Y a-t-il dans chaque État membre une stratégie de toile d'araignée développée par les géants du numérique ?

Catherine Morin-Desailly est sénatrice centriste et figure emblématique du combat pour le recouvrement de la souveraineté numérique. Cet entretien a été publié le 26 novembre 2021.

1/ Qu’est-ce qui, dans votre vie, vous a amenée à vous saisir de la question de la souveraineté numérique ?

C’est en observant la Révolution qui s’opérait dans le secteur de la culture, notamment dans la musique et les médias.

Le fait que les plateformes devenaient des intermédiaires incontournables au gré des nouveaux usages.

Le fait que tout en se dispensant d’emblée de s’acquitter de l’impôt et en préemptant toute la valeur ajoutée des contenus désormais accessibles de manière dématérialisée, cela portait atteinte au modèle économique et du coup à la viabilité du secteur.

J’ai alors réalisé la « vassalisation » qui guettait toutes nos entreprises et toutes nos industries au fur et à mesure de leur « uberisation ». La législation en la matière dépendant de l’Union Européenne depuis le vote de la directive e-commerce du début des années 2000, j’ai proposé à la Commission des Affaires Européennes du Senat d’effectuer un rapport (diagnostic et propositions) paru en 2013 sous le titre : « LUnion européenne, colonie du monde numérique ? ». C’est la première fois que le Parlement alertait sur l’avenir de notre « souveraineté numérique », d’autant que pour nous européens, le sujet était à l’époque peu connu du public et surtout le plus souvent minoré par les acteurs du digital.

2/ Le sujet ne semble faire les délices que des spécialistes. Comment faire en sorte que le grand public s’en empare ?

Aujourd’hui, enfin, on parle de souveraineté numérique, encore faut-il s’entendre sur ce que on y met car la notion est parfois galvaudée. Il s’agit pour moi de rester maître de notre destin et de poser très clairement les enjeux alors que les nouvelles technologies ne cessent de re-configurer nos modes de vie, nos façons de travailler, de nous informer et de communiquer, de commercer, de vivre… Notre dépendance à quelques entreprises privées auxquelles, par faiblesse et aveuglement, on a laissé prendre le contrôle de nos vies, est désormais avérée.

Pire, on découvre aujourd’hui que les velléités de manipulation de l’information et des opinions trouvent avec les plateformes des outils à leur mesure. L’enjeu est devenu si fort qu’il est urgent de réagir. L’Europe, qui a été le berceau de la démocratie et des lumières, qui a une certaine idée de la place et de la dignité de l’homme, ne saurait se voir imposer des modèles de sociétés qui ne lui correspondent pas : le « business above all » de ces géants américains d’un côté et le « crédit social » Chinois, modèle absolu de surveillance des individus de l’autre. Loin des discussions des techniciens et technophiles, l’enjeu est très simple à comprendre pour nos concitoyens !

Maintenant, pour combattre l’illectronisme et l’ignorance de l’écosystème dans lequel nous sommes aujourd’hui en passe d’être piégés, il est urgent de déclarer « la montée en compétence numérique de tous et de toutes » grande cause nationale. J’ai écrit dans ce sens au Président de la République, je n’ai hélas jamais reçu de réponse !

3/ Qu’est-ce qui vous préoccupe le plus aujourd’hui : la marchandisation par la donnée, la surveillance qu’elle rend possible ou le rapport de force entre l’Europe et les États-Unis / la Chine ?

Édouard Snowden a brisé le mythe originel de l’Internet neutre, ouvert et partagé et a révélé qu’il était devenu un monde d’hyper-surveillance et de vulnérabilité, nouveau terrain d’affrontement mondial pour la domination par l’économie et la connaissance.

Les questions d’intelligence économique ont toujours existé, tout comme les rapports de force entre continents ou États. Ce qui change et ce qui est inquiétant, c’est cette irruption de tiers dans ces rapports de force géopolitiques, d’acteurs privés qui ont pris le contrôle de nos vies, de nos économies, sapant nos propres modèles et proposant même de frapper la monnaie virtuelle. Ils sont devenus plus forts à certains égards que les État-nations et nous imposent leur propre logique et même leur propre vision du monde, hors de tout processus et contrôle démocratiques.

