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Créons une agence nationale de la souveraineté à partir du modèle ANSSI 🇫🇷 !

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de "disputatio" ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n'engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d'influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l'objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


vendredi 8 septembre 2023
Lorraine Tournyol du Clos Dang-Vu est Conseillère spéciale du président de l'
Elle a notamment publié pour l'institut un rapport incontournable : "Repenser la souveraineté"

1/ Certains reprochent au terme “souveraineté” de relever de l'anachronisme. Qu’en pensez-vous?

Si l’idée est de dire qu’il est dépassé de parler de souveraineté, je ne suis absolument pas d’accord !

La question de la souveraineté, c’est celle du contrôle : qui gouverne ? Qui décide ? Qui a le dernier mot ? C’est une question aussi fondamentale que, à titre individuel, celle de se nourrir, se protéger, aller et venir… Des fonctions essentielles vous dirait Maslow !!! C’est donc un terme très actuel, intemporel même. A sa naissance, la Ve République l’a inscrite dans sa Constitution (le Titre 1er s’intitule “de la Souveraineté”), l’ONU également (article 2 de sa charte). Et, aujourd’hui, la souveraineté revient sur le devant de la scène dans ce deuxième quinquennat : deux de nos ministères (Bercy et Agriculture) en portent le nom. La souveraineté n’est donc pas un anachronisme et nos fragilités structurelles actuelles viennent d’ailleurs sans doute de son affaiblissement.

2/ Pouvez-vous nous dire ce qu'est la "tragédie des horizons" ?

La Tragédie des horizons est à la fois le titre et un chapitre de ma note stratégique de l’Institut Choiseul sur la souveraineté, écrite début 2022. C’est une expression que j’ai adaptée de la réflexion climatique. Les horizons en question sont ceux du long terme et du court terme. La tragédie vient de leur opposition fréquente et, parfois, insoluble. Ainsi, la défense de la souveraineté se pense à long terme or, à long terme, nous serons tous morts. Et, entre temps, il nous faut vivre au mieux !

Par exemple, l’industrie textile française a dépéri dans les années 1980, du fait de la concurrence asiatique (chinoise puis bengladaise, pakistannaise ou vietnamienne) : elle y a perdu les 2/3 de ses effectifs (de 1986 à 2004) ! Mais pour les entreprises qui se sont délocalisées, détruire des emplois en France (dans les Vosges ou le Nord-Pas-de-Calais notamment) était parfois la seule solution pour ne pas sombrer elles-mêmes…

En résumé, la tragédie des horizons se joue donc quand on est confronté au dilemme “souveraineté durable vs survie immédiate !

3/ Les règles actuelles du libre-échange vous semblent-elles "fair" (justes) pour tous ? Et si non, à qui profitent-elles ?

Le libre-échange est avant tout un mythe, un concept idéal comme celui de la “concurrence pure et parfaite” des théories économiques. Un échange est toujours un rapport de force et n’est jamais parfaitement libre. Le libre-échange absolu, c’est simplement la loi de la jungle, la loi du plus fort. Mais sans liberté, pas d’échange non plus ! Les économies planifiées, à la mode stalinienne, ont toujours été des désastres…

Je crois donc qu’il faut être pragmatique. Aucun pays ne peut aujourd’hui vivre replié sur lui même. Et au milieu de tant d’interdépendances entre États, le commerce est un levier clé de la souveraineté. Pour moi, le libre échange est donc un moyen et pas une fin, dont le cadre doit être établi en vue du bien commun de la Nation. Pour paraphraser Machiavel (guerre), “le libre échange est juste quand il est nécessaire.”

Le rôle des institutions est donc de préserver dans les échanges la plus grande liberté possible qui ne devienne pas nuisible. On appelle cela parfois le protectionnisme ciblé (Friedrich List 1843), qui n’est ni plus ni moins que ce qu’a fait De Gaulle avec le nucléaire, ce qu’on fait les Japonais pour les voitures, ce que font les USA avec l’Inflation Reduction Act et que tente aujourd’hui l’Europe sur les semis conducteurs et les batteries électriques avec les PIIEC (projet important d’intérêt européen commun).

