pourtant on en est là : entre 6 et 12 Mo de données personnelles sont captées chaque jour pour chaque utilisateur d'un smartphone Android (80% du marché) ou Apple (20% du marché). Ces données, ce sont nos vies personnelles, là où l'on se trouve, avec qui on correspond, le contenu de nos échanges… tout ça va chez les géants du net pour nourrir des modèles économiques reposant sur la publicité ciblée. Et cette situation délétère et mondiale, qui repose sur des monopoles de fait, elle a également des impacts colossaux sur notre souveraineté, sur notre économie, sur nos démocraties…

J'ai commencé à détailler tout ça dans un article qui est paru en 2017 dans La Tribune, et qui a ensuite été repris et complété en Anglais dans un ouvrage collectif traitant de plusieurs sujets technologiques, publié en 2018. J'y défends la thèse que la recherche de souveraineté numérique doit être considérée sur toute sa chaîne, en partant des couches d'infrastructures comme les réseaux et les systèmes d'exploitation, sur lesquels reposent toutes les autres couches intermédiaires et applicatives, et ceci à l'échelle Européenne.

Ayant assez vite réalisé que le sujet n'intéressait pas nos grands visionnaires politiques depuis De Gaulle, je me suis dit que le constat, la réflexion et tout le bla-bla à ce sujet étaient inutiles si on ne propose pas dans le même temps des produits et des solutions réalistes, utilisables par tous, et qui “cochent les cases” de cette maitrise technologique fondamentale pour notre indépendance.

C'est de là qu'est parti le projet “/e/OS” (Murena maintenant) qui propose d'une part un système d'exploitation mobile qui, par défaut, n'envoie pas de données chez Google, et d'autres part un ensemble de services en ligne en lien avec l'OS : mail, calendrier stockage cloud, édition de documents en ligne… Nous utilisons quasiment exclusivement des briques open source, ce qui nous permet à la fois de ne pas partir d'une feuille blanche, et aussi d'avoir une approche “preuve par le code source” qui est totalement absente de la plupart des systèmes d'exploitation du marché, y compris les rares qui commencent à se positionner sur la défense des données personnelles des utilisateurs, comme Apple. On explique ce que font nos produits, comment ils le font, et on le prouve.

2/ Un smartphone qui n'envoie plus de données, ça peut donc servir ?

Il permet d'avoir une vie numérique tout à fait normale, sans se faire micro-cibler, sans partager ses données personnelles avec Google… Beaucoup de nos utilisateurs nous rapportent régulièrement à quel point ils ont été surpris d'avoir pu basculer si naturellement vers nos produits.

3/ Eu égard à la dimension stratégique de votre activité, comment expliquez-vous que les pouvoirs publics (ou privés) ne s'en soient pas emparé pour permettre son accélération et son déploiement partout ?

Même si ça commence à bouger, ma compréhension de cette situation à ce stade c'est que la plupart des “décideurs” sont juste des suiveurs de tendance, sans aucune vision stratégique. Ils sont d'ailleurs souvent issus de formations qui ne comprennent absolument rien à la technologie, et malheureusement font souvent passer leur carrière avant l'intérêt des citoyens.

Je constate néanmoins une grande sympathie pour notre projet et son ambition au sein de beaucoup d'institutions liées à l'Etat et de plus en plus au niveau Européen. Mais au niveau politique, l'aveuglement reste globalement total. Et malheureusement ça fait plus de 40 ans que ça dure. On reparle de De Gaulle ?

4/ Vous communiquez sur ce qu'il y a en moins dans votre OS. Qu'y a-t-il en plus ?

La sérénité et la liberté !

Un petit exemple pour illustrer : les pastilles qui s'affichent sur les icônes des applications. Traditionnellement elles sont rouges et un nombre correspondant aux notifications en attente vient s'ajouter. Ça fait partie des mécanismes mis en place par de nombreuses sociétés pour capter continuellement l'attention des utilisateurs (“économie de l'attention”). Elles reposent sur la psychologie du “Fear of Missing Out” (la peur de manquer quelque chose d'important). Et bien nous avons pris le contrepied en les passant du rouge au vert, et en n'affichant pas le nombre de notifications qui attendent. On souhaite de-stresser nos utilisateurs.

Un autre exemple : notre navigateur web intègre un bloqueur de pubs par défaut.

Evidemment sur la protection des données personnelles on introduit aussi pas mal de choses. La base est saine : un papier récent de chercheurs de l'Université d'Edimbourg et de l'Université Dublin a montré que /e/OS était le seul OS mobile qui n'envoyait pas de données personnelles hors du smartphone.

Nous indiquons également dans notre store d'applications le nombre de pisteurs (ce sont comme de cookies, mais pour les applications) détectés dans chaque application (on utilise d'ailleurs pour ça une technologie qui a été créée en France par Exodus Privacy). Ça permet à l'utilisateur d'avoir une première idée si l'application qu'il s'apprête à installer est là pour le micro-cibler ou pour rendre le service pour lequel il souhaite l'utiliser.

La deuxième étape, c'est un projet sur lequel nous travaillons depuis plus de un an. Il va permettre aux utilisateurs de très facilement couper ces pisteurs, s'ils le souhaitent, et de leur donner d'autres outils très simples à utiliser, pour “passer sous les radars”.

