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Il est temps de concevoir les prochaines générations de technologies clés… Et plus de se lamenter sur les retards supposés des européens face aux technologies américaines et chinoises.

Bernard Benhamou, père du terme même de “souveraineté numérique” et qui exerce les fonctions de Secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique. Cet entretien a été publié le 22 avril 2022.

1/ Qu'inspire à l’inventeur du terme « souveraineté numérique » que vous êtes le devenir actuel de cette notion ?

Je ne peux que me réjouir du fait que ce terme qui, lorsque nous avons créé l'Institut de la Souveraineté Numérique en 2015, était un thème qui était encore inconnu pour la plupart des gens, soit aujourd'hui devenu la première des questions lorsque l’on évoque les politiques technologiques. À l’époque, la première question des questions auxquelles nous étions confrontés était : « Qu'est-ce que la souveraineté numérique ? Aujourd'hui, on ne nous pose quasiment jamais la question. L'essentiel maintenant c'est : “Quelles solutions préconisez-vous… Le terme est passé dans le langage courant. On ne peut que s'en réjouir. Est-ce que cela veut dire pour autant que des solutions concrètes ont été trouvées dans ces domaines ? Loin de là, mais la prise de conscience a désormais dépassé le cercle des seuls experts du domaine des technologies.

2/ "Les GAFA sont un nouveau relais de croissance”, estime le président d'Arianespace après la commande d'Amazon de 18 tirs de satellites lancés par des fusées Ariane 6. Nouvelle zone grise de la souveraineté ou clair ascendant américain par le pouvoir de la commande ?

Je suis mitigé sur la question. Cela constitue en partie une réponse face au risque d’obsolescence des lanceurs Arianespace du fait de l'existence de SpaceX et de ses fusées réutilisables. Le fait qu'Amazon fasse appel à Arianespace et lui confie une partie de cette énorme demande comme toutes les constellations de satellites comme on l'a vu avec Starlink et d'autres. Est-ce que c'est regrettable qu'il faille passer par des clients américains ? Non, cela signifie qu'ils reconnaissent une forme d'excellence de lanceurs européens, et qu'ils en ont aussi besoin, au vu du nombre de satellites qu’il convient de déployer pour faire fonctionner ces constellations.

Sachant que dans le domaine des technologies spatiales y compris au niveau des lanceurs, il y a des innovations étonnantes. Certains pensent aujourd'hui à une sorte de centrifugeuse qui pourrait aider dans la première phase à lancer des satellites à coût réduit (N.D.L.R. voir sur ce point le projet SpinLaunch financé par la NASA et Airbus). Donc il ne faut pas considérer que l'Histoire s'arrête là. Comme toujours, une génération technologique remplacera la précédente. L'enjeu pour nous Européens, sera de nous trouver là où ces mutations pourraient se produire, y compris dans le domaine des « spacetech », dans lequel nous avons historiquement notre mot à dire. 

3/ La Commission européenne fait l'objet de critiques après avoir attribué à British Telecom un contrat de 1,2 milliard d'euros pour des services de télécommunications qui gèrent des communications européennes très sensibles. (#TESTA) Silence radio des médias et des politiques après la publication de cette nouvelle. Serait-ce un non-sujet ?

On a en effet peu évoqué le sujet, qui s'est trouvé éclipsé par l'actualité ukrainienne, en plus de la campagne électorale et de la fin de la pandémie.

Le fait d'avoir relancé le projet européen d'un Privacy Shield 2, c’est-à-dire d'un accord transatlantique sur la transmission des données aux États-Unis a effectivement suscité davantage de remarques que ce contrat ; contrat qui s'inscrit dans la lignée de ce que l'on a toujours connu en Europe, c’est-à-dire qu'on considère comme européenne les entreprises qui ont une implantation en Europe, alors qu'on devrait d'abord considérer les entreprises dont le quartier général est en Europe, cela n'est pas tout à fait la même chose.

Par définition, je ne suis pas un témoin dans ce domaine mais un militant. Est-ce que cela constitue un signal négatif ? À l'évidence, surtout au vu de l’hostilité actuelle du gouvernement anglais vis-à-vis de l'Union européenne. Mais fondamentalement, ce choix n'aurait pas dû être fait. Mais il y a beaucoup de choix qui ont été faits par les États européens, y compris la France qui n'auraient pas dû être faits. Je citerai un exemple le patron de l'Anssi, Guillaume Poupard, qui a déclaré, au sujet du PGE hébergé par Amazon, que “si c'était refaire, nous ne le referions pas…”. Il y a donc une prise en compte de ces sujets, y compris par les personnes les plus impliquées sur ces questions.

