Newsletter n°74 - 8 décembre 2023

⭕️ Éditorial

Sortons la longue vue de notre poche

En septembre prochain, aura lieu la 2ème édition des colloques de Souveraine Tech au Palais du Grand Large à Saint-Malo. Comme toute échéance lointaine, il n’est jamais mauvais de tirer sa longue-vue de sa poche pour la voir se dessiner au loin. Si vous souhaitez participer à cet événement d’une manière ou d’une autre, que ce soit pour le promouvoir, le soutenir, y intervenir ou encore y exposer, faites nous signe d’ores et déjà. Nous souhaitons en effet co-construire (comme on dit dans les cabinets ministériels) cette nouvelle journée en étroite collaboration avec nos partenaires. Le thème retenu cette année est le suivant : « COMMERCE, TECHNOLOGIES ET SOUVERAINETÉ : OPPORTUNITÉS, OBSTACLES ET LEVIERS ». Merci d’en parler autour de vous, tout particulièrement aux Bretons et spécialement aux Malouins ! Nous poursuivons ainsi, et par temps favorable, notre exaltante croisière pour faire de Saint-Malo le port d’attache autant que le vaisseau amiral de l’idée même de souveraineté technologique.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 8 décembre 2023, Alice Louis, qui est fondatrice de Dicé,
cabinet de conseil en gouvernance 360° de l’Éthique de l’IA, de la Conformité et de la Cyber.
L’Éthique appliquée au numérique joue un rôle de garde-fou.


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Vous ne faites pas partie de ceux qui pensent être « une génération spontanée ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Il s’agit avant tout de garder son sens critique à l’égard de « la scintillation fantastique des événements »¹ qui contribue, au mieux, à « la fabrication » numérique des opinions, au pire, à la post-vérité.

Penser la Vérité, en particulier scientifique, analyser, raisonner, chercher, inventer, nécessite de mettre en perspective les éléments utiles du sujet pour comprendre sa genèse, ses progrès, son histoire. L’histoire de la philosophie morale, de l’Art, des religions, du droit, des techno-sciences, etc. C’est bien la somme de ces mises en perspective qui permet d’appréhender une civilisation, une culture, de prendre conscience de son génie, de sa singularité, pour, in fine, exprimer toutes ses capacités à devenir acteur du progrès.

2 / Comment concevoir un progrès technique qui ne soit pas par essence prométhéen ?

En enseignant l’Éthique appliquée au Numérique qui joue alors un rôle de garde-fou.

3/ Pouvez-vous définir l’Éthique appliquée au numérique ? Par ailleurs, comment percevez-vous la fascination que suscite le développement fulgurant de l’intelligence artificielle générative ? ²

L’Éthique implique une forme de pensée qui se situe au-delà de morale. Elle exige de raisonner sur les principes et les valeurs y afférant, en les confrontant à la réalité des faits inhérents au contexte dans lequel ils s’inscrivent, et ce, afin de déterminer ce qui parait utile, approprié ou raisonnable de faire en vue de s’améliorer collectivement. Appliquée au numérique, dès lors qu’il est constaté que les outils « intelligents » transforment nos sociétés et soulèvent des questions qui mettent en jeu notre système de valeurs, il peut-être légitimement demandé si tout ce qui est techniquement possible de réaliser est souhaitable pour l’humanité ; n’en déplaise aux « terroristes courtois »³ et/ou autres addicts de l’IA.

L’Éthique pense au-delà de la satisfaction individuelle, prône la mesure, l’objectivité ainsi que la responsabilité en tant que pendant de la liberté. Appliqué au numérique, le premier des devoirs est celui de la transparence. Cela implique de rappeler que la technologie n’est pas neutre et que s’agissant, en particulier, de l’IA générative, certains effets de celle-ci ne sont pas encore maîtrisés. Tout un chacun n’est pas informaticien, ingénieur ou mathématicien pour comprendre la notion de biais algorithmiques, de reprise de contenus protégés par le droit d’auteur, ou de boîte noire générée par l’approche connexionniste qui est aujourd’hui dominante. Il y a donc un premier enjeu de formation de toutes les parties prenantes (les dirigeants, le grand public, les spécialistes et non-spécialistes).

4/ Nous connaissons l’éthique des usages. Vous indiquez qu’il y a d’autres catégories d’éthiques appliquées à l’IA. Pouvez-vous nous les expliquer ?


L’éthique des usages est fondamentale. Comme son nom l’indique, elle s’intéresse aux usages du numérique. En amont de celle-ci, l’éthique de la conception interroge la déontologie professionnelle des acteurs de l’IA, notamment, celle des développeurs. En aval, l’éthique dite « sociétale » réfléchit aux conséquences que les avancées technologiques produisent dans tous les domaines de notre vie (la santé, la justice, la défense, etc.) ainsi que sur l’organisation du travail.

Il est à préciser, s’agissant de l’utilisation de Chat GPT dans un cadre professionnel, que certaines entités ont déjà pris des mesures afin d’assurer la protection de leur patrimoine informationnel. Aussi, plus globalement, et pour mener à bien la collaboration « Homme- machine », il est recommandé de mettre en place des dispositifs efficients pour accompagner ce changement.

5/ Que pensez-vous de la règlementation européenne dans le domaine ?

Sous l’impulsion de la France, notamment, le législateur européen a élaboré des outils vertueux et structurants pour les entités, en particulier, dans les domaines de la Data (RGPD, DGA, etc.), de la Cybersécurité (Nis 2, CRA, etc.) et des SIA (DSA, AI Act en cours d’adoption).

Néanmoins, nous assistons à une inflation de la règlementation sans précédent, qui a pour effet de décloisonner les disciplines. Au-delà de la question exigeante de l’articulation des bases textuelles et de l’efficacité des qualifications juridiques retenues, les acteurs des secteurs public et privé doivent repenser leur stratégie en y intégrant un modèle de gouvernance « Data & IA » doté d’une organisation capable de piloter et coordonner des talents multi-spécialités.

6/ Recommandez-vous aux organisations d’implémenter des SIA ?

Dès lors que la technologie est utilisée comme un moyen au service d’une vision d’entreprise et/ou comme un outil d’aide à la décision, elle apporte d’innombrables opportunités. Divers cas d’usages le démontrent déjà, qu’il s’agisse de vision par ordinateur (reconnaissance de posture, détection d’objets, etc.), d’analyse prédictive (personnalisation de l’expérience client, analyse tendance des marchés, etc.), de recherche opérationnelle (optimisation de planning et de la chaîne de production, etc.) ou de traitement du langage naturel (traduction, chatbots, etc.).⁴

Si l’IA est, incontestablement, un formidable accélérateur d’innovation et de croissance, elle génère, concomitamment, de nouveaux risques d’atteinte aux actifs stratégiques des entités. En conséquence, la cybersécurité des systèmes est un sujet à traiter. Par ailleurs, un mauvais usage de l’IA peut contrevenir aux valeurs de l’entreprise et engendrer des risques d’ordre éthique et réputationnel. Ainsi, il y a un enjeu de gestion globale des risques.

7/ Concrètement, quels conseils pouvez-vous donner aux dirigeants et aux élus ?

Les organisations ont tout intérêt à faire auditer leurs SIA afin de s’assurer notamment que ces derniers soient sûrs. Comme indiqué, ci-avant, l’analyse 360° est à privilégier. C’est la seule approche/méthode qui offre une vision globale des risques ; accessoirement, elle est moins coûteuse. Au-delà d’un simple diagnostic de l’existant, l’audit permet de mettre en lumière les bonnes pratiques. Il est essentiel de capitaliser sur celles-ci pour conduire le changement et obtenir l’adhésion des équipes.

Enfin, l’Éthique est une composante essentielle de la démarche d’amélioration continue. De sorte qu’elle doit intégrer chaque étape de développement (analyse d’impact, sensibilisation, chartes utilisateurs, etc.) des activités qui encapsulent de l’IA.

8/ Vous défendez la déontologie professionnelle, en particulier, l’instauration d’un Serment du Numérique. Quels sont les éléments qui devraient y figurer ?

Rappelons que depuis le 1er janvier 2023, à l’issue de leur soutenance, les doctorants prêtent serment. Ce n’est donc plus seulement l’affaire des médecins ou des avocats. « Le Serment du Numérique » s’inscrit dans cette dynamique. Les principaux éléments de ce dernier sont débattus depuis 2017 grâce aux précieux travaux qui ont été initiés par les chercheurs du Massachusetts Institute of Technology et qui ont inspiré de nombreuses Chartes émanant des Institutions européennes notamment.

D’autres actions prioritaires peuvent être menées, notamment, en direction des auto-proclamations « IA labélisée/certifiée éthique » qui se multiplient. En outre, peut-être faut-il réfléchir à faire bénéficier les nouveaux acteurs de la gouvernance « Éthique & Sécure » (Délégué à l’éthique numérique, Juriste SIA/Cyber, Directeur de l’IA, etc.) du régime de protection applicable au Dpd/Dpo ou à celui de certaines professions réglementées.

9/ Comment articulez-vous la souveraineté et l’Éthique ?

Nous vivons dans un monde dominé par les liens d’allégeance.⁵ En matière de stratégie d’entreprise, l’Éthique et la souveraineté numériques permettent de protéger ses usagers, ses clients, ses partenaires ainsi que de garder la main sur sa technologie ; autrement dit, de rester indépendant.⁶ Cette dernière question est substantielle concernant le Cloud, eu égard au principe d’extraterritorialité des lois américaines.

Par ailleurs, dans un environnement VICA (NDLR : VICA est l’acronyme utilisé pour décrire l’environnement dans lequel évoluent les organisations : V pour Volatile, I pour Incertain, C pour Complexe et A pour Ambigu), et selon les secteurs d’activité concernés, ces éléments deviennent des prérequis, des facteurs de performance et/ou des gages de durabilité. Rappelons que « l’Europe représente le plus grand marché économique du monde »⁷. En l’espèce, il y a donc un double enjeu d’intelligence économique et de compétitivité.

10/ Pour conclure, sauriez-vous brosser le tableau d’une société ou d’une civilisation arrivée à l’apogée de son progrès technologique tout en parvenant à conserver ce qui fait que l’Homme est Homme, sa liberté, sa fragilité, sa finitude ?

De l’entertainment au « Meilleur des mondes possibles »⁸, le solutionnisme semble incarner une forme de « pensée désidérative ». En adoptant une posture plus rationnelle et responsable⁹, il conviendrait de se demander si le projet techno-géo-politico-économique de l’IA forte notamment, qui englobe des principes et des valeurs qui sous-tendent un modèle de civilisation, est bien celui que nous souhaitons transmettre aux générations futures.

Dès lors, et à l’instar de ce que certaines entreprises et collectivités ont déjà brillamment réalisé, la France, à l’évidence, va devoir prendre en main son « techno-destin » sauf à se résoudre « à servir et à ne plus être libre ».¹⁰


¹ Etienne Klein citant Paul Valéry, l’Express, 30 novembre 2023, « La vie de l’esprit au péril de nos outils de communication »
² De l’intelligence artificielle (IA) ou des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) ou de l’IA générative.
³ L’idéologie de la Silicon Valley
BPI : https://www.bpifrance-universite.fr/webinaires
Alain Supiot, « La gouvernance par les nombres », 4ème de couverture, Edition Fayard/Pluriel, 2020.
Smart
Jean-Noël Barrot citant le commissaire Thierry Breton.
Référence à Voltaire, « Candide ou l’Optimisme ». Edition Le livre de poche, 1995. Citation : « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».
CNIL « IA et libre-arbitre : sommes-nous des moutons numériques ? », 28 novembre 2013.
¹⁰ Référence à Etienne de la Boétie, « Discours de la servitude volontaire », Edition Folio, 2008. Citation :« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ».

 




⭕️ Mezze de tweets

 

 

 




⭕️ Hors spectre

Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède. Saint Augustin d’Hippone

Marguerite de France




Achat public, un levier de souveraineté enfin identifié ?

Achat public, un levier de souveraineté enfin identifié ?

La souveraineté économique désigne la capacité d’un pays à contrôler la production et la gestion de besoins essentiels, en ne dépendant pas d’un autre État ou d’une entreprise. Mais elle ne signifie pas pour autant l’autarcie ou le protectionnisme car elle ne concerne généralement qu’un domaine spécifique. On peut ainsi parler de souveraineté sanitaire, alimentaire, énergétique ou encore numérique. Tout est dit !

Peut-on ainsi par les textes ou les pratiques atteindre des objectifs de souveraineté à l’échelle d’une Union ou d’un continent ? La réponse est non. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause un modèle qui a démontré historiquement et encore récemment son efficience en matière de vaccins ou encore de gestion de la crise ukrainienne, mais d’arrêter sans cesse d’attendre le droit européen pour agir ou pour expliquer qu’on ne peut agir.

Les crises, un révélateur à plusieurs titres

Si les crises ont révélé des fragilités réelles, elles auront surtout conduit l’Etat à « enfin » considérer la commande publique non plus comme « une contrainte budgétaire » mais comme un levier stratégique économique et politique. Une prise de conscience brutale, mais nous savons que notre pays sait se transcender sous la contrainte. 10 à 15% du PIB sont ainsi mobilisables dans un contexte de deniers publics rares et de taux d’intérêt en hausse. Un changement de paradigme majeur qui honore notre pays mais qui bouleverse l’achat public.

Loi Industrie verte, SREN, programme ETIcelles…, la commande publique est appelée à la rescousse allant jusqu’à exclure si nécessaire les entreprises non vertueuses (lire non européennes ou françaises)

Des freins bien plus culturels que réglementaires

L’achat public est historiquement approché comme un acte juridique à risques. Ce fait, associé à une jurisprudence dense, explique la frilosité des acheteurs dans l’intégration des politiques publiques et ce malgré la multiplication des textes et guides appelant « indirectement » à un patriotisme économique qui n’a jamais irrigué ni l’acheteur, ni l’usager, ni le citoyen. Si les Allemands consacrent en valeur 49% de leur commande publique à leurs TPE/PME contre 30% en France, ce n’est pas une question de texte mais une question de culture, sensibilisation et pratiques. Tout le monde est d’accord pour produire en France mais pas toujours pour acheter français ! Penser que le consommateur, pourra à lui seul soutenir l’industrie française est une erreur qui plus est dans un contexte d’inflation. Penser que le secteur privé, dans l’environnement concurrentiel que nous connaissons, pourra à lui seul soutenir l’industrie française l’est également. L’État, les collectivités territoriales et les hôpitaux ont ainsi un rôle clé à jouer tant en termes de commandes que d’exemplarité.

Ne pas tout attendre de la réglementation européenne

Au regard des disparités des États membres en termes économique, industriel, politique, social, ou sociétal, il serait dommageable d’attendre une évolution incertaine des directives pour « favoriser » les entreprises européennes. Les atermoiements autour de la réciprocité dans les marchés publics en témoignent. La récente mobilisation du Parlement européen pour un « Buy European Act » semble relever davantage de l’intention que de l’action. La France, par la forte mobilisation notamment de ses Ministres délégués chargés respectivement de l’Industrie et de la Transition numérique et des Télécommunications, est en train toutefois de baliser un chemin européen.

Se fixer des objectifs ambitieux mais réalistes et mesurables

La réindustrialisation ou relocalisation sont des processus longs et coûteux. Réagir et agir aujourd’hui est indispensable. Pourtant, malgré quelques bonnes volontés, toutes les initiatives politiques des vingt dernières années présentent des résultats mitigés (achats innovants, accès des TPE-PME, mobilisation autour du « Made in France »).

Pourquoi ? Tout simplement parce que la mobilisation s’est faite davantage sous la contrainte que par conviction. La question n’est pas ou plus de favoriser les PME et encore moins les entreprises françaises ou les produits français (sous-entendu l’existence de critères objectifs ?) mais de faire de notre commande publique un levier de création, de soutien et de développement. Mais sans connaissance approfondie des acteurs économiques et de l’origine des produits et services, difficile de mobiliser une commande publique « méconnue » avec des objectifs non mesurables.

Penser souveraineté et coût global avant de penser PME et Made in France

Un salarié français sur sept est employé dans les 18.000 filiales étrangères sur son territoire, contre un sur dix chez ses voisins et un sur vingt aux Etats-Unis. Cette statistique confirme la nécessité de penser global et non pas uniquement local. Cibler les orientations de la commande publique plutôt que poser des grandes ambitions parfois inatteignables.

Des mesures assez évidentes pourraient être prises rapidement :

· Mettre l’achat public au cœur des priorités de l’Etat avec la nomination d’un délégué interministériel à la commande publique permettant de lever les injonctions contradictoires.

· En finir avec les incertitudes sur le poids de la commande publique par des dispositions plus fortes en matière d’open data (obligation sous les 40 000 € HT et sanctions associées).

· Simplifier et adapter le droit par une expérimentation liée à la création de marchés publics de souveraineté (périmètre et seuils) sur le modèle des achats innovants

· Mobiliser les centrales d’achat et les acheteurs importants par une communication régulière et précise de leur empreinte économique, environnementale et sociale et par de plus grandes exigences en termes de statut et de labellisation RFAR.

· Faire évoluer le SPASER d’une obligation de moyens à une obligation de résultat (indicateurs, mesures, plan d’actions).

· Renforcer les obligations en matière de vigilance, de probité, de lutte contre la corruption mais aussi davantage mesurer la réalité en termes d’engagements environnementaux ou sociaux.

· Accroître la formation des acteurs de l’achat public au coût global et aux enjeux de souveraineté.

En conclusion, accélérer la mobilisation des deniers publics au service des enjeux économiques, environnementaux et sociaux par une poursuite de la sensibilisation, de la professionnalisation, de la mutualisation à toutes les échelles et du développement des outils et plateformes permettant aux acheteurs mais aussi aux entreprises de se recentrer sur la valeur et leurs objectifs.

Sébastien TAUPIAC, Directeur Communication et Relations Publiques e-Attestations.com
Administrateur de l’APASP




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Nous avons deux nouvelles priorités à concilier : environnement et souveraineté.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


vendredi 1er décembre 2023
Olivier Lluansi vient se voir confier par Bercy une mission sur la réindustralisation de la France à horizon 2035.
1/ Quel est donc ce projet de « renaissance industrielle » dont vous êtes porteur ?

L’idée est simple : nous sommes en train de changer de paradigme. Nous étions dans une société de consommation, voire de consommation de masse. Nous entrons dans un nouveau monde dit parfois le « monde d’après » car il n’a pas encore vraiment de nom, cependant les valeurs de l’environnement et de la souveraineté y sont clés. Or un outil productif est au service d’un projet de société. Post seconde guerre mondiale, nous avons souhaité reconstruire la France, la moderniser et la rendre indépendante (vis-à-vis des Etats-Unis pour mémoire) selon les termes répétés à satiété par M. Pompidou, Premier ministre puis Président de la République : alors nous avons eu les Grands Plans : Ariane (qui s’appelait différemment), le parc électronucléaire, le TGV, etc. Avec la bascule des années 70, les chocs pétroliers et aussi une nouvelle donne politique avec la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, nous nous sommes orientés vers une société post-industrielle, priorité aux services et surtout aux services à valeur ajoutée qui se sont concentrés dans les métropoles. Et nous avons délocalisé massivement notre outil productif, car produire n’était pas notre priorité collective et les pays dits à bas-coût fournissaient moins cher ce qui augmentait notre pouvoir d’achat. Du moins dans un premier temps.

Aujourd’hui nous avons deux nouvelles priorités à concilier : environnement et souveraineté. Que nous donnions la priorité à l’une ou à l’autre, nous ferions un outil productif différent. Par exemple des éoliennes et des batteries sans terre rare si c’est la souveraineté qui prime ; avec terres rares, si c’est l’environnement car les performances sont meilleures avec. Ce n’est qu’un exemple.

Ainsi ce n’est pas simplement le rapatriement d’un outil productif. D’ailleurs cela n’aurait que peu de sens : les procédés de fabrication ont largement évolué en trente – quarante ans ; les exigences sociales et environnementales également ; les produits eux-mêmes ne sont plus les mêmes.

C’est un nouvel outil productif qu’il faut faire renaître… et ce n’est pas une simple « réindustrialisation » même si le terme est utile car il parle à tout le monde. Sur le socle de nos compétences, de nos savoir-faire, de notre tissu industriel actuel et pour répondre aux enjeux de demain, de notre futur projet de société.

2/ Dans l’imagerie populaire, l’industrie, ce sont d’abord des usines, et les usines, des hommes. Aussi, quelle place réservez-vous dans ce projet aux travailleurs français face à la main d’oeuvre à bas coût en provenance de l’étranger et à la robotisation ?

La place des femmes et des hommes dans l’industrie est centrale. Cependant elle évolue.

Des scénarios ambitieux de réindustrialisation à 2035 prévoient 350.000 emplois industriels en plus. Certes on sera encore au milieu du gué, notre réindustrialisation prendra plus qu’une décennie. Toutefois on est très loin des 2,5 millions d’emplois détruits dans le secteur. C’est un premier aspect quantitatif dont il faut avoir conscience.

La typologie des métiers change également. L’hybridation produits-services, le développement du numérique dans la production comme dans le fonctionnement et l’usage des produits manufacturés, les enjeux de décarbonation, l’éco-conception avec tout son volet de circularité, etc. tous ces facteurs développent le besoin de nouveaux métiers, de nouvelles compétences. C’est un aspect qualitatif.

Au milieu de tous ces changements, un cœur de valeurs ne change pas, lui. La fierté ressentie à transformer la matière, celle d’un produit qu’on peut toucher, sentir… la fierté d’ancrer cette activité dans un territoire, de lui apporter une richesse économique tout autant que ce territoire soutient cette activité : formation, foncier, sous-traitants, clients, partenaires, etc.

Les « faiseuses » et « faiseurs » de l’industrie sont les porteurs de cette fierté, qui a des racines très profondes, notamment dans notre souhait de maîtriser notre destin, de disposer d’une indépendance économique ou d’une souveraineté. Ce sont eux qui feront aimer l’industrie à nouveau. Ce sont eux, qui par leurs prises de parole, par le partage des émotions, du plaisir qu’ils ont à travailler en équipe, à innover, à produire, à faire, etc. permettront d’attirer vers l’industrie tous les futurs talents dont nous avons tellement besoin.

3/ Pour mener à bien une politique de réindustrialisation, il nous faut regagner pas à pas notre autonomie stratégique. Certains la décrivent comme la « capacité à choisir librement nos dépendances ». Que vous inspire cet évitable oxymore ?

D’abord le temps du diagnostic : quels sont les services et les produits essentiels dont nous avons besoin pour faire face aux enjeux qui sont les nôtres ?

Listons rapidement ces enjeux : il y a certes la géopolitique qui prend le pas sur la géo-économie, avec la notion d’indépendance et de souveraineté. Cependant il y a aussi tous les enjeux environnementaux liés aux limites planétaires et également ceux relatifs la cohésion de notre Nation, social et territoriale. Une Nation dans laquelle les métropoles s’opposeraient aux « territoires », laisserait s’instiller en elle le poison de la division…

Or le diagnostic des services et produits essentiels à notre Nation pour répondre à ces défis n’est pas complet. Certes pour la transition écologique on a pointé les éoliennes, les batteries, les panneaux photovoltaïques. Une demi-douzaine d’équipements. Pour les médicaments une liste a aussi été établie avec des projets de relocalisation. Cette liste, complétée aux autres secteurs, permettrait de visualiser ce qui est nous est essentiel… et donc aussi nos vraies dépendances.

A partir de là, nous aurons la possibilité de prendre des décisions avisées sur nos dépendances « essentielles ».

Serons-nous en mesure de combler toutes ces dépendances ? Difficile de le dire à ce stade, mais probablement pas. Dès lors il nous faudra assumer certaines dépendances, ou plutôt essayer d’y faire face différemment. L’interdépendance pourrait jouer une rôle clé : je suis dépendant d’un autre pays, d’une autre zone géographique pour tel produit, puis-je trouver un produit ou un service pour lequel il est dépendant de moi ? Ceci afin de fonder des alliances, des pactes de sécurisation mutuelle.

Cette démarche est devant nous. Elle n’est pas compliquée conceptuellement, cependant elle rompt de manière majeure avec la vision d’un grand marché mondial assurant optimalement tous les approvisionnements par le jeu de la concurrence.

4/ Chaque jour de nouveaux gisements, de nouveaux minerais, de nouvelles propriétés minéralogiques sont découverts sur notre sol ou sur d’autres. Néglige-t-on selon vous la nécessaire innovation relative aux matières premières et autres terres rares ? Serions-nous tributaires de schémas mentaux trop conservateurs ?

Je ne le pense pas. En revanche, la question de l’extraction de minerais est symptomatique des injonctions contradictoires auxquelles nous sommes confrontés. Le recyclage aura un rôle déterminant, mais il ne pourra pas tout faire. Par exemple pour les terres rares, nous recyclerons un « stock » de matières qui sera issu de nos produits électroniques, nos éoliennes, nos voitures, etc. Il faudra d’abord bien le constituer ce stock avant de le recycler ! Ensuite il y aura aussi des évolutions des besoins et des pertes dans la boucle de recyclage matière…

Aussi il nous faudra assumer une activité d’extraction. Ici ou ailleurs. 

