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Construisons un modèle qui nous ressemble et qui nous serve. c’est dans ce terreau que notre souveraineté pourra prendre racine.

Kevin Echraghi? et Antoine Mestrallet?, qui enseignent à Sciences Po et sont les co-instigateurs d’Héretique. Cet entretien a été publié le 27 mai 2022.

1/ Vous transmettez des “numériques alternatifs, émancipés de la doxa de la Silicon Valley”. Comment définiriez-vous cette Doxa ?

Nous définissons la doxa de la Silicon Valley, ou modèle californien, par 5 piliers. Un numérique obsessionnel qui cherche à changer le monde par la numérisation de tout et tout le monde. Un numérique réductionniste qui s’intéresse uniquement à la résolution de problèmes pour des consommateurs, en apportant prédictibilité et efficacité. Un numérique extractif dont le modèle économique repose sur la capture et la mise en marché de nos données privées et de notre attention. Un numérique impérialiste porté par des organisations qui aspirent au monopole total en s’affranchissant de nos règles communes, notamment nos lois. Enfin un numérique hors-sol qui se pense en dehors du territoire et de la culture, qui néglige le passé et excuse ses impacts présents pour nous projeter vers un futur déjà écrit. Un numérique devenu dogmatique, qui malgré ses impacts écologiques, sociaux et sanitaires désastreux nous est présenté comme le seul possible.

2/ La technologie avance sous son propre prétexte ? Pouvez-vous identifier les grands courants idéologiques en présence qui sous-tendent son développement   ?

De nombreux courants idéologiques semblent avoir fusionné pour donner naissance à cette idéologie propre au numérique californien. L’objectivisme d’Ayn Rand et la cybernétique de Norbert Wiener en sont deux des pierres angulaires. Quand la première prône la morale de l'égoïsme, la figure de l’entrepreneur visionnaire et un État réduit à peau de chagrin, la seconde pense une société auto-organisée en réseaux où l’information circule librement. À ces deux pensées, nous pouvons ajouter le mythe de la frontière spécifique aux Etats-Unis, le saint-simonisme ou le spencérisme, mieux connu sous le nom de darwinisme social…

3/ Votre collectif s'appelle Hérétique, sans doute parce que vous luttez contre la “doxa”. Mais vous prônez des héterodoxies. À quel genre de bûcher vous destinez-vous ? 

Nous nous positionnons en hérétiques face à ce modèle hégémonique devenu dogmatique, enseigné dans nos universités, recommandé par nos consultants et reproduit par nos industriels. Parler d’hérésie permet dans un premier temps de fédérer un front commun contre un modèle clairement identifiable. Mais au-delà de la critique qui était le point de départ de notre démarche, nous désirons plus que tout faire émerger des alternatives, qu’elles soient créatives, organisationnelles, politiques, éducatives, financières ou législatives. Il y a de nombreuses voies à explorer, et de nombreux acteurs qui arpentent déjà ce champ des hétérodoxies ! Tous aux bûchers donc. Dans le metaverse c’est possible ?

4/ La poésie, en grec, c'est créer (poiein). Comment réintroduire de la poésie par la technologie, aujourd’hui intégralement tournée vers le calcul, la maîtrise ou le contrôle ?

Seule la rationalité instrumentale - définie par Weber comme le désir d’atteindre les buts que l’on se donne avec la plus grande efficacité - semble avoir droit de vie dans nos outils numériques. Or la poésie n’a cure de l’efficacité. L’efficacité est un fossoyeur de poésie. Pour explorer ce qu’Alain Damasio nomme un « épicurisme numérique », il faut donc d’autres intentions, d’autres mécanismes et nécessairement d’autres outils, par et pour des poètes. Il faut renoncer à l’optimisation de tout et tout le monde et chercher des outils à hauteur d’Homme : Ommwriter pour écrire, JazzKeys pour transmettre, Dérive pour flâner, Radiooooo pour explorer la richesse musicale de notre monde, Mejnoun pour la partager. Et tant d’autres déjà nés ou à créer.

NDLR : + Every Noise at Once ?

5/ De quelles erreurs cherchez-vous à prévenir vos élèves et vos clients ?

Le numérique est un matériau, comme du bois. Et il semblerait que, comme fascinés par les arcs et les flèches, nous ayons oublié de penser des échiquiers et des violons. Plutôt donc que de copier-coller un modèle californien qui nous détruit, c’est vers cette recherche de numériques alternatifs que nous orientons nos élèves et nos clients. Des numériques pertinents, là et si ils sont utiles et au bon niveau de performance. Des numériques respectueux qui ne pillent pas nos données et notre attention. Des numériques riches qui suscitent surprise, solidarité, sensualité, découverte et tout ce qui disparaît à mesure qu’avance le numérique californien.. Des numériques ancrés dans nos cultures et dans les limites planétaires qui s’imposent à tous. Des numériques collectifs et souverains, qui opèrent dans le cadre de la loi.