On voit qu'il y a une évolution et que les querelles successives ont porté dans ce domaine. Lhébergement du Health Data Hub (ou plateforme des données de santé) par Microsoft Azure et les débats que cela a suscité constituent un bon exemple. On verra comment ce dossier sera traité après les élections, voire s'il sera relancé tel quel et si la CNAM sera forcée ou pas de confier ses gigantesques bases de données médicales des citoyens à cette plateforme. Mais en tout cas la période a changé et l’insouciance qui a pu présider à ce genre de décisions n’est plus de mise aujourd'hui, heureusement.

Pour avoir été impliqué depuis très longtemps dans les négociations sur la gouvernance de l’Internet d’abord auprès des Nations unies puis de l'Union européenne, on a vu la trajectoire de ces sociétés qui au départ avaient non seulement pignon sur rue mais qui étaient reconnues comme positives et ne posaient pas de questions politiques. Aujourd'hui, ces sociétés et leur gouvernance posent des questions hautement politiques, et pas seulement des questions technologiques ou industrielles. Ce qui a fait rentrer la notion de souveraineté numérique dans la lumière, c'était d’abord les révélations de Snowden, puis l'affaire Cambridge Analytica. On s'est rendu compte que ces sociétés avaient des répercussions politiques graves, y compris sur les démocraties, avec l'invasion du Capitole le 6 janvier 2021. Il faut le rappeler, le mouvement QAnon n'aurait pas existé sans les algorithmes de micro-ciblage (ou microtargeting) de Facebook. Ces activistes « ultra-trumpistes » ne se sont rencontrés que grâce aux particularités des algorithmes de recommandations de Facebook. On se rend donc compte aujourd'hui que ces sociétés ont un impact politique, ce qu'elles n'avaient pas ne serait-ce qu'il y a dix ou quinze ans. Souvenons-nous des propos d'Hillary Clinton lors des printemps arabes qui disait “nous avons amené les technologies de la libération et de la démocratie dans les pays arabes”. Et elle citait précisément Facebook et Twitter. On ne pourrait plus prononcer une phrase de ce genre aujourd’hui, surtout au moment où Elon Musk veut racheter Twitter dans l’espoir d’y abolir toute forme de régulation des contenus…

4/ Intel vient produire des puces en Europe. Pendant ce temps, trois grands acteurs dans le domaine des puces s'allient en France. Notre dépendance dans ce domaine est-elle une fatalité ?

La société est américaine, les investissements sont pour partie européens, est-ce pour autant que c'est la fin de l'histoire pour une filière européenne autonome dans les microprocesseurs ? Non.

Ce qui sera important, c'est de savoir qu'en cas de difficulté d’approvisionnement, comme on a pu en connaître pendant la pandémie avec des tensions sur les marchés, nous ne serions pas contraints, comme nos amis Allemands, d'arrêter les chaînes de production automobiles par exemple. La question aujourd'hui n'est pas que d'avoir effectivement des « fondeurs » qui soient de bout en bout européen. C'est de savoir que nous ne serions pas en état de pénurie absolue si des crises de ce genre devaient se reproduire à l’avenir. Est-ce que le fait que la société en question soit américaine poserait problème en cas de tension, c'est une vraie question qui n'est pas résolue. Pour le reste, Intel ne choisit par l’Europe par philanthropie. Ils savent qu'ils y trouveront d'excellents ingénieurs sur lesquels ils pourront s'appuyer pour développer leurs projets.

L’autre question est la suivante : pourrons-nous avoir une filière de très haut niveau sur les puces de dernières générations, c’est-à-dire les 3-5 nanomètres, voire au-dessous ? Les autorités chinoises considèrent qu'il leur faudra entre 5 et 10 ans pour arriver au même niveau, ce qui est loin d'être évident parce que pendant ce temps-là, les autres entreprises auront aussi continué à innover. Les Chinois qui sont en train d'essayer de rattraper le retard vis-à-vis de TSMC donc de Taïwan (dont au passage on peut-on peut craindre qu'ils finissent par vouloir l’envahir dans les années à venir). Le conflit ukrainien va peut-être être tempérer les ardeurs « réunificatrices » de Xi Jinping mais cela n'est là encore pas certain. Donc la question essentielle qui sera posée aux Européens sera : serons-nous autre chose dans les temps à venir que des fabricants de puces de milieu ou d'entrée de gamme ?