D’un côté, développer cette extraction sur le sol français ou européen renforcerait indéniablement notre indépendance. De l’autre, ce sont des activités dont l’impact environnemental est notable et visible : extraction à ciel ouvert, terrils, etc. 

En fait ce qui nous fait totalement défaut, c’est un espace de débats et d’orientations qui permette de faire la part des choses entre ces deux exigences du monde de demain et même d’aujourd’hui : environnement et souveraineté.

Ce débat se fait aujourd’hui par médias interposés dans un climat clivant pour faire vendre ou bien faire des vues. Par des actions militantes comme des ZAD. Par des procédures de consultation du public qui parfois ne sont pas suivies (cf Notre Dame des landes) ou sont contestées sur le fond ou pire encore servent à des contestations juridiques sur leur forme, leur procédure pour les entraver.

J’avais proposé à un ancien Président de l’ADEME de monter une cellule de sachants pour éclairer ces arbitrages, une réflexion entre ces deux exigences de souveraineté et d’indépendance d’une part, et de respect de l’environnement et de l’espace naturel de l’autre. Le projet n’a pas été repris à date et il est aujourd’hui orphelin. C’est dommage.

Nous en avons besoin pour tenter de prendre un peu de recul par rapport aux émotions nécessaires et aux débats indispensables, publics ou sur les réseaux sociaux, mais qui ne peuvent à eux seuls prétendre résoudre la question.

C’est donc moins un « conservatisme mental » que la nécessité de disposer de nouveaux espaces de débats pour éclairer un chemin nouveau.

5/ Comment mobiliser tous les Français autour de l’industrie nouvelle ? C’est à dire comment les associer équitablement aux retombées concrètes de cette ambition ? Dit autrement, par-delà les slogans tels que « l’industrie, c’est la magie », y a-t-il lieu d’en faire, sinon un lieu de justice sociale, en tout cas une unique occasion de véritable capitalisme populaire ?

Il y a plusieurs dimensions dans votre question, celle de la mobilisation et celle du financement.

Commençons par celle de l’image de l’industrie.

C’est un sujet que nous travaillons à plusieurs depuis quelques années déjà. D’abord nous avons voulu déconstruire cette image de l’usine « à la Zola », pied à pied. En fait déconstruire un imaginaire collectif aussi fort est très long. Or nous n’en avons ni le temps, ni pour les gens avec lesquels j’ai abordé cela, les moyens.

Ensuite nous nous sommes dit : « un imaginaire en remplace un autre ». Il suffisait de « créer » un nouvel imaginaire. C’est dans cette phase que sont apparues des expressions comme « l’industrie c’est magique ». Le constat que nous pouvons en faire, c’est que cela n’a pas fonctionné. Peut-être n’avons-nous pas trouvé les bons angles ? Peut-être qu’un imaginaire ne se décrète pas ?

La phase de réflexion dans laquelle je crois que nous sommes est un entre deux.

Oui il nous faut un nouvel imaginaire pour notre renaissance industrielle. Mais celui-ci ne viendra pas d’en haut. C’est presque trop tard. C’est l’idée que je développe dans les « Néo-industriels, l’avènement de notre renaissance industrielle ». Comme le disait déjà en 2019, Michel Serres, nous nous engageons dans un changement de paradigme sans « Du contrat social » de Rousseau ou sans les « Petits livres rouges » des pays qui ont été tenté par le communisme. Nous n’avons pas de réflexion philosophie cohérente et complète qui puisse nous servir de guide.

A défaut de cette vision globale, d’en haut, il est possible que cette vision émerge par l’entremise de dizaines et de centaines d’initiatives par des entrepreneurs engagés qui tentent de créer de la valeur économique sans détruire de la valeur environnement et plein d’autres tentatives. Une vision issue de l’expérimentation, une vision construite en pointillisme.

Et oui aussi, il nous faut mieux écouter ce que le Français nous disent à propos de l’industrie. L’image négative qu’ils ont de l’industrie provient par exemple de leur perception des conditions de travail. Sur ce champ précis on peut faire un travail de « déconstruction / reconstruction » d’une image passée et décalée. D’une reconnexion de la perception avec la réalité. Cela c’est possible.  Il y a, comme cela, deux ou trois domaines dans lesquels cette démarche est nécessaire.

Ces deux démarches sont complémentaires et nécessaires.

Maintenant parlons financement.

Le lien que vous faites entre les deux sujets n’est pas anodin et même est très pertinent. Aujourd’hui le système financier privé abonde peu les projets industriels. Nous avons des champions mondiaux de la finance, mais la « mère des batailles » françaises manque de moyens et de financements.

L’Etat est fortement endetté, je crois qu’il n’a plus la capacité d’investir les sommes nécessaires que j’estime à 300 Mds€, pour faire notre renaissance industrielle d’ici 2030-2035. Ce chiffre est une première estimation et nécessite d’être confirmé. Les banques l’auraient, mais entre ratios de solvabilité, processus existants qui reposent sur la finance internationale, etc. le financement de projets locaux peu liquides et présentant un certain risque n’a guère leur faveur.

J’ai l’intuition que ce qui débloquera la situation ce sont les Français et leur épargne. 6.600 Mds€ début en 2023 pour les seuls placements financiers. Quelques pourcents suffiraient. D’où l’importance qu’ils aient une bonne image de l’industrie. On n’investit pas son argent dans quelque chose qu’on n’aime pas.

Maintenant, supposez que vous avez eu une belle carrière et que vous disposez de 200.000€ de placements financiers sur vos comptes. Vous êtes un militant de l’industrie, attaché votre territoire – disons par hasard Saint-Malo et les côtes armoricaines – vous êtes prêts à investir 5% de votre épargne dans le développement local de l’industrie. Vous commencez votre chèque 10.000 € et puis vous arrivez à la ligne « à l’ordre de… ». Et là, c’est le blanc…

En fait il n’y a pas ou très peu de produits gérer par des professionnels, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi de votre argent, et qui réponde à cette envie de placement.

Il existe quelques produits ouverts au grand public, à l’échelle de la France. Par exemple les fonds BPI ouvert aux particuliers, qui ce sont des précurseurs et bousculent des pratiques. Cependant l’attachement et l’ancrage sont territoriaux désormais. La bonne échelle sera peut-être la Région. A cette échelle vous avez une ingénierie financière suffisante pour monter des fonds ouverts aux particuliers et un attachement territorial et « émotionnel » suffisant pour mobiliser votre épargne. C’est la tentative faite par Auvergne Rhône-Alpes, d’autres Régions ont tenté. Certaines attendent la mise en œuvre de la Directive européenne dite ELTIF, le 1er janvier 2024, qui facilite la création de tels fonds.

L’ordre de grandeur de ces fonds régionaux doit atteindre le milliard d’euros. Sans cela, ils ne seront pas à la hauteur des besoins. C’est un immense défi, mais la ressource est là. Nous sommes globalement un pays riche avec une épargne très significative qui n’investit pas suffisamment dans son outil productif. Pas encore.

6/ Quelle différence établissez-vous entre une usine installée en France sur fonds étrangers et une autre usine érigée sur fonds nationaux propres ?

Une autre forme de dépendance. La crise du Covid, la guerre en Ukraine ont mis en avant nos dépendances d’approvisionnements. Dont acte.

L’une des solutions pour y palier est d’avoir une production locale. Si elle est financée par des fonds non européens nous améliorons, peut-être la situation, cependant nous passons d’une dépendance d’approvisionnement à une dépendance de détention de l’outil productif.

Allons un peu plus loin. Dans un monde où la géopolitique prendrait le dessus, imaginons un pays qui domine un maillon de chaine de valeur, un pays qui « tienne » bien son tissu économique et qui a investi en Europe avec des usines positionnées sur ce maillon. On peut trouver de nombreux exemples réels et concrets.

Le jour où se pays décide un embargo, pensez-vous que ces usines vont continuer à tourner tranquillement parce qu’elles ne sont pas sur son territoire ?

Allons jusqu’au bout de la logique de guerre économique : Si ce chainon était réellement essentiel à la sécurité économique de notre Nation, serions-nous prêts à « nationaliser » en urgence ces usines pour continuer à profiter de cette capacité de production ? Car c’est aussi ainsi que pourrait se pose la question.

7/ Beaucoup pensent « bricks and mortar » quand on leur parle d’industrie. En quoi vous semble-t-il indispensable de mener une politique industrielle en matière numérique ?

La frontière entre industrie et service est devenue très perméable. En fait les deux sont imbriqués, sauf peut-être dans nos statistiques.

Les services à l’industrie, la maintenance, la logistique, l’ingénierie, représente un secteur économique de taille comparable à l’industrie manufacturière elle-même. L’ensemble des deux, parfois dénommée « industrie étendue » pèse environ 20% du PIB.

En complément, les entreprises industrielles offrent de plus en plus de services : la voiture connectée, la trottinette en location courte durée, l’équipement industriel en leasing, le même équipement connecté pour une maintenance préventive, etc. Un grand patron de l’industrie automobile a indiqué il y a cinq ou six ans, que dans 10 ans la valeur ajoutée de son entreprise serait 50% services (majoritairement numériques), 50% manufacturière ie construction de véhicules.

Ce ratio me semble un horizon assez réaliste. Ce qui de facto répond à votre question… et en pose une autre : lorsque vous êtes une entreprise dont la moitié de la valeur ajoutée est liée aux services, restez-vous une entreprise industrielle ? C’est pour cette raison que dans « Vers la renaissance industrielle » nous avions adopté une vision de la transformation de l’industrie : si elle devient de plus en plus servicielle, si les lieux et les organisations de notre production deviennent de plus en plus variés, si le numérique envahit la manière de concevoir et de produire, « le seul pilier porteur de l’usine traditionnelle qui résiste sera ce noyau de valeurs et de magie fondé sur la transformation de la matière, même s’il pourrait devenir minoritaire dans la création de valeur de nombreuses entreprises industrielles ». C’est ce cœur qui permet d’en distinguer la culture.

8/ Est-il absolument nécessaire de tout réinventer sur la question industrielle ? Est-il des « best practices » qui ont porté de nombreux fruits dans notre histoire et qui ne demandent qu’à être suivies à nouveau ?

De nombreux pays se sont industrialisés. Aucun à ma connaissance ne s’est RE-industrialisé. D’ailleurs cela m’est souvent posé comme question : est-il possible de se réindustrialiser ?

Pour s’industrialiser, il existe des approches, des politiques, des abaques. Je vous recommande la lecture du livre de Guillaume Parent « Politiques publiques et destin industriel », à ce sujet par exemple.

Pour se réindustrialiser, il convient sans doute d’inventer une nouvelle approche.

Je voudrais illustrer cela. Une industrialisation permet en général d’évoluer de produits de base vers des produits de plus en plus sophistiqués, de plus en plus technologiques, à plus haute valeur ajoutée selon le terme consacré. Ce mouvement se déroule en parallèle d’une accumulation de capitaux, de connaissances et de maîtrises technologiques, l’un va avec l’autre. La Chine illustre à merveille cette dynamique sur 70 ans, au point de devenir un leader technologique incontesté.

Lorsqu’on souhaite réindustrialiser, on dispose déjà du bagage technologique, peut-être pas parfaitement, mais très largement. En théorie on peut passer de la conception-production de voitures thermiques à des voitures électriques sans repasser par les étapes préalables, des matières premières, des composants, des équipements, etc.

Un autre exemple, dans les pays comme les nôtres, il n’existe plus véritablement de filières. La continuité de la matière première au produit final est rompue, la chaine de valeur est fragmentée voire dispersée sur la surface du globe. Faut-il la reconstituer ou bien se focaliser sur certains maillons de cette chaine de valeur qui pourraient être considérés comme stratégiques ? Et s’il faut reconstituer ces chaines de valeur, faut-il commencer par les matières premières ou bien par l’assemblage ? Aujourd’hui nous assemblons à nouveau des Jeans en France, ou bien des batteries, alors que la chaine de valeur nous échappe largement : coton, lithium, graphite, etc. Est-ce cela la logique d’une ré-industrialisation : commencer par la fin ? Par l’étape d’assemblage qui est la plus proche du consommateur pour éventuellement « redescendre » ? C’est un peu ce que nous observons aussi pour l’industrie du vélo !

Ceci étant dit, il existe beaucoup de briques de politiques industrielles similaires entre industrialisation et ré-industrialisation : la formation, la mise à disposition du foncier, la constitution d’écosystèmes, l’énonciation d’un rêve ou du moins d’un projet « industriel », etc.

9/ Que vous inspire la récente pompe aspirante américaine de la mesure connue sous le nom d’Inflation Réduction Act ? Comment y parer, ou nous en inspirer, dans notre intérêt bien compris ?

La réciprocité aurait dû être notre principe de réaction. Or nous en sommes loin. Nous aurions dû mettre en place un fonds européen équivalent, plutôt que le laisser les Etats membres se concurrencer de manière inconsidérée pour attirer les méga-usines.

Plus avant, cette question de l’IRA soulève celle de l’échelle économique pertinente. Les Etats-Unis. Cette échelle illustre que les questions de souveraineté économique devraient se traiter au niveau des continents-puissances… J’y reviendrai.

La seconde question de fond que soulève l’IRA, est le « choix des armes ». Aux Etats-Unis, l’interventionnisme est puissamment utilisé en cas de besoin, comme cela l’est actuellement. En Chine, c’est la planification et une économie très liée au pouvoir politique, je n’y reviens pas. En Europe on préfère principalement libéraliser et réguler, car la réglementation est sensée permettre d’atteindre l’optimum de l’allocation des ressources.

Peut-être avons-nous le bon outil ? Je ne le sais pas. Par contre, ce qui est certain c’est que la mise en place d’une réglementation demande des années : celles pour s’accorder sur un texte commun et celles pour le mettre en œuvre. La temporalité est en années, entre cinq et dix ans… Cette temporalité est devenue totalement décalée par rapport à un monde pétri d’urgences et de crises.

Cette question de la temporalité entre la prise de conscience d’un défi et l’obtention de résultats mesurables est sans doute l’enjeu le plus important de la mandature à venir, avec les élections européennes de 2024 et la nouvelle Commission.

Entre temps, pour revenir à votre point, les Etats-Membres s’engouffrent dans un « vide » laissé par l’Union européenne et font leur politique industrielle, leur politique de souveraineté. Parce que « la nature a horreur du vide » et aussi ou surtout parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Ils sont à la fois pragmatiques et légitimes, du moins tant que l’Europe ne nous protègera pas suffisamment de nos compétiteurs.




Newsletter n°73 - 1er décembre 2023

⭕️ Éditorial

Célébrer la valeur de notre capital social

Je suis particulièrement heureux que Souveraine Tech publie aujourd’hui ce conciliabule avec Olivier Lluansi. Il se tient, avec la figure tutélaire d’Olivier Mousson, mais aussi Anaïs Voy-Gillis, Nicolas Dufourcq, Laurent Moisson, Aurélien Gohier, Charles Huet et tant d’autres, sans oublier notre nouveau d’Artagnan, Arnaud Montebourg, parmi nos mousquetaires de l’Industrie. Je refuse de joindre ma voix aux éternels défaitistes, et veux croire dans l’indéniable capacité de notre pays à mobiliser ses ressources au service de son peuple. Cependant, j’ai récemment eu le bonheur doublé du privilège de rencontrer Joseph Thouvenel, ancien vice-président de la CFTC, et, comme inspiré à sa suite, je ne peux à mon tour que célébrer en premier lieu la valeur de notre capital social, et signaler la nécessité de faire en sorte que l’industrie PROFITE concrètement, et peut-être d’abord à ceux qui la font vivre, du haut en bas de l’échelle sociale. S’il faut parler d’ouvriers, il convient donc peut-être, au lieu de choisir la solution de facilité qui consiste à casser les coûts en ouvrant plus largement encore les vannes de la main d’oeuvre étrangère, de valoriser ce statut par l’image, certes, mais aussi par la rémunération, l’association, l’accession à la propriété du métier autant que du toit pour les Français en blouses bleues. Tout le monde nous bassine aujourd’hui avec la RSE. Le moment est peut-être venu de lui donner un visage honnête. Aussi, on ne fera croire à « la magie » de l’industrie pour tous que le jour où nous nous serons donnés les moyens (ils existent) d’en partager les fruits de manière juste. J’en entends déjà en train de braire. Ils doivent comprendre que nous n’avons pas fait la Révolution et rouler souvent d’innocentes têtes dans un panier d’osier pour multiplier aujourd’hui par cent ou mille, quelques siècles plus tard, l’écart de richesse ! Sur ce sujet, comme sur tant d’autres, la Doctrine Sociale de l’Église pourrait nourrir utilement la réflexion de ceux dont l’esprit demeure ouvert et curieux. Je ne peux finir mon propos sans évoquer avec un brin d’émotion la figure d’un aïeul, industriel, qui explique sans doute l’affection particulière que je voue à la question, en même temps qu’à l’art (figuratif) bien sûr.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 1er décembre 2023, Olivier Lluansi, qui vient de se voir confier par Bercy une mission sur la réindustralisation de la France à horizon 2035.
Nous avons deux nouvelles priorités à concilier : environnement et souveraineté.


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Quel est donc ce projet de « renaissance industrielle » dont vous êtes porteur ?

L’idée est simple : nous sommes en train de changer de paradigme. Nous étions dans une société de consommation, voire de consommation de masse. Nous entrons dans un nouveau monde dit parfois le « monde d’après » car il n’a pas encore vraiment de nom, cependant les valeurs de l’environnement et de la souveraineté y sont clés. Or un outil productif est au service d’un projet de société. Post seconde guerre mondiale, nous avons souhaité reconstruire la France, la moderniser et la rendre indépendante (vis-à-vis des Etats-Unis pour mémoire) selon les termes répétés à satiété par M. Pompidou, Premier ministre puis Président de la République : alors nous avons eu les Grands Plans : Ariane (qui s’appelait différemment), le parc électronucléaire, le TGV, etc. Avec la bascule des années 70, les chocs pétroliers et aussi une nouvelle donne politique avec la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, nous nous sommes orientés vers une société post-industrielle, priorité aux services et surtout aux services à valeur ajoutée qui se sont concentrés dans les métropoles. Et nous avons délocalisé massivement notre outil productif, car produire n’était pas notre priorité collective et les pays dits à bas-coût fournissaient moins cher ce qui augmentait notre pouvoir d’achat. Du moins dans un premier temps.

Aujourd’hui nous avons deux nouvelles priorités à concilier : environnement et souveraineté. Que nous donnions la priorité à l’une ou à l’autre, nous ferions un outil productif différent. Par exemple des éoliennes et des batteries sans terre rare si c’est la souveraineté qui prime ; avec terres rares, si c’est l’environnement car les performances sont meilleures avec. Ce n’est qu’un exemple.

Ainsi ce n’est pas simplement le rapatriement d’un outil productif. D’ailleurs cela n’aurait que peu de sens : les procédés de fabrication ont largement évolué en trente – quarante ans ; les exigences sociales et environnementales également ; les produits eux-mêmes ne sont plus les mêmes.

C’est un nouvel outil productif qu’il faut faire renaître… et ce n’est pas une simple « réindustrialisation » même si le terme est utile car il parle à tout le monde. Sur le socle de nos compétences, de nos savoir-faire, de notre tissu industriel actuel et pour répondre aux enjeux de demain, de notre futur projet de société.

2/ Dans l’imagerie populaire, l’industrie, ce sont d’abord des usines, et les usines, des hommes. Aussi, quelle place réservez-vous dans ce projet aux travailleurs français face à la main d’oeuvre à bas coût en provenance de l’étranger et à la robotisation ?

La place des femmes et des hommes dans l’industrie est centrale. Cependant elle évolue.

Des scénarios ambitieux de réindustrialisation à 2035 prévoient 350.000 emplois industriels en plus. Certes on sera encore au milieu du gué, notre réindustrialisation prendra plus qu’une décennie. Toutefois on est très loin des 2,5 millions d’emplois détruits dans le secteur. C’est un premier aspect quantitatif dont il faut avoir conscience.

La typologie des métiers change également. L’hybridation produits-services, le développement du numérique dans la production comme dans le fonctionnement et l’usage des produits manufacturés, les enjeux de décarbonation, l’éco-conception avec tout son volet de circularité, etc. tous ces facteurs développent le besoin de nouveaux métiers, de nouvelles compétences. C’est un aspect qualitatif.

Au milieu de tous ces changements, un cœur de valeurs ne change pas, lui. La fierté ressentie à transformer la matière, celle d’un produit qu’on peut toucher, sentir… la fierté d’ancrer cette activité dans un territoire, de lui apporter une richesse économique tout autant que ce territoire soutient cette activité : formation, foncier, sous-traitants, clients, partenaires, etc.

Les « faiseuses » et « faiseurs » de l’industrie sont les porteurs de cette fierté, qui a des racines très profondes, notamment dans notre souhait de maîtriser notre destin, de disposer d’une indépendance économique ou d’une souveraineté. Ce sont eux qui feront aimer l’industrie à nouveau. Ce sont eux, qui par leurs prises de parole, par le partage des émotions, du plaisir qu’ils ont à travailler en équipe, à innover, à produire, à faire, etc. permettront d’attirer vers l’industrie tous les futurs talents dont nous avons tellement besoin.

3/ Pour mener à bien une politique de réindustrialisation, il nous faut regagner pas à pas notre autonomie stratégique. Certains la décrivent comme la « capacité à choisir librement nos dépendances ». Que vous inspire cet évitable oxymore ?

D’abord le temps du diagnostic : quels sont les services et les produits essentiels dont nous avons besoin pour faire face aux enjeux qui sont les nôtres ?

Listons rapidement ces enjeux : il y a certes la géopolitique qui prend le pas sur la géo-économie, avec la notion d’indépendance et de souveraineté. Cependant il y a aussi tous les enjeux environnementaux liés aux limites planétaires et également ceux relatifs la cohésion de notre Nation, social et territoriale. Une Nation dans laquelle les métropoles s’opposeraient aux « territoires », laisserait s’instiller en elle le poison de la division…

Or le diagnostic des services et produits essentiels à notre Nation pour répondre à ces défis n’est pas complet. Certes pour la transition écologique on a pointé les éoliennes, les batteries, les panneaux photovoltaïques. Une demi-douzaine d’équipements. Pour les médicaments une liste a aussi été établie avec des projets de relocalisation. Cette liste, complétée aux autres secteurs, permettrait de visualiser ce qui est nous est essentiel… et donc aussi nos vraies dépendances.

A partir de là, nous aurons la possibilité de prendre des décisions avisées sur nos dépendances « essentielles ».

Serons-nous en mesure de combler toutes ces dépendances ? Difficile de le dire à ce stade, mais probablement pas. Dès lors il nous faudra assumer certaines dépendances, ou plutôt essayer d’y faire face différemment. L’interdépendance pourrait jouer une rôle clé : je suis dépendant d’un autre pays, d’une autre zone géographique pour tel produit, puis-je trouver un produit ou un service pour lequel il est dépendant de moi ? Ceci afin de fonder des alliances, des pactes de sécurisation mutuelle.

Cette démarche est devant nous. Elle n’est pas compliquée conceptuellement, cependant elle rompt de manière majeure avec la vision d’un grand marché mondial assurant optimalement tous les approvisionnements par le jeu de la concurrence.

4/ Chaque jour de nouveaux gisements, de nouveaux minerais, de nouvelles propriétés minéralogiques sont découverts sur notre sol ou sur d’autres. Néglige-t-on selon vous la nécessaire innovation relative aux matières premières et autres terres rares ? Serions-nous tributaires de schémas mentaux trop conservateurs ?

Je ne le pense pas. En revanche, la question de l’extraction de minerais est symptomatique des injonctions contradictoires auxquelles nous sommes confrontés. Le recyclage aura un rôle déterminant, mais il ne pourra pas tout faire. Par exemple pour les terres rares, nous recyclerons un « stock » de matières qui sera issu de nos produits électroniques, nos éoliennes, nos voitures, etc. Il faudra d’abord bien le constituer ce stock avant de le recycler ! Ensuite il y aura aussi des évolutions des besoins et des pertes dans la boucle de recyclage matière…

Aussi il nous faudra assumer une activité d’extraction. Ici ou ailleurs. 

D’un côté, développer cette extraction sur le sol français ou européen renforcerait indéniablement notre indépendance. De l’autre, ce sont des activités dont l’impact environnemental est notable et visible : extraction à ciel ouvert, terrils, etc. 

En fait ce qui nous fait totalement défaut, c’est un espace de débats et d’orientations qui permette de faire la part des choses entre ces deux exigences du monde de demain et même d’aujourd’hui : environnement et souveraineté.

Ce débat se fait aujourd’hui par médias interposés dans un climat clivant pour faire vendre ou bien faire des vues. Par des actions militantes comme des ZAD. Par des procédures de consultation du public qui parfois ne sont pas suivies (cf Notre Dame des landes) ou sont contestées sur le fond ou pire encore servent à des contestations juridiques sur leur forme, leur procédure pour les entraver.

J’avais proposé à un ancien Président de l’ADEME de monter une cellule de sachants pour éclairer ces arbitrages, une réflexion entre ces deux exigences de souveraineté et d’indépendance d’une part, et de respect de l’environnement et de l’espace naturel de l’autre. Le projet n’a pas été repris à date et il est aujourd’hui orphelin. C’est dommage.

