Un ami n'emprisonne pas vos ingénieurs pour faire du chantage.

Nikola Mirkovic est analyste politique engagé dans l’action humanitaire, qui vient de publier récemment L’Amérique Empire. Cet entretien a été publié le 10 décembre 2021.

1/ Quelle thèse développez-vous dans votre dernier ouvrage ?

Les États-Unis ont été conçus dès le départ comme un empire et se sont toujours comportés comme tels, c’est-à-dire avec la prétention de diriger le monde.

Le premier président américain, George Washington, parle des États-Unis comme d’un « empire naissant ». Une fois la conquête réalisée sur les Indiens, les Mexicains, les Français et les Espagnols entre l’Atlantique et le Pacifique, les Américains ont cherché à étendre leur contrôle sur le monde à travers le commerce, certes mais aussi une succession de guerres et de manœuvres d’ingérence dans les affaires de nations souveraines. Les États-Unis ont justifié ces politiques bellicistes au nom de la défense de la liberté et des droits de l’homme. En réalité il s’agissait souvent de prétextes pour bâtir un formidable réseau de bases militaires et d’hommes liges dans de nombreux pays afin de servir leurs intérêts.

Avec le temps ces intérêts ont été progressivement confisqués par une élite d’affaires plus préoccupée par la défense de ses prébendes et l’édification d’un monde nouveau que par la défense des intérêts des Américains. Aujourd’hui cette élite poursuit au nom des États-Unis cette stratégie d’ingérence sans se rendre compte que de plus en plus de personnes (dont une frange non négligeable du peuple américain lui-même) ne veulent pas de leur monde ultra-libéral, woke et unilatéral. Les méthodes employées pendant plus de deux siècles par les stratèges américains s’essoufflent et l’empire américain perd de son lustre. De grandes puissances revenues au premier plan mondial, comme la Chine ou la Russie, ne veulent plus du monde unipolaire américain. Alors que les tensions ne cessent de monter en Eurasie, la question brûlante est de savoir si Washington va pouvoir composer et dialoguer avec ces nouveaux rivaux sans avoir recours à la coercition qui est pourtant sa marque de fabrique.

2/ Est-ce concevable d’être à la fois un ami des États-Unis et de ne plus être dupe de leur manière d’agir ? 

L’ancien Président de la Commission des lois de l’Assemblée Nationale, Jean-Jacques Urvoas, a dit : « Les Etats-Unis n’ont pas d’amis, ils n’ont que des vassaux ou des ennemis. » Je pense que la notion d’amitié n’a pas beaucoup de sens à Washington et on a de nombreux exemples dans l’histoire où les Etats-Unis ont littéralement trahi leurs amis. Le dernier scandale de la vente avortée de sous-marins français à l’Australie n’en est qu’une illustration de plus.

Je pense qu’il est important de ne pas employer le terme d’ami car un ami ne vous espionne pas, il ne prend pas vos marchés derrière votre dos, il n’emprisonne pas vos ingénieurs pour faire du chantage (affaire Pierucci), il n’inflige pas des amendes astronomiques à vos entreprises nationales (BNP, Crédit Agricole,…) et il ne cherche pas à vous mettre sous sa botte. En revanche les Etats-Unis sont, pour l’instant encore, la première puissance mondiale et un de nos grands partenaires commerciaux. Il faut donc avoir des relations intelligentes sans pour autant se faire abuser et humilier. Il faut savoir se faire respecter et défendre ses intérêts.

3 / Qu’est-ce que l’Europe devrait emprunter de bon aux États-Unis ? 

Les nations européennes doivent reprendre aux États-Unis la recette qui a déjà fait leur grandeur dans le passé : leur volonté de puissance. Puissance culturelle, puissance économique et puissance militaire.

4/ Qu’est-ce que l’Europe de l’Est pourrait nous apporter si nous avions l’idée de nous ouvrir à elle ?

