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Newsletter n°59 - 19 mai 2023

⭕️ Éditorial

Grand causou, petit faisou

Quand nous sommes enfants, certaines des paroles de nos ainés deviennent au fil des années comme des mantras. En psychologie, on parle d’introjections, processus par lequel des choses qui sont en dehors vont peu à peu être à l’intérieur de soi. Ces introjections sont l’héritage familial immatériel, celui qui forge notre rapport au monde, en adéquation avec les pensées entendues, ou en opposition. Un de mes anciens mentors m’avait ainsi dit un jour que s’il était toujours en retard, c’était pour satisfaire sa mère. Quand il était enfant, elle lui demandait sans cesse de se dépêcher, et petit à petit, il s’était forgé l’idée qu’il ne la satisfaisait jamais autant que s’il faisait les choses au dernier moment, ce qui le forçait à se dépêcher.

Si je le soupçonne de s’être moqué de moi, il n’en reste pas moins que, comme tous, ce que j’ai entendu dans mon enfance a participé à ma construction. Et s’il est bien une chose que j’entendais souvent dans ma famille, depuis mes grand-parents maternels jusqu’à mes parents, tous bretons, c’est le leitmotiv “Grand causou, petit faisou“. Ces quatre mots-là ont assurément façonné mon rapport au monde comme “Il faut savoir se retrousser ses manches” est à la base même de ma détestation des chemises à manches courtes. À l’heure où les choses vont si vite, il est bon d’observer que la transmission intergénérationnelle continue à faire son œuvre. On ne grandit jamais aussi bien qu’en apprenant de nos ainés, c’est l’essence même de l’humanité, un continuum qui fait honneur à l’expérience et à la connaissance.

Or, depuis quelques années, comme tant d’autres, je suis consterné par l’incroyable place donnée aux causous dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ceux-là n’ont pourtant pas (encore) fait grand-chose de leur vie. Ce sentiment est renforcé par une expérience de plus d’un quart de siècle auprès de très nombreux faisous (professionnels ou experts), qu’on entend trop peu causer. Conséquemment, parce que les convictions et les certitudes se fondent sur l’inexpérience, l’influence des premiers dans des décisions structurantes de notre pays conduit à de graves difficultés. Pourtant les seconds sont ceux, hommes et femmes, qui, sans le moindre doute possible, peuvent aider à guider, à condition qu’on leur accorde enfin la place qu’il est la leur.

Sébastien Tertrais



Aujourd’hui nous avons l’honneur de partager avec vous un échange passionnant avec Arnaud Montebourg, avocat, ancien ministre et désormais chef d’entreprise, qui nous présente son Podcast “Les Vrais Souverains

Un entretien conduit par Sébastien Tertrais

Arnaud Montebourg, avocat, ancien ministre et depuis 2018 entrepreneur, vient de produire un podcast nommé « Les Vrais Souverains », dont deux premiers épisodes sont déjà disponibles.

Dans le premier il retourne à la rencontre des anciens salariés d’Alstom à Belfort, entreprise rachetée par Général Electric en 2015 pour un montant de 13 milliards de dollars, dans le cadre de tractations révélatrices de la capacité de prédation de l’économie américaine et de l’importance de la loyauté des dirigeants des grandes entreprises françaises, dans le second il va à la rencontre de Horizom, un producteur de bambous, une plante magique qui pourrait contribuer à la séquestration du carbone et aux objectifs d’augmentation de la biomasse. Plus tôt en mars nous avions suivi avec beaucoup d’intérêt la commission d’enquête parlementaire liée à la perte d’indépendance énergétique de la France et l’audition de l’ancien ministre, dont nous avions d’ailleurs diffusé deux extraits percutants sur la notion de souveraineté. Nous avons naturellement pris attache auprès de ses collaborateurs afin de nous entretenir avec lui autour des enjeux de souveraineté. Nous avons le plaisir de vous partager ci-après l’entièreté de notre conversation, réjouissante et des plus motivantes.