5/ Quelles raisons expliquent le peu dengouement par rapport aux questions de souveraineté numérique, en dehors des périodes électorales où tout le monde ne parle que de cela ? Pourquoi un tel écart entre le déclaratif, en particulier dans le domaine de la fiscalité et laction concrète des pouvoirs publics ? 

Les campagnes électorales suscitent souvent à des annonces tonitruantes comme le fait de reparler pour Emmanuel Macron du démantèlement des Big Tech ce que ses conseillers et ses ministres n'ont jamais osé sérieusement envisager.

Alors que dans la période récente, les achats de l'État ont été poursuivis auprès de ces plateformes américaines : le Health Data Hub et Microsoft, Palantir à la DGSI, le PGE hébergé par Amazon Web Services…

D’un côté il y a une politique volontariste sur des sujets fiscaux et une autre politique beaucoup moins ambitieuse sur ce que l’on pourrait appeler les instruments de politique industrielle. C’est-à-dire l’aide aux entreprises technologiques via la commande publique ou encore l’action ciblée vers des secteurs stratégiques.

Nous avons des administrations qui ont leurs tropismes spécifiques, pour Bercy, par exemple, les réponses doivent être pour l’essentiel fiscales. Donc quand on dit que l’on peut créer de nouveaux instruments fiscaux, vous avez d'extraordinaires cerveaux qui se mettent en marche pour créer ces impôts, à l'échelle française ou européenne, voire internationale, comme pour la fiscalité des grands groupes. Mais lorsqu'il est question de politique industrielle, ce terme trop longtemps démonétisé, Bercy est beaucoup plus timoré. On a ainsi laissé certains errements se produire durant des décennies, avec un Serge Tchuruk, patron d'Alcatel, qui faisait l’éloge du “fabless” et déclarait “nous voulons être une entreprise sans usines”, avec le succès que l’on sait pour Alcatel.

On a longtemps considéré que l'industrie et donc les politiques industrielles qui leur permettaient de se développer, faisaient partie des choses du passé. Et là nous nous réveillons douloureusement face à un monde où, plus que jamais, il est nécessaire de développer une puissance et une souveraineté industrielle européenne. Or ces industries doivent être accompagnées par la puissance publique comme le font les Américains. Mais l'intelligence des autorités américaines, c'est de le cacher. C’est-à-dire qu'ils produisent et répandent une doctrine mondiale de libéralisme et ils sont dans le même temps, ultra-interventionniste ! C'est l’un des secrets les mieux cachés de la politique américaine, avec en particulier un atout sur lequel on doit revenir systématiquement : le Small Business Act qui permet d'orienter une partie de la commande publique vers les petites et moyennes entreprises. Or le Small Business Act existe, depuis 1953 aux États-Unis ! Sous prétexte de dogmatisme libéral, nous nous sommes empêchés de le reproduire en France et en Europe. Il convient désormais de revenir sur cette erreur.

Aujourd'hui, on a absolument besoin que l'État utilise l'ensemble des instruments dont il dispose pour aider les entreprises françaises et européennes. Et parmi les touches de ce clavier, il y a évidemment la commande publique. C'est ce dont ne veulent pas des groupes européens qui ont bénéficié de la commande publique pendant longtemps, mais c'est une nécessité absolue parce qu'on sait très bien que ces grands groupes ne vont pas d'un seul coup pivoter pour devenir des géants technologiques. Ils ne le peuvent pas, leur ADN étant profondément inscrit dans leurs processus de décisions, ils ne peuvent exceller dans des domaines qui ne correspondent pas à leurs activités d’origine.