Nous en avons besoin pour tenter de prendre un peu de recul par rapport aux émotions nécessaires et aux débats indispensables, publics ou sur les réseaux sociaux, mais qui ne peuvent à eux seuls prétendre résoudre la question.

C’est donc moins un « conservatisme mental » que la nécessité de disposer de nouveaux espaces de débats pour éclairer un chemin nouveau.

5/ Comment mobiliser tous les Français autour de l’industrie nouvelle ? C’est à dire comment les associer équitablement aux retombées concrètes de cette ambition ? Dit autrement, par-delà les slogans tels que « l’industrie, c’est la magie », y a-t-il lieu d’en faire, sinon un lieu de justice sociale, en tout cas une unique occasion de véritable capitalisme populaire ?

Il y a plusieurs dimensions dans votre question, celle de la mobilisation et celle du financement.

Commençons par celle de l’image de l’industrie.

C’est un sujet que nous travaillons à plusieurs depuis quelques années déjà. D’abord nous avons voulu déconstruire cette image de l’usine « à la Zola », pied à pied. En fait déconstruire un imaginaire collectif aussi fort est très long. Or nous n’en avons ni le temps, ni pour les gens avec lesquels j’ai abordé cela, les moyens.

Ensuite nous nous sommes dit : « un imaginaire en remplace un autre ». Il suffisait de « créer » un nouvel imaginaire. C’est dans cette phase que sont apparues des expressions comme « l’industrie c’est magique ». Le constat que nous pouvons en faire, c’est que cela n’a pas fonctionné. Peut-être n’avons-nous pas trouvé les bons angles ? Peut-être qu’un imaginaire ne se décrète pas ?

La phase de réflexion dans laquelle je crois que nous sommes est un entre deux.

Oui il nous faut un nouvel imaginaire pour notre renaissance industrielle. Mais celui-ci ne viendra pas d’en haut. C’est presque trop tard. C’est l’idée que je développe dans les « Néo-industriels, l’avènement de notre renaissance industrielle ». Comme le disait déjà en 2019, Michel Serres, nous nous engageons dans un changement de paradigme sans « Du contrat social » de Rousseau ou sans les « Petits livres rouges » des pays qui ont été tenté par le communisme. Nous n’avons pas de réflexion philosophie cohérente et complète qui puisse nous servir de guide.

A défaut de cette vision globale, d’en haut, il est possible que cette vision émerge par l’entremise de dizaines et de centaines d’initiatives par des entrepreneurs engagés qui tentent de créer de la valeur économique sans détruire de la valeur environnement et plein d’autres tentatives. Une vision issue de l’expérimentation, une vision construite en pointillisme.

Et oui aussi, il nous faut mieux écouter ce que le Français nous disent à propos de l’industrie. L’image négative qu’ils ont de l’industrie provient par exemple de leur perception des conditions de travail. Sur ce champ précis on peut faire un travail de « déconstruction / reconstruction » d’une image passée et décalée. D’une reconnexion de la perception avec la réalité. Cela c’est possible.  Il y a, comme cela, deux ou trois domaines dans lesquels cette démarche est nécessaire.

Ces deux démarches sont complémentaires et nécessaires.

Maintenant parlons financement.

Le lien que vous faites entre les deux sujets n’est pas anodin et même est très pertinent. Aujourd’hui le système financier privé abonde peu les projets industriels. Nous avons des champions mondiaux de la finance, mais la « mère des batailles » françaises manque de moyens et de financements.

L’Etat est fortement endetté, je crois qu’il n’a plus la capacité d’investir les sommes nécessaires que j’estime à 300 Mds€, pour faire notre renaissance industrielle d’ici 2030-2035. Ce chiffre est une première estimation et nécessite d’être confirmé. Les banques l’auraient, mais entre ratios de solvabilité, processus existants qui reposent sur la finance internationale, etc. le financement de projets locaux peu liquides et présentant un certain risque n’a guère leur faveur.

J’ai l’intuition que ce qui débloquera la situation ce sont les Français et leur épargne. 6.600 Mds€ début en 2023 pour les seuls placements financiers. Quelques pourcents suffiraient. D’où l’importance qu’ils aient une bonne image de l’industrie. On n’investit pas son argent dans quelque chose qu’on n’aime pas.

Maintenant, supposez que vous avez eu une belle carrière et que vous disposez de 200.000€ de placements financiers sur vos comptes. Vous êtes un militant de l’industrie, attaché votre territoire – disons par hasard Saint-Malo et les côtes armoricaines – vous êtes prêts à investir 5% de votre épargne dans le développement local de l’industrie. Vous commencez votre chèque 10.000 € et puis vous arrivez à la ligne « à l’ordre de… ». Et là, c’est le blanc…

En fait il n’y a pas ou très peu de produits gérer par des professionnels, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi de votre argent, et qui réponde à cette envie de placement.

Il existe quelques produits ouverts au grand public, à l’échelle de la France. Par exemple les fonds BPI ouvert aux particuliers, qui ce sont des précurseurs et bousculent des pratiques. Cependant l’attachement et l’ancrage sont territoriaux désormais. La bonne échelle sera peut-être la Région. A cette échelle vous avez une ingénierie financière suffisante pour monter des fonds ouverts aux particuliers et un attachement territorial et « émotionnel » suffisant pour mobiliser votre épargne. C’est la tentative faite par Auvergne Rhône-Alpes, d’autres Régions ont tenté. Certaines attendent la mise en œuvre de la Directive européenne dite ELTIF, le 1er janvier 2024, qui facilite la création de tels fonds.

L’ordre de grandeur de ces fonds régionaux doit atteindre le milliard d’euros. Sans cela, ils ne seront pas à la hauteur des besoins. C’est un immense défi, mais la ressource est là. Nous sommes globalement un pays riche avec une épargne très significative qui n’investit pas suffisamment dans son outil productif. Pas encore.

6/ Quelle différence établissez-vous entre une usine installée en France sur fonds étrangers et une autre usine érigée sur fonds nationaux propres ?

Une autre forme de dépendance. La crise du Covid, la guerre en Ukraine ont mis en avant nos dépendances d’approvisionnements. Dont acte.

L’une des solutions pour y palier est d’avoir une production locale. Si elle est financée par des fonds non européens nous améliorons, peut-être la situation, cependant nous passons d’une dépendance d’approvisionnement à une dépendance de détention de l’outil productif.

Allons un peu plus loin. Dans un monde où la géopolitique prendrait le dessus, imaginons un pays qui domine un maillon de chaine de valeur, un pays qui « tienne » bien son tissu économique et qui a investi en Europe avec des usines positionnées sur ce maillon. On peut trouver de nombreux exemples réels et concrets.

Le jour où se pays décide un embargo, pensez-vous que ces usines vont continuer à tourner tranquillement parce qu’elles ne sont pas sur son territoire ?

Allons jusqu’au bout de la logique de guerre économique : Si ce chainon était réellement essentiel à la sécurité économique de notre Nation, serions-nous prêts à « nationaliser » en urgence ces usines pour continuer à profiter de cette capacité de production ? Car c’est aussi ainsi que pourrait se pose la question.

7/ Beaucoup pensent « bricks and mortar » quand on leur parle d’industrie. En quoi vous semble-t-il indispensable de mener une politique industrielle en matière numérique ?

La frontière entre industrie et service est devenue très perméable. En fait les deux sont imbriqués, sauf peut-être dans nos statistiques.

Les services à l’industrie, la maintenance, la logistique, l’ingénierie, représente un secteur économique de taille comparable à l’industrie manufacturière elle-même. L’ensemble des deux, parfois dénommée « industrie étendue » pèse environ 20% du PIB.

En complément, les entreprises industrielles offrent de plus en plus de services : la voiture connectée, la trottinette en location courte durée, l’équipement industriel en leasing, le même équipement connecté pour une maintenance préventive, etc. Un grand patron de l’industrie automobile a indiqué il y a cinq ou six ans, que dans 10 ans la valeur ajoutée de son entreprise serait 50% services (majoritairement numériques), 50% manufacturière ie construction de véhicules.

Ce ratio me semble un horizon assez réaliste. Ce qui de facto répond à votre question… et en pose une autre : lorsque vous êtes une entreprise dont la moitié de la valeur ajoutée est liée aux services, restez-vous une entreprise industrielle ? C’est pour cette raison que dans « Vers la renaissance industrielle » nous avions adopté une vision de la transformation de l’industrie : si elle devient de plus en plus servicielle, si les lieux et les organisations de notre production deviennent de plus en plus variés, si le numérique envahit la manière de concevoir et de produire, « le seul pilier porteur de l’usine traditionnelle qui résiste sera ce noyau de valeurs et de magie fondé sur la transformation de la matière, même s’il pourrait devenir minoritaire dans la création de valeur de nombreuses entreprises industrielles ». C’est ce cœur qui permet d’en distinguer la culture.

8/ Est-il absolument nécessaire de tout réinventer sur la question industrielle ? Est-il des « best practices » qui ont porté de nombreux fruits dans notre histoire et qui ne demandent qu’à être suivies à nouveau ?

De nombreux pays se sont industrialisés. Aucun à ma connaissance ne s’est RE-industrialisé. D’ailleurs cela m’est souvent posé comme question : est-il possible de se réindustrialiser ?

Pour s’industrialiser, il existe des approches, des politiques, des abaques. Je vous recommande la lecture du livre de Guillaume Parent « Politiques publiques et destin industriel », à ce sujet par exemple.

Pour se réindustrialiser, il convient sans doute d’inventer une nouvelle approche.

Je voudrais illustrer cela. Une industrialisation permet en général d’évoluer de produits de base vers des produits de plus en plus sophistiqués, de plus en plus technologiques, à plus haute valeur ajoutée selon le terme consacré. Ce mouvement se déroule en parallèle d’une accumulation de capitaux, de connaissances et de maîtrises technologiques, l’un va avec l’autre. La Chine illustre à merveille cette dynamique sur 70 ans, au point de devenir un leader technologique incontesté.

Lorsqu’on souhaite réindustrialiser, on dispose déjà du bagage technologique, peut-être pas parfaitement, mais très largement. En théorie on peut passer de la conception-production de voitures thermiques à des voitures électriques sans repasser par les étapes préalables, des matières premières, des composants, des équipements, etc.

Un autre exemple, dans les pays comme les nôtres, il n’existe plus véritablement de filières. La continuité de la matière première au produit final est rompue, la chaine de valeur est fragmentée voire dispersée sur la surface du globe. Faut-il la reconstituer ou bien se focaliser sur certains maillons de cette chaine de valeur qui pourraient être considérés comme stratégiques ? Et s’il faut reconstituer ces chaines de valeur, faut-il commencer par les matières premières ou bien par l’assemblage ? Aujourd’hui nous assemblons à nouveau des Jeans en France, ou bien des batteries, alors que la chaine de valeur nous échappe largement : coton, lithium, graphite, etc. Est-ce cela la logique d’une ré-industrialisation : commencer par la fin ? Par l’étape d’assemblage qui est la plus proche du consommateur pour éventuellement « redescendre » ? C’est un peu ce que nous observons aussi pour l’industrie du vélo !

Ceci étant dit, il existe beaucoup de briques de politiques industrielles similaires entre industrialisation et ré-industrialisation : la formation, la mise à disposition du foncier, la constitution d’écosystèmes, l’énonciation d’un rêve ou du moins d’un projet « industriel », etc.

9/ Que vous inspire la récente pompe aspirante américaine de la mesure connue sous le nom d’Inflation Réduction Act ? Comment y parer, ou nous en inspirer, dans notre intérêt bien compris ?

La réciprocité aurait dû être notre principe de réaction. Or nous en sommes loin. Nous aurions dû mettre en place un fonds européen équivalent, plutôt que le laisser les Etats membres se concurrencer de manière inconsidérée pour attirer les méga-usines.

Plus avant, cette question de l’IRA soulève celle de l’échelle économique pertinente. Les Etats-Unis. Cette échelle illustre que les questions de souveraineté économique devraient se traiter au niveau des continents-puissances… J’y reviendrai.

La seconde question de fond que soulève l’IRA, est le « choix des armes ». Aux Etats-Unis, l’interventionnisme est puissamment utilisé en cas de besoin, comme cela l’est actuellement. En Chine, c’est la planification et une économie très liée au pouvoir politique, je n’y reviens pas. En Europe on préfère principalement libéraliser et réguler, car la réglementation est sensée permettre d’atteindre l’optimum de l’allocation des ressources.

Peut-être avons-nous le bon outil ? Je ne le sais pas. Par contre, ce qui est certain c’est que la mise en place d’une réglementation demande des années : celles pour s’accorder sur un texte commun et celles pour le mettre en œuvre. La temporalité est en années, entre cinq et dix ans… Cette temporalité est devenue totalement décalée par rapport à un monde pétri d’urgences et de crises.

Cette question de la temporalité entre la prise de conscience d’un défi et l’obtention de résultats mesurables est sans doute l’enjeu le plus important de la mandature à venir, avec les élections européennes de 2024 et la nouvelle Commission.

Entre temps, pour revenir à votre point, les Etats-Membres s’engouffrent dans un « vide » laissé par l’Union européenne et font leur politique industrielle, leur politique de souveraineté. Parce que « la nature a horreur du vide » et aussi ou surtout parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Ils sont à la fois pragmatiques et légitimes, du moins tant que l’Europe ne nous protègera pas suffisamment de nos compétiteurs.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

« Ne jamais abdiquer l’honneur d’être une cible » Cyrano de Bergerac




Newsletter n°72 - 10 novembre 2023

⭕️ Éditorial

Souveraineté incarnée

Notre espace médiatique est saturé de discussions d’ordre technique. Les experts ne s’en rendent sans doute pas compte, mais ils parlent de moins en moins au peuple. Les experts ne parlent plus du peuple. Ils se parlent entre eux, avec leurs mots à eux, leurs références, leurs codes, leurs acronymes. Ils croisent le fer, sur les plateaux, sur les réseaux, sur des questions byzantines, inintelligibles du nombre. Or, pour la même raison qu’un logiciel doit être centré sur l’utilisateur, la question de la souveraineté, et particulièrement celle de la souveraineté technologique, doit quant à elle partir du peuple, être centrée sur lui. La perception des besoins fonctionnels, la compréhension des enjeux sociaux, économiques, politiques, écologiques, l’adoption massive des usages doivent relever de lui, partir de lui et retourner à lui. L’avancée, l’utilité ou le profit, doivent d’abord être attendus puis concrètement éprouvés par lui. Faute de cet ancrage social, de cet enracinement populaire, de cette incarnation radicale des enjeux de la souveraineté technologique, un risque majeur se dresse devant cette industrie : la déconnexion pure et simple.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 10 novembre 2023, Anne-Cécile Gaillard,
qui est CEO et fondatrice de Medicis.

Comment conciliera-t-on souveraineté et rentabilité ?



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


 
1/ Tous actionnaires, un jour, d’un fonds technologique souverain, est-ce concevable selon vous ?

C’est non seulement concevable, mais surtout souhaitable ! Pourquoi ? Un constat s’impose : notre perte de souveraineté en matière technologique est largement alimentée par une carence en capitaux français. Ou, dit autrement, nos capacités de financement ne sont pas suffisantes pour faire croître les pépites que nous développons au-delà d’un certain stade. Quelque part, c’est une bonne nouvelle : nous sommes capables de créer des champions nationaux. Encore faut-il trouver comment les retenir !
Soumise aux mêmes enjeux, l’Union Européenne a amorcé un début de solution avec la création d’un fonds de fonds destiné à soutenir les scale-up pour en faire les fleurons technologiques de demain. Cette initiative vise à répondre au fait que les start-up européennes les plus prometteuses finissent par se tourner vers des investisseurs américains, asiatiques ou des pays du Golfe pour soutenir leur développement, faute de capitaux européens. Baptisé European Tech Champions Initiative (ETCI), le fonds est pour l’instant doté de 3,75 milliards EUR, avec un objectif à 10 milliards. C’est un premier pas, mais il faut garder à l’esprit que c’est encore modeste pour un fonds.

Ce qui vaut à l’échelle européenne pourrait (et devrait) également s’appliquer à la France, d’autant que nous disposons d’un atout clé avec l’appétence des Français pour l’épargne (rappelons que les encours totaux des livrets réglementés atteignaient 547,4 milliards EUR en juillet 2023 !). Un fonds technologique souverain pourrait ainsi permettre de réorienter une partie de cette épargne vers l’économie réelle, en faisant travailler l’argent des Français à un taux plus intéressant que celui du livret A, tout en finançant des projets ambitieux pour notre souveraineté technologique.Cela étant, s’il s’agit d’une idée excellente en théorie, le diable se niche dans les détails, et la réussite d’un tel projet dépendrait avant tout d’arbitrages concrets, afin de garantir l’attractivité du dispositif (régime fiscal ? durée de blocage du placement ? rentabilité ?), et partant, l’adhésion massive des Français.

Sur le plan stratégique se posera l’épineuse question du choix des cibles d’investissement : comment conciliera-t-on souveraineté et rentabilité ? La question doit être posée, plusieurs entreprises françaises passées sous pavillon étranger au cours des dernières années ayant été en grande difficulté financière, avec peu ou pas de repreneurs / investisseurs français s’étant portés volontaires pour les redresser.

2/ Puisque l’on parle de plus en plus de gouvernance en matière politique, parlons gouvernement de l’entreprise.
Pourriez-vous décrire en termes politiques la meilleure organisation possible de l’entreprise selon vous (verticalité, démocratie, subsidiarité etc) ?

D’après mon expérience, les problèmes de gouvernance peuvent toucher tous les types d’entreprises, de la start-up au groupe du CAC40, en passant par la coopérative agricole ou la société familiale détenue depuis plusieurs générations. Aucune société n’est immunisée, quelle que soit son organisation ! Pour autant, il existe des bonnes pratiques en matière de gouvernance, qui ont pour objectif de limiter les dysfonctionnements et de permettre à la société de créer de la valeur dans le respect de ses parties prenantes. Elles englobent d’ailleurs également les préoccupations environnementales et sociétales. Selon moi, la meilleure organisation possible pour une entreprise, c’est donc celle qui permet l’alignement entre sa vision, sa stratégie, ses opérations, et l’intérêt de ses parties prenantes.

3/ De quelle façon évoqueriez-vous l’actionnariat d’Etat à un chef d’entreprise, et l’actionnariat d’entreprise à un haut fonctionnaire ?

Je commencerais par leur demander : que signifie, pour vous, être actionnaire d’une entreprise ? La réponse est double :

En effet, qu’est-ce qu’un actionnaire ? C’est un acteur économique qui investit dans une entreprise afin de profiter financièrement de la création de valeur générée par son activité. Il s’agit donc de critères purement financiers. Jusqu’à récemment, c’était la logique qui prévalait dans les stratégies d’investissement mises en œuvres par la plupart des actionnaires privés.

Corollaire immédiat : y a-t-il d’autres critères − extra-financiers − présidant à l’investissement de l’actionnaire dans une société donnée ? L’Etat actionnaire pointera certainement des considérations politiques, comme la souveraineté ou la protection de l’emploi. La nouveauté, c’est que l’actionnaire privé est désormais lui aussi tributaire de critères extra-financiers dans ses choix d’investissement, avec le poids croissant pris par l’ESG dans les décisions d’investissement, et ce de façon décorrélée de leur rentabilité financière. Nous sommes au cœur d’un véritable changement de paradigme. Certains fonds refusent désormais d’investir dans des industries ayant un impact négatif sur la santé ou l’environnement (tabac, énergies fossiles), ainsi que sur des critères éthiques (industrie de défense). Je pense ainsi que la différence entre Etat actionnaire et investisseur privé n’est plus si hermétique (à ce niveau-là tout du moins), les deux catégories devant prendre en compte des critères extra-financiers plus ou moins arbitraires dans leur stratégie d’investissement.

4/ Quels conseils préventifs prodigueriez-vous à une entreprise qui voudrait se mettre à l’abri de toute déstabilisation étrangère à des fins de prédation ?

Je leur recommanderais de se faire accompagner le plus en amont possible : par leurs prestataires traditionnels (avocats, conseillers en communication, banquiers d’affaires, etc.) mais également par un cabinet de conseil en intelligence économique spécialisé sur ce type d’opérations. L’idéal, c’est que l’entreprise cherche à évaluer ses vulnérabilités à une opération de déstabilisation potentielle, et ce même si elle ne fait pas elle-même l’objet de velléités connues a priori. L’objectif est de lui permettre d’identifier d’éventuels signaux faibles préalables au déclenchement d’hostilités, et partant, de disposer d’un coup d’avance sur ses adversaires. Je précise que cette analyse est utile même lorsqu’elle ne fait pas remonter de signaux faibles : en effet, elle donne l’opportunité à l’entreprise de mieux cerner les attentes et perceptions de ses parties prenantes, ainsi que d’identifier des vecteurs de risques – ce qui permettra au management de disposer d’informations sur des domaines qui sont souvent des angles morts ‘en temps de paix’. En effet, dans la défense aux opérations de déstabilisation, l’anticipation est déterminante. L’entreprise doit être en mesure de cerner le positionnement des acteurs hostiles, leurs relais, leur agenda, leur calendrier suffisamment tôt afin de se protéger, de prendre des mesures préventives, et d’élaborer une stratégie de défense adaptée le cas échéant. Dans ce type de situation, le nerf de la guerre, c’est l’asymétrie d’information, qui est en défaveur des sociétés visées, et obère leur capacité à développer une réponse opérationnelle adéquate. Lors du déclenchement des hostilités, elles ont en général une vision parcellaire, et souvent faussée, des acteurs qui cherchent à les déstabiliser, tandis que ces derniers sont en position de force, dans la mesure où ils ont déjà collecté des renseignements sur la cible et son environnement, identifié des leviers d’influence et établi un calendrier d’action pour leur campagne.

5/ Qu’est-ce qui vous inspire chez les Médicis au point d’avoir donné à votre entreprise ce nom de baptême ?


Aujourd’hui encore, Médicis est un nom qui est synonyme de « pouvoir ». Un pouvoir qui se décline dans plusieurs univers (la finance, la politique, l’industrie), et sur plusieurs territoires (expansion depuis la République de Florence vers toute l’Europe occidentale). C’est une famille qui est à la fois très exposée (plusieurs papes, deux reines de France), tout en jouant un rôle central en coulisses pour faire avancer ses intérêts, avec un réseau d’hommes de l’ombre, de diplomates et d’agents de renseignement (qu’on pense à la relation entre Jérôme Gondi et Catherine de Médicis par exemple !).

Il m’est apparu que c’était une belle filiation dans laquelle inscrire ma société, Medicis, dont l’objet est de décrypter les sous-jacents aux approches hostiles de tous types, ce qui présuppose d’analyser des dynamiques tant financières qu’industrielles, politiques et humaines, et ce à l’échelle internationale. Tout comme chez les Médicis, les missions sur lesquelles j’interviens nécessitent de comprendre les enjeux qui se trament en coulisses, de déceler les agendas cachés, et de pénétrer les arcanes des décisions stratégiques.

6/ Vous employez souvent l’expression d’activisme actionnarial. Qu’est-ce exactement ? Et au service de quels intérêts s’exerce-t-il ? Enfin, en quoi diffère-t-il de l’action ?

L’activisme actionnarial désigne un phénomène par lequel certains actionnaires cherchent à influer sur la stratégie des sociétés dans lesquelles ils investissent. Cela peut être par exemple de demander le départ du dirigeant de la société ciblée (l’ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber, en a fait les frais en 2021), de proposer une stratégie alternative (campagne de Xavier Niel et Léon Bressler chez Unibail-Rodamco en 2020), d’inscrire une résolution climat à l’ordre du jour d’une Assemblée Générale (coalition Follow This chez TotalEnergies lors de l’AG 2023), ou encore de revoir les conditions financières d’une OPA (TCI dans le cadre de l’OPA de Safran sur Zodiac en 2017). C’est un terme qui porte malheureusement une connotation un peu négative en France, où l’on a longtemps fait l’amalgame entre les actionnaires activistes et les fonds vautours. Pour cette raison, certains préfèrent qu’on les présentent comme des « fonds actifs » ou des « actionnaires engagés ». En réalité, il y a beaucoup de profils différents d’activistes (hedge funds américains d’envergure, fonds d’investissement européens, associations d’actionnaires minoritaires, coalitions actionnariales, ou encore actionnaires individuels), avec des modi operandi très divers. Certains vont se montrer très confrontationnels, afin de contraindre le management à leur céder lors de négociations, par peur du déclenchement d’une campagne publique à leur encontre ; d’autres vont chercher à se présenter de façon plus constructive, afin de rassurer les autres actionnaires et les rallier à leur cause – c’est une stratégie qui fonctionne bien sur le marché européen, où l’on est plus réfractaire aux postures frontalement hostiles.

Vous posez une bonne question concernant leurs intérêts ! En premier lieu, comme tous les actionnaires, c’est de faire monter le cours de l’action pour enregistrer une plus-value. Cela étant, les activistes ont souvent un second agenda (M&A, obtention d’un siège au Conseil d’Administration, départ du dirigeant, ESG, rapprochement avec un concurrent, etc.), et cherchent à faire en sorte que la société suive leurs recommandations. C’est une question de légitimité vis-à-vis du marché, puisque la capacité d’un fonds activiste à mener campagne dépend de sa capacité à rallier les autres actionnaires derrière son projet, et donc à défendre une stratégie perçue par le marché comme crédible et créatrice de valeur.