ST : Après votre premier métier d’avocat, vous vous êtes engagé dans une carrière politique de haut rang, puis vous avez quitté votre mandat en 2015. Vous êtes désormais entrepreneur. C’était important pour vous d’entreprendre ?

AM : Oui, parce qu’il y a l’indépendance et la liberté qui sont liées à mon tempérament et à mon histoire. C’était un vieux rêve, que je voulais réaliser depuis que j’étais étudiant, que je n’ai pas pu réaliser avant parce qu’il fallait aller travailler. J’étais juriste, et finalement la meilleure profession qui correspondait à mon tempérament et à ma carte d’identité intellectuelle c’était avocat, pour exercer en artisan solitaire. J’ai exercé ce métier pendant 7 ans, puis l’action politique m’a rattrapé. J’ai été élu à 34 ans et après je suis parti pour 20 ans, avec un parcours qui devait aller au bout, donc je suis allé au bout du parcours. Après, à 53 ans, je me suis dit que je devais pouvoir réaliser mes rêves.

ST : Vous avez quitté le projet de gouvernement avec Manuel Valls à la suite de désaccords sur plusieurs sujets, sont-ce eux qui vous ont motivé à « y aller » ?

AM : J’ai toujours été en désaccord avec les socialistes, mais dans l’exercice du pouvoir les désaccords ne sont  plus théoriques, ils concernent la vie des gens, donc on a envie d’infléchir le cours de la force des choses,  en se battant de l’intérieur, ce que j’ai fait. Mais j’ai compris au bout de nombreux combats perdus que c’est vain. À un moment j’ai su dans ma tête que j’avais déjà fait mes cartons. Pour un ministre de l’économie demander une inflexion majeure de la politique économique c’est quand même assez original. Tout cela a été maquillé derrière la fameuse cuvée du redressement, mais franchement la cuvée du redressement n’était rien à côté du réquisitoire que j’ai prononcé ce jour-là contre la politique économique que j’étais obligé d’appliquer, contre laquelle j’étais en désaccord. Lorsque je suis parti j’ai ressenti un grand soulagement.

ST : Cela vous a permis de sortir d’une situation de tension et de vous engager dans un combat pour lequel vous étiez prêt. Il est de notoriété publique que vous avez un certain attachement à la notion de vérité et qu’elle n’a pas été sans impact sur vos différents engagements.
AM : La politique a un rapport avec la vérité, vous ne pouvez pas traiter les problèmes si vous les déguisez, si vous mentez vous vous mentez à vous-même, vous ne traiterez pas le mal. C’est comme si un médecin faisait un mauvais diagnostic ou le dissimulait, et appliquait des placebos. Ça ne marche pas. Il faut vraiment regarder la vérité et les problèmes en face pour pouvoir les traiter.

Cette relation à la vérité, qui existe chez Pierre Mendes France, et qui m’avait été bien transmise par mon père, jeune militant radical qui s’était engagé derrière cet homme d’Etat, m’a beaucoup marqué. Dans la « République Moderne », qui est un livre qui a mon âge, Mendes France consacre un passage entier à la question de la vérité comme outil  de résolution des problèmes communs. Il est évident que ne pas faire trop de concessions sur la vérité est un point central pour qui veut agir pour son pays. On peut faire de la politique pour d’autres motifs que celui de soutenir son pays, mais moi c’était ce que je cherchais. Le reste ne m’intéressait finalement qu’assez peu, l’essentiel était là.

ST : Un des cadres de la DREETS[1] me disait récemment qu’un homme politique ne parlait jamais aussi bien que lorsqu’il n’avait plus de mandat.

AM : Il est vrai que lorsque nous relisions certains interviews mes attachés de presse me disaient parfois qu’il fallait revoir certains passages, en affirmant que ça ne passerait pas. Je refusais, je ne pouvais pas faire trop de concessions. La manière de les dire pouvait être un peu corrigée, sur la forme il pouvait être fait des choses, mais quand il s’agissait des contenus je ne préférai ne pas trop transiger. J’ai par exemple défendu la filière nucléaire, après Fukushima, dans un gouvernement de coalition avec les écologistes, j’ai lutté contre la bêtise des critères maastrichtiens de Bruxelles, j’ai dit aux dirigeants du CAC 40 qui trahissaient la France qu’ils se comportaient comme des flibustiers, j’ai soutenu le Made in France contre les ricanements de la classe dirigeante, mais ça n’est pas grave, il en reste quelque chose aujourd’hui.