Au moment où nous avons créé l'Institut, la souveraineté numérique était perçue comme essentiellement défensive, c’est-à-dire fondée sur des quotas, des barrières fiscales ou encore d’autres mesures restrictives. Aujourd’hui, le but, doit être de devenir offensifs sur les technologies, c’est-à-dire d'avoir une politique de développement, par rapport à l’ensemble de nos acteurs technologiques. Or d'une certaine manière, l'État a délaissé ses prérogatives en matière de politique industrielle. Avant le Covid et avant la guerre en Ukraine, lorsque l’on évoquait le terme de politique industrielle on vous répondait “c'est un truc des années Pompidou, ça ! Maintenant, c'est le marché qui doit décider seul. Et tout ce qu'on peut faire pour le marché, c'est d'aider à le financer.” Or il se trouve que l'achat public, ce n'est pas du financement au sens classique. Le Small Business Act correspond à une aide au développement stratégique des entreprises en particulier dans le domaine des technologies. Ces leviers-là, sur la commande publique, sur l'aide à la recherche, sur la défiscalisation, seront décisifs et pour cela il nous faut revenir sur des règles européennes qui ont été appliquées de manière souvent trop étroite.

Cela a été le cas dans le domaine de la régulation de la concurrence. Nous, Européens, avons appliqué une doctrine antitrust qui fonctionnait sans avoir d'objectif stratégique, le seul objectif avoué, était de ne pas laisser les prix augmenter. Mais quand vous êtes face à des services en apparence gratuits, je dis bien en apparence, vous n'êtes pas client de Google, vous n'êtes pas client de Facebook, les vrais clients sont les annonceurs, la régulation de la concurrence devient alors très différente. Et donc il faut avoir une représentation systémique, ce que dit très bien l'excellente Lina Khan, la nouvelle patronne de la Federal Trade Commission américaine, l'autorité de la régulation du commerce aux États-Unis c'est que face à ces mastodontes on ne peut plus réfléchir uniquement en termes de prix. On doit aussi penser en termes de capacité d’innovation. On réfléchissait historiquement en se basant sur des entreprises comme Standard Oil, qui a été l'origine de la première décision antitrust. On n'est plus dans la même époque, et l'économie du XXIe siècle n'est plus celle du XXe. Il faudrait effectivement que nos responsables européens en prennent conscience. Je pense sincèrement que ce mouvement commence à se produire. Mais les habitudes (en particulier intellectuelles) ont la vie dure.

6/ Ny a-t-il pas un choc de culture entre la vision de Margrethe Vestager et la vision d'un Thierry Breton en matière de concurrence ?

Margrethe Vestager ne conçoit la concurrence que dans l’espace européen, c’est-à-dire les 27, là où, en connaisseur des technologies qu'il est, Thierry Breton comprend que le but est d'avoir des sociétés qui feront pièce aux sociétés américaines et chinoises. On peut reformuler ainsi la question : n'y a-t-il pas un choc de cultures entre l'ancienne vision de l'antitrust et la réalité du marché des technologies aujourd'hui ? La réponse est : oui.

Il y a un conflit entre une vision très XXe siècle où l’on essaie d'éviter que les monopoles ou les oligopoles ne conduisent une augmentation des prix sans se préoccuper du fait que l'Europe puisse rester un nain technologique et qu'elle ne sera pas en mesure de faire pièce aux Big Tech américaines ou chinoises si l’on applique trop strictement ces règles.

Si nous ne nous mettons pas en tête d’ajouter de lettres européennes aux acronymes GAFAM, NATU ou BATXH, nous resterons économiquement mais aussi politiquement vulnérables. C'est un élément clef pour les temps à venir que de permettre que la régulation aide à ce que cela se produise. Et quand je dis régulation, c'est au sens très large. C’est-à-dire évidemment DSA, DMA, plus les autres textes sur l'intelligence artificielle ou les data broker (AIA et DGA)… Mais au-delà ! Il faudra d’autres types de réglementations sur les marchés, sur l'harmonisation fiscale afin d’éviter que des paradis fiscaux ne puissent continuer à exister en Europe. Quand on se plaint de l'absence de fiscalisation des sociétés américaines, encore, récemment pour McKinsey. Mais pourquoi le font-elles ? Parce qu'aucune loi ne les en empêche. Et c'est vrai aussi de toutes les Big Tech. Et cela renvoie la balle dans notre propre camp. Dans ce cas, les Américains ne sont pas fautifs. Ils ne font qu’exploiter nos erreurs stratégiques…

7/ On entend dire constamment que seuls les grands acteurs américains en général et du cloud en particulier sont performants, scalables et résilients. Est-ce exact ?

Ce propos est d'autant plus toxique que si on continue de leur attribuer les marchés stratégiques au niveau français, au niveau européen, ils seront encore meilleurs. C'est en quelque sorte une prophétie auto-réalisatrice… par abandon du combat.