4/ Que vous inspire l'inscription d'une idée de souveraineté pérenne dans le cadre d'une alternance politique perpétuelle ? Qu'est-ce que cela suppose pour être viable ?

La protection de la souveraineté, on l’a dit, est une stratégie de long terme. C’est l’un des sujets qui dépassent les clivages politiques.

En théorie, on pourrait imaginer de nombreux dispositifs de garantie de défense de la souveraineté par les gouvernements successifs – ou plutôt d’interdiction d’aliénation de la souveraineté. C’est d’ailleurs déjà en partie le rôle du Conseil constitutionnel, notamment dans son contrôle des engagements internationaux de la France. On pourrait aussi l’affecter comme mission supplémentaire à une des commissions parlementaires (celle des Lois par exemple).

Mais il faut rester prudent pour ne pas tomber dans un gouvernement des juges ou une démocratie parlementaire type IVe République (sauf si c’est ce que nous voulons, naturellement). C’est le gouvernement qui conduit la politique de la Nation, et il est sain qu’il ait une certaine liberté de manoeuvre. Le contrôle ne doit pas exclure la confiance !

D’autant plus que la défense de la souveraineté est une stratégie de long terme qui nécessite parfois des ajustements pragmatiques de court terme. Par exemple, dans l’histoire du développement d’une production nucléaire propre d’électricité, il a été nécessaire de reconnaître la moindre qualité du modèle initial graphite FR pour se tourner vers un modèle plus performant vapeur US (modifié par la suite en modèle à eau pressurisée) via achat temporaire d’une licence tout en investissant massivement dans une technologie propre qui nous a permis par la suite de devenir indépendant.

En revanche, aux élections, peut-être que chaque président sortant devrait répondre de son bilan en ce domaine, soit devant le Parlement représentant la Nation (seule détentrice de la souveraineté en propre), soit directement devant le peuple (télévision ou internet). Et que chaque candidat devrait aussi présenter un projet personnel en ce sens.

5/ La France agit-elle et s'exprime-t-elle comme une puissance ? En assume-t-elle seulement l'idée ?

La France a été une grande puissance. Elle l’est de moins en moins. On peut jouer sur les mots, “ancienne grande puissance”, “puissance régionale à rayonnement mondial”. La France n’est probablement plus une grande puissance, même si elle en a conservé quelques attributs (membre permanent du Conseil de sécurité de l ONU, grand réseau diplomatique, 2ème territoire maritime mondial, énergie nucléaire maîtrisée, armée non négligeable) et le potentiel à le redevenir.

En revanche, ce qui la plaçait clairement au coeur de la scène internationale (son empire colonial, son influence militaire et politique, sa politique étrangère “non alignée”, son industrie, ses services publics, etc.) s’efface peu à peu depuis 70 ans. Ce qui se passe en Afrique ou au sein de l’OTAN montre que, à tort ou à raison, nous nous y résignons.

6/ Que penserait le Duc de Choiseul de la situation de la France s'il était réveillé de son profond sommeil ?

Qui était donc Étienne François de Choiseul ? Un homme d’État de Louis XV, ministre des Affaires étrangères, secrétaire d’Etat à la guerre et à la Marine puis Premier ministre. Il est à peine ministre quand la France essuie une défaite des plus humiliantes contre l’Angleterre et la Prusse (guerre de 7 ans). Au moral, il s’agissait d’un homme intelligent et courageux, qui apercevait chez les gens leur talent avant leur caste.

C’est à lui que l’on doit la renaissance de la Marine française, dès 1761, par une vision large, de long terme et astucieuse. Par exemple, pour pallier à la fois la pénurie de marins, les arriérés de soldes non payés et le manque général d’argent, il invente un nouveau modèle d’équipage en puisant dans les milices garde-côtes : il y a donc désormais à bord « une proportion plus grande d’hommes moins habitués à la navigation, voire totalement étrangers à la mer, mais solidement encadrés par un petit groupe d’officiers mariniers et matelots expérimentés » (Le Goff). Tant bien que mal, il redevient possible d’armer des bâtiments.