Quoi qu’il en soit, ce n’est jamais une bonne nouvelle pour un chef d’entreprise quand un fonds activiste débarque à son capital, car le management se retrouve acculé dans un rapport de force permanent avec l’activiste (voire également avec les actionnaires qui le soutiennent), et voit les vulnérabilités de la société exposées publiquement. On constate d’ailleurs que les campagnes activistes s’accompagnent souvent de manœuvres de déstabilisation périphériques, qui ne sont pas orchestrées par les actionnaires insatisfaits, mais proviennent d’acteurs qui cherchent à tirer profit de la situation de vulnérabilité suscitées par la campagne.

7/ Le téléphone sonne : Vous êtes appelée à la rescousse pour proposer une stratégie qui permette de garantir l’avenir français d’Atos. Que préconisez-vous ?

Il y a tellement de rebondissements chez Atos que la réponse que je vous fais aujourd’hui risque d’être déjà caduque demain ! Cela étant, nous évoquions précédemment l’importance des questions d’alignement et de bonne gouvernance, il me semble qu’Atos en constitue un cas d’école.

En effet, le cours de l’action Atos a perdu plus de 90% de sa capitalisation boursière sous le mandat de Bertrand Meunier (Président du Conseil d’Administration d’Atos entre novembre 2019 et octobre 2023). Et lors de l’annonce du plan de scission en août dernier (qui inclut le rachat de Tech Foundations par Daniel Křetínský, ainsi que sa montée au capital d’Eviden), le cours perd encore 45%. Voilà un exemple parlant de désalignement entre les intérêts des actionnaires et du management, aggravé qui plus est par des conditions de cession pour le moins peu transparentes. Le contrat de confiance est rompu, et c’est ce qui explique la multiplication des contestations actionnariales (Sycomore hier, CIAM, l’UDAAC et Alix AM aujourd’hui).

En ce qui concerne la mise en œuvre d’une stratégie pour garantir l’avenir français d’Atos, plusieurs projets intéressants ont été sur la table, lesquels étaient susceptibles de garantir l’avenir français des activités stratégiques d’Atos tout en permettant de recréer de la valeur pour ses actionnaires. Je pense notamment à Onepoint, qui vient de monter au capital pour devenir actionnaire de référence du groupe avec 9,9% (et qui vient incidemment de lever 500 millions EUR auprès de Carlyle), ainsi qu’au consortium Astek/Chapsvision, lequel avait fait part de sa volonté de « sanctuariser les activités particulièrement sensibles » d’Atos « au sein d’une structure à l’actionnariat verrouillé », dans un courrier adressé au Secrétaire Général de l’Elysée Alexis Kohler. Mais difficile de se prononcer davantage sans avoir un minimum de transparence sur les raisons ayant présidé à l’éviction de ces projets en faveur du plan de transformation défendu par le management…

8/ Comment pourrait-on utilement dépasser ou tirer parti de la dichotomie public / privé, tellement ancrée dans l’esprit français ?

On observe au sein de la sphère publique une défiance généralisée pour ce qui vient du privé. Ce scepticisme trouve en partie sa source dans une certaine perception culturelle répandue en France, où la génération de valeur est souvent perçue comme suspecte.
On a notamment tendance à opposer création de valeur et sauvegarde des intérêts collectifs. Dans le domaine de l’entreprise par exemple, il n’est pas rare que l’Etat soit jugé plus fiable pour gérer des entreprises en difficulté, ce qui serait la garantie de la préservation de l’intérêt général et d’une meilleure gestion. Or l’expérience montre que c’est souvent faux, comme l’a montré le Crédit Lyonnais en son temps. J’ajoute enfin qu’il y a en France un déficit de culture économique et financière, qui n’aide pas à dépasser l’antagonisme entre les deux sphères ! Je pense néanmoins que la réconciliation public / privé est possible ; elle pourrait passer par le fait d’articuler efficacement création de valeur et défense de l’intérêt commun. Le fonds souverain technologique que nous évoquions pourrait en être une des pistes !

9/ Suffit-il à vos yeux d’être doté des moyens financiers considérables pour devenir actionnaire d’une entreprise française stratégique ? Autrement dit : l’entreprise est-elle à vendre ?

Tout dépend de la forme juridique de la société. Si elle est cotée, son actionnariat est public. Quiconque le souhaite peut donc en devenir actionnaire, à condition d’en acheter au moins une action. Ce type d’entreprise est donc, par essence, ouvert à tous. Dans le cas d’une entreprise privée, le processus d’investissement ou de vente des parts est plus formel et compliqué. Pour autant, un certain nombre de fleurons, dont l’actionnariat est privé, passent sous pavillon étranger. Pourquoi ? L’une des raisons clés est le manque de capitaux français. Lorsque le fonds américain Searchlight lance une OPA sur l’équipementier aéronautique Latécoère, lourdement endetté, il s’agit d’une offre amicale, approuvée par le management, et non d’une approche hostile. L’entreprise avait bien manifesté son intérêt pour l’arrivée d’un actionnaire de référence, mais aucun fonds français n’a souhaité monter au capital du groupe, laissant la place libre pour Searchlight. Idem pour l’ex-pépite française Exxelia, dont la récente vente au groupe américain Heico a suscité un certain émoi dans la sphère politique française, en raison de ses activités stratégiques (composants et sous-systèmes de précision pour l’industrie militaire). Pourtant, aucun groupe français n’a formulé d’offre ferme pour reprendre la société, là où les Américains se sont, eux, positionnés. On en revient donc au nerf de la guerre, le financement de nos pépites par des capitaux tricolores, et la possibilité de créer un fonds souverain technologique visant à asseoir une politique de souveraineté économique et industrielle ambitieuse.

10/ Rien ne se créé, tout se transforme. Avant de créer de la richesse, de qui ou de quoi l’entreprise la reçoit-elle ?La base de tout, c’est le capital humain.

Au commencement, c’est le capital humain (expertise, créativité, engagement) qui constitue la source primaire de l’innovation et de la productivité au sein de l’entreprise. C’est le véhicule premier de la création de richesse lors de la création d’une société. Dans un second temps arrive le capital financier (provenant des investisseurs, des actionnaires et des institutions de financement), qui permet de concrétiser les projets et les idées impulsées par le capital humain. Vient ensuite le capital social et relationnel, à savoir les réseaux de partenaires, de clients et de fournisseurs, qui crée un écosystème favorable à la croissance. Et enfin le capital intellectuel, soit les brevets, les connaissances et l’expérience accumulés, qui constitue la base sur laquelle l’entreprise innove et se développe. C’est la conjugaison (et l’alignement !) de tous ces éléments qui permet à l’entreprise de construire de la valeur.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

Née en Italie et devenue reine de France à 30 ans,
Catherine de Médicis est une figure emblématique de la royauté française. 

 

“Il y a toujours un moment dans leur vie où les gens s’aperçoivent qu’ils m’adorent.” Salvador Dali




Comment conciliera-t-on souveraineté et rentabilité ?

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


vendredi 10 novembre 2023
Anne-Cécile Gaillard est CEO et fondatrice de Medicis
 
1/ Tous actionnaires, un jour, d’un fonds technologique souverain, est-ce concevable selon vous ?

C’est non seulement concevable, mais surtout souhaitable ! Pourquoi ? Un constat s’impose : notre perte de souveraineté en matière technologique est largement alimentée par une carence en capitaux français. Ou, dit autrement, nos capacités de financement ne sont pas suffisantes pour faire croître les pépites que nous développons au-delà d’un certain stade. Quelque part, c’est une bonne nouvelle : nous sommes capables de créer des champions nationaux. Encore faut-il trouver comment les retenir !
Soumise aux mêmes enjeux, l’Union Européenne a amorcé un début de solution avec la création d’un fonds de fonds destiné à soutenir les scale-up pour en faire les fleurons technologiques de demain. Cette initiative vise à répondre au fait que les start-up européennes les plus prometteuses finissent par se tourner vers des investisseurs américains, asiatiques ou des pays du Golfe pour soutenir leur développement, faute de capitaux européens. Baptisé European Tech Champions Initiative (ETCI), le fonds est pour l’instant doté de 3,75 milliards EUR, avec un objectif à 10 milliards. C’est un premier pas, mais il faut garder à l’esprit que c’est encore modeste pour un fonds.

Ce qui vaut à l’échelle européenne pourrait (et devrait) également s’appliquer à la France, d’autant que nous disposons d’un atout clé avec l’appétence des Français pour l’épargne (rappelons que les encours totaux des livrets réglementés atteignaient 547,4 milliards EUR en juillet 2023 !). Un fonds technologique souverain pourrait ainsi permettre de réorienter une partie de cette épargne vers l’économie réelle, en faisant travailler l’argent des Français à un taux plus intéressant que celui du livret A, tout en finançant des projets ambitieux pour notre souveraineté technologique.Cela étant, s’il s’agit d’une idée excellente en théorie, le diable se niche dans les détails, et la réussite d’un tel projet dépendrait avant tout d’arbitrages concrets, afin de garantir l’attractivité du dispositif (régime fiscal ? durée de blocage du placement ? rentabilité ?), et partant, l’adhésion massive des Français.

Sur le plan stratégique se posera l’épineuse question du choix des cibles d’investissement : comment conciliera-t-on souveraineté et rentabilité ? La question doit être posée, plusieurs entreprises françaises passées sous pavillon étranger au cours des dernières années ayant été en grande difficulté financière, avec peu ou pas de repreneurs / investisseurs français s’étant portés volontaires pour les redresser.

2/ Puisque l’on parle de plus en plus de gouvernance en matière politique, parlons gouvernement de l’entreprise.
Pourriez-vous décrire en termes politiques la meilleure organisation possible de l’entreprise selon vous (verticalité, démocratie, subsidiarité etc) ?

D’après mon expérience, les problèmes de gouvernance peuvent toucher tous les types d’entreprises, de la start-up au groupe du CAC40, en passant par la coopérative agricole ou la société familiale détenue depuis plusieurs générations. Aucune société n’est immunisée, quelle que soit son organisation ! Pour autant, il existe des bonnes pratiques en matière de gouvernance, qui ont pour objectif de limiter les dysfonctionnements et de permettre à la société de créer de la valeur dans le respect de ses parties prenantes. Elles englobent d’ailleurs également les préoccupations environnementales et sociétales. Selon moi, la meilleure organisation possible pour une entreprise, c’est donc celle qui permet l’alignement entre sa vision, sa stratégie, ses opérations, et l’intérêt de ses parties prenantes.

3/ De quelle façon évoqueriez-vous l’actionnariat d’Etat à un chef d’entreprise, et l’actionnariat d’entreprise à un haut fonctionnaire ?

Je commencerais par leur demander : que signifie, pour vous, être actionnaire d’une entreprise ? La réponse est double :

En effet, qu’est-ce qu’un actionnaire ? C’est un acteur économique qui investit dans une entreprise afin de profiter financièrement de la création de valeur générée par son activité. Il s’agit donc de critères purement financiers. Jusqu’à récemment, c’était la logique qui prévalait dans les stratégies d’investissement mises en œuvres par la plupart des actionnaires privés.

Corollaire immédiat : y a-t-il d’autres critères − extra-financiers − présidant à l’investissement de l’actionnaire dans une société donnée ? L’Etat actionnaire pointera certainement des considérations politiques, comme la souveraineté ou la protection de l’emploi. La nouveauté, c’est que l’actionnaire privé est désormais lui aussi tributaire de critères extra-financiers dans ses choix d’investissement, avec le poids croissant pris par l’ESG dans les décisions d’investissement, et ce de façon décorrélée de leur rentabilité financière. Nous sommes au cœur d’un véritable changement de paradigme. Certains fonds refusent désormais d’investir dans des industries ayant un impact négatif sur la santé ou l’environnement (tabac, énergies fossiles), ainsi que sur des critères éthiques (industrie de défense). Je pense ainsi que la différence entre Etat actionnaire et investisseur privé n’est plus si hermétique (à ce niveau-là tout du moins), les deux catégories devant prendre en compte des critères extra-financiers plus ou moins arbitraires dans leur stratégie d’investissement.

4/ Quels conseils préventifs prodigueriez-vous à une entreprise qui voudrait se mettre à l’abri de toute déstabilisation étrangère à des fins de prédation ?

Je leur recommanderais de se faire accompagner le plus en amont possible : par leurs prestataires traditionnels (avocats, conseillers en communication, banquiers d’affaires, etc.) mais également par un cabinet de conseil en intelligence économique spécialisé sur ce type d’opérations. L’idéal, c’est que l’entreprise cherche à évaluer ses vulnérabilités à une opération de déstabilisation potentielle, et ce même si elle ne fait pas elle-même l’objet de velléités connues a priori. L’objectif est de lui permettre d’identifier d’éventuels signaux faibles préalables au déclenchement d’hostilités, et partant, de disposer d’un coup d’avance sur ses adversaires. Je précise que cette analyse est utile même lorsqu’elle ne fait pas remonter de signaux faibles : en effet, elle donne l’opportunité à l’entreprise de mieux cerner les attentes et perceptions de ses parties prenantes, ainsi que d’identifier des vecteurs de risques – ce qui permettra au management de disposer d’informations sur des domaines qui sont souvent des angles morts ‘en temps de paix’. En effet, dans la défense aux opérations de déstabilisation, l’anticipation est déterminante. L’entreprise doit être en mesure de cerner le positionnement des acteurs hostiles, leurs relais, leur agenda, leur calendrier suffisamment tôt afin de se protéger, de prendre des mesures préventives, et d’élaborer une stratégie de défense adaptée le cas échéant. Dans ce type de situation, le nerf de la guerre, c’est l’asymétrie d’information, qui est en défaveur des sociétés visées, et obère leur capacité à développer une réponse opérationnelle adéquate. Lors du déclenchement des hostilités, elles ont en général une vision parcellaire, et souvent faussée, des acteurs qui cherchent à les déstabiliser, tandis que ces derniers sont en position de force, dans la mesure où ils ont déjà collecté des renseignements sur la cible et son environnement, identifié des leviers d’influence et établi un calendrier d’action pour leur campagne.

5/ Qu’est-ce qui vous inspire chez les Médicis au point d’avoir donné à votre entreprise ce nom de baptême ?


Aujourd’hui encore, Médicis est un nom qui est synonyme de « pouvoir ». Un pouvoir qui se décline dans plusieurs univers (la finance, la politique, l’industrie), et sur plusieurs territoires (expansion depuis la République de Florence vers toute l’Europe occidentale). C’est une famille qui est à la fois très exposée (plusieurs papes, deux reines de France), tout en jouant un rôle central en coulisses pour faire avancer ses intérêts, avec un réseau d’hommes de l’ombre, de diplomates et d’agents de renseignement (qu’on pense à la relation entre Jérôme Gondi et Catherine de Médicis par exemple !).

Il m’est apparu que c’était une belle filiation dans laquelle inscrire ma société, Medicis, dont l’objet est de décrypter les sous-jacents aux approches hostiles de tous types, ce qui présuppose d’analyser des dynamiques tant financières qu’industrielles, politiques et humaines, et ce à l’échelle internationale. Tout comme chez les Médicis, les missions sur lesquelles j’interviens nécessitent de comprendre les enjeux qui se trament en coulisses, de déceler les agendas cachés, et de pénétrer les arcanes des décisions stratégiques.

6/ Vous employez souvent l’expression d’activisme actionnarial. Qu’est-ce exactement ? Et au service de quels intérêts s’exerce-t-il ? Enfin, en quoi diffère-t-il de l’action ?

L’activisme actionnarial désigne un phénomène par lequel certains actionnaires cherchent à influer sur la stratégie des sociétés dans lesquelles ils investissent. Cela peut être par exemple de demander le départ du dirigeant de la société ciblée (l’ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber, en a fait les frais en 2021), de proposer une stratégie alternative (campagne de Xavier Niel et Léon Bressler chez Unibail-Rodamco en 2020), d’inscrire une résolution climat à l’ordre du jour d’une Assemblée Générale (coalition Follow This chez TotalEnergies lors de l’AG 2023), ou encore de revoir les conditions financières d’une OPA (TCI dans le cadre de l’OPA de Safran sur Zodiac en 2017). C’est un terme qui porte malheureusement une connotation un peu négative en France, où l’on a longtemps fait l’amalgame entre les actionnaires activistes et les fonds vautours. Pour cette raison, certains préfèrent qu’on les présentent comme des « fonds actifs » ou des « actionnaires engagés ». En réalité, il y a beaucoup de profils différents d’activistes (hedge funds américains d’envergure, fonds d’investissement européens, associations d’actionnaires minoritaires, coalitions actionnariales, ou encore actionnaires individuels), avec des modi operandi très divers. Certains vont se montrer très confrontationnels, afin de contraindre le management à leur céder lors de négociations, par peur du déclenchement d’une campagne publique à leur encontre ; d’autres vont chercher à se présenter de façon plus constructive, afin de rassurer les autres actionnaires et les rallier à leur cause – c’est une stratégie qui fonctionne bien sur le marché européen, où l’on est plus réfractaire aux postures frontalement hostiles.

Vous posez une bonne question concernant leurs intérêts ! En premier lieu, comme tous les actionnaires, c’est de faire monter le cours de l’action pour enregistrer une plus-value. Cela étant, les activistes ont souvent un second agenda (M&A, obtention d’un siège au Conseil d’Administration, départ du dirigeant, ESG, rapprochement avec un concurrent, etc.), et cherchent à faire en sorte que la société suive leurs recommandations. C’est une question de légitimité vis-à-vis du marché, puisque la capacité d’un fonds activiste à mener campagne dépend de sa capacité à rallier les autres actionnaires derrière son projet, et donc à défendre une stratégie perçue par le marché comme crédible et créatrice de valeur.

Quoi qu’il en soit, ce n’est jamais une bonne nouvelle pour un chef d’entreprise quand un fonds activiste débarque à son capital, car le management se retrouve acculé dans un rapport de force permanent avec l’activiste (voire également avec les actionnaires qui le soutiennent), et voit les vulnérabilités de la société exposées publiquement. On constate d’ailleurs que les campagnes activistes s’accompagnent souvent de manœuvres de déstabilisation périphériques, qui ne sont pas orchestrées par les actionnaires insatisfaits, mais proviennent d’acteurs qui cherchent à tirer profit de la situation de vulnérabilité suscitées par la campagne.

7/ Le téléphone sonne : Vous êtes appelée à la rescousse pour proposer une stratégie qui permette de garantir l’avenir français d’Atos. Que préconisez-vous ?

Il y a tellement de rebondissements chez Atos que la réponse que je vous fais aujourd’hui risque d’être déjà caduque demain ! Cela étant, nous évoquions précédemment l’importance des questions d’alignement et de bonne gouvernance, il me semble qu’Atos en constitue un cas d’école.

En effet, le cours de l’action Atos a perdu plus de 90% de sa capitalisation boursière sous le mandat de Bertrand Meunier (Président du Conseil d’Administration d’Atos entre novembre 2019 et octobre 2023). Et lors de l’annonce du plan de scission en août dernier (qui inclut le rachat de Tech Foundations par Daniel Křetínský, ainsi que sa montée au capital d’Eviden), le cours perd encore 45%. Voilà un exemple parlant de désalignement entre les intérêts des actionnaires et du management, aggravé qui plus est par des conditions de cession pour le moins peu transparentes. Le contrat de confiance est rompu, et c’est ce qui explique la multiplication des contestations actionnariales (Sycomore hier, CIAM, l’UDAAC et Alix AM aujourd’hui).

En ce qui concerne la mise en œuvre d’une stratégie pour garantir l’avenir français d’Atos, plusieurs projets intéressants ont été sur la table, lesquels étaient susceptibles de garantir l’avenir français des activités stratégiques d’Atos tout en permettant de recréer de la valeur pour ses actionnaires. Je pense notamment à Onepoint, qui vient de monter au capital pour devenir actionnaire de référence du groupe avec 9,9% (et qui vient incidemment de lever 500 millions EUR auprès de Carlyle), ainsi qu’au consortium Astek/Chapsvision, lequel avait fait part de sa volonté de « sanctuariser les activités particulièrement sensibles » d’Atos « au sein d’une structure à l’actionnariat verrouillé », dans un courrier adressé au Secrétaire Général de l’Elysée Alexis Kohler. Mais difficile de se prononcer davantage sans avoir un minimum de transparence sur les raisons ayant présidé à l’éviction de ces projets en faveur du plan de transformation défendu par le management…

8/ Comment pourrait-on utilement dépasser ou tirer parti de la dichotomie public / privé, tellement ancrée dans l’esprit français ?

On observe au sein de la sphère publique une défiance généralisée pour ce qui vient du privé. Ce scepticisme trouve en partie sa source dans une certaine perception culturelle répandue en France, où la génération de valeur est souvent perçue comme suspecte.
On a notamment tendance à opposer création de valeur et sauvegarde des intérêts collectifs. Dans le domaine de l’entreprise par exemple, il n’est pas rare que l’Etat soit jugé plus fiable pour gérer des entreprises en difficulté, ce qui serait la garantie de la préservation de l’intérêt général et d’une meilleure gestion. Or l’expérience montre que c’est souvent faux, comme l’a montré le Crédit Lyonnais en son temps. J’ajoute enfin qu’il y a en France un déficit de culture économique et financière, qui n’aide pas à dépasser l’antagonisme entre les deux sphères ! Je pense néanmoins que la réconciliation public / privé est possible ; elle pourrait passer par le fait d’articuler efficacement création de valeur et défense de l’intérêt commun. Le fonds souverain technologique que nous évoquions pourrait en être une des pistes !

9/ Suffit-il à vos yeux d’être doté des moyens financiers considérables pour devenir actionnaire d’une entreprise française stratégique ? Autrement dit : l’entreprise est-elle à vendre ?

Tout dépend de la forme juridique de la société. Si elle est cotée, son actionnariat est public. Quiconque le souhaite peut donc en devenir actionnaire, à condition d’en acheter au moins une action. Ce type d’entreprise est donc, par essence, ouvert à tous. Dans le cas d’une entreprise privée, le processus d’investissement ou de vente des parts est plus formel et compliqué. Pour autant, un certain nombre de fleurons, dont l’actionnariat est privé, passent sous pavillon étranger. Pourquoi ? L’une des raisons clés est le manque de capitaux français. Lorsque le fonds américain Searchlight lance une OPA sur l’équipementier aéronautique Latécoère, lourdement endetté, il s’agit d’une offre amicale, approuvée par le management, et non d’une approche hostile. L’entreprise avait bien manifesté son intérêt pour l’arrivée d’un actionnaire de référence, mais aucun fonds français n’a souhaité monter au capital du groupe, laissant la place libre pour Searchlight. Idem pour l’ex-pépite française Exxelia, dont la récente vente au groupe américain Heico a suscité un certain émoi dans la sphère politique française, en raison de ses activités stratégiques (composants et sous-systèmes de précision pour l’industrie militaire). Pourtant, aucun groupe français n’a formulé d’offre ferme pour reprendre la société, là où les Américains se sont, eux, positionnés. On en revient donc au nerf de la guerre, le financement de nos pépites par des capitaux tricolores, et la possibilité de créer un fonds souverain technologique visant à asseoir une politique de souveraineté économique et industrielle ambitieuse.

10/ Rien ne se créé, tout se transforme. Avant de créer de la richesse, de qui ou de quoi l’entreprise la reçoit-elle ?La base de tout, c’est le capital humain.

Au commencement, c’est le capital humain (expertise, créativité, engagement) qui constitue la source primaire de l’innovation et de la productivité au sein de l’entreprise. C’est le véhicule premier de la création de richesse lors de la création d’une société. Dans un second temps arrive le capital financier (provenant des investisseurs, des actionnaires et des institutions de financement), qui permet de concrétiser les projets et les idées impulsées par le capital humain. Vient ensuite le capital social et relationnel, à savoir les réseaux de partenaires, de clients et de fournisseurs, qui crée un écosystème favorable à la croissance. Et enfin le capital intellectuel, soit les brevets, les connaissances et l’expérience accumulés, qui constitue la base sur laquelle l’entreprise innove et se développe. C’est la conjugaison (et l’alignement !) de tous ces éléments qui permet à l’entreprise de construire de la valeur.




Newsletter n°71 - 3 novembre 2023

⭕️ Éditorial

« Souveraine concurrence » : jusques à quand ?

C’est par la loi du sacro-saint marché qu’AWS s’est arrogé une place aussi considérable en France et en « Europe ». Et l’UE mesure aujourd’hui les conséquences désastreuses de sa fascination béate pour la concurrence idéale et le prix de son complexe d’infériorité technologique, au détriment des intérêts dont elle est théoriquement garante. Qu’elle se rappelle donc aujourd’hui qu’avant même d’être un marché, elle est d’abord une compétitrice sur la scène économique internationale, et qu’une bonne manière d’agir à ce titre est de rappeler à ceux qui ne joueraient pas « by the rules », non pas sur mais contre le Vieux continent, qu’ils dépendent d’un droit de la concurrence, lequel dispose que l’abus de position dominante est répréhensible. L’obsessionnelle passion communautaire pour la réglementation pourrait trouver un sens ultime si elle se décidait enfin à la faire respecter coûte que coûte, y compris par ces « hyperscalers » qui semblent subjuguer en haut lieu. Qu’à son tour, la Commission nous montre donc un peu sa « scalabilité » juridictionnelle sur le sujet. Chacun son « lawfare », voyez-vous… Une telle action sur un éventuel comportement anticoncurrentiel d’Amazon est déjà à l’étude, semble-t-il, s’agissant d’un autre pan d’activité de l’entreprise américaine. Comment, dans de telles conditions, une surenchère commerciale telle que ce fallacieux « cloud souverain européen » du goût de nos « partenaires » allemands, mais surtout de nature à accentuer davantage cette domination, est-elle seulement possible ?