Par définition, nous avons laissé ces sociétés utiliser l'argent qu’elles ne consacraient pas aux impôts en Europe se déverser largement dans leurs projets de R&D. Nous les avons laissées coloniser, les plus grandes entreprises. On évoque le CAC40, mais on pourrait parler du Stoxx 600, les 600 plus grandes entreprises européennes cotées, sachant qu’à l'heure actuelle, les quelques Big Tech Américaines pèsent plus lourd que l’ensemble du Stoxx 600.

Et effectivement, on laisse l'impression que seuls les Américains savent faire. C'est une attitude de résignation et d'abandon intolérable. Alors je ne dis pas aujourd'hui – et c'est là qu'il faut entrer dans la nuance - que, comme cela a été tenté à plusieurs reprises de façon absurde, nous devons créer un Google européen etc. Même Microsoft, avec le lancement de Bing, n'a fait qu'ébrécher les parts de marché de Google sur la recherche. Nous avons même vu un candidat à la présidentielle évoquer la nécessité d'un metaverse européen. Le but, ne devrait être ni d'imiter ni de reproduire des technologies établies dans la durée, mais bien d’établir de nouveaux segments de marché où nos entreprises pourront s’exprimer à l’échelle européenne mais aussi internationale. Nous devons avant toute chose nous concentrer sur les segments stratégiques pour les temps à venir. Mais ne pas considérer que tous nos acteurs européens et nous en avons d'excellents dans le domaine des technologies médicales puisque je citais effectivement le Health Data Hub, la plateforme des données de santé, nous avons des acteurs européens sur le traitement de la donnée santé qui sont remarquables. Dassault Systèmes a ainsi racheté Medidata qu'est une très grande entreprise américaine dans ce domaine du traitement des données de santé, il y en a d'autres et vous avez beaucoup d'entreprises brillantes dans les segments nécessaires dans ces domaines (logiciels de traitement, hébergement, intelligence artificielle ou encore analyse des données de santé) . Alors évidemment, l'empilement de fonctionnalités d'un Amazon Web Services ou d'un ou d'un Microsoft Azure correspond à des années de R&D et d'amélioration au vu des demandes de leurs clients. Mais là encore, le marché n'est pas immuable. Les années à venir pourraient voir d'autres formes de développement autour des technologies de cloud, des technologies de traitement ou encore de chiffrement. Je ne parle même pas du quantique qui viendra sans doute un peu plus tard mais considérer comme cela a été dit que même d'ici 5 ans il n'y aura pas d’acteur européen dans ces domaines, c'est un chiffon rouge que l'on agite devant notre écosystème en lui assenant : “Vous êtes nuls, et vous le resterez…”. Ces propos-là ont créé à bon droit une levée de boucliers de la part de notre écosystème technologique. Notre gouvernement, en particulier dans le domaine des technologies, doit désormais avoir pour objectif de développer notre propre écosystème et non pas considérer comme un fait établi que notre écosystème ne pourra concourir que sur des marchés de niche…L'État a donc un rôle stratégique à jouer dans ces domaines. Et quand il participe à la démotivation de son écosystème technologique, il commet une triple faute ; industrielle, stratégique et politique.

Nous avons tous une tendance naturelle à prolonger les courbes dans le domaine des technologies. Or s'il y a bien une chose que ces technologies nous ont apprise, c'est qu'elles ne se prolongent jamais indéfiniment. Les technologies connaissent des ruptures permanentes. C’est le cas lorsque Microsoft effectue la plus grosse acquisition de son histoire avec Activision (pour un montant de 69 milliards de dollars) avec pour objectif de développer sa propre version du metaverse. Pourquoi Apple, qui était très réticent à investir sur la réalité virtuelle et la réalité augmentée, va tout d'un coup y réinvestir des sommes considérables ? Dans ce cas, c’est aussi parce qu'ils se sont rendu compte que Facebook pouvait concevoir des outils de suivi et d'analyse de la vigilance et du comportement des utilisateurs dans le domaine de la santé grâce aux casques de réalité augmentée et de réalité virtuelle, et donc, les responsables d’Apple se sont dit “Nous qui voulons devenir un acteur majeur de la santé connectée, nous ne pouvons pas laisser Facebook s’installer sur ce segment de marché… ».