Nous partageons une même civilisation helléno-chrétienne, une même culture et une histoire commune. Certes celle-ci a été mouvementée selon les époques mais ce qui nous rapproche est mille fois plus important que ce qui nous sépare. Malheureusement l’idéologie atlantiste tente de nous diviser pour mieux défendre les intérêts de Washington. Les pays de l’Est sont en général plus dans l’esprit de la CEE que de l’UE. Ils comprennent l’utilité d’une coopération renforcée et des politiques communes dans certains domaines mais ils ne veulent pas d’un monstre technocratique et froid qui dirige unilatéralement d’en haut. La Russie, quant à elle, est un marché gigantesque et un des premiers producteurs d’hydrocarbures mondiaux. Nous avons tout intérêt à nous en approcher et mieux collaborer ensemble pour assurer l’avenir énergétique de l’Europe et sa sécurité. Nous pouvons imaginer une alliance qui irait de l’Atlantique au Pacifique. Dans un monde qui change rapidement avec l’émergence technologique de l’Asie et démographique de l’Afrique, il serait suicidaire que le continent européen ne cherche pas à rassembler toutes ses forces.

5/ Comment expliquer l’atlantisme dans lequel baigne une grande partie de nos élites ? 

Les Américains ont compris depuis longtemps qu’il valait mieux coloniser les élites que coloniser des territoires. C’est la grande différence entre les politiques de colonisation américaine et européenne. Par leur « soft power », les Américains ont savamment réussi à tisser depuis des générations des réseaux d’hommes qui sont convaincus que Washington est un meilleur défenseur de la liberté et de la stabilité que leurs propres pays. Le Général de Gaulle disait déjà dans les années 1960 : « Le grand problème (…) c’est l’impérialisme américain. Le problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, parmi celles des pays voisins. Il est dans les têtes. »

Les Américains ont également mis en place des think tanks et fondations extrêmement puissants qui séduisent une partie de l’élite française comme la French American Foundation dont sont sortis, entre autres, Emmanuel Macron, Édouard Philippe, François Hollande, Alain Minc, Anne Lauvergeon, Mathieu Pigasse, Xavier Niel ou Najat Vallaud-Belkacem. L’Amérique fait rêver l’élite française qui ne voit que la partie émergée de l’iceberg. Quand ces élites pensent aux US, elles pensent à Hollywood, à Yale, aux GAFAM, à New York mais elles ne connaissent rien ou feignent d’ignorer les révélations de Snowden, la paupérisation de l’Amérique et les millions de morts des guerres US dans le monde. Il y a là un problème majeur d’éducation et de connaissance de l’histoire de la part de nos élites qui vénèrent l’Amérique aveuglement comme un veau d’or.

6/ Edward Snowden a déniaisé l’humanité entière sur l’existence d’un tentaculaire capitalisme de surveillance. Peut-on songer à quoi que ce soit qui rendrait la chose réversible ?

Ce monde irait beaucoup mieux si on respectait tout simplement le droit international et si l’ONU faisait son boulot. Il n’est un secret pour personne que les US ne se soumettent au droit international que quand cela les arrange. Les US ont bombardé illégalement la Yougoslavie et l’Irak sans mandat de l’ONU. Est-ce que l’ONU a appliqué des sanctions contre Washington pour autant ? Absolument pas. Rappelons-nous que l’ancien Secrétaire Général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali disait que « L’ONU est juste un instrument au service de la politique américaine. » Il en est de même pour la surveillance de ses alliés. A-t-on vu la France ou l’Allemagne taper du poing sur la table ou appliquer des sanctions contre les États-Unis quand ces derniers les ont espionnées ou leur ont infligé des amendes monstrueuses ? Non, rien.

Julian Assange est un journaliste qui a fait un travail incroyable pour dévoiler les méthodes illégales et criminelles employées par les États-Unis. Il croupit dans une prison britannique aujourd’hui et il risque une extradition vers les États-Unis où il pourrait être condamné à mort. Voyez-vous beaucoup de politiciens et de journalistes européens prendre sa défense ? Non, quasiment personne. Tout le monde a peur des USA. Il faut plus de courage dans les classes dirigeantes européennes et à Bruxelles pour dénoncer les pratiques américaines. Le droit sera leur meilleur outil s’ils osent s’en servir.