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 3 novembre 2023, Marc Oehler
, qui est CEO d’Infomaniak🇨🇭

L’Europe se positionne au bout de la chaîne, en consommateur final.



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



1/ Quelle est l’ambition et / ou la vocation d’Infomaniak, pour la Suisse, pour l’Europe, pour le monde ?

Infomaniak aspire à être une alternative éthique et souveraine aux géants du Web en Europe, sans faire de compromis sur l’environnement, la protection de la vie privée et notre responsabilité sociale.

La maîtrise technologique et des données sont des enjeux majeurs de notre siècle. Si l’Europe souhaite maîtriser ses données et ne pas dépendre d’entreprises privées basées à l’étranger qui ne produisent pas durablement de la valeur ajoutée au niveau local, il est primordial de développer des technologies réellement souveraines.

L’Europe a une conception diamétralement opposée de la nature des données par rapport aux Etats-Unis ou la Chine. Alors que la sécurité de ces États passe par la consultation des données, le RGPD fixe des limites claires sur le traitement et l’accès aux données. Rien que le Cloud Act permet par exemple de fouiller les données personnelles de n’importe qui, quelle que soit sa nationalité, même si elles sont stockées dans un centre de données en France et traitées par un logiciel américain. Il est donc primordial de comprendre que la souveraineté numérique passe par la maîtrise complète du lieu de stockage physique et des logiciels qui accèdent et traitent les données.

Avec le numérique, l’Europe se positionne au bout de la chaîne, en consommateur final, et se rend totalement dépendante dans un secteur hautement stratégique pour l’économie et la sécurité de ses Etats.

2/ Quelle perception vos compatriotes se forment-ils de la souveraineté numérique ? Existe-t-il des différences liées aux cantons, et plus précisément en fonction de la langue qu’on y parle ?

Comme en Europe, la souveraineté numérique est un sujet qui n’est pas suffisamment traité et qui passe au second plan en Suisse. Ce qu’on constate, c’est que les décideurs ne sont pas conscients que le cloud suisse existe et qu’au moins 80% des besoins publics et privés peuvent aujourd’hui être fournis par des entreprises suisses qui maîtrisent leurs centres de données, déploient des infrastructures cloud de manière industrielle et développent leurs logiciels sans délocaliser ou faire appel à des solutions étrangères.

De manière plus spécifique, les cantons romands et le Tessin sont plus impliqués que les cantons alémaniques, avec des personnalités engagées comme Nuria Gorrite ou Jean Christophe Schwaab qui vient de publier un livre sur la souveraineté numérique.

De l’autre côté de la Sarine, il y a plus de fatalisme et de lobbying en faveur des géants du Web. La fondation et l’association DigitalSwitzerland, qui se présente comme le chef d’orchestre de la transformation digitale en Suisse, compte les directeurs généraux nationaux d’IBM, de Microsoft, de Google, de Facebook ainsi que la Vice-présidente exécutive de Palantir, le conseiller informatique de Zoom, la cheffe des affaires publiques de Huawei suisse dans son comité exécutif et son comité de pilotage. Elle organise notamment les journées suisses du digital avec de nombreuses conférences dont Huawei est l’un des principaux partenaires.

Décrite par le média ICTjournal comme un puissant appareil de communication avec des capacités financières importantes, DigitalSwitzerland est consultée par les commissions parlementaires et a des liens étroits avec les collectivités publiques. Cela joue un rôle important avec un parlement de milice : en Suisse, les élus ne sont pas forcément des experts en matière de cloud ou de gestion des données, et il n’y a pas de ministre dédié au numérique ou à la souveraineté des données publiques.

3/ Le modèle confédéral vous semble-t-il avoir une incidence sur l’innovation et la performance des entreprises ?

Une prise de conscience de la Confédération aiderait fortement à stimuler les acteurs numériques locaux et à accélérer le développement de technologies souveraines.

Quand les services publics cherchent des solutions cloud, ils se tournent systématiquement vers des solutions américaines. Ils ne montrent donc pas l’exemple et c’est un très mauvais signal pour les entreprises locales qui recherchent des services cloud. Il n’y a pas non plus de synergies et de volonté politique pour mettre ensemble des ressources. En dehors de l’organisation de conférences qui cherchent encore à définir ce qu’est la souveraineté des données en 2023, il n’y a pas d’actions concrètes alors que les solutions existent.

4/ Des alliances entre Infomaniak et d’autres entreprises issues de pays européens partageant les mêmes valeurs « éthiques » sont-elles envisageable à vos yeux ?

Absolument, à condition qu’elles partagent nos valeurs et qu’elles développent aussi leurs propres services. Nous encourageons d’ailleurs même les grosses organisations qui ont besoin d’infrastructures très haute disponibilité à redonder leurs services avec des solutions IaaS européennes en plus d’Infomaniak par exemple. Cela augmente la résilience des services et c’est la puissance des technologies libres : elles n’enferment pas les clients chez un seul prestataire.

Il n’est souhaitable pour personne que 3 à 4 entreprises monopolisent toutes les technologies et les données. Comme pour l’écologie, il est important de veiller à conserver et développer la biodiversité sur le plan technologique.

5/ Il y a environ 1,8 milliards de comptes Gmail dans le monde. Qu’est-ce qui vous manque pour en revendiquer autant ? (NDLR : La dernière version de l’app mail d’Infomaniak nous semble à tous égards en capacité théorique d’y parvenir un jour)

Gmail offre des adresses mail depuis 20 ans dans le but de profiler les utilisateurs et faire de la publicité alors que notre offre etik.com est disponible que depuis 2 ans, sans aucune publicité ou analyse des données. En dehors de ce facteur temps qu’il est difficile de rattraper, c’est la visibilité qui nous manque encore. (NDLR : En voici un peu !) Les écoles créent massivement des comptes Google ou Microsoft pour nos enfants et les évènements tech sont lourdement sponsorisés par ces mêmes entreprises qui sont systématiquement représentées dans les commissions consultées par les milieux politiques.

Malgré cela, notre croissance est linéaire et soutenue. Pour l’accélérer, nous recrutons activement et nous soutenons de plus en plus des créateurs de contenu engagés pour les logiciels libres, la protection du climat, la biodiversité ou qui utilisent et apprécient sincèrement nos services. Nous préparons aussi des offres dédiées aux écoles, aux professeurs qui souhaitent former leurs étudiants sur des technologies libres, aux startups et aux particuliers qui souhaitent profiter d’avantages exclusifs en soutenant le développement de technologies indépendantes et vertueuses pour l’économie locale.

6/ L’expert français en cryptologie et virologie informatique. Eric Filliol écrit ici qu’en matière de RGPD , « la Suisse va suivre la même voie que l’UE et se faire berner de la même manière ». Qu’en pensez-vous ?

Le problème des lois en matière de gestion des données, c’est qu’elles ne vont pas aussi vite que les technologies et qu’il est relativement facile de les contourner, par exemple en s’associant à des acteurs locaux historiques. Contractuellement et légalement, tout semble alors parfait, mais en réalité, les données sont toujours traitées par des logiciels américains et des technologies propriétaires qui ne peuvent pas être librement auditées. Il n’y a donc pas de transparence.

Il y a donc bien des améliorations sur le plan juridique, mais techniquement, il ne faut pas se voiler la face, les géants du Web ont accès aux données. Le seul moyen de réellement contrôler les données, c’est de maîtriser toutes les couches techniques et logicielles. Sans contrepoids politique et sans alternatives technologiques réellement souveraines, il sera à terme très compliqué d’imposer nos exigences juridiques pour défendre les intérêts des citoyens européens.

7/ Beaucoup de solutions faites en Europe pêchent par leur vilaine UX. On a l’impression que votre complexe de services avance sur deux jambes : la technique et l’expérience (esthétique et intuition). Est-ce juste une impression ?

Ce n’est pas une impression, c’est notre priorité. L’efficacité et la simplicité d’utilisation d’un service en ligne est ce qui fait que les gens l’utilisent ou non.

En matière de gestion des utilisateurs, il est par exemple bien plus facile de gérer son organisation chez Infomaniak qu’avec Google Workspace ou Microsoft 365. Les entreprises qui migrent sur notre kSuite sont toujours agréablement surprises, et nous améliorons nos solutions en permanence en fonction des retours de nos clients.

Cette efficacité se retrouve aussi en interne à tous les niveaux, car nous faisons beaucoup avec moins de ressources que les géants du Web. C’est finalement une énorme force, car nos processus de travail restent simples, on sait immédiatement à qui s’adresser et quand une entreprise a besoin d’une information très spécifique, elle l’obtient dans l’heure.

8/ Est-ce que votre attachement à la « privacy » est lié à l’intérêt que la Suisse porte à l’idée de confidentialité en matière bancaire ?

La confiance numérique implique d’avoir un cadre juridique transparent et de maîtriser toutes les couches techniques et logicielles des services qui hébergent et traitent les données. Chez Infomaniak, nous traitons simplement les données comme nous aimerions que les nôtres soient traitées. À la base, Internet est une technologie décentralisée et notre modèle d’affaires n’a jamais été d’exploiter les données de nos clients ou de les revendre.

Si vous stockez vos données dans notre service de stockage kDrive ou que vous archivez vos e-mails dans nos infrastructures, toutes les couches logicielles et techniques qui traitent vos données sont développées en interne ou basées sur des technologies libres comme Openstack. Tout est hébergé en Suisse dans des data centers exclusivement gérés par Infomaniak. Le cadre légal est clair et transparent (LPD et RGPD) et sans clauses d’exception. Vous avez le contrôle totale de vos données.

9/ Vous avez peut-être entendu qu’en France, certains défendent l’idée qu’aucune « entreprise » puissante ne peut-être de nature à rivaliser avec les GAFAM sans d’abord « passer à l’échelle communautaire » (i.e celle de l’UE). Qu’est-ce que cela vous inspire et vous inscrivez-vous en faux en ce qui concerne la Suisse ?

Quand un Etat investit localement pour développer les technologies dont il a besoin, c’est un accélérateur indéniable pour les entreprises et c’est d’ailleurs en partie ce qui explique pourquoi les fournisseurs cloud américains et chinois ont aujourd’hui une telle avance. Force est de constater qu’en Europe, nos élus ne se posent pas les bonnes questions : nous préférons payer des licences et contribuer au développement d’entreprises qui ont une conception diamétralement opposée en matière de vie privée, qui optimisent leur fiscalité au maximum et qui ne créent pas d’emplois localement que de développer la maîtrise technologique et l’économie européenne.

En revanche, il est tout à fait possible d’y arriver sans ce soutien. Des entreprises comme OVH et Infomaniak en sont la preuve. Nous fournissons à ce jour 80% des services cloud dont les entreprises ont besoin à des tarifs jusqu’à 40x plus avantageux à performances égales, avec des garanties réelles en matière de souveraineté des données et une assistance locale.

10/ Vous avez commencé chez Informaniak au support. Vous en êtes maintenant PDG. Quelle est la morale de cette belle histoire comme dirait La Fontaine ?

J’ai toujours été centré sur la satisfaction des clients et j’aime quand les choses avancent dans une atmosphère agréable pour tout le monde. Je pense que c’est ce qui a plu à Boris Siegenthaler, le fondateur d’Infomaniak, et fait qu’on collabore jusqu’à ce qu’il me délègue progressivement l’opérationnel pour se focaliser sur la stratégie et le développement d’Infomaniak.




⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

Château-d’Œx et Rougemont, capitales mondiales de la montgolfière

 

Presque tous les hommes portent un masque qu’ils ont pris instinctivement pour défendre le secret de leur âme.
Ils en ont tellement l’habitude qu’ils oublient de l’ôter, et ils finissent par ne plus connaître le visage de leur nativité. Maurice Zundel




L’Europe se positionne au bout de la chaîne, en consommateur final.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 3 novembre 2023.
Marc Oehler, qui est CEO d’Infomaniak🇨🇭
1/ Quelle est l’ambition et / ou la vocation d’Infomaniak, pour la Suisse, pour l’Europe, pour le monde ?

Infomaniak aspire à être une alternative éthique et souveraine aux géants du Web en Europe, sans faire de compromis sur l’environnement, la protection de la vie privée et notre responsabilité sociale.

La maîtrise technologique et des données sont des enjeux majeurs de notre siècle. Si l’Europe souhaite maîtriser ses données et ne pas dépendre d’entreprises privées basées à l’étranger qui ne produisent pas durablement de la valeur ajoutée au niveau local, il est primordial de développer des technologies réellement souveraines.

L’Europe a une conception diamétralement opposée de la nature des données par rapport aux Etats-Unis ou la Chine. Alors que la sécurité de ces États passe par la consultation des données, le RGPD fixe des limites claires sur le traitement et l’accès aux données. Rien que le Cloud Act permet par exemple de fouiller les données personnelles de n’importe qui, quelle que soit sa nationalité, même si elles sont stockées dans un centre de données en France et traitées par un logiciel américain. Il est donc primordial de comprendre que la souveraineté numérique passe par la maîtrise complète du lieu de stockage physique et des logiciels qui accèdent et traitent les données.

Avec le numérique, l’Europe se positionne au bout de la chaîne, en consommateur final, et se rend totalement dépendante dans un secteur hautement stratégique pour l’économie et la sécurité de ses Etats.

2/ Quelle perception vos compatriotes se forment-ils de la souveraineté numérique ? Existe-t-il des différences liées aux cantons, et plus précisément en fonction de la langue qu’on y parle ?

Comme en Europe, la souveraineté numérique est un sujet qui n’est pas suffisamment traité et qui passe au second plan en Suisse. Ce qu’on constate, c’est que les décideurs ne sont pas conscients que le cloud suisse existe et qu’au moins 80% des besoins publics et privés peuvent aujourd’hui être fournis par des entreprises suisses qui maîtrisent leurs centres de données, déploient des infrastructures cloud de manière industrielle et développent leurs logiciels sans délocaliser ou faire appel à des solutions étrangères.

De manière plus spécifique, les cantons romands et le Tessin sont plus impliqués que les cantons alémaniques, avec des personnalités engagées comme Nuria Gorrite ou Jean Christophe Schwaab qui vient de publier un livre sur la souveraineté numérique.

De l’autre côté de la Sarine, il y a plus de fatalisme et de lobbying en faveur des géants du Web. La fondation et l’association DigitalSwitzerland, qui se présente comme le chef d’orchestre de la transformation digitale en Suisse, compte les directeurs généraux nationaux d’IBM, de Microsoft, de Google, de Facebook ainsi que la Vice-présidente exécutive de Palantir, le conseiller informatique de Zoom, la cheffe des affaires publiques de Huawei suisse dans son comité exécutif et son comité de pilotage. Elle organise notamment les journées suisses du digital avec de nombreuses conférences dont Huawei est l’un des principaux partenaires.

Décrite par le média ICTjournal comme un puissant appareil de communication avec des capacités financières importantes, DigitalSwitzerland est consultée par les commissions parlementaires et a des liens étroits avec les collectivités publiques. Cela joue un rôle important avec un parlement de milice : en Suisse, les élus ne sont pas forcément des experts en matière de cloud ou de gestion des données, et il n’y a pas de ministre dédié au numérique ou à la souveraineté des données publiques.

3/ Le modèle confédéral vous semble-t-il avoir une incidence sur l’innovation et la performance des entreprises ?

Une prise de conscience de la Confédération aiderait fortement à stimuler les acteurs numériques locaux et à accélérer le développement de technologies souveraines.

Quand les services publics cherchent des solutions cloud, ils se tournent systématiquement vers des solutions américaines. Ils ne montrent donc pas l’exemple et c’est un très mauvais signal pour les entreprises locales qui recherchent des services cloud. Il n’y a pas non plus de synergies et de volonté politique pour mettre ensemble des ressources. En dehors de l’organisation de conférences qui cherchent encore à définir ce qu’est la souveraineté des données en 2023, il n’y a pas d’actions concrètes alors que les solutions existent.

4/ Des alliances entre Infomaniak et d’autres entreprises issues de pays européens partageant les mêmes valeurs « éthiques » sont-elles envisageable à vos yeux ?

Absolument, à condition qu’elles partagent nos valeurs et qu’elles développent aussi leurs propres services. Nous encourageons d’ailleurs même les grosses organisations qui ont besoin d’infrastructures très haute disponibilité à redonder leurs services avec des solutions IaaS européennes en plus d’Infomaniak par exemple. Cela augmente la résilience des services et c’est la puissance des technologies libres : elles n’enferment pas les clients chez un seul prestataire.

Il n’est souhaitable pour personne que 3 à 4 entreprises monopolisent toutes les technologies et les données. Comme pour l’écologie, il est important de veiller à conserver et développer la biodiversité sur le plan technologique.

5/ Il y a environ 1,8 milliards de comptes Gmail dans le monde. Qu’est-ce qui vous manque pour en revendiquer autant ? (NDLR : La dernière version de l’app mail d’Infomaniak nous semble à tous égards en capacité théorique d’y parvenir un jour)

Gmail offre des adresses mail depuis 20 ans dans le but de profiler les utilisateurs et faire de la publicité alors que notre offre etik.com est disponible que depuis 2 ans, sans aucune publicité ou analyse des données. En dehors de ce facteur temps qu’il est difficile de rattraper, c’est la visibilité qui nous manque encore. (NDLR : En voici un peu !) Les écoles créent massivement des comptes Google ou Microsoft pour nos enfants et les évènements tech sont lourdement sponsorisés par ces mêmes entreprises qui sont systématiquement représentées dans les commissions consultées par les milieux politiques.

Malgré cela, notre croissance est linéaire et soutenue. Pour l’accélérer, nous recrutons activement et nous soutenons de plus en plus des créateurs de contenu engagés pour les logiciels libres, la protection du climat, la biodiversité ou qui utilisent et apprécient sincèrement nos services. Nous préparons aussi des offres dédiées aux écoles, aux professeurs qui souhaitent former leurs étudiants sur des technologies libres, aux startups et aux particuliers qui souhaitent profiter d’avantages exclusifs en soutenant le développement de technologies indépendantes et vertueuses pour l’économie locale.

6/ L’expert français en cryptologie et virologie informatique. Eric Filliol écrit ici qu’en matière de RGPD , « la Suisse va suivre la même voie que l’UE et se faire berner de la même manière ». Qu’en pensez-vous ?

Le problème des lois en matière de gestion des données, c’est qu’elles ne vont pas aussi vite que les technologies et qu’il est relativement facile de les contourner, par exemple en s’associant à des acteurs locaux historiques. Contractuellement et légalement, tout semble alors parfait, mais en réalité, les données sont toujours traitées par des logiciels américains et des technologies propriétaires qui ne peuvent pas être librement auditées. Il n’y a donc pas de transparence.

Il y a donc bien des améliorations sur le plan juridique, mais techniquement, il ne faut pas se voiler la face, les géants du Web ont accès aux données. Le seul moyen de réellement contrôler les données, c’est de maîtriser toutes les couches techniques et logicielles. Sans contrepoids politique et sans alternatives technologiques réellement souveraines, il sera à terme très compliqué d’imposer nos exigences juridiques pour défendre les intérêts des citoyens européens.

7/ Beaucoup de solutions faites en Europe pêchent par leur vilaine UX. On a l’impression que votre complexe de services avance sur deux jambes : la technique et l’expérience (esthétique et intuition). Est-ce juste une impression ?

Ce n’est pas une impression, c’est notre priorité. L’efficacité et la simplicité d’utilisation d’un service en ligne est ce qui fait que les gens l’utilisent ou non.

En matière de gestion des utilisateurs, il est par exemple bien plus facile de gérer son organisation chez Infomaniak qu’avec Google Workspace ou Microsoft 365. Les entreprises qui migrent sur notre kSuite sont toujours agréablement surprises, et nous améliorons nos solutions en permanence en fonction des retours de nos clients.

Cette efficacité se retrouve aussi en interne à tous les niveaux, car nous faisons beaucoup avec moins de ressources que les géants du Web. C’est finalement une énorme force, car nos processus de travail restent simples, on sait immédiatement à qui s’adresser et quand une entreprise a besoin d’une information très spécifique, elle l’obtient dans l’heure.

8/ Est-ce que votre attachement à la « privacy » est lié à l’intérêt que la Suisse porte à l’idée de confidentialité en matière bancaire ?

La confiance numérique implique d’avoir un cadre juridique transparent et de maîtriser toutes les couches techniques et logicielles des services qui hébergent et traitent les données. Chez Infomaniak, nous traitons simplement les données comme nous aimerions que les nôtres soient traitées. À la base, Internet est une technologie décentralisée et notre modèle d’affaires n’a jamais été d’exploiter les données de nos clients ou de les revendre.

Si vous stockez vos données dans notre service de stockage kDrive ou que vous archivez vos e-mails dans nos infrastructures, toutes les couches logicielles et techniques qui traitent vos données sont développées en interne ou basées sur des technologies libres comme Openstack. Tout est hébergé en Suisse dans des data centers exclusivement gérés par Infomaniak. Le cadre légal est clair et transparent (LPD et RGPD) et sans clauses d’exception. Vous avez le contrôle totale de vos données.

9/ Vous avez peut-être entendu qu’en France, certains défendent l’idée qu’aucune « entreprise » puissante ne peut-être de nature à rivaliser avec les GAFAM sans d’abord « passer à l’échelle communautaire » (i.e celle de l’UE). Qu’est-ce que cela vous inspire et vous inscrivez-vous en faux en ce qui concerne la Suisse ?

Quand un Etat investit localement pour développer les technologies dont il a besoin, c’est un accélérateur indéniable pour les entreprises et c’est d’ailleurs en partie ce qui explique pourquoi les fournisseurs cloud américains et chinois ont aujourd’hui une telle avance. Force est de constater qu’en Europe, nos élus ne se posent pas les bonnes questions : nous préférons payer des licences et contribuer au développement d’entreprises qui ont une conception diamétralement opposée en matière de vie privée, qui optimisent leur fiscalité au maximum et qui ne créent pas d’emplois localement que de développer la maîtrise technologique et l’économie européenne.

En revanche, il est tout à fait possible d’y arriver sans ce soutien. Des entreprises comme OVH et Infomaniak en sont la preuve. Nous fournissons à ce jour 80% des services cloud dont les entreprises ont besoin à des tarifs jusqu’à 40x plus avantageux à performances égales, avec des garanties réelles en matière de souveraineté des données et une assistance locale.

10/ Vous avez commencé chez Informaniak au support. Vous en êtes maintenant PDG. Quelle est la morale de cette belle histoire comme dirait La Fontaine ?

J’ai toujours été centré sur la satisfaction des clients et j’aime quand les choses avancent dans une atmosphère agréable pour tout le monde. Je pense que c’est ce qui a plu à Boris Siegenthaler, le fondateur d’Infomaniak, et fait qu’on collabore jusqu’à ce qu’il me délègue progressivement l’opérationnel pour se focaliser sur la stratégie et le développement d’Infomaniak.




La liberté qui transcende la simple technique est profondément politique.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 27 octobre 2023.
Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’un partenariat.
Arnaud et William Meauzoone sont les co-fondateurs de Leviia

1/ Pourquoi la France est-elle selon vous l’un des rares pays en Europe à se passionner mais aussi à s’écharper sur la question de la souveraineté numérique ?

À notre humble avis, et comme souvent dans de tels cas, les raisons sont multiples : à la fois historiques, politiques et culturelles. La France a une longue tradition d’état fort centralisé qui a la maîtrise de ses infrastructures, de ses ressources ou de ses innovations. Nous avons développé notre propre avion, notre propre programme de dissuasion nucléaire et même notre propre système de communication avec le Minitel… Le désir de contrôler son propre destin est fortement ancré dans l’identité française… c’est sans doute un point commun à toutes les grandes puissances qui cherchent à maintenir leur position dominante dans le monde. Mais encore une fois, il s’agit d’une interprétation simplifiée d’un sujet complexe. Il y a probablement beaucoup d’autres facteurs à prendre en compte et chaque pays a sa propre dynamique.

Toutefois, il faut bien reconnaître qu’en France le débat sur la souveraineté numérique est principalement mené par une élite informée. Il s’agit surtout d’un débat d’initiés, dominé par les décideurs politiques, les experts du secteur, les lobbys industriels, etc. La majorité des citoyens ne s’intéresse pas spécialement à cette question. Certains pensent qu’on ne sensibilise pas assez, qu’il faut démocratiser cette discussion. Nous sommes d’accord. Mais ne nous méprenons pas sur une chose : la souveraineté numérique ne sera probablement jamais aussi centrale pour le grand public que le pouvoir d’achat ou la sécurité des personnes.
Cependant, même si elle peut sembler lointaine ou abstraite, cette question mérite toute notre attention et notre réflexion collective. C’est pourquoi nous avons récemment publié une tribune à ce sujet pour proposer que la souveraineté numérique soit élevée au rang de priorité dans les programmes RSE des entreprises. De la même manière que ces programmes ont intégré des enjeux liés au développement durable, la protection et la gestion souveraine des données doivent aussi y occuper une place centrale. L’idée est de créer un catalyseur dans les entreprises françaises pour encourager la sensibilisation des employés, l’instauration de nouvelles politiques internes et influencer les décisions stratégiques au sommet de l’organisation. Aussi, nous avons aussi soumis l’idée d’un label grand public. Basé sur des normes strictes, l’objectif est de créer une signalétique de confiance pour les citoyens et les entreprises en leur permettant de choisir des services respectueux de leurs données. On pourrait par exemple s’inspirer du label « Made In France », délivré par la SOMIF, tout en y ajoutant des critères spécifiques liés à la protection des données et à la souveraineté numérique.

2/ Comment articulez-vous intellectuellement souveraineté et écologie ?

Nous ne parlons plus de cloud écologique chez Leviia mais de cloud durable. Les technologies de stockage ont un impact tangible sur l’environnement. Matériaux utilisés, énergie consommée, déchets produits, toute activité humaine laisse une trace. Notre enjeu chez Leviia est de réduire cette trace au maximum.

Pour répondre à votre question plus globalement, si l’on considère les trajectoires actuelles du changement climatique, il est possible que la notion de souveraineté soit redéfinie ou comprise autrement dans le futur. Au lieu d’être centrée sur l’indépendance vis-à-vis des autres nations, comme aujourd’hui, elle pourrait se focaliser davantage sur la capacité d’une communauté ou d’une nation à protéger sa propre subsistance dans un monde hostile et imprévisible. La gestion de l’eau, l’autonomie alimentaire, la protection contre les événements climatiques extrêmes pourraient devenir de nouveaux critères de souveraineté dans un monde où les conditions climatiques seront de plus en plus imprévisibles.

La terminologie joue un rôle essentiel dans la façon dont nous percevons et traitons les problèmes. Le terme “écologique” est souvent utilisé pour évoquer une relation idéale et harmonieuse avec la nature. Toutefois, quand on parle de « cloud » et de numérique, cette harmonie semble être davantage une aspiration qu’une réalité. Si la vraie nature écologique réside dans la capacité à contribuer activement à la régénération de notre environnement, un cloud serait réellement écologique s’il pouvait, par exemple, capturer du dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère et rejeter de l’oxygène, à l’image de ce que font les arbres. En bref, l’expression « cloud écologique » est un oxymore.

3/ Sur le plan technique en interne, comment liez-vous le geste à la parole en termes d’enjeux environnementaux ?

D’abord, nous nous sommes tournés vers un fournisseur comme OVH qui s’appuie à 78% sur des énergies renouvelables et qui vise un approvisionnement énergétique 100% renouvelable d’ici 2025.

Aussi, nous avons fait le choix de mutualiser nos serveurs pour nous inscrire dans cette démarche d’efficacité énergétique. Mutualiser, dans le monde du cloud, signifie regrouper plusieurs clients ou instances sur un même serveur, plutôt que de les isoler chacun sur des infrastructures dédiées. Cette approche présente plusieurs avantages :

* Premièrement, cela permet de maximiser l’utilisation de la capacité des serveurs. En d’autres termes, un serveur mutualisé fonctionne souvent à un niveau d’efficacité beaucoup plus élevé que plusieurs serveurs sous-exploités.

* Deuxièmement, cela réduit le nombre total de serveurs nécessaires, ce qui signifie moins d’équipements à refroidir et à alimenter, réduisant ainsi les besoins en énergie.

* Aussi, la mutualisation favorise l’adaptabilité. En regroupant les ressources, il est plus aisé de redistribuer la capacité selon les besoins fluctuants, ce qui entraîne une réactivité accrue et une optimisation constante. Par conséquent, non seulement cela permet de réaliser des économies d’énergie significatives, mais cela optimise également le rapport entre l’énergie consommée et la quantité de données traitées, réduisant de façon notable l’empreinte carbone par unité de donnée. Enfin, cela est bénéfique pour le client car il bénéficie de la puissance d’un serveur haut de gamme sur une offre très abordable, chose qui ne serait pas possible avec un serveur dédié.

4/ En quoi votre parti pris « souverain » a-t-il joué dans le cadre de la levée que vous avez effectuée auprès de la holding personnelle de Xavier Niel ?

Xavier Niel est un acteur très engagé dans le tissu entrepreneurial français. Il a créé Station F, l’école 42, le fond KIMA … Les connexions furent vite très bonnes et lisibles entre Xavier et Leviia. Il connait notre secteur et ses enjeux. Son appétence pour la technologie a fait le reste.

5/ Entendez-vous vous lancer dans la course à la qualification SNC auprès de l’ANSSI ? Et le cas échéant, ou non, pour quelles raisons ?

C’est un sujet très difficile à traiter pour une jeune entreprise comme la nôtre. Rappelons que nous sommes à ce jour ISO 27001 et HDS (hébergeur de données de santé) et que cela demande énormément de temps et d’investissement. SecNumCloud est encore un niveau au dessus, bien plus long à obtenir et coûteux à mettre en place. La question, à notre sens, se pose ainsi : les clients sont-ils prets à payer x % en plus pour un produit SecNumCloud ? Car la réalité est là : SecNumCloud est une qualification de l’ANSSI nécessaire pour certains, beaucoup trop chère pour – beaucoup – d’autres. Le constat est peut-être brutal mais si SecNumCloud était un vrai sujet business, ne pensez-vous pas qu’Amazon, Google ou Microsoft le seraient déjà ? Dans tous les cas, si notre position en France est clairement tournée vers la protection de la souveraineté nationale et européenne, pourquoi alors ouvrir la qualification SecNumCloud à des acteurs soumis à des lois extra-territoriales en termes de données ? Nous considérons chez Leviia qu’un acteur extra-territorial ne devrait pas pouvoir, purement et simplement, passer la qualification SecNumCloud.

6/ L’argumentaire lié à la souveraineté vous semble-t-il de nature à convaincre de nouveaux clients, et de quelle manière ?

La souveraineté, dans notre contexte, est davantage un attribut de notre offre qu’un argument commercial. Les clients qui nous approchent sont déjà sensibilisés à l’importance de la souveraineté numérique. Ils ne viennent pas à nous parce que nous les avons convaincus de l’importance de la souveraineté, ils la connaissent déjà. Ce qui les attire, c’est la combinaison de cette souveraineté avec un produit sécurisé, accessible et offert à un prix attractif. La souveraineté, pour être véritablement efficace, doit être complétée par une offre technique et économique compétitive.

Aussi, de nombreuses entreprises et collectivités sont en effet conscientes de la nécessité d’assurer la souveraineté de leurs données. Cependant, elles se heurtent à plusieurs obstacles qui rendent cette démarche complexe. Souvent, ces entités ne bénéficient pas d’un accompagnement adéquat ou ne disposent pas des ressources nécessaires pour investir dans des solutions dédiées. Faute d’options appropriées, elles se tournent vers ce qui est facilement accessible et familier pour leurs employés. Les GAFAMs, qui offrent des services bien ancrés dans l’usage quotidien des individus, deviennent alors l’option par défaut… même si ce choix peut présenter des risques en termes de souveraineté ou de sécurité des données.

Les besoins numériques de ces petites structures sont souvent négligés par les fournisseurs de solutions cloud traditionnels. Les offres dominantes sur le marché sont fréquemment calibrées pour de grandes entreprises ou collectivités. Le résultat est simple : des services avec de nombreuses fonctionnalités souvent superflues pour ces entités. Ce trop plein de fonctionnalités rendent ces solutions plus complexes et augmentent leurs coûts, les rendant inadaptées aux besoins et aux budgets de nombreuses PME, TPE, ETI et collectivités.

7/ Peut-on encore décemment parler de souveraineté numérique quand 92% des données européennes sont stockées aux USA, que Microsoft Azure détient les données de santé des Français et qu’AWS rafle 80% des parts de marché du CAC40 ?

Cela parait en effet paradoxal à première vue. Mais c’est justement cette situation qui met en lumière l’urgence et l’importance de renforcer notre souveraineté numérique. Si Microsoft Azure détient les données de santé des Français et qu’AWS domine le marché du CAC40, cela ne signifie pas que la souveraineté numérique est une cause perdue, mais plutôt qu’il est temps d’accorder une priorité stratégique à cette question.

8/ Quelles vous paraissent être les pistes imaginables des futurs supports et véhicules (physiques ou non) de nos données ?

La data avance à pas de géant, les estimations en termes de consommation dans les prochaines années sont incroyables. Le cloud sera pour moi l’endroit de toutes les données. Les vitesses de connexions, l’amélioration des disques durs mécaniques et SSD, la baisse des prix sur ces produits, pousseront les clients à aller vers le cloud avec tous les avantages qu’il propose comme sa scalabilité ou sa disponibilité, sans investissement majeur à réaliser.

9/ Vous sentez-vous portés par l’écosystème de la « tech souveraine » (ou souveraine tech si vous préférez !), par les médias tech français, par la représentation nationale, par le gouvernement ?

Chez Leviia, nous avons toujours adopté une approche autonome. Nous ne nous concentrons pas sur ce que font les autres ou sur ce que nous pourrions attendre d’eux. Notre philosophie est simple : faire de notre mieux pour répondre aux besoins de nos clients. Nous croyons fermement que si nous offrons un produit et un service de qualité, cela parlera de lui-même et le soutien et la reconnaissance suivront naturellement. Nous préférons être acteurs de notre destinée et ne pas attendre que les choses viennent à nous.

10/ La question des données revêt une dimension dramatique, avec les histoires de transfert, de « traite », de prédation, d’attaques, d’espionnage. L’avez-vous bien présente à l’esprit dans le cadre de votre activité, ou vous contentez-vous d’apporter une bonne solution technique à vos clients ? Autrement dit, peut-on s’engager dans une proposition technique souveraine sans une vision « stratégique » du sujet ?

Pour nous la question est plutôt : peut-on s’engager dans une proposition technique souveraine sans une vision « politique » du sujet. La réponse est non. Notre démarche est intrinsèquement liée à une vision politique et éthique plus large. Elle ne vise pas simplement à proposer un produit à des clients, mais à répondre à des besoins fondamentaux comme l’indépendance ou la préservation de la vie privée. Cette capacité à décider, à choisir, est au cœur de la notion de liberté. Et cette liberté qui transcende la simple technique est profondément politique. C’est pour cette raison que notre engagement va bien au-delà : il vise à redonner le contrôle, aux entreprises et individus, de leurs données et, par extension, de leur destin.

 



Newsletter n°70 - 27 octobre 2023

⭕️ Éditorial

Tout est politique

Vous connaissez tous l’indigent argument : « La souveraineté, c’est le repli sur soi. » Eh bien nous avons récemment eu la surprise d’entendre une psychologue en carence de vitamine D déclarer avec une moue dégoûtée : « La famille, c’est le repli sur soi. » Voilà pourquoi, bien conscients qu’il vaut mieux prévenir que guérir, nous vous proposons aujourd’hui un petit exercice de prospective clinique. À quelle ânerie, selon vous, allons-nous bientôt avoir droit ?

Qu’allons-nous encore entendre de la bouche de ceux qui ne comprennent décidément toujours pas l’absolue nécessité sociale, anthropologique de la cellule ? De ceux-là-même qui pensent que LA liberté procède de l’absence de contraintes formelles quand l’exercice même DES libertés ne peut avoir lieu qu’au coeur aimable d’un cadre exigeant et attentionné ?

✅ Pour « l’entreprise, c’est le repli sur soi », tapez 1
✅ Pour « la vie privée, c’est le repli sur soi », tapez 2
✅ Pour « la propriété privée, etc. », tapez 3
✅ Pour « le repli sur soi, c’est du repli sur soi », tapez 4
✅ Pour « le repli sur soi, c’est du yoga », tapez 5

Trêve de plaisanterie.

On a certes pu fâcher du monde à cause de cela, mais il faut le redire quand même : tout est politique.

La semaine prochaine, si vous le voulez bien, nous nous intéresserons au protectionnisme (le « pré carré », vous savez…)

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 27 octobre 2023,
dans le cadre d’un partenariat
Arnaud et William Meauzoone, qui sont les co-fondateurs de Leviia

La liberté qui transcende la simple technique est profondément politique.



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Pourquoi la France est-elle selon vous l’un des rares pays en Europe à se passionner mais aussi à s’écharper sur la question de la souveraineté numérique ?

À notre humble avis, et comme souvent dans de tels cas, les raisons sont multiples : à la fois historiques, politiques et culturelles. La France a une longue tradition d’état fort centralisé qui a la maîtrise de ses infrastructures, de ses ressources ou de ses innovations. Nous avons développé notre propre avion, notre propre programme de dissuasion nucléaire et même notre propre système de communication avec le Minitel… Le désir de contrôler son propre destin est fortement ancré dans l’identité française… c’est sans doute un point commun à toutes les grandes puissances qui cherchent à maintenir leur position dominante dans le monde. Mais encore une fois, il s’agit d’une interprétation simplifiée d’un sujet complexe. Il y a probablement beaucoup d’autres facteurs à prendre en compte et chaque pays a sa propre dynamique.

Toutefois, il faut bien reconnaître qu’en France le débat sur la souveraineté numérique est principalement mené par une élite informée. Il s’agit surtout d’un débat d’initiés, dominé par les décideurs politiques, les experts du secteur, les lobbys industriels, etc. La majorité des citoyens ne s’intéresse pas spécialement à cette question. Certains pensent qu’on ne sensibilise pas assez, qu’il faut démocratiser cette discussion. Nous sommes d’accord. Mais ne nous méprenons pas sur une chose : la souveraineté numérique ne sera probablement jamais aussi centrale pour le grand public que le pouvoir d’achat ou la sécurité des personnes.
Cependant, même si elle peut sembler lointaine ou abstraite, cette question mérite toute notre attention et notre réflexion collective. C’est pourquoi nous avons récemment publié une tribune à ce sujet pour proposer que la souveraineté numérique soit élevée au rang de priorité dans les programmes RSE des entreprises. De la même manière que ces programmes ont intégré des enjeux liés au développement durable, la protection et la gestion souveraine des données doivent aussi y occuper une place centrale. L’idée est de créer un catalyseur dans les entreprises françaises pour encourager la sensibilisation des employés, l’instauration de nouvelles politiques internes et influencer les décisions stratégiques au sommet de l’organisation. Aussi, nous avons aussi soumis l’idée d’un label grand public. Basé sur des normes strictes, l’objectif est de créer une signalétique de confiance pour les citoyens et les entreprises en leur permettant de choisir des services respectueux de leurs données. On pourrait par exemple s’inspirer du label « Made In France », délivré par la SOMIF, tout en y ajoutant des critères spécifiques liés à la protection des données et à la souveraineté numérique.

2/ Comment articulez-vous intellectuellement souveraineté et écologie ?

Nous ne parlons plus de cloud écologique chez Leviia mais de cloud durable. Les technologies de stockage ont un impact tangible sur l’environnement. Matériaux utilisés, énergie consommée, déchets produits, toute activité humaine laisse une trace. Notre enjeu chez Leviia est de réduire cette trace au maximum.

Pour répondre à votre question plus globalement, si l’on considère les trajectoires actuelles du changement climatique, il est possible que la notion de souveraineté soit redéfinie ou comprise autrement dans le futur. Au lieu d’être centrée sur l’indépendance vis-à-vis des autres nations, comme aujourd’hui, elle pourrait se focaliser davantage sur la capacité d’une communauté ou d’une nation à protéger sa propre subsistance dans un monde hostile et imprévisible. La gestion de l’eau, l’autonomie alimentaire, la protection contre les événements climatiques extrêmes pourraient devenir de nouveaux critères de souveraineté dans un monde où les conditions climatiques seront de plus en plus imprévisibles.

La terminologie joue un rôle essentiel dans la façon dont nous percevons et traitons les problèmes. Le terme “écologique” est souvent utilisé pour évoquer une relation idéale et harmonieuse avec la nature. Toutefois, quand on parle de « cloud » et de numérique, cette harmonie semble être davantage une aspiration qu’une réalité. Si la vraie nature écologique réside dans la capacité à contribuer activement à la régénération de notre environnement, un cloud serait réellement écologique s’il pouvait, par exemple, capturer du dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère et rejeter de l’oxygène, à l’image de ce que font les arbres. En bref, l’expression « cloud écologique » est un oxymore.

3/ Sur le plan technique en interne, comment liez-vous le geste à la parole en termes d’enjeux environnementaux ?

D’abord, nous nous sommes tournés vers un fournisseur comme OVH qui s’appuie à 78% sur des énergies renouvelables et qui vise un approvisionnement énergétique 100% renouvelable d’ici 2025.

Aussi, nous avons fait le choix de mutualiser nos serveurs pour nous inscrire dans cette démarche d’efficacité énergétique. Mutualiser, dans le monde du cloud, signifie regrouper plusieurs clients ou instances sur un même serveur, plutôt que de les isoler chacun sur des infrastructures dédiées. Cette approche présente plusieurs avantages :

* Premièrement, cela permet de maximiser l’utilisation de la capacité des serveurs. En d’autres termes, un serveur mutualisé fonctionne souvent à un niveau d’efficacité beaucoup plus élevé que plusieurs serveurs sous-exploités.

* Deuxièmement, cela réduit le nombre total de serveurs nécessaires, ce qui signifie moins d’équipements à refroidir et à alimenter, réduisant ainsi les besoins en énergie.

* Aussi, la mutualisation favorise l’adaptabilité. En regroupant les ressources, il est plus aisé de redistribuer la capacité selon les besoins fluctuants, ce qui entraîne une réactivité accrue et une optimisation constante. Par conséquent, non seulement cela permet de réaliser des économies d’énergie significatives, mais cela optimise également le rapport entre l’énergie consommée et la quantité de données traitées, réduisant de façon notable l’empreinte carbone par unité de donnée. Enfin, cela est bénéfique pour le client car il bénéficie de la puissance d’un serveur haut de gamme sur une offre très abordable, chose qui ne serait pas possible avec un serveur dédié.

4/ En quoi votre parti pris « souverain » a-t-il joué dans le cadre de la levée que vous avez effectuée auprès de la holding personnelle de Xavier Niel ?

Xavier Niel est un acteur très engagé dans le tissu entrepreneurial français. Il a créé Station F, l’école 42, le fond KIMA … Les connexions furent vite très bonnes et lisibles entre Xavier et Leviia. Il connait notre secteur et ses enjeux. Son appétence pour la technologie a fait le reste.

5/ Entendez-vous vous lancer dans la course à la qualification SNC auprès de l’ANSSI ? Et le cas échéant, ou non, pour quelles raisons ?

C’est un sujet très difficile à traiter pour une jeune entreprise comme la nôtre. Rappelons que nous sommes à ce jour ISO 27001 et HDS (hébergeur de données de santé) et que cela demande énormément de temps et d’investissement. SecNumCloud est encore un niveau au dessus, bien plus long à obtenir et coûteux à mettre en place. La question, à notre sens, se pose ainsi : les clients sont-ils prets à payer x % en plus pour un produit SecNumCloud ? Car la réalité est là : SecNumCloud est une qualification de l’ANSSI nécessaire pour certains, beaucoup trop chère pour – beaucoup – d’autres. Le constat est peut-être brutal mais si SecNumCloud était un vrai sujet business, ne pensez-vous pas qu’Amazon, Google ou Microsoft le seraient déjà ? Dans tous les cas, si notre position en France est clairement tournée vers la protection de la souveraineté nationale et européenne, pourquoi alors ouvrir la qualification SecNumCloud à des acteurs soumis à des lois extra-territoriales en termes de données ? Nous considérons chez Leviia qu’un acteur extra-territorial ne devrait pas pouvoir, purement et simplement, passer la qualification SecNumCloud.

6/ L’argumentaire lié à la souveraineté vous semble-t-il de nature à convaincre de nouveaux clients, et de quelle manière ?

La souveraineté, dans notre contexte, est davantage un attribut de notre offre qu’un argument commercial. Les clients qui nous approchent sont déjà sensibilisés à l’importance de la souveraineté numérique. Ils ne viennent pas à nous parce que nous les avons convaincus de l’importance de la souveraineté, ils la connaissent déjà. Ce qui les attire, c’est la combinaison de cette souveraineté avec un produit sécurisé, accessible et offert à un prix attractif. La souveraineté, pour être véritablement efficace, doit être complétée par une offre technique et économique compétitive.

Aussi, de nombreuses entreprises et collectivités sont en effet conscientes de la nécessité d’assurer la souveraineté de leurs données. Cependant, elles se heurtent à plusieurs obstacles qui rendent cette démarche complexe. Souvent, ces entités ne bénéficient pas d’un accompagnement adéquat ou ne disposent pas des ressources nécessaires pour investir dans des solutions dédiées. Faute d’options appropriées, elles se tournent vers ce qui est facilement accessible et familier pour leurs employés. Les GAFAMs, qui offrent des services bien ancrés dans l’usage quotidien des individus, deviennent alors l’option par défaut… même si ce choix peut présenter des risques en termes de souveraineté ou de sécurité des données.

Les besoins numériques de ces petites structures sont souvent négligés par les fournisseurs de solutions cloud traditionnels. Les offres dominantes sur le marché sont fréquemment calibrées pour de grandes entreprises ou collectivités. Le résultat est simple : des services avec de nombreuses fonctionnalités souvent superflues pour ces entités. Ce trop plein de fonctionnalités rendent ces solutions plus complexes et augmentent leurs coûts, les rendant inadaptées aux besoins et aux budgets de nombreuses PME, TPE, ETI et collectivités.

7/ Peut-on encore décemment parler de souveraineté numérique quand 92% des données européennes sont stockées aux USA, que Microsoft Azure détient les données de santé des Français et qu’AWS rafle 80% des parts de marché du CAC40 ?

Cela parait en effet paradoxal à première vue. Mais c’est justement cette situation qui met en lumière l’urgence et l’importance de renforcer notre souveraineté numérique. Si Microsoft Azure détient les données de santé des Français et qu’AWS domine le marché du CAC40, cela ne signifie pas que la souveraineté numérique est une cause perdue, mais plutôt qu’il est temps d’accorder une priorité stratégique à cette question.

8/ Quelles vous paraissent être les pistes imaginables des futurs supports et véhicules (physiques ou non) de nos données ?

La data avance à pas de géant, les estimations en termes de consommation dans les prochaines années sont incroyables. Le cloud sera pour moi l’endroit de toutes les données. Les vitesses de connexions, l’amélioration des disques durs mécaniques et SSD, la baisse des prix sur ces produits, pousseront les clients à aller vers le cloud avec tous les avantages qu’il propose comme sa scalabilité ou sa disponibilité, sans investissement majeur à réaliser.

9/ Vous sentez-vous portés par l’écosystème de la « tech souveraine » (ou souveraine tech si vous préférez !), par les médias tech français, par la représentation nationale, par le gouvernement ?

Chez Leviia, nous avons toujours adopté une approche autonome. Nous ne nous concentrons pas sur ce que font les autres ou sur ce que nous pourrions attendre d’eux. Notre philosophie est simple : faire de notre mieux pour répondre aux besoins de nos clients. Nous croyons fermement que si nous offrons un produit et un service de qualité, cela parlera de lui-même et le soutien et la reconnaissance suivront naturellement. Nous préférons être acteurs de notre destinée et ne pas attendre que les choses viennent à nous.

10/ La question des données revêt une dimension dramatique, avec les histoires de transfert, de « traite », de prédation, d’attaques, d’espionnage. L’avez-vous bien présente à l’esprit dans le cadre de votre activité, ou vous contentez-vous d’apporter une bonne solution technique à vos clients ? Autrement dit, peut-on s’engager dans une proposition technique souveraine sans une vision « stratégique » du sujet ?

Pour nous la question est plutôt : peut-on s’engager dans une proposition technique souveraine sans une vision « politique » du sujet. La réponse est non. Notre démarche est intrinsèquement liée à une vision politique et éthique plus large. Elle ne vise pas simplement à proposer un produit à des clients, mais à répondre à des besoins fondamentaux comme l’indépendance ou la préservation de la vie privée. Cette capacité à décider, à choisir, est au cœur de la notion de liberté. Et cette liberté qui transcende la simple technique est profondément politique. C’est pour cette raison que notre engagement va bien au-delà : il vise à redonner le contrôle, aux entreprises et individus, de leurs données et, par extension, de leur destin.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

« Tous les Français doivent retenir ce quatrain par coeur. »
François Cheng, membre de l’Académie française

 

 



L’extraterritorialité du droit américain nous impose des contraintes inadmissibles.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 20 octobre 2023
Laurent Izard est Professeur de Chaire Supérieure en CPGE.
1/ Vous avez écrit en 2019 un ouvrage intitulé « La France vendue à la découpe. ». Quels morceaux reste-t-il de la bête ?

La bête est encore bien vivante, fort heureusement ! La France reste riche de ses grands groupes mondialisés comme de ses multiples PME porteuses d’avenir. Mais depuis une quarantaine d’années, elle s’est considérablement affaiblie : nos dirigeants successifs ont engagé notre pays dans un processus d’intégration internationale qui a conduit à restreindre peu à peu notre souveraineté économique. Ils ont notamment accepté – voire dans certains cas encouragé – la prise de contrôle par des investisseurs internationaux de la plupart de nos grands fleurons industriels mais aussi de multiples entreprises de taille plus modeste, notamment dans les technologies de pointe. Nicolas Dufourq, directeur général de Bpifrance, n’hésite pas à écrire : « La tech française est extrêmement attractive, essentiellement pour les grands groupes américains. Il faut avoir conscience en particulier que dans des mondes comme la medtech ou la biotech, le pourcentage d’entreprises qui à la fin sont rachetées par des grands groupes américains est considérable », de l’ordre de 80% »… On ne peut donc que déplorer un déclassement de notre pays au niveau international associé à une perte d’indépendance dont on a pu percevoir certains effets lors de la récente crise sanitaire.

Il est toutefois difficile en quelques lignes, de dresser un état des lieux exhaustif, mais quatre constats s’imposent :

1. Depuis le début des années 1980, le recul de l’industrie dans la valeur ajoutée évaluée en prix courants est tout sauf négligeable puisque sa contribution au PIB est passée de 24 % à 10 %, ce qui fait de notre pays la nation la moins industrialisée d’Europe, à égalité avec la Grèce. Des évolutions inquiétantes qui ne sont évidemment pas sans liens avec la perte de contrôle de nos entreprises industrielles et qui dégradent notre balance commerciale. Plus grave encore, lorsque la production importée se substitue à la production nationale, les destructions d’emploi qui en résultent ne se limitent évidemment pas aux seules entreprises industrielles.

2. Toujours sur la même période, nous sommes devenus davantage dépendants en matière énergétique. Certes, certains évènements externes conjoncturels ont accentué cette dépendance. Mais les choix politiques y participent grandement. Par exemple la vente d’Alstom Power à General Electric nous a placés dans une situation de dépendance par rapport à nos amis américains, qui pourraient rapidement mettre la France dans le noir, si tel était leur désir. Et le rachat annoncé en grande pompe de Geast (la filiale de General Electric qui fabrique les précieuses turbines Arabelle) par EDF n’est pas de nature à rassurer totalement, car General Electric a « américanisé » certains composants des turbines Arabelle, ce qui rend désormais les Français otages du gouvernement américain… D’autre part, au sein de l’UE, les contraintes de l’ARENH, les pressions sur la taxonomie énergétique et la volonté de développer l’éolien marquent l’objectif des Allemands de s’approprier la souveraineté énergétique en Europe en imposant leur modèle d’énergies intermittentes, l’Energiewende. Il faut savoir que la France ne fabrique aucune éolienne : 65% des éoliennes installées en France sont allemandes, 30% sont danoises. Et 45 % des sociétés d’exploitation électrique de ces éoliennes sont allemandes. À l’arrivée, le prix de l’énergie en France s’est accru fortement et nous avons abandonné un avantage concurrentiel majeur…

3. Nous sommes devenus militairement dépendants de nos partenaires européens et américains : aucune entreprise française n’est aujourd’hui capable de fabriquer des armes de poing à grande échelle. Le fabricant de munitions Manurhin a été cédé en 2018, au groupe de défense des Émirats Arabes Unis Emirates Défense Industries Company. Et nous sommes de ce fait le seul pays membre du Conseil permanent de l’ONU qui ne produit plus de munitions de petit calibre. La fabrication des missiles de MBDA est éclatée entre plusieurs pays en application des préconisations de son PDG, qui plaide pour une « spécialisation poussée » des différentes unités de son groupe afin de parvenir à une « dépendance mutuelle » ! Et les programmes franco-allemands sur les véhicules blindés ou les avions de combat sont au point mort…

4. Notre recherche n’en finit plus de s’étioler : nos meilleurs chercheurs s’exportent vers les USA ou même vers la Chine, l’effort de recherche de nos entreprises s’amenuise dangereusement et les spécialistes s’inquiètent particulièrement de la recherche en ingénierie, ce maillon essentiel entre la recherche et la mise sur le marché d’un produit : trop souvent considérée comme une sous-recherche, nous l’avons de facto abandonnée à la Chine…

2/ Comment mettre en parallèle cet état de fait avec des acquisitions que la France aurait faites à l’occasion d’autres ventes à l’étranger ? Voyez-vous un équilibre ?

La France réalise également, et c’est heureux, de belles acquisitions à l’étranger. On pense par exemple au rachat de Bombardier Transport par Alstom ferroviaire en janvier 2021. Mais ce genre d’acquisitions pousse certains à soutenir qu’il y aurait un réel équilibre entre nos acquisitions et les multiples pertes de contrôle de nos entreprises de toutes tailles, rachetées par des investisseurs étrangers. Pour d’autres, le compte n’y est pas, mais c’est la loi du marché, et il faudrait s’y soumettre docilement sans trop prêter attention à qui contrôle le capital des entreprises, car « ce qui compte, c’est avant tout la pérennité de l’entreprise et la sauvegarde de l’emploi ». Je ne peux souscrire à ces deux points de vue qui ignorent la réalité économique comme les impératifs de préservation de notre souveraineté : il est en effet impératif de garder le contrôle d’activités vitales pour notre pays. Et je plaide pour un nouvel élargissement du concept d’entreprise stratégique qui permettrait d’étendre le périmètre de nos entreprises soumises au contrôle IEF. D’autre part, n’oublions jamais que les propriétaires sont également les décideurs : on ne peut attendre d’actionnaires étrangers qu’ils prennent en compte nos intérêts nationaux, même majeurs, dans leurs décisions stratégiques : on a d’ailleurs pu constater à plusieurs reprises que les entreprises qui ouvrent largement leur capital à des investisseurs étrangers sont davantage exposées à des risques de délocalisation ou de démantèlement. Le mythe de l’apporteur de capitaux étranger, sauveur de nos entreprises en difficulté ne résiste pas longtemps à l’analyse, d’autant plus que les investisseurs étrangers préfèrent acquérir des entreprises en bonne santé, qui rentabilisent plus rapidement l’investissement initial. En définitive, faute d’études exhaustives sur les acquisitions et ventes d’entreprises françaises, il est difficile de dresser un bilan chiffré. Mais l’activisme des prédateurs étrangers, notamment américains et chinois, ne laisse guère planer de doute sur le solde de ce bilan…

3/ Nous avons établi un recensement des pertes essuyées, des cessions effectuées par notre pays depuis 1974, que nous avons appelé « La France a cédé« . Au figuré, comment décrire selon vous la façon dont nous aurions cédé ? 

On pourrait illustrer et expliquer ce processus par un mélange de résignation, de cécité, de naïveté, de pessimisme et d’opportunisme quelque peu malsain… Nous avons cédé notre industrie parce que nous avons naïvement cru qu’une économie moderne était une économie de créativité et de service, en oubliant que l’industrie était une source incontournable de richesse et d’équilibre de notre balance commerciale. Nous avons cédé parce que nous avons obéi servilement aux lois du marché, et en particulier au dogme de la libre circulation des capitaux. Nous avons en effet pensé qu’il convenait de respecter à la lettre les règles de l’OMC et plus généralement de l’économie mondialisée en adoptant une logique ricardienne sans même prévoir des garde-fous qui s’imposaient pourtant. Nous avons cédé parce que nous avons refusé de protéger nos entreprises alors que leurs concurrents directs n’étaient pas soumis aux mêmes règles sociales, fiscales ou environnementales, ce qui a créé une distorsion concurrentielle insoutenable. Nous avons cédé parce que nous n’avons pas été capables de lutter contre l’extraterritorialité du droit américain, qui nous impose des contraintes inadmissibles (normes ITAR, droit de regard sur nos clients…). Nous avons cédé parce que nous n’avons pas su orienter l’épargne des ménages vers l’industrie et le capital risque. Nous avons cédé en délaissant notre recherche et en paupérisant nos universitaires et nos chercheurs. Nous avons cédé parce que nous avons renoncé à produire des biens de qualité à forte valeur ajoutée, alors que nous en avions la capacité, au profit de biens milieu de gamme, moins chers mais davantage exposés à la concurrence asiatique. Bref, nous avons cédé parce que nous avons perdu la confiance en nous-mêmes…

4/ En 2023, est-il plus « intéressant » de manquer de loyauté dans le cadre de son mandat, public ou privé ?

Il faudrait dans un premier temps définir ce que l’on entend par loyauté, et surtout préciser à l’égard de qui doit s’exercer cette loyauté : une entreprise ? Le peuple français ? Ses dirigeants ? Ou l’Union européenne ?… Ce n’est pas la même chose et les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. Mais lorsque le PDG d’un grand groupe industriel se voit attribuer une « prime exceptionnelle » de plusieurs millions d’euros pour avoir négocié la cession de son entreprise à une multinationale américaine, il est légitime de s’interroger, d’abord sur ses mérites, et plus loin sur ses réelles motivations. On peut toujours justifier une telle opération par des considérations financières et la « nécessité de préparer l’avenir d’un groupe » qui « ne disposerait pas de la taille critique pour affronter la concurrence », mais on peut aussi considérer, à l’instar de Loïk Le Floch-Prigent qu’il s’agit parfois, a minima, d’un acte « irresponsable » révélant « un mépris total à l’égard du personnel, des clients, du peuple et de ses représentants ».

Dans la même veine, lorsque des médecins, conseillers du gouvernement, perçoivent d’importantes commissions de la part de laboratoires pharmaceutiques privés, il est légitime de s’interroger sur leur intégrité et la qualité de leurs recommandations en matière vaccinale. Mon propos n’est certainement pas de dire que les élites sont systématiquement corrompues. Mais il est des situations qu’il vaut mieux éviter pour ne pas créer de suspicions malsaines chez nos concitoyens. J’ose espérer toutefois, peut-être un peu naïvement, que les comportements vertueux sont, in fine, récompensés et que les actes déloyaux réalisés par nos élites sont révélés et sanctionnés.

5/ Lesquelles de vos leçons vos étudiants arrivés sur le marché du travail pourraient-ils être rapidement tentés d’oublier ?

Je m’efforce d’enseigner à mes étudiants que nos engagements internationaux, y compris européens, ne doivent jamais conduire à négliger nos intérêts nationaux ; que la loyauté à l’égard d’une entreprise trouve sa limite dans le respect de l’intérêt général et du bien commun ; que si le « système » fonctionne mal, ce n’est pas une raison pour vouloir l’anéantir et en rebâtir un autre sur des bases plus qu’incertaines ; qu’en matière de relations internationales, nous n’avons pas d’amis, seulement des alliés ou des partenaires ; qu’il faut se garder de tout pessimisme destructeur, pouvant engendrer un  refus de l’engagement, un grave déficit démographique via une nouvelle baisse de la natalité, une perte de confiance en l’avenir, etc. Je voudrais aussi que mes étudiants retiennent que nous avons une grande chance d’habiter en France, et que nous pouvons être fiers de notre passé comme de notre culture. Et enfin que le respect de valeurs personnelles et d’une vie ordonnée ne peuvent que faire grandir et rendre heureux…

Mais il est vrai que confrontés à la dureté du marché du travail et aux impératifs de court terme, mes ex-étudiants risquent de rapidement oublier ces belles paroles. Je ne suis pas inquiet sur leur capacité à intégrer le marché du travail. Mais sauront-ils adopter un comportement pertinent et équilibré, en acceptant les contraintes légitimes que les entreprises leur imposeront, sans faire preuve de servilité lorsque les sollicitations se feront trop pressantes ? Sauront-ils préserver leur éthique personnelle lorsqu’ils devront choisir entre le respect des valeurs et le risque de compromettre leur entreprise ou leur avenir professionnel ? Dans un contexte de corruption généralisée ou de petits arrangements entre amis, sauront-ils rester intègres ou céderont-ils aux sirènes de l’argent facile ? Accepteront-ils les sacrifices liés à notre impératif de réindustrialisation et de maitrise de la dette publique ? Et enfin, dans un contexte d’intensification de la mondialisation, sauront-ils sauvegarder notre indépendance, notre système social et l’art de vivre à la française ?

6/ Quels sont les atouts matériels et moraux sur lesquels la France pourrait capitaliser ?

Notre pays dispose encore de nombreux atouts qui constituent autant d’avantages concurrentiels. Il est impossible de tous les citer mais je mentionnerai les éléments suivants :

Les multiples prédations d’entreprises françaises, notamment dans le domaine de la tech, aussi dommageables soient elles, révèlent paradoxalement la dynamique entrepreneuriale de leurs dirigeants et la qualité de nos PME et jeunes pousses dans des secteurs d’avenir. On pense notamment aux récentes acquisitions d’Aldebaran, TRAD, Exxelia, Webhelp, Linxens, Tronics, Alsid, Ingenico, Sqreen… et beaucoup d‘autres encore. D’autre part, la France reste bien positionnée dans certains secteurs, comme par exemple l’aéronautique, l’énergie, la santé, l’assainissement et le traitement des déchets, le luxe, le tourisme ou encore l’automobile, même si dans ce dernier cas, le passage à marche forcée vers le tout électrique accroit notre dépendance et ressemble fort à un suicide industriel…

Plus généralement, notre pays dispose d’une main d’œuvre de qualité, techniquement performante, même si, là encore, l’abandon de notre industrie, la fuite des cerveaux et une politique énergétique hasardeuse commencent à générer des pertes de compétence, notamment dans le nucléaire et la high-tech. Et n’oublions pas que nous restons dans le peloton de tête des pays de l’OCDE en termes de productivité horaire du travail.

D’autre part, nous avons pendant longtemps bénéficié d’un atout stratégique lié à notre politique énergétique : notre investissement dans le nucléaire a longtemps permis à nos entreprises de bénéficier de l’électricité la moins chère d’Europe. Malgré plusieurs obstacles techniques et juridiques, il ne parait pas impossible de bénéficier à nouveau de cet avantage décisif, si toutefois nos dirigeants optent pour une politique claire et volontariste en la matière.

Enfin, la richesse culturelle de notre pays, le savoir-faire à la française, l’image positive de nos produits à l’étranger, la qualité de nos infrastructures et réseaux de communication, la solidité de nos Institutions, constituent autant d’atouts qui nous permettent de rester optimistes malgré un environnement économique et politique particulièrement dégradé.

Quant aux atouts moraux, je vois principalement notre capacité à garder une certaine indépendance d’esprit, un réel sens du devoir et un patriotisme populaire partagés par de nombreux Français (pas tous hélas !). Je crois également à notre faculté de résilience qui nous permettra, je l’espère, d’affronter et de surmonter avec succès les crises à venir.

7/ Etablissez-vous un lien entre la nature d’un régime politique et la propension de ses « élites » à choisir la gamelle au détriment du drapeau ?

Ce lien n’est pas évident, car lorsque l’on observe les différents régimes politiques contemporains, intra ou extra européens, on ne peut hélas que trop souvent constater, au sein des élites, et à des degrés divers, une prédominance des intérêts privés, voire personnels, au détriment des intérêts collectifs et nationaux. Il est toutefois possible d’avancer les hypothèses suivantes :

– Une réelle répartition des pouvoirs conduit naturellement à des systèmes de contrôle croisés qui restreignent les risques de corruption généralisée ou de mise en avant excessive des intérêts personnels. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur d’une réforme profonde de la justice, qui aujourd’hui n’est pas un véritable pouvoir indépendant…

– Lorsque les régimes politiques incorporent dans leur fonctionnement institutionnel une dose suffisante de démocratie directe, les risques de dérives sont moins importants.

– De stricts régimes d’incompatibilités et une traque systématique des conflits d’intérêts réduisent les occasions de privilégier des intérêts personnels ou étrangers. Nous en avons une très belle illustration avec la gestion de la crise du Covid…

– Faute d’un pouvoir exécutif suffisamment fort, les intérêts politiques partisans, les jeux d’alliance et les compromissions conduisent à négliger l’intérêt national. C’est pourquoi je m’inquiète d’une montée en puissance de la petite musique invitant à réformer en profondeur nos Institutions pour créer une VIe République. Le retour à un régime parlementaire dont nous avons pu par le passé constater l’inefficacité ne contribuerait pas à résoudre nos problèmes, bien au contraire.

– Enfin, il existe une tendance des élites excessivement européanisées, voire mondialisées, à privilégier la gamelle, parfois bien fournie, au détriment du drapeau, considéré comme peu attractif…

8/ Si l’on suit la pensée dominante, l’idée même d’ingérence étrangère relève du complotisme. C’est un peu comme le meilleur tour de l’antique adversaire, qui consiste à faire croire qu’il n’existe pas. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Il faudrait aujourd’hui être aveugle ou d’une totale mauvaise fois pour affirmer qu’il n’existe pas d’ingérence étrangère au sein de nos Institutions politiques comme au sein des organes décisionnels des entreprises publiques ou privées. Cette ingérence s’exerce à plusieurs niveaux :

– Elle prend d’abord la forme d’un espionnage généralisé. Nos dirigeants commencent tout juste à prendre conscience de l’ampleur du pillage de nos technologies et savoir-faire industriels. Ce pillage, le mot n’est pas trop fort, résulte principalement de l’espionnage industriel pratiqué par certaines grandes puissances. C’est d’ailleurs le terme qu’a utilisé Bruno Le Maire en Janvier 2018 : « Ouverture ne veut pas dire pillage de nos technologies, de nos compétences, de nos savoir-faire », a martelé notre ministre en visite à Pékin. Mais ne soyons pas naïfs : il sera difficile d’éradiquer les pratiques d’espionnage américaines ou chinoises, tant celles-ci se sont perfectionnées et quasi « institutionnalisées »…

– L’ingérence étrangère se révèle également à travers l’intervention accrue des États dans les politiques d’investissements directs étrangers (IDE). Plusieurs États développent de véritables politiques d’expansion de leurs firmes nationales ou fonds souverains. Derrière des objectifs légitimes – et parfois affirmés – de sécurisation économique ou militaire, de co-développement des pays cibles ou de partenariats équilibrés, se révèlent peu à peu des enjeux de puissance, dans le cadre d’une guerre économique qui ne dit pas son nom. Tout se passe notamment comme si l’Administration américaine réalisait un véritable benchmarking à l’échelle mondiale pour identifier et éventuellement acquérir les firmes étrangères disposant d’une avance technologique sur ses propres entreprises ou présentant un risque pour sa sécurité militaire ou économique. La CIA n’hésite plus à investir directement dans les start-up françaises via son fonds In-Q-Tel.

– Les États-Unis disposent d’autre part de moyens de pression, politiques, financiers et juridiques qui leur permettent d’atteindre leurs objectifs : avec le Patriot Act, le Cloud Act et surtout le Foreign Corrupt Practices Act, la justice américaine dispose d’armes juridiques redoutables, le site Internet du Department of Justice décrivant très ouvertement les procédures en cours, dont bien peu concernent des firmes américaines… Mais les Chinois ne sont pas en reste et jouent les pays européeens les uns contre les autres pour imposer leur présence dans le cadre de la politique des « Routes de la soie ».

– Doivent également être évoquées ici les multiples actions internationales de lobbying, dont on commence seulement à percevoir l’ampleur, mais qui visent les Institutions européennes comme les gouvernements des pays européens.

Que peut-on dire de plus ? Contrairement au diable, les auteurs des ingérences étrangères n’éprouvent même plus le besoin de se cacher ou de nier leur activisme…

9/ L’impératif de souveraineté a été exhumé et tout le monde ne jure plus aujourd’hui que par elle. Verserait-on dans la thanatopraxie ou assiste-t-on à une véritable résurrection ?

Dans un contexte de guerre économique mondialisée, le concept de souveraineté revient effectivement au centre des débats, opposant deux logiques : d’un côté, celle conservant une confiance inébranlable dans l’efficacité des mécanismes auto-régulateurs des marchés, de l’autre celle, davantage colbertiste, qui justifie une intervention ciblée de l’État en raison des déséquilibres économiques structurels liés à une mondialisation économique insuffisamment régulée et dont nous sommes les victimes.
Cette deuxième logique semble confortée par la crise sanitaire de 2020 et les difficultés d’approvisionnement qu’elle a générées. Celles-ci ont contribué à sensibiliser l’opinion publique aux risques d’une désindustrialisation assumée de notre pays et à l’impératif d’un contrôle sur la disponibilité de certains produits stratégiques.

Comme le dit très justement Éric Delbecque, expert en intelligence économique et stratégique: « La souveraineté industrielle n’est pas un concept ringard de nostalgiques des grands programmes gaullistes mais une condition de la sécurité de la nation. »

Car sans souveraineté économique, il ne peut en effet exister de véritable souveraineté politique. Il ne s’agit évidemment pas de défendre ici une indépendance intégrale – tant certains processus engagés au niveau supranational paraissent irréversibles – et encore moins une économie autarcique.

Mais ce qui est intéressant c’est l’inflexion politique de nos dirigeants qui, au-delà des discours, est devenue perceptible à travers quelques évènements récents :

Il s’agit tout d’abord de la nationalisation temporaire des Chantiers de l’Atlantique, convoités par le géant italien Fincantieri, qui a conduit au blocage provisoire de l’opération. Plus récemment le véto de Bercy au rachat de notre spécialiste de la vision nocturne Photonis par l’américain Teledyne prouve que le dispositif juridique de protection de nos entreprises stratégiques n’est pas seulement théorique mais peut constituer une réelle arme défensive efficace lorsque nos dirigeants osent s’en servir… Peu après, le rapide refus du Ministre de l’économie suite à la « lettre d’intention non-engageante en vue d’un rapprochement amical », adressée aux dirigeants de Carrefour par le la canadien Couche-Tard, montre que cette préoccupation nouvelle du pouvoir exécutif ne se limite pas aux entreprises qui intéressent notre défense nationale ou la haute technologie. De même, le récent rappel à l’ordre du même ministre au groupe Volkswagen afin que celui-ci respecte ses engagements de production de moteurs diesel secondaires à destination de sous-marins français, en application des textes sur les investissements étrangers en France, témoigne d’une fermeté nouvelle et plutôt inattendue… Enfin, les efforts visant à maintenir dans le giron français Segault – le fabricant de robinetteries équipant nos sous-marins nucléaires – marque peut-être le début d’une prise de conscience de l’impératif de souveraineté dans le domaine militaire.

S’agit-il de thanatopraxie ? Étant naturellement optimiste, je crois que tout est encore possible, même une « résurrection » ou du moins un « réveil » à condition d’intégrer davantage encore les impératifs de souveraineté, dans les décisions politiques, aux niveaux français comme européen.

10/ Que diriez-vous de la forme politique empruntée par l’Europe ? Elle a été présentée comme le nécessaire passage à l’échelle pour l’avenir de nos nations. Quel constat peut-on dresser aujourd’hui du succès de cette promesse ?

Même en étant patriote, il est difficile aujourd’hui de soutenir que tous les grands projets de demain peuvent s’envisager à la seule échelle nationale : on pense par exemple aux grands projets militaires, à la politique énergétique ou au contrôle des flux migratoires.

Mais l’Union européenne, telle qu’elle existe actuellement, souffre de gaves faiblesses :

– Une faiblesse démocratique tout d’abord : les organes de décision sont trop éloignés des européens, ce qui génère une perte de confiance dans l’efficacité voire l’intégrité des décideurs. Il convient donc de revoir en profondeur la répartition des pouvoirs, la définition de leurs missions et les processus de désignation des décideurs, tout en intégrant, pourquoi pas, une dose de démocratie directe.

– Seconde faiblesse, l’Union européenne subit aujourd’hui une pression excessive des lobbies étrangers et se montre excessivement sensible aux comportements hégémoniques adoptés par l’Allemagne.

– Une troisième faiblesse résulte de l’intégration trop rapide de nombreux pays de l’Est au sein de l’UE : cette politique nous coûte cher, accroit notre dépendance à l’égard des USA et complexifie les processus décisionnels…

– Une quatrième faiblesse tient à l’« oubli » du principe de subsidiarité, qui conduit l’UE à vouloir tout régenter au niveau supranational, et à imposer des politiques dont certains peuples ne veulent pas.

– Inversement, certains pays adoptent par opportunisme des comportements préjudiciables aux intérêts européens. Que penser d’un pays qui aujourd’hui, sans être sous la menace directe d’un conflit avec la Russie,  privilégie l’achat d’avions militaires américains au détriment des constructeurs européens ?

Bref, je suis convaincu que l’Europe reste une belle idée, à condition de réformer en profondeur ses Institutions et d’accorder plus de place aux nations, qui doivent rester souveraines.

 




Newsletter n°69 - 20 octobre 2023

⭕️ Éditorial

Quels outils dans les mains de quel Prince ?

La question de la souveraineté technologique en recèle trois autres : Quels outils ? Dans les mains de quel Prince ? À quelles fins ? La technologie, ce discours sur l’usage des moyens, devrait nous permettre d’observer qu’aujourd’hui, le « technique » a soumis le politique. C’est la « tech » qui est devenue souveraine. C’est elle qui imprime dans nos esprits sa « pensée computationnelle ». Nul n’envisage plus le gouvernement de la Cité que sous l’angle de l’optimisation (du temps, des coûts, des processus etc.). Plus aucune référence axiologique ne permet d’apprécier le bien fondé d’un nouvel outil ou de ses usages. C’est l’efficacité qui doit régner en tout. C’est la raison pour laquelle elle se fournit à elle-même son propre étalon de mesure. C’est bien simple, tout doit aller plus vite. Pas mieux. Plus vite. Eh bien, voyons peut-être le réveil de la souveraineté technologique comme le lent sursaut du Prince, qui souhaite enfin reprendre la main sur le cours des choses.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 20 octobre 2023, Laurent Izard,
qui est Professeur de Chaire Supérieure en CPGE



L’extraterritorialité du droit américain nous impose des contraintes inadmissibles.


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Vous avez écrit en 2019 un ouvrage intitulé « La France vendue à la découpe. ». Quels morceaux reste-t-il de la bête ? 

La bête est encore bien vivante, fort heureusement ! La France reste riche de ses grands groupes mondialisés comme de ses multiples PME porteuses d’avenir. Mais depuis une quarantaine d’années, elle s’est considérablement affaiblie : nos dirigeants successifs ont engagé notre pays dans un processus d’intégration internationale qui a conduit à restreindre peu à peu notre souveraineté économique. Ils ont notamment accepté – voire dans certains cas encouragé – la prise de contrôle par des investisseurs internationaux de la plupart de nos grands fleurons industriels mais aussi de multiples entreprises de taille plus modeste, notamment dans les technologies de pointe. Nicolas Dufourq, directeur général de Bpifrance, n’hésite pas à écrire : « La tech française est extrêmement attractive, essentiellement pour les grands groupes américains. Il faut avoir conscience en particulier que dans des mondes comme la medtech ou la biotech, le pourcentage d’entreprises qui à la fin sont rachetées par des grands groupes américains est considérable », de l’ordre de 80% »… On ne peut donc que déplorer un déclassement de notre pays au niveau international associé à une perte d’indépendance dont on a pu percevoir certains effets lors de la récente crise sanitaire. 

Il est toutefois difficile en quelques lignes, de dresser un état des lieux exhaustif, mais quatre constats s’imposent :

1. Depuis le début des années 1980, le recul de l’industrie dans la valeur ajoutée évaluée en prix courants est tout sauf négligeable puisque sa contribution au PIB est passée de 24 % à 10 %, ce qui fait de notre pays la nation la moins industrialisée d’Europe, à égalité avec la Grèce. Des évolutions inquiétantes qui ne sont évidemment pas sans liens avec la perte de contrôle de nos entreprises industrielles et qui dégradent notre balance commerciale. Plus grave encore, lorsque la production importée se substitue à la production nationale, les destructions d’emploi qui en résultent ne se limitent évidemment pas aux seules entreprises industrielles.

2. Toujours sur la même période, nous sommes devenus davantage dépendants en matière énergétique. Certes, certains évènements externes conjoncturels ont accentué cette dépendance. Mais les choix politiques y participent grandement. Par exemple la vente d’Alstom Power à General Electric nous a placés dans une situation de dépendance par rapport à nos amis américains, qui pourraient rapidement mettre la France dans le noir, si tel était leur désir. Et le rachat annoncé en grande pompe de Geast (la filiale de General Electric qui fabrique les précieuses turbines Arabelle) par EDF n’est pas de nature à rassurer totalement, car General Electric a « américanisé » certains composants des turbines Arabelle, ce qui rend désormais les Français otages du gouvernement américain… D’autre part, au sein de l’UE, les contraintes de l’ARENH, les pressions sur la taxonomie énergétique et la volonté de développer l’éolien marquent l’objectif des Allemands de s’approprier la souveraineté énergétique en Europe en imposant leur modèle d’énergies intermittentes, l’Energiewende. Il faut savoir que la France ne fabrique aucune éolienne : 65% des éoliennes installées en France sont allemandes, 30% sont danoises. Et 45 % des sociétés d’exploitation électrique de ces éoliennes sont allemandes. À l’arrivée, le prix de l’énergie en France s’est accru fortement et nous avons abandonné un avantage concurrentiel majeur…

3. Nous sommes devenus militairement dépendants de nos partenaires européens et américains : aucune entreprise française n’est aujourd’hui capable de fabriquer des armes de poing à grande échelle. Le fabricant de munitions Manurhin a été cédé en 2018, au groupe de défense des Émirats Arabes Unis Emirates Défense Industries Company. Et nous sommes de ce fait le seul pays membre du Conseil permanent de l’ONU qui ne produit plus de munitions de petit calibre. La fabrication des missiles de MBDA est éclatée entre plusieurs pays en application des préconisations de son PDG, qui plaide pour une « spécialisation poussée » des différentes unités de son groupe afin de parvenir à une « dépendance mutuelle » ! Et les programmes franco-allemands sur les véhicules blindés ou les avions de combat sont au point mort…

4. Notre recherche n’en finit plus de s’étioler : nos meilleurs chercheurs s’exportent vers les USA ou même vers la Chine, l’effort de recherche de nos entreprises s’amenuise dangereusement et les spécialistes s’inquiètent particulièrement de la recherche en ingénierie, ce maillon essentiel entre la recherche et la mise sur le marché d’un produit : trop souvent considérée comme une sous-recherche, nous l’avons de facto abandonnée à la Chine…

2/ Comment mettre en parallèle cet état de fait avec des acquisitions que la France aurait faites à l’occasion d’autres ventes à l’étranger ? Voyez-vous un équilibre ? 

La France réalise également, et c’est heureux, de belles acquisitions à l’étranger. On pense par exemple au rachat de Bombardier Transport par Alstom ferroviaire en janvier 2021. Mais ce genre d’acquisitions pousse certains à soutenir qu’il y aurait un réel équilibre entre nos acquisitions et les multiples pertes de contrôle de nos entreprises de toutes tailles, rachetées par des investisseurs étrangers. Pour d’autres, le compte n’y est pas, mais c’est la loi du marché, et il faudrait s’y soumettre docilement sans trop prêter attention à qui contrôle le capital des entreprises, car « ce qui compte, c’est avant tout la pérennité de l’entreprise et la sauvegarde de l’emploi ». Je ne peux souscrire à ces deux points de vue qui ignorent la réalité économique comme les impératifs de préservation de notre souveraineté : il est en effet impératif de garder le contrôle d’activités vitales pour notre pays. Et je plaide pour un nouvel élargissement du concept d’entreprise stratégique qui permettrait d’étendre le périmètre de nos entreprises soumises au contrôle IEF. D’autre part, n’oublions jamais que les propriétaires sont également les décideurs : on ne peut attendre d’actionnaires étrangers qu’ils prennent en compte nos intérêts nationaux, même majeurs, dans leurs décisions stratégiques : on a d’ailleurs pu constater à plusieurs reprises que les entreprises qui ouvrent largement leur capital à des investisseurs étrangers sont davantage exposées à des risques de délocalisation ou de démantèlement. Le mythe de l’apporteur de capitaux étranger, sauveur de nos entreprises en difficulté ne résiste pas longtemps à l’analyse, d’autant plus que les investisseurs étrangers préfèrent acquérir des entreprises en bonne santé, qui rentabilisent plus rapidement l’investissement initial. En définitive, faute d’études exhaustives sur les acquisitions et ventes d’entreprises françaises, il est difficile de dresser un bilan chiffré. Mais l’activisme des prédateurs étrangers, notamment américains et chinois, ne laisse guère planer de doute sur le solde de ce bilan…

3/ Nous avons établi un recensement des pertes essuyées, des cessions effectuées par notre pays depuis 1974, que nous avons appelé « La France a cédé« . Au figuré, comment décrire selon vous la façon dont nous aurions cédé ? 

On pourrait illustrer et expliquer ce processus par un mélange de résignation, de cécité, de naïveté, de pessimisme et d’opportunisme quelque peu malsain… Nous avons cédé notre industrie parce que nous avons naïvement cru qu’une économie moderne était une économie de créativité et de service, en oubliant que l’industrie était une source incontournable de richesse et d’équilibre de notre balance commerciale. Nous avons cédé parce que nous avons obéi servilement aux lois du marché, et en particulier au dogme de la libre circulation des capitaux. Nous avons en effet pensé qu’il convenait de respecter à la lettre les règles de l’OMC et plus généralement de l’économie mondialisée en adoptant une logique ricardienne sans même prévoir des garde-fous qui s’imposaient pourtant. Nous avons cédé parce que nous avons refusé de protéger nos entreprises alors que leurs concurrents directs n’étaient pas soumis aux mêmes règles sociales, fiscales ou environnementales, ce qui a créé une distorsion concurrentielle insoutenable. Nous avons cédé parce que nous n’avons pas été capables de lutter contre l’extraterritorialité du droit américain, qui nous impose des contraintes inadmissibles (normes ITAR, droit de regard sur nos clients…). Nous avons cédé parce que nous n’avons pas su orienter l’épargne des ménages vers l’industrie et le capital risque. Nous avons cédé en délaissant notre recherche et en paupérisant nos universitaires et nos chercheurs. Nous avons cédé parce que nous avons renoncé à produire des biens de qualité à forte valeur ajoutée, alors que nous en avions la capacité, au profit de biens milieu de gamme, moins chers mais davantage exposés à la concurrence asiatique. Bref, nous avons cédé parce que nous avons perdu la confiance en nous-mêmes…

 4/ En 2023, est-il plus « intéressant » de manquer de loyauté dans le cadre de son mandat, public ou privé ? 

Il faudrait dans un premier temps définir ce que l’on entend par loyauté, et surtout préciser à l’égard de qui doit s’exercer cette loyauté : une entreprise ? Le peuple français ? Ses dirigeants ? Ou l’Union européenne ?… Ce n’est pas la même chose et les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. Mais lorsque le PDG d’un grand groupe industriel se voit attribuer une « prime exceptionnelle » de plusieurs millions d’euros pour avoir négocié la cession de son entreprise à une multinationale américaine, il est légitime de s’interroger, d’abord sur ses mérites, et plus loin sur ses réelles motivations. On peut toujours justifier une telle opération par des considérations financières et la « nécessité de préparer l’avenir d’un groupe » qui « ne disposerait pas de la taille critique pour affronter la concurrence », mais on peut aussi considérer, à l’instar de Loïk Le Floch-Prigent qu’il s’agit parfois, a minima, d’un acte « irresponsable » révélant « un mépris total à l’égard du personnel, des clients, du peuple et de ses représentants ». 

Dans la même veine, lorsque des médecins, conseillers du gouvernement, perçoivent d’importantes commissions de la part de laboratoires pharmaceutiques privés, il est légitime de s’interroger sur leur intégrité et la qualité de leurs recommandations en matière vaccinale. Mon propos n’est certainement pas de dire que les élites sont systématiquement corrompues. Mais il est des situations qu’il vaut mieux éviter pour ne pas créer de suspicions malsaines chez nos concitoyens. J’ose espérer toutefois, peut-être un peu naïvement, que les comportements vertueux sont, in fine, récompensés et que les actes déloyaux réalisés par nos élites sont révélés et sanctionnés. 

5/ Lesquelles de vos leçons vos étudiants arrivés sur le marché du travail pourraient-ils être rapidement tentés d’oublier ?

Je m’efforce d’enseigner à mes étudiants que nos engagements internationaux, y compris européens, ne doivent jamais conduire à négliger nos intérêts nationaux ; que la loyauté à l’égard d’une entreprise trouve sa limite dans le respect de l’intérêt général et du bien commun ; que si le « système » fonctionne mal, ce n’est pas une raison pour vouloir l’anéantir et en rebâtir un autre sur des bases plus qu’incertaines ; qu’en matière de relations internationales, nous n’avons pas d’amis, seulement des alliés ou des partenaires ; qu’il faut se garder de tout pessimisme destructeur, pouvant engendrer un  refus de l’engagement, un grave déficit démographique via une nouvelle baisse de la natalité, une perte de confiance en l’avenir, etc. Je voudrais aussi que mes étudiants retiennent que nous avons une grande chance d’habiter en France, et que nous pouvons être fiers de notre passé comme de notre culture. Et enfin que le respect de valeurs personnelles et d’une vie ordonnée ne peuvent que faire grandir et rendre heureux…

Mais il est vrai que confrontés à la dureté du marché du travail et aux impératifs de court terme, mes ex-étudiants risquent de rapidement oublier ces belles paroles. Je ne suis pas inquiet sur leur capacité à intégrer le marché du travail. Mais sauront-ils adopter un comportement pertinent et équilibré, en acceptant les contraintes légitimes que les entreprises leur imposeront, sans faire preuve de servilité lorsque les sollicitations se feront trop pressantes ? Sauront-ils préserver leur éthique personnelle lorsqu’ils devront choisir entre le respect des valeurs et le risque de compromettre leur entreprise ou leur avenir professionnel ? Dans un contexte de corruption généralisée ou de petits arrangements entre amis, sauront-ils rester intègres ou céderont-ils aux sirènes de l’argent facile ? Accepteront-ils les sacrifices liés à notre impératif de réindustrialisation et de maitrise de la dette publique ? Et enfin, dans un contexte d’intensification de la mondialisation, sauront-ils sauvegarder notre indépendance, notre système social et l’art de vivre à la française ?

 6/ Quels sont les atouts matériels et moraux sur lesquels la France pourrait capitaliser ? 

Notre pays dispose encore de nombreux atouts qui constituent autant d’avantages concurrentiels. Il est impossible de tous les citer mais je mentionnerai les éléments suivants : 

Les multiples prédations d’entreprises françaises, notamment dans le domaine de la tech, aussi dommageables soient elles, révèlent paradoxalement la dynamique entrepreneuriale de leurs dirigeants et la qualité de nos PME et jeunes pousses dans des secteurs d’avenir. On pense notamment aux récentes acquisitions d’Aldebaran, TRAD, Exxelia, Webhelp, Linxens, Tronics, Alsid, Ingenico, Sqreen… et beaucoup d‘autres encore. D’autre part, la France reste bien positionnée dans certains secteurs, comme par exemple l’aéronautique, l’énergie, la santé, l’assainissement et le traitement des déchets, le luxe, le tourisme ou encore l’automobile, même si dans ce dernier cas, le passage à marche forcée vers le tout électrique accroit notre dépendance et ressemble fort à un suicide industriel…

Plus généralement, notre pays dispose d’une main d’œuvre de qualité, techniquement performante, même si, là encore, l’abandon de notre industrie, la fuite des cerveaux et une politique énergétique hasardeuse commencent à générer des pertes de compétence, notamment dans le nucléaire et la high-tech. Et n’oublions pas que nous restons dans le peloton de tête des pays de l’OCDE en termes de productivité horaire du travail.

D’autre part, nous avons pendant longtemps bénéficié d’un atout stratégique lié à notre politique énergétique : notre investissement dans le nucléaire a longtemps permis à nos entreprises de bénéficier de l’électricité la moins chère d’Europe. Malgré plusieurs obstacles techniques et juridiques, il ne parait pas impossible de bénéficier à nouveau de cet avantage décisif, si toutefois nos dirigeants optent pour une politique claire et volontariste en la matière.

Enfin, la richesse culturelle de notre pays, le savoir-faire à la française, l’image positive de nos produits à l’étranger, la qualité de nos infrastructures et réseaux de communication, la solidité de nos Institutions, constituent autant d’atouts qui nous permettent de rester optimistes malgré un environnement économique et politique particulièrement dégradé. 

Quant aux atouts moraux, je vois principalement notre capacité à garder une certaine indépendance d’esprit, un réel sens du devoir et un patriotisme populaire partagés par de nombreux Français (pas tous hélas !). Je crois également à notre faculté de résilience qui nous permettra, je l’espère, d’affronter et de surmonter avec succès les crises à venir.

7/ Etablissez-vous un lien entre la nature d’un régime politique et la propension de ses « élites » à choisir la gamelle au détriment du drapeau ? 

Ce lien n’est pas évident, car lorsque l’on observe les différents régimes politiques contemporains, intra ou extra européens, on ne peut hélas que trop souvent constater, au sein des élites, et à des degrés divers, une prédominance des intérêts privés, voire personnels, au détriment des intérêts collectifs et nationaux. Il est toutefois possible d’avancer les hypothèses suivantes : 

– Une réelle répartition des pouvoirs conduit naturellement à des systèmes de contrôle croisés qui restreignent les risques de corruption généralisée ou de mise en avant excessive des intérêts personnels. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur d’une réforme profonde de la justice, qui aujourd’hui n’est pas un véritable pouvoir indépendant… 

– Lorsque les régimes politiques incorporent dans leur fonctionnement institutionnel une dose suffisante de démocratie directe, les risques de dérives sont moins importants. 

– De stricts régimes d’incompatibilités et une traque systématique des conflits d’intérêts réduisent les occasions de privilégier des intérêts personnels ou étrangers. Nous en avons une très belle illustration avec la gestion de la crise du Covid…

– Faute d’un pouvoir exécutif suffisamment fort, les intérêts politiques partisans, les jeux d’alliance et les compromissions conduisent à négliger l’intérêt national. C’est pourquoi je m’inquiète d’une montée en puissance de la petite musique invitant à réformer en profondeur nos Institutions pour créer une VIe République. Le retour à un régime parlementaire dont nous avons pu par le passé constater l’inefficacité ne contribuerait pas à résoudre nos problèmes, bien au contraire.  

– Enfin, il existe une tendance des élites excessivement européanisées, voire mondialisées, à privilégier la gamelle, parfois bien fournie, au détriment du drapeau, considéré comme peu attractif…

8/ Si l’on suit la pensée dominante, l’idée même d’ingérence étrangère relève du complotisme. C’est un peu comme le meilleur tour de l’antique adversaire, qui consiste à faire croire qu’il n’existe pas. Qu’est-ce que cela vous inspire ? 

Il faudrait aujourd’hui être aveugle ou d’une totale mauvaise fois pour affirmer qu’il n’existe pas d’ingérence étrangère au sein de nos Institutions politiques comme au sein des organes décisionnels des entreprises publiques ou privées. Cette ingérence s’exerce à plusieurs niveaux : 

– Elle prend d’abord la forme d’un espionnage généralisé. Nos dirigeants commencent tout juste à prendre conscience de l’ampleur du pillage de nos technologies et savoir-faire industriels. Ce pillage, le mot n’est pas trop fort, résulte principalement de l’espionnage industriel pratiqué par certaines grandes puissances. C’est d’ailleurs le terme qu’a utilisé Bruno Le Maire en Janvier 2018 : « Ouverture ne veut pas dire pillage de nos technologies, de nos compétences, de nos savoir-faire », a martelé notre ministre en visite à Pékin. Mais ne soyons pas naïfs : il sera difficile d’éradiquer les pratiques d’espionnage américaines ou chinoises, tant celles-ci se sont perfectionnées et quasi « institutionnalisées »…

– L’ingérence étrangère se révèle également à travers l’intervention accrue des États dans les politiques d’investissements directs étrangers (IDE). Plusieurs États développent de véritables politiques d’expansion de leurs firmes nationales ou fonds souverains. Derrière des objectifs légitimes – et parfois affirmés – de sécurisation économique ou militaire, de co-développement des pays cibles ou de partenariats équilibrés, se révèlent peu à peu des enjeux de puissance, dans le cadre d’une guerre économique qui ne dit pas son nom. Tout se passe notamment comme si l’Administration américaine réalisait un véritable benchmarking à l’échelle mondiale pour identifier et éventuellement acquérir les firmes étrangères disposant d’une avance technologique sur ses propres entreprises ou présentant un risque pour sa sécurité militaire ou économique. La CIA n’hésite plus à investir directement dans les start-up françaises via son fonds In-Q-Tel. 

– Les États-Unis disposent d’autre part de moyens de pression, politiques, financiers et juridiques qui leur permettent d’atteindre leurs objectifs : avec le Patriot Act, le Cloud Act et surtout le Foreign Corrupt Practices Act, la justice américaine dispose d’armes juridiques redoutables, le site Internet du Department of Justice décrivant très ouvertement les procédures en cours, dont bien peu concernent des firmes américaines… Mais les Chinois ne sont pas en reste et jouent les pays européeens les uns contre les autres pour imposer leur présence dans le cadre de la politique des « Routes de la soie ».

– Doivent également être évoquées ici les multiples actions internationales de lobbying, dont on commence seulement à percevoir l’ampleur, mais qui visent les Institutions européennes comme les gouvernements des pays européens. 

Que peut-on dire de plus ? Contrairement au diable, les auteurs des ingérences étrangères n’éprouvent même plus le besoin de se cacher ou de nier leur activisme…

9/ L’impératif de souveraineté a été exhumé et tout le monde ne jure plus aujourd’hui que par elle. Verserait-on dans la thanatopraxie ou assiste-t-on à une véritable résurrection ? 

Dans un contexte de guerre économique mondialisée, le concept de souveraineté revient effectivement au centre des débats, opposant deux logiques : d’un côté, celle conservant une confiance inébranlable dans l’efficacité des mécanismes auto-régulateurs des marchés, de l’autre celle, davantage colbertiste, qui justifie une intervention ciblée de l’État en raison des déséquilibres économiques structurels liés à une mondialisation économique insuffisamment régulée et dont nous sommes les victimes.
Cette deuxième logique semble confortée par la crise sanitaire de 2020 et les difficultés d’approvisionnement qu’elle a générées. Celles-ci ont contribué à sensibiliser l’opinion publique aux risques d’une désindustrialisation assumée de notre pays et à l’impératif d’un contrôle sur la disponibilité de certains produits stratégiques. 

Comme le dit très justement Éric Delbecque, expert en intelligence économique et stratégique: « La souveraineté industrielle n’est pas un concept ringard de nostalgiques des grands programmes gaullistes mais une condition de la sécurité de la nation. »

Car sans souveraineté économique, il ne peut en effet exister de véritable souveraineté politique. Il ne s’agit évidemment pas de défendre ici une indépendance intégrale – tant certains processus engagés au niveau supranational paraissent irréversibles – et encore moins une économie autarcique.

Mais ce qui est intéressant c’est l’inflexion politique de nos dirigeants qui, au-delà des discours, est devenue perceptible à travers quelques évènements récents : 

Il s’agit tout d’abord de la nationalisation temporaire des Chantiers de l’Atlantique, convoités par le géant italien Fincantieri, qui a conduit au blocage provisoire de l’opération. Plus récemment le véto de Bercy au rachat de notre spécialiste de la vision nocturne Photonis par l’américain Teledyne prouve que le dispositif juridique de protection de nos entreprises stratégiques n’est pas seulement théorique mais peut constituer une réelle arme défensive efficace lorsque nos dirigeants osent s’en servir… Peu après, le rapide refus du Ministre de l’économie suite à la « lettre d’intention non-engageante en vue d’un rapprochement amical », adressée aux dirigeants de Carrefour par le la canadien Couche-Tard, montre que cette préoccupation nouvelle du pouvoir exécutif ne se limite pas aux entreprises qui intéressent notre défense nationale ou la haute technologie. De même, le récent rappel à l’ordre du même ministre au groupe Volkswagen afin que celui-ci respecte ses engagements de production de moteurs diesel secondaires à destination de sous-marins français, en application des textes sur les investissements étrangers en France, témoigne d’une fermeté nouvelle et plutôt inattendue… Enfin, les efforts visant à maintenir dans le giron français Segault – le fabricant de robinetteries équipant nos sous-marins nucléaires – marque peut-être le début d’une prise de conscience de l’impératif de souveraineté dans le domaine militaire. 

S’agit-il de thanatopraxie ? Étant naturellement optimiste, je crois que tout est encore possible, même une « résurrection » ou du moins un « réveil » à condition d’intégrer davantage encore les impératifs de souveraineté, dans les décisions politiques, aux niveaux français comme européen. 

10/ Que diriez-vous de la forme politique empruntée par l’Europe ? Elle a été présentée comme le nécessaire passage à l’échelle pour l’avenir de nos nations. Quel constat peut-on dresser aujourd’hui du succès de cette promesse ?

Même en étant patriote, il est difficile aujourd’hui de soutenir que tous les grands projets de demain peuvent s’envisager à la seule échelle nationale : on pense par exemple aux grands projets militaires, à la politique énergétique ou au contrôle des flux migratoires. 

Mais l’Union européenne, telle qu’elle existe actuellement, souffre de gaves faiblesses : 

– Une faiblesse démocratique tout d’abord : les organes de décision sont trop éloignés des européens, ce qui génère une perte de confiance dans l’efficacité voire l’intégrité des décideurs. Il convient donc de revoir en profondeur la répartition des pouvoirs, la définition de leurs missions et les processus de désignation des décideurs, tout en intégrant, pourquoi pas, une dose de démocratie directe. 

– Seconde faiblesse, l’Union européenne subit aujourd’hui une pression excessive des lobbies étrangers et se montre excessivement sensible aux comportements hégémoniques adoptés par l’Allemagne. 

– Une troisième faiblesse résulte de l’intégration trop rapide de nombreux pays de l’Est au sein de l’UE : cette politique nous coûte cher, accroit notre dépendance à l’égard des USA et complexifie les processus décisionnels… 

– Une quatrième faiblesse tient à l’« oubli » du principe de subsidiarité, qui conduit l’UE à vouloir tout régenter au niveau supranational, et à imposer des politiques dont certains peuples ne veulent pas. 

– Inversement, certains pays adoptent par opportunisme des comportements préjudiciables aux intérêts européens. Que penser d’un pays qui aujourd’hui, sans être sous la menace directe d’un conflit avec la Russie,  privilégie l’achat d’avions militaires américains au détriment des constructeurs européens ? 

Bref, je suis convaincu que l’Europe reste une belle idée, à condition de réformer en profondeur ses Institutions et d’accorder plus de place aux nations, qui doivent rester souveraines. 

 



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Les Trois Grâces – Antonio Canova

“Les ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par les hommes pour venir en aide à leur lâcheté.” Euripide