Il ne faut pas considérer, ce qui serait une forme de paresse intellectuelle, que ce qui est vrai aujourd'hui le sera dans 20 ans. Ains la récente correction du marché vis-à-vis de Facebook est un signal important pour l’ensemble des acteurs technologiques. Le groupe a perdu le 3 février dernier 25 % de sa capitalisation en une journée et il ne l’a toujours pas récupéré. Ce n'était pas seulement une réponse conjoncturelle liée à des chiffres décevants. Les investisseurs ont alors montré qu'ils étaient durablement méfiants et qu’ils se rendaient compte qu'il y avait un problème structurel sur ce genre de business model. On pourrait dire qu’il était temps…

8/ Où pourrait se trouver la clef de nos succès technologiques de demain ?

Aujourd'hui, tous les acteurs économiques montrent à quel point les données et en particulier les données de santé constituent un levier pour le développement de nouvelles filières technologiques. Mais ce sont aussi ces données qui permettront de perfectionner les technologies en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle. Or ces systèmes d’intelligence artificielle « irrigueront » la plupart des dispositifs connectés ; depuis la santé connectée, jusqu’aux transports intelligents, de la maitrise de l’énergie jusqu’aux villes intelligentes.

Ainsi l'attaque récente sur les serveurs Microsoft Exchange a touché plusieurs centaines de milliers d'entreprises dans le monde. Des entreprises de toutes tailles ont ainsi été attaquées, et leurs données piratées. Au départ les experts en cybersécurité ont pensé qu’il s’agissait d’une attaque coordonnée par les services chinois et que cette attaque était liée à l'espionnage de ces sociétés. Or ce n’était pas le cas puisqu’il s'agissait de récupérer des documents et des bases de données structurées qui permettraient d’entraîner les systèmes d'intelligence artificielle chinois afin de les propulser devant leurs compétiteurs américains ou européens. Or nous disposons en France et en Europe de données extraordinairement structurées tout particulièrement dans le domaine médical, cadastral, au niveau de l'INSEE, nous disposons de registres précis, structurés qui constituent des outils fondamentaux pour le deep learning. Si nous n'utilisons pas nos propres ressources informationnelles pour avantager nos propres entreprises, qui le fera et surtout qui en profitera ?

9/ Voyez-vous des domaines dans lesquels la France, peut-être avec quelques partenaires européens, pourrait créer la surprise, prendre et conserver une avance ?

Il y a des secteurs stratégiques et il y a des instruments à déployer. Je crois qu'on a - c'est le tropisme Bercyen - surévalué le fiscal au détriment de l’industriel, depuis longtemps. Il est temps que la balance soit rééquilibrée , et ce, d'autant plus que nous vivons une période propice, dans le climat européen de régulation des grandes plateformes, comme on a pu le voir avec le DSA, DMA. On voit soudain que cette régulation apparaît non seulement comme nécessaire, mais comme utile pour développer ce que nous appelons dans notre jargon, une « 3ème voie européenne ». L'idée est qu'au vu des scandales graves et réguliers liés aux activités des entreprises américaines en matière de régulation des contenus, en matière politique avec un risque démocratique avéré mais aussi pour la sécurité des citoyens et la protection de la vie privée… Une offre européenne, basée sur un niveau supérieur de sécurité, de protection des citoyens et des libertés, deviendrait attractive bien au-delà des limites de l'Union européenne. L'erreur serait de penser comme le slogan de Facebook : "move fast, break things”. Cela ne fonctionne plus ainsi aujourd'hui. Si les concepteurs de technologies n’ont pas une préoccupation éthique dès la conception, ce que nous appelons une « éthique by design », ils seront refoulés par le marché et peut-être est-ce justement ce qui est en train d'arriver à Facebook. Le marché lui-même montre ses doutes quant à la gouvernance de la société, quant à sa perspective pour les temps à venir. Et c'est pour cela d'ailleurs que Mark Zuckerberg a allumé le contrefeu du metaverse, pour détourner l'attention des problèmes de gouvernance de sa société. Les investisseurs ont aussi montré qu’ils ne croyaient pas non pas au metaverse lui-même, mais au metaverse « made by Facebook »…

Le premier des secteurs stratégiques pour l’Europe sera celui de la santé connectée. Dans le programme du candidat Macron, il était question d'un basculement de la santé vers la prévention. Et ce sont précisément les objets de santé connectée, les outils d'intelligence artificielle en santé, qui aideront à nous faire basculer dans ce régime. La question est : voulons-nous que ce basculement aille de pair avec une remise en question de notre protection sociale, c’est-à-dire la couverture mutualisée du risque, au profit d'une vision américaine d'hyper-inidividualisation. J'y suis profondément opposé tant d'un point de vue politique que philosophique. Mais c'est un risque réel si nous n'avons pas d’alternative à proposer dans les années à venir.