6/ Web3: Révolution ? NFT : No F…..G Taste ?

Vaste sujet, qui n’a pas encore révélé tous ses secrets ! Nous explorons avec intérêt les nouvelles capacités qu’acquiert le matériau numérique par la blockchain, notamment la rareté, le conditionnement par des paramètres extérieurs sous forme de smart contracts, la généalogie d’une œuvre… Malheureusement, même si les apports du Web3 sont intéressants, il semble déjà avoir été capturé par les prophètes de la Silicon Valley et les spéculateurs en tout genre - 82 % des acheteurs de NFT sont motivés par l'argent, pas par l'œuvre. Ces technologies s’installent comme les nouveaux outils de financiarisation et de mise en marché de tout et tout le monde. De quoi faire du metaverse un méta-marché. Qui n’a pas rêvé d’habiter dans les allées d’un hyper-marché infini ? Miam.

7/ Musk est-il selon vous un “game changer” ou juste un énième geek génial avec des moyens considérables et des idées bizarres ?

Musk est avant tout un narrateur : personne mieux que lui ne sait construire des narrations économiques telles que décrites par le prix Nobel Robert Shiller. Pour faire grandir Tesla, il a inoculé la narration d’une transition vers un monde post-fossile. Pour SpaceX, celle d’une espèce humaine multi planétaire. Pour Neuralink - son entreprise qui veut nous mettre des puces dans le cerveau - il a développé la narration d’une IA qui va rapidement dépasser nos capacités cognitives et contre laquelle il faudra nous défendre. Ce qui est fascinant avec Elon Musk, c’est sa capacité à transformer ces narrations en réalités industrielles. Ce qui est inquiétant par contre, c’est l’aveuglement de beaucoup de ses ouailles, tellement emballées par la narration qu’ils refusent de questionner objectivement la pertinence des entreprises de Musk. C’est assurément un game changer mais c’est surtout un prophète des temps modernes.

8/ N'y a-t-il pas une hypocrisie majuscule dans le discours techno-durable ? D'ailleurs, vous souciez-vous vraiment du bilan carbone de cet entretien ?

Le modèle numérique californien est structurellement insoutenable. Soyons clairs : il est impossible d’imaginer un numérique sobre quand on cherche à augmenter chaque jour son ubiquité et sa performance. Et les corrections à la marge - optimisation du traitement des données, datacenters fonctionnant aux énergies dites vertes ou sites web eco-conçus - ne changeront rien au cœur du modèle. Un numérique durable c’est un numérique qui arriverait à s’extraire de l’injonction permanente à l’efficacité, à l’optimisation et à la prédictibilité de tout et tout le monde. Dérive par exemple - une application pensée pour la flânerie - plutôt que Google Maps - cet outil d’optimisation logistique et industrielle qu’on utilise pour aller au resto. Cette infolettre nous paraît totalement acceptable. C’est sur la voiture autonome et ce genre de folies écologiques qu’il faudrait plutôt se pencher.

9/ La souveraineté technologique est-elle possible ? 

Permets-nous de recentrer la question sur la souveraineté numérique et d’y répondre par une question : qu’entend-t-on par souveraineté ? L’indépendance totale, matérielle comme logicielle ? La mise sous contrôle des géants numériques par nos lois ? Le développement de nos propres géants ? Le financement national d’un écosystème viable ? L’indépendance de nos administrations vis-à-vis d’outils sous contrôle de puissances étrangères ? Tout cela sûrement ! Mais cela ne serait pas suffisant. En effet, quelle serait notre souveraineté numérique si nous développions un Uber ou un Amazon capitalistiquement français mais si loin de nos cultures, de notre art-de-vivre et de nos modèles sociaux ? Cela reviendrait à rendre les armes avant le combat, à abandonner notre souveraineté politique et idéologique avant même de construire notre souveraineté technologique. Construisons un modèle qui nous ressemble et qui nous serve. C’est dans ce terreau que notre souveraineté pourra prendre racine.

10/ Pouvez-vous recommander à nos lecteurs : un ouvrage, un adage, un morceau de musique, un film, et une œuvre d'art de nature à bouleverser leur journée ?
  • Un adage persan : “De qui as-tu appris la politesse ? Des impolis.”
  • Un ouvrage : Ni Web Ni Master, bande dessinée de David Snug - et sinon à peu près tout ce qu’il y a dans labiblio.tech d’hérétique
  • Un morceau de musique : La Dame Blanche - Veneno / Dinos - 93 mesures /Diana Ross - It’s my house ça dépend de votre humeur !
  • Un film : Encore de la musique en fait, mais une immersion de plus d’une heure dans l’univers de David August, c’en est presque un film ! Ou sinon un set de Sébastien Léger devant les pyramides de Kheops, quel délice.
  • Une œuvre d'art : Le travail de Pablo Rochat, particulièrement son travail de commentaire de l’époque par association d’images comme ici
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