L’affaire Cambridge Analytica et plus récemment les révélations d’une Frances Haugen et d’une Sophie Zhang nous confirment les failles et les graves dysfonctionnements des réseaux sociaux, tout comme Soshanna Zuboff nous alerte sur le modèle de surveillance menant à des risques avérés de manipulation politique.

À ne pas avoir voulu légiférer plus tôt quand il en était encore temps pour contenir la voracité de ces mastodontes, l’Europe est bien devenue une colonie du monde numérique ! Le point d’interrogation s’est transformé en point d’exclamation.

Maintenant, je crois en son sursaut. Elle a su créer le RGPD, les directives droits d’auteur et droits voisins et de Services de Médias Audiovisuels (SMA). Les projets de règlement de ces plates-formes sont enfin en cours, le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA) et le Data Governance Act (DGA). Maintenant, en articulation avec cette régulation, c’est une véritable politique industrielle volontariste qu’il faudra développer.

4/ Que vous inspire l’argument souvent invoqué selon lequel si un contrat est confié à une entreprise américaine c’est qu’il ne se trouve pas d’entreprise française à même de fournir une prestation de qualité comparable ?

Je ne peux pas croire, alors que nous disposons des meilleures écoles d’ingénieurs au monde, que nous sommes un des quatre leaders mondiaux dans le domaine de l’intelligence artificielle, que nous ne soyons pas capables d’accompagner et de faire grandir les entreprises auxquelles nous devrions confier prioritairement pour des motifs de souveraineté nos marchés locaux et nationaux. C’est ce qu’ont fait les américains chez eux. Je plaide depuis longtemps pour un « Small Business Act » à la Française pour en sortir.

Nous avons eu affaire à des gouvernements successifs d’une extrême complaisance, qui, peut être parce que ça faisait « moderne », n’ont eu de cesse de confier la gestion des données de nos administrations à ces acteurs extra-européens.

Quand Cédric’O me répond qu’il n’y a aucune entreprise capable de gérer nos données de santé en dehors de Microsoft, qu’on n’a pas d’autres choix que d’acheter les technologies pour traiter les données de nos administrations ou de nos entreprises vitales (cf. Thalès), je suis indignée. D’une part la loi FISA prévaut toujours, l’accord de transfert des données des européens vers les Etats-Unis (Privacy Shield) a été invalidé par la Cour de Justice de l’Union Européenne il y a un an, et d’autre part nous disposons d’entreprises et de talents français et européens.

5/ Comment expliquez-vous le fait que seule une poignée de parlementaires de divers bords se soit emparée du sujet de la souveraineté numérique ?

Les parlementaires sont généralement très mobilisés sur les questions de souveraineté industrielle et la crise sanitaire a accéléré la prise de conscience au niveau européen.

Maintenant, la question de la souveraineté numérique proprement dite renvoie à des sujets complexes, tout particulièrement la compréhension de l’écosystème sophistiqué qui s’est mis en place à notre insu. C’est peut-être pour certains le sentiment de ne pas bien comprendre ce monde où les innovations vont très vite, et cela a été pour d’autres qui au contraire maîtrisaient le sujet « techniquement » l’idée qu’il ne fallait surtout pas brider l’innovation en imposant une quelconque réglementation au démarrage.

Les consciences ont été lentes à s’éveiller malgré le premier coup de tonnerre de l’affaire Snowden. On savait déjà que les plateformes abusaient fiscalement, créaient des conditions de concurrence absolument déloyales, mais découvrir des opérations de manipulation des scrutins électoraux et les menaces pesant désormais sur nos démocraties a été l’élément déclencheur.

En France nous pâtissons peut-être aussi d’un déficit de culture scientifique et technologique alors que paradoxalement nous disposons des meilleures formations et des meilleurs talents.