Le deuxième secteur stratégique sera lié à l'énergie et la protection environnement. Cela parait évidemment, mais il faut le rappeler, nous sommes infiniment plus légitimes pour agir dans ce domaine que ne le sont les Américains ou les Chinois. Il serait inquiétant qu’à l’instar du café expresso revendu en Europe par Starbucks, ce soient les Américains qui nous vendent des solutions de protection environnementale ou de transition énergétique…

Le troisième secteur essentiel pour les industriels européens sera celui des transports. Nous avons un acquis historique dans ce domaine, qui devient fragile. Nous pourrions parler de l'automobile qui se fait « dévorer » par Tesla. Un chiffre étonnant et inquiétant : 55 % de la capitalisation mondiale du secteur automobile, correspond à la seule société TESLA. Et c'est aussi le seul constructeur qui a fait +25 à 30 % dans la période alors que tous les autres constructeurs affichaient des baisses de vente d’automobiles. Cela alors même que TESLA apparaissait comme plus « techno-dépendant » que ses compétiteurs. La voiture d’aujourd’hui étant devenu, comme le disait le patron de Mercedes, un smartphone avec quatre roues autour…

Le quatrième secteur stratégique correspondra aux technologies financières, parce que nous avons d'extraordinaires mathématiciens, cryptographes et spécialistes dans ces domaines, mais aussi parce que, les fintech sont étrangement moins exigeantes en termes d’investissements initiaux que certaines autres technologies, comme la santé ou les transports. Des obstacles légaux et bancaires continuent à exister mais l'Europe a une carte à jouer dans ce domaine, ce que confirme d'ailleurs la revue du MIT depuis plusieurs années.

Ce sont là les quatre secteurs clef. Si nous nous concentrons sur ces quatre secteurs, nous conserverons une capacité de rebond. Cependant, personne ne dispose de baguette magique dans ce domaine. Mais cela passera nécessairement par la remise en cause de la croyance du “uniquement du financement et le marché se débrouillera”. Ce que montrent les États-Unis aussi avec la commande publique militaire, c'est que les technologies que nous utilisons tous les jours, qu’il s’agisse des interfaces tactiles, de la réalité augmentée, de l’lnternet et de beaucoup d'autres systèmes d'intelligence artificielle, ont été financés par la R&D publique en particulier militaire aux États-Unis. Si nous ne prenons pas en compte cette dimension de politique industrielle et de R&D pour que les États européens puissent “alléger” la charge liée au développement de ces technologies, nous resterons durablement dépendants d’acteurs non-européens.

10/ Pour le Health Data Hub, les jeux sont-ils faits ?

Non, la messe n'est pas dite. L'essentiel des données médicales n'a pas été transmis à cette plateforme. Ainsi, le plus gros fichier qui est celui de la CNAM n'a pas été transmis. Le conseil de la CNAM s'est déclaré défavorable à la transmission des données, mais le problème est que cet avis n'est que consultatif. Est-ce que par la suite, le gouvernement nouvellement désigné va passer en force, là est la question. Le propos qui consistait à dire “d'ici deux ans nous sortirons de Microsoft”, si c'est pour que ces données soient « in fine » traitées sur une plateforme Azure au travers de la société Bleu, cela n'aura rien résolu. Je crains que cette alliance entre Capgemini et Orange et Microsoft, n'ait été mise en place que pour permettre le portage du Health Data Hub. L'argument selon lequel ce montage serait alors à l'abri du Cloud Act reste discutable. En revanche, ce qui est certain, c'est que ces données ne seront absolument pas protégées du FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act), qui permet aux services de renseignements américains d’intercepter les données traitées par des sociétés américaines. Prétendre que des entreprises américaines pourraient refuser de transmettre des données aux services de renseignement, correspond au mieux à une forme de naïveté au pire à un mensonge. La directrice des politiques publiques du groupe Microsoft nous en parlait il y a quelques semaines en avouant : “Quand la NSA vient vous voir, on peut difficilement lui dire « non » !”

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