Web3 : N’oublions pas que les fondamentaux du réseau appartiennent aux cyber-empires. l’autonomie sur pilotis est une subordination cachée. la souveraineté numérique est donc toujours plus d’actualité.

Pierre Bellanger, le PDG de Skyrock, grand théoricien de la souveraineté numérique et notamment auteur du célèbre ouvrage éponyme. Cet entretien a été publié le 13 mai 2022.

1/ Votre ouvrage “La Souveraineté Numérique” a été publié il y a huit ans. Avez-vous aujourd’hui l’impression d’avoir été entendu ?

En 1993, j’ai proposé à France Telecom (aujourd’hui Orange) de créer une société d’édition de service en ligne entre ordinateurs, à l’instar du service pionnier américain d’alors « America Online ». Ce fut « France en Ligne ». La maîtrise du code était au cœur du dispositif. La souveraineté numérique en était le principe fondateur. En 2023, cette prise de conscience et la volonté d’en faire un enjeu majeur aura trente ans. J’imaginais l’expression « souveraineté numérique » comme un électrochoc entre un concept alors conservateur, la souveraineté, et ce mot jadis magique : le numérique. Que résulte-t-il de ces efforts ? La souveraineté numérique est devenue une grille de lecture de la montée en puissance des réseaux. Objet d’auditions, de missions, de colloques et de débats, c’est aujourd’hui un sujet dans le radar des élus. Et la lame de fond du numérique oblige la France, comme l’Europe, à réagir et donc à agir.

2/ Vous vous êtes maintes fois exprimé devant des militaires. Pensez-vous que l’objectif de souveraineté numérique doit passer par une coopération étroite avec l’Armée, un peu sur le modèle américain ?

Le numérique associe le monde militaire, le renseignement, l’université et le marché. C’est la conjugaison de leurs capacités et de leurs besoins qui fonde la dynamique des réseaux. Et la locomotive première, c’est l’armée, investisseur, commanditaire initial et moteur de l’innovation. Il n’y a pas de souveraineté sans cette alliance.

3/ Que vous inspire la promesse que semble faire le Web3 en matière de souveraineté numérique ?

 L’idée de bulles autonomes sur le réseau répondant de leurs propres certifications est un gisement de progrès. Mais à chaque nouvelle technologie, les naïfs y sont attendus par les malins. Et n’oublions pas que les fondamentaux du réseau appartiennent aux cyber-empires. L’autonomie sur pilotis est une subordination cachée. La souveraineté numérique est donc toujours plus d’actualité.

4/ L’atomisation des citoyens après l’abolition des corps sociaux, qui est aussi l’œuvre des Lumières, trouvera-t-elle une concrétisation inattendue avec ce que certains appellent déjà la “souveraineté personnelle” ?

La souveraineté sur soi-même est portée par le droit qui est œuvre collective. Rien ne nous abstrait de notre devoir, en tant que nation, de garantir la liberté de chacun par la souveraineté numérique.

5/ Le métavers est-il une idée utile et géniale, ou une énième fuite de l’Homme hors de la création, dans un univers fantasmé dont il puisse enfin être le maître absolu ?

Le métavers est décrit par Neal Stephenson dans son livre visionnaire « SnowCrash » paru en 1992. Les mondes persistants multi-joueurs en ligne en sont l’actuelle incarnation. La pluralité des mondes virtuels est une certitude, un champ créatif infini. Ce sont des extensions immatérielles des nations.

6/ Face aux GAFAM et aux BATX, pensez-vous vraiment que l’Europe peut décrocher des avantages compétitifs en développant de nouvelles technologies qui servent et respectent l’Homme ?

Ces acronymes sont trompeurs et recouvrent des entreprises et des réalités bien différentes. Ce sont en fait des « Compagnies des Indes », certes privées, mais intimement liées à leurs cyber-empires d’origine. Nous sommes, quant à nous, une province d’empire. À nous de développer, comme Taiwan, Israël ou la Corée du Sud, une utilité insubstituable pour créer un rapport de force positif. La cybersanté est une piste.

7/ Pourriez-vous vous lancer dans la rédaction d’un nouvel ouvrage qui s’appellerait “La Souveraineté Technologique” ?

Je publie à la rentrée un ouvrage inspiré de mes conférences au Ministère des Armées, « Le Choc Cyber », aux éditions Gallimard.

8/ La tech, est-ce que ça n’est pas un peu besogneux au regard des grandes questions auxquelles tente de répondre la physique ? Le temps, la matière, l’invisible ?

Je ne me reconnais pas dans cette hiérarchie. Il n’y a rien de plus profond que le quotidien des jours.

9/ Qu’imaginez-vous que pourra dire un historien de notre XXIème siècle naissant ?

Nous sommes dans l’Âge numérique, une révolution absolue mais qui n’est qu’une modeste mise en jambes en comparaison de l’Âge génétique qui suivra.

10/ En quoi ou en qui croyez-vous, si vous nous autorisez à nous approcher de ce sujet ?

Je me situe dans le domaine de l’expérience plutôt que celui de la croyance. J’ai vécu le bien. Celui que l’on fait et celui que l’on nous fait. Je me retrouve dans le propos de l’écrivain soviétique Vassili Grossman qui parle de la « graine d’humanité » en chacun et qui, contre toute attente et tant qu’elle demeure, est notre meilleure chance de victoire.