6/ La souveraineté numérique vous paraît-elle dissociable des autres formes d’expression de la souveraineté, notamment par rapport à l’Union européenne ?

Oui car la stratégie pour recouvrer « la maîtrise de notre destin numérique » repose sur cette réglementation du secteur et de la gouvernance de l’Internet mais aussi et avant tout sur une stratégie industrielle !

Il est temps d’ancrer en Europe un écosystème souverain, capitalisant sur nos savoir-faire et nos talents : la French Tech ne peut pas être qu’un slogan !

Investir massivement et de manière préférentielle dans les secteurs d’avenir directement liés au numérique, la santé, les transports, l’énergie, les outils cryptographiques, fers de lance des nouvelles vagues d’uberisation de demain, est un impératif.

7/ Avez-vous l’impression que le foisonnement de nouvelles technologies nous a fait gagner en humanité ?

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (cf. Rabelais). Les découvertes dans le domaine de la science peuvent être d’immenses sources de progrès tout comme elles peuvent être porteuses de risques et de menaces.

Tout dépend des valeurs et de l’éthique qu’on se donne et qui sous-tendent le développement et l’utilisation qu’on fait de ces nouvelles technologies.

On peut être scandalisé de voir que Facebook, qui était au démarrage une plateforme sympathique mettant en réseau famille et amis, voire permettant à des communautés de partage de se rencontrer, est devenu un outil servant la radicalisation des opinions, les théories du complot, la désinformation et le cyber-harcèlement.

Quand bien même ces outils sont ce que les utilisateurs en font, il est aujourd’hui démontré que le modèle économique de l’attention et les algorithmes qui les sous-tendent ont bien été façonnés dans l’intention de privilégier le profit à la sécurité.

8/ Vous êtes nommée ministre de l’économie numérique, quelle est votre première mesure ?

Je pense que le numérique n’est pas qu’une industrie mais toutes les industries, que celui-ci touche tous les secteurs d’activités et que les problématiques qui lui sont propres constituent des défis juridiques, économiques, fiscaux, culturels, éducatifs, industriels et de recherche tout à la fois.

C’est d’un « Chief technical officer » dont un futur gouvernement doit se doter, un haut commissaire au numérique en quelque sorte qui pilote de manière transversale au côté du premier ministre ce sujet. Encore une fois, c’est ce qu’ont su faire les américains pour construire leur stratégie.

Je n’ai pas prétention à savoir jouer un tel rôle ! Mais je suggérerais que l’on renonce tout de suite à cette stratégie absurde dite de « cloud de confiance » pour revenir vers l’objectif du « cloud souverain », et je prendrais immédiatement des dispositions pour un « Small Business Act » privilégiant nos propres entreprises françaises et européennes !

9/ Comment lutter intelligemment contre l’influence des lobbys des big tech qui sévit à Bruxelles ?

Il n’a pas qu’à Bruxelles, il y a dans chaque état membre une stratégie de toile d’araignée développée par ces géants du numérique, associant séduction et menace, qui paralyse la décision et l’action publiques en faveur de notre souveraineté.

Il faut que des règles de déontologie s’imposent à tout le monde et interdire surtout ce mal sournois qu’est le pantouflage et le rétro-pantouflage de nos hauts fonctionnaires. Il finit par se constituer une porosité nuisible et dommageable entre services de l’État, autorités indépendantes et ces mastodontes du numérique.

10/ Travaillez-vous toujours à ce que l’asile politique soit accordé à Edward Snowden et qu’il soit fait citoyen d’honneur ?

J’ai déposé une proposition de résolution Européenne en 2014 dans ce sens avec ma collègue alors Sénatrice, Chantal Jouanno.

Je n’ai pas été en contact avec Edward Snowden depuis lors malgré quelques tentatives pour pouvoir notamment l’auditionner sur mes rapports.

Nul doute que des questions de sécurité l’empêchent de pouvoir se déplacer ou communiquer comme il se doit. Il faut saluer son audace alors et son courage. Il a permis une première et essentielle prise de conscience.