5/ Le fairphone que vous commercialisez peut-il dans votre esprit devenir un fer de lance de notre souveraineté numérique ?

C'est pour le moins je crois une démonstration parfaite de ce qu'on peut faire au niveau européen, avec une convergence fabuleuse entre le développement durable, la protection personnelle, l'indépendance technologique, l'économie : notre projet crée des emplois et près de 80% de notre chiffre d'affaire est à l'export !

Mais pour aller plus loin et prendre une place significative sur ce marché, nous devons nous financer de manière importante, pour aller davantage vers le grand public.

Il reste en outre de gros sujets : les places de marché des applications mobiles, qui font l'objet de monopoles inacceptables. Mais aussi la dépendance au hardware : où sont les usines pour fondre du silicium, et créer des chipsets ? Plus en Europe malheureusement. Et pourtant notre savoir-faire dans ces domaines est encore d'un niveau extrêmement élevé.

6/ À combien évaluez-vous le budget marketing qui pourrait faire de /e/ un OS grand public (si c'est votre objectif) ?

Budget marketing, mais pas seulement : la dépendance au matériel est forte, le produit doit innover constamment. Donc on parle a minima de budgets de plusieurs dizaines de millions d'euros. Pour donner un exemple connu : l'Essential Phone qui avait été créé par le fondateur d'Android il y a quelques années a coûté 80M€ à développer. La R&D d'une grande entreprise chinoise bien connue dans notre secteur c'est 70 000 personnes. Ça donne une idée des échelles et des enjeux.

7/ Sur le marché des téléphones mobiles, est-ce que le meilleur moyen de prendre un avantage compétitif sur les géants, ça n'est pas désormais réfléchir à l'appareil d'après” (forme, matériau, énergie, technologie) ?

C'est un argument qu'on entend souvent : “on a loupé le dernier train, prenons le prochain” ! Sauf que… sans rattrapage préliminaire, en particulier sur les couches d'infrastructures comme les réseaux ou le système d'exploitation, c'est vain. On le voit parfaitement avec ce qui se passe aujourd'hui dans le cloud, ce sont ceux qui ont la main sur les technos qui mènent la danse. Et ça va être la même chose pour l'Intelligence Artificielle, ce sera la même chose pour l'informatique quantique. Encore une fois, il faut considérer la souveraineté numérique sur toute sa chaîne de valeur.

Et ce n'est sans doute pas suffisant : l'Europe est encore sur la réthorique du sacro-saint “tout marché qui doit être libre à tout prix”. Sans entrer dans un débat politique, posons-nous déjà simplement la question de la réciprocité des pratiques commerciales avec les Américains, avec les Chinois… Eux-mêmes, malgré leurs discours et leur dogme, passent leur temps à mettre en place des mesures protectionnistes pour leurs marchés. Arrêtons d'être des bisounours asservis.

Donc il me semble qu’à un moment il faut avoir le courage de dire à nos partenaires : vous appliquez telle ou telle mesure protectionniste, et bien tant que ce sera le cas nous allons le faire également au niveau européen.

Enfin il y a la question de la nécessaire régulation.

8/ Comment votre activité est-elle affectée par la crise des semi-conducteurs ?

Ça a rendu assez chaotique la deuxième moitié de 2021 sur les approvisionnements de smartphones. Les mois d'octobre et novembre en particulier ont été assez horribles, et nous avons encore des listes d'attente de plusieurs centaines de clients qui attendent de pouvoir commander un smartphone Murena avec /e/OS.

9/ On ne jure plus aujourd'hui que par les entrepreneurs”. Est-ce cette fibre-là qui vous a animé jusqu'ici ou une autre ?

Ceux qui me connaissent bien savent que mon désir d'entreprendre remonte à loin. Enfant J'ai créé des journaux, que je vendais en porte à porte dans mon village, ado j'ai créé un logiciel de prévision météo que je vendais sur disquettes, j'ai créé plus tard un label de musique, puis un deuxième… bref je ne sais pas faire autre chose ! Et ma formation en informatique m'a amené très naturellement à créer des sociétés. C'est d'ailleurs frappant de voir à quel point l'entreprenariat, qui était un concept presque honteux dans les années 90, est devenu tellement à la mode.

10/ Est-il une entreprise ou une personne dans le monde avec laquelle vous rêveriez de collaborer sans lui avoir jamais encore demandé ?

David Bowie et Jimi Hendrix, mais c'est trop tard.

Plus sérieusement, je trouve l'entreprise TESLA et Elon Musk fascinants dans le sens où absolument tout au début de l'aventure de entreprise aurait dû les pousser à renoncer. Mais grâce à une vision ambitieuse, grâce à énormément de travail, grâce à des prises de risque considérables, grâce à une ténacité et une volonté sans faille de réussir, ils arrivent à bouleverser totalement le marché automobile et à changer le monde.

C'est un grand enseignement pour tous les entrepreneurs. C'est aussi un sacré enseignement pour les donneurs de leçon et les adeptes du renoncement et de la servitude volontaire.

On ne peut pas gagner une guerre sans livrer bataille.

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