7/ On dit que la victoire du diable c’est d’avoir fait croire qu’il n’existait pas. Le projet américain sur l’Europe n’existe pas non plus ?

Nous avons accès aujourd’hui à tous les éléments de preuve nécessaires pour prouver que l’Europe telle qu’elle a été construite a été fortement façonnée par les Américains. Après la Deuxième Guerre Mondiale, Washington voulait reconstruire l’Europe le plus rapidement possible pour relancer son économie et construire un bloc homogène et prospère face au bloc communiste. Cela s’est fait à un prix qui est celui de la souveraineté des pays européens et même de la souveraineté européenne. Les États-Unis nous ont laissé croire qu’on était en train de bâtir l’Europe alors qu’en réalité ils tiraient les ficelles. Pour l’historien français Eric Branca, Jean Monnet, un des « Pères de l’Europe », est « le véritable proconsul des intérêts américains en France. »

Dans Le grand échiquier Zbigniew Brzezinski ne mâche pas ses mots et lâche que « l’Europe est la tête de pont géostratégique fondamentale des États-Unis. » Il rajoute que : « l’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses États rappellent ce qu’étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires. » Peut-on être plus clair ? Jacques Attali a révélé dans Verbatim que François Mitterrand lui a un jour dit : « Pour Reagan, l’Occident est un protectorat qu’il administre comme le faisait autrefois notre administration coloniale dans l’empire. » L’Union européenne n’est pas une puissance réellement autonome et c’est là sa plus grosse faiblesse. Elle doit s’affranchir de la tutelle de Washington pour devenir véritablement indépendante et défendre ses propres intérêts et les intérêts des Européens.

8/ Qu’est-ce que les États-Unis redoutent chez nous ?

Les États-Unis craignent nos velléités d’indépendance à leur égard. Washington sort de ses gonds dès qu’un pays de l’Union européenne s’affranchit de ses ukases. On l’a vu encore récemment au sujet du pipeline Nord Stream 2. Voilà un projet 100% européen (au sens continental du terme) avec de nombreuses sociétés européennes réunies pour un programme énergétique majeur et les États-Unis font tout pour le faire capoter. Malheureusement Bruxelles s’est rangé du côté de Washington, mais Berlin a montré plus d’audace. Ce projet est important pour l’Allemagne et différents pays d’Europe de l’Est ainsi que la Russie. La seule raison pour laquelle Washington veut bloquer le projet est pour empêcher la Russie de se rapprocher de l’Allemagne et de l’Europe. La seule raison qui motive les États-Unis est de remplacer la Russie comme fournisseur d’hydrocarbures à l’Europe. Les US veulent nous vendre leurs gaz de schiste, extrait de manière polluante, qui est plus cher que celui que nous envoient les Russes.

Nous avons tout intérêt à créer un véritable partenariat stratégique avec la Russie qui est un pays européen de plein droit. Les sanctions imposées par les États-Unis et qui sont appliquées bêtement par les pays de l’Union européenne font plus de mal à nos exportateurs qu’aux Russes qui ont trouvé d’autres sources d’approvisionnement ou qui se sont mis à produire localement. Ce rapprochement possible avec la Russie, ainsi que la participation de pays européens au projet des nouvelles routes de la soie chinoises sont les deux plus grandes craintes de Washington.

9 / Que reste-t-il d’européen aux États-Unis ?

De moins en moins de choses. Le projet américain dès le départ a été de bâtir un modèle national fondé sur la finance, la force et le brassage de cultures. Aujourd’hui ce projet a largement débordé les États-Unis pour devenir un projet mondial à part entière. Les élites américaines veulent imposer ce modèle au reste du monde et luttent activement contre tout projet dissident. Pendant longtemps l’Occident a cru que les États-Unis étaient les défenseurs des valeurs helléno-chrétiennes européennes. Cela a pu sembler être le cas dans le passé mais c’est aujourd’hui complètement faux. Au contraire les États-Unis sont les pionniers de la destruction des valeurs traditionnelles européennes. Le phénomène woke, la cancel culture et la déconstruction de l’histoire sont des phénomènes éminemment américains qui visent à diminuer, voire complètement anéantir l’héritage et l’influence européens dans le monde.

10 / Vous avez des origines serbes. Y a-t-il en Serbie des initiatives dont nous pourrions nous inspirer ?

Les Serbes sont en train d’afficher une volonté de puissance intelligente en nouant des partenariats stratégiques avec l’UE, la Russie, la Chine et même la Turquie sans être leurs vassaux pour autant. C’est ce modèle que les nations européennes doivent suivre. La Serbie est candidate pour entrer dans l’Union européenne mais refuse d’appliquer les sanctions européennes contre la Russie. Belgrade coopère avec Bruxelles, Moscou, Ankara et Pékin sans donner l’exclusivité à l’un ou à l’autre. Elle prend le meilleur de tous les mondes dans l’intérêt de son peuple. Grâce à une politique non-alignée et militairement neutre, elle développe une politique souveraine qui respecte sa volonté d’indépendance vis-à-vis des grandes puissances. C’est un équilibre qui n’est pas facile à tenir car Bruxelles et Washington maintiennent une pression forte sur Belgrade. Nous verrons ce que donnent les résultats à long terme, mais pour l’instant c’est un pari gagnant.

11 / Votre dernier ouvrage désigne les États-Unis comme un empire : s’en sont-ils jamais cachés ?

Officiellement oui mais dans les faits ils l’ont toujours avoué à mots à peine couverts. Tout au long de leur histoire les Américains se sont vus comme la nation qui allait changer la face de l’humanité. Dès le XVIIIe les Américains parlent de leur pays en employant des métaphores bibliques pour parler de « la nation sur la colline vers laquelle les yeux de tous les peuples sont tournés. » Les États-Unis ont été conçus comme une puissance impériale et ils en ont tous les attributs sans pour autant en revendiquer le titre. Ils ont plus de 700 bases militaires qui quadrillent la planète, la langue anglaise est devenue la lingua franca mondiale, le centre financier de l’économie mondiale est à Wall Street, le dollar US est la monnaie de réserve mondiale et les États-Unis ont des oreilles pour surveiller tout le monde comme si le monde était leur terrain de jeu.

Les États-Unis influencent également la culture et ont un agenda mondial de ré-ingénierie sociale pour modeler nos sociétés à leur façon. Le grand spécialiste de l’histoire américaine, le professeur Paul Kennedy, le dit très clairement : « Depuis l’arrivée des premiers colons anglais en Virginie et leur conquête de l’Ouest, cette nation était une nation impériale, une nation conquérante. »

12/ Quelle est selon vous la place de la corruption dans la guerre d’influence que se livrent les grands blocs ?

Elle est toujours très importante. Quand les pays n’arrivent pas à obtenir ce qu’ils veulent par le dialogue, ils n’hésitent pas à avoir recours à la force ou la corruption. C’est vieux comme le monde. A quoi sert l’impressionnant dispositif de surveillance mondiale mis en place par les États-Unis ? Vous pensez sérieusement qu’il ne sert qu’à « lutter contre le terrorisme » ? Il sert surtout aux États-Unis à obtenir des informations stratégiques sur leurs ennemis et leurs alliés et aussi à récupérer des informations sensibles sur des entreprises, des individus ou des organisations que Washington pourra monnayer au bon moment. Quant à l’argent, nous savons qu’il n’a pas d’odeur. Les États-Unis fabriquent autant de dollars qu’ils le veulent. Croire un instant qu’il ne se servent pas de ce « privilège exorbitant », comme le disait Valéry Giscard d’Estaing, pour acheter ce qu’ils veulent ou qui ils veulent serait faire preuve d’une très grande naïveté. Pour David Graeber , ancien professeur de la London School of Economics : « Il y a une raison pour laquelle le magicien dispose d’une étrange capacité à créer de la monnaie à partir de rien. Derrière lui se tient un homme avec un fusil.»