On admire en lui son ingéniosité à trouver, dans un contexte difficile, tous les moyens possibles de mettre en oeuvre sa force réformatrice au service de la puissance française.

Je pense que Choiseul ferait du Choiseul en restaurant la fierté d’être français, en repoussant les ingérences et en tissant des alliances intelligentes « en famille ».

7/ Dans tous les domaines, c'est l'image de l'oligarchie qui vient en premier pour décrire notre pays. Comment ressourcer nos élites pour nous sortir enfin de la consanguine pusillanimité ?

Je ne crois pas que la France soit une oligarchie, elle est bel et bien une démocratie ! Mais tout régime même le plus égalitaire est dirigé par une élite. Je crois même qu’en termes de corruption et copinages, la situation est plus saine qu’il y a 30 ans (sous le règne des grands barons de province comme on les appelait, et qui contrôlaient toute une région comme un monarque) ou même que sous la IVème République.

La République française est dirigée par une élite mais qui oublie parfois qu’elle est impuissante à diriger seule. Il lui faut le soutien politique et financier du Peuple. Il lui faut un contrat social, qui est plus qu’une seule élection. Or le peuple ne peut pas signer un contrat social dont il ne comprend pas les termes !

Aujourd’hui, nos moyens financiers étant rares (notre dette est à 113% de notre PIB), les priorités doivent être d’autant plus claires avec des ordres grandeur précis, des efforts également répartis entre les différents acteurs. Notre personnel politique, comme nos lois, sont devenus “bavards”, c’est-à-dire qu’il y a des messages, des annonces, des chiffres mais on ne sait plus ce qui relève du souhait, de l’obligation, de l’engagement, de l’objectif… On ne hiérarchise pas suffisamment les priorités et on évalue mal les coûts de leurs actions. Ce qui conduit à l’éparpillement de nos ressources et nos efforts.

Je pense que nos élites ne sont pas assez ambitieuses pour notre pays et souffrent d’un manque de vision ou, pour certaines, de formation.

8/ Quels sont à vos yeux les dix premières mesures que devrait prendre un nouveau gouvernement afin de recouvrer une forme de souveraineté technologique ?

1. Priorité des priorités : le cloud souverain ! S’appuyer sur les clouds de confiance déjà existants et développer une stratégie pour obtenir au plus tôt un produit parfaitement indépendant.

2. Appuyer la concentration et l’interoperabilité des logiciels européens, pour avoir des vraies offres communes et viables en mesure de concurrencer les GAFAM dans les appels d’offres.

3. Soutenir la réindustrialisation des entreprises de technologie françaises, aider à la relocalisation des entreprises existantes, garder et amplifier nos pépites, concentrer nos efforts sur des champions couplée à l’aménagement du territoire.

4. Alerter et aider à la sécurisation des chaînes d’approvisionnement au profit de toutes les équipementiers électroniques stratégiques.

5. La souveraineté est l’affaire de tous ! Rédiger un livre blanc avec des bonnes pratiques de la souveraineté technologique en entreprise (formation, achats, recrutement, externalisation…). Mettre des formations à usage des dirigeants en ligne : embarquer tous les dirigeants d’entreprise est selon moi une priorité, pas uniquement pour des questions d’exemplarité mais pour qu’ils soient moteurs dans la défense de la souveraineté

6. Avoir des incentives positives pour les entreprises qui joueront le jeu de la réindustrialisation et de la souveraineté appliquée à leurs process et principes RSE.

7. Mener une politique d’éducation agressive en faveur de la scientification de notre jeunesse, du recrutement et du maintien de nos chercheurs et ingénieurs dans nos entreprises françaises. Proposer des financements et des contrats de 10 ans, sous condition de réussite à la formation supérieure, pour tous les élèves ruraux ou défavorisés (modèle de l’incitation à l’installation des médecins).