ST : Vous venez de publier deux premiers épisode de votre Podcast « Les Vrais Souverains [2]», et après leur écoute je constate quelque chose de très marquant. Dans le premier, par exemple, vous êtes retourné voir les anciens de Belfort sur le site de General Electric, qui a racheté Alstom en 2015. Il s’agit de syndicalistes qui se sont mis à agir. Ils sont passés d’une logique de contestation et d’une grande déception à celui de l’action. Pensez-vous qu’il y a ici quelque chose à jouer ?

AM : C’est le sens à donner à nos vies. Bien sûr qu’on peut être contre quelque chose dans un monde qu’on n’aime pas, le mieux pour résoudre cette conflictualité dans le monde actuel, c’est de construire l’alternative, montrer qu’elle est viable, pour nous-mêmes, pour ceux qui nous regardent, nos enfants et même tous ceux qui se demandent si un autre monde est possible. Oui, on peut le construire. À chaque fois qu’on montre une alternative, on fait la démonstration que c’est possible. C’est la résolution de la tension. Ces syndicalistes sont devenus entrepreneurs, ils ont eu raison de protester, ils ont raison de construire. Dans toute vie on a des périodes de refus, on peut être à la fois Antigone et ces princes, ces rois de micro-royaumes dans lesquels nous pouvons imposer notre forme de gouvernement, le gouvernement de nos vies. Et des millions de gouvernement de nos vies, tous différents, peuvent ensemble constituer le gouvernement d’un pays.

ST : À condition sans doute d’aider, de soutenir, de fédérer et de tisser des liens entre tous.

AM : C’est l’idée de ce podcast, qui promeut des gens ordinaires qui font des choses extraordinaires. Les honorer et les remercier me paraît indispensable.

ST : Lors de la très remarquée et utile commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France vous avez parlé de souveraineté et de loyauté, en montrant votre attachement à ces valeurs. En quoi ont-elles à ce point du sens ?

AM : La France, c’est un pays qui a ce désir éperdu de vivre libre et indépendant. C’est d’ailleurs son histoire, c’est pour cette raison qu’elle s’est affranchie des monarques. La souveraineté est une conquête de la Révolution Française, c’est la liberté de choisir. Dans l’histoire et la géographie de la France, la liberté est une base dont nous sommes les inventeurs. C’est un mot qui n’existe pas dans certaines civilisations, comme en Chine par exemple. Ce mot a été inventé par l’Occident, et au cœur de l’Occident il y a la France, qui joue un grand rôle dans le monde. Cela fait partie de notre histoire. Donc évidemment la perte de souveraineté conduit à ce que vous soyez dans la main des autres, d’abord sur le plan économique.

Comme l’ecrivait Adam Smith « On tient un pays soit par l’épée soit par la dette ». Face à l’épée nous avons fait face, il reste à traiter la dette. Qui sont nos créanciers et comment nous tiennent-ils ? Cette question, c’est la question fondamentale pour notre pays. Est-ce que nous avons le droit, dans la mondialisation, d’avoir un modèle social tel que nous l’avons imaginé, généreux ? Est-ce que nous avons le droit d’avoir un modèle environnemental différent, avant-gardiste ? Peut-être pas ? Peut-être qu’on ne le peut pas ? En tous cas cette souveraineté-là, elle se défend, elle se construit, c’est un ouvrage d’art, qui mute avec le temps et les siècles.

Alors évidemment, dans ce cadre-là, pour construite cette liberté, on a besoin d’unité. On a besoin de concilier les contraires. Et donc pour ça la loyauté est nécessaire. Vous ne pouvez pas mettre d’accord des gens qui ne sont pas d’accord sans loyauté, c’est à dire d’accord sur l’intérêt national. Vous ne pouvez pas faire cohabiter des gens qui sont structurellement dans des situations de s’affronter, les faire coopérer, sans cette loyauté. C’est le même sujet en fait, la liberté s’accompagne de loyauté.

ST : On assiste depuis quelques années aux soubresauts d’un pays qui se construit beaucoup contre. Le premier épisode de votre podcast montre l’écart important entre l’impression que les français seraient beaucoup contre, contre les réformes, contre les projets, contre le fait d’agir, et le fait que beaucoup de gens sont actifs et au service de projets utiles, avec des objectifs précis, riche de sens. Pensez-vous qu’il y a une prise de conscience suffisante pour aujourd’hui inverser la tendance et aller collectivement un plus de l’avant ?

AM : Il y a beaucoup de gens, parmi les protestataires, qui sont eux-mêmes des entreprenants. Ils entreprennent beaucoup dans leur vie, dans les associations, dans leur métier. Il n’y a pas d’un côté ceux qui protestent et de l’autre ceux qui font, parce qu’en fait on est contre quelque chose et on est obligé d’être pour autre chose. C’est invivable d’être toujours contre, parce qu’on se détruit. Et de la même manière c’est impossible d’être toujours pour, parce que là il y a un mensonge. C’est une répartition que chacun a en soi, différente bien sûr les uns des autres. Parfois c’est 50/50, parfois c’est 5/95, 70/30, on ne sait pas. Dans chaque être humain il existe une âme bâtisseuse, comme finalement dans l’abeille, il y a l’instinct de construction. Et puisque l’être humain est un individu social, il aime coopérer avec autrui. Et que fait-on de mieux, à plusieurs, que d’essayer de faire ciller, ou de donner un coup d’épaule à l’histoire ? Le rôle des masses, autrefois théorisé par le léninisme, c’est aussi la construction par des communautés de projets qui dépassent l’individu, qui lui permettent de se réaliser. En France il existe de nombreux entreprenants, et dans la grande catégorie des entreprenants vous avez des entrepreneurs, ceux qui montent des entreprises, et ceux qui participent à la vie de ces entreprises, c’est-à-dire des millions et des millions de gens qui tous les jours construisent un outil commun. Donc je ne ferai pas la partition entre ceux qui disent non et ceux qui disent oui.

ST : Nous sommes dans une pleine phase de réindustrialisation, et aujourd’hui se tient le sommet « Chose France[3] ». Que pensez-vous de l’arrivée de capitaux étrangers en France pour notre réindustrialisation ?

AM : D’abord qui pourrait déplorer qu’il y ait des milliards qui viennent s’investir en France ? On ne peut que s’en réjouir. Mais je voudrais dire qu’il s’agit ici d’un symptôme de notre faiblesse. D’abord parce que nous avons 156 milliards de déficit annuel de commerce extérieur, c’est-à-dire que 156 milliards sortent chaque année du pays. Comme on ne produit plus ce qu’on consomme, qu’on produit beaucoup moins que ce qu’on consomme, on achète à l’extérieur, donc on a besoin qu’il y a des flux dans le sens contraire, c’est-à-dire qu’il y ait de l’argent qui rentre pour équilibrer nos impérities économiques.

Nous sommes un pays de plus en plus détenu par nos créanciers, c’est-à-dire nos investisseurs, lesquels viennent faire leur shopping dans nos entreprises, comme nous l’observons depuis maintenant quinze ans, et qui choisissent la France pour y investir. C’est un peu le côté reluisant de notre faiblesse. Et vous avez le côté beaucoup plus sombre, qui fait qu’aujourd’hui le monde entier vient acheter la France en pièces détachées parce qu’ils savent qu’on a besoin d’argent. Au fond tout ces éléments marquent une perte de contrôle de notre économie. Et un état d’urgence absolu face à notre affaissement économique.

ST : Que faudrait-il faire, ou engager, pour que la situation change ?

AM : Il faut se remettre rudement au travail, c’est le sens de la réindustrialisation. Ce n’est pas un slogan, ça ne peut même pas être un politique d’Etat, encore moins une politique d’attraction d’investissements étrangers, il faudrait qu’on soit capable de relocaliser sur le sol national entre 50 et 70 milliards de chiffre d’affaires. Voilà, vous connaissez le tarif. C’est un travail de Titan que même Jupiter ne peut réaliser seul. C’est une mobilisation nationale, une appropriation par tous les secteurs de la société, c’est-à-dire qu’il faut réformer le système bancaire, qui ne finance pas l’économie réelle. Il faut remobiliser l’épargne qui est gaspillée et qui part à l’étranger. Ça veut dire qu’il faut débureaucratiser les règles et les contraintes qui pèsent sur les entreprises, ça veut dire qu’il faut remobiliser la nation autour d’une seule cause, une grande cause nationale, qui s’appelle se remettre à produire en France. Parce que sinon on n’y arrivera pas, et nous nous appauvrirons cruellement.

ST : On a besoin d’acteurs industriels, mais nombre des décisions importantes à ce « produire en France »  dépendent des acteurs politiques. Vous en avez été un de premier rang, vous êtes aujourd’hui un acteur économique, à titre privé. Avez-vous l’intention de jouer encore un rôle politique pour aider à accompagner ces changements ?

AM : Non, j’ai déjà beaucoup donné. Je considère que j’ai fait ce que je pouvais, dans le sens que j’espérais, avec des résultats qui sont contrastés. Je ne peux maintenant m’intéresser au pays qu’au travers de mes entreprises et des combats économiques qui sont les miens. C’est déjà pas si mal.

ST : Vous le savez maintenant de l’intérieur, toutes les entreprises se trouvent confrontées à des contraintes ou des lourdeurs administratives qui ne cessent de se complexifier. Que faudrait-il faire pour ne pas les fragiliser plus encore ?

AM : Je pense qu’il faut d’abord atrophier le système normatif qui vient de l’administration, qui est dépolitisée puisqu’il n’y a pas de contrôle politique sur l’administration en France, elle est en roue libre. C’est le grand problème de notre pays. Si je résume, dans un pays qui a inventé la liberté, quand même, on se retrouve dans une situation entre Kafka et Sacha Guitry, ou Alphonse Allais, qui consiste à découvrir que tout ce qui n’est pas autorisé deviendrait interdit, alors que normalement tout ce qui n’est pas interdit est de droit libre, et donc maintenant plus personne ne fait rien car se croit obligé de demander l’autorisation. Cette grave perversion du système juridique fait qu’il va falloir très rapidement imaginer une manière de se débarrasser d’une quantité considérable de règlementations qui ne sont pas seulement inutiles, mais aussi liberticides. Elle empêchent la société de prendre confiance en elle. Pour moi il faut faire confiance aux acteurs, sinon une société qui organise la défiance, qui imagine le délit derrière n’importe quelle pratique, c’est une société qui se meurt et se dévitalise. Pour ce travail de débureaucratisation il faudrait qu’il y ait au vice-premier ministre qui ne fasse que ça, pendant cinq ans. Il conviendrait de le rendre numéro deux du gouvernement, avec autorité sur tous les autres. Je pense qu’on pourrait y arriver franchement ainsi.

ST : Pouvez-vous nous en dire plus sur la maladie qu’avaient plusieurs de vos anciens collaborateurs, la bruxellose ?

AM : (Rires) Ma grand-mère dans le Morvan se plaignait du fait que ses lapins avait la myxomatose. Lorsque mes collaborateurs revenaient de Bruxelles et qu’ils me disaient qu’on ne pouvait pas faire telle ou telle chose, que la Commission Européenne n’autorisait pas telle ou telle autre chose, je leur ai répondu un jour « Vous, il faut vous soigner d’urgence, vous avez la bruxellose. Vous êtes contaminés par une maladie qui est celle de la croyance que Bruxelles va décider à notre place. »

ST : Aujourd’hui vous êtes associé dans dix entreprises, dans l’industrie et l