8. Entrer résolument dans une phase de planification à 5 ans de notre vision . Mettre des priorités (et donc savoir renoncer pour éviter la dispersion des efforts) et dérouler un plan d’action. Mandater le commissariat au plan pour remettre des travaux d’ici 6 mois, avec budgétisation et timeline.

9. Créer une agence nationale de la souveraineté à partir du modèle ANSSI, étendu à la sécurité physique et économique. Notre défense économique est trop éclatée alors que la menace est globale.

10. Communiquer clairement sur le plan national, sur l’urgence d’une mobilisation et sur des Quick wins. Pour montrer que le changement, c’est maintenant !

9/ Ursula von der Leyen est pressentie pour devenir secrétaire générale de l'OTAN. Comment réagir sereinement à cette perspective ?

L’OTAN a pour but la sauvegarde de la liberté et de la sécurité de tous ses membres par des moyens politiques et militaires. Il faut donc en théorie des capacités mobilisatrices et non partisanes même si, en pratique, l’OTAN a clairement une hypertrophie anglo-saxonne qui mériterait, du point de vue français, un rééquilibrage net. Les guerres US récentes menées avec ou sans l’OTAN souffrent en effet globalement d’un manque de vision et de plan de continuité dans la paix (Afghanistan, Irak, Syrie, Ukraine).

Or on ne peut pas dire qu’à la Commission Européenne, Ursula von der Leyen soit parvenue à mobiliser et unir. Pour l’Ukraine, l’UE est même sortie divisée, avec un pan entier de l’UE désormais sous parapluie US. Et si Ursula von der Leyen fait tout en effet pour devenir secrétaire général de l’OTAN, elle le fait surtout en adoptant de manière très régulière la position des USA car elle aura besoin de leur adoubement. À l’OTAN, Ursula von der Leyen ne sera pas forcément le meilleur soldat pour défendre les intérêts français. Ursula von der Leyen saura-t-elle ou voudra-t-elle prendre un nouveau tournant ? Si non, ce sera la continuité avec un risque accru de marginalisation des non-atlantistes.

10/ L'argent, la force, le nombre et la technique occupent beaucoup de place dans notre quotidien. Y voyez-vous encore un avenir pour l'esprit ? Avec un e minuscule et / ou majuscule.

L’argent, la force, le nombre et la technique sont des éléments importants, bien sûr. Ce sont des facilitateurs (en cas d’abondance), ou des contraintes (en cas de manque). Pour exprimer l’importance de ces facteurs physiques, Napoléon disait : “les États font la politique de leur géographie”. Mais, réciproquement, la géographie est parfois modifiée par la politique. Matière et esprit interagissent.

La politique nationale, l’esprit patriotique, l’unité citoyenne sont aussi nécessaires à la souveraineté, et trop souvent oubliés. Plusieurs fois dans l’histoire, la France s’est trouvée matériellement dans un état déplorable et, plusieurs fois, une volonté politique, un sursaut national lui a permis de se relever. On pense bien sûr au 18 juin 1940. Mais aussi au 9 juin 1815, acte final du congrès de Vienne : sans Talleyrand, la France napoléonienne, détestée et vaincue par le reste de l’Europe y aurait été dépecée.

On pense aussi à cette anecdote célèbre pendant la seconde guerre : un ministre anglais demandait à Churchill s’il était pertinent d’augmenter le budget de la culture et ne pas plutôt le transférer aux armées. Churchill avait répondu : “Si nous ne défendons pas notre culture , pourquoi nous battons nous?”

Aujourd’hui, après avoir parlé d’État providence à propos du modèle social français, certains en viennent à parler “d’État nounou”. Ce qui pose une question : que voulons-nous être ? Une grande puissance ? Un Luxembourg, un Koweït ? Ce sont des choses à mettre au clair dans le contrat social pour éviter les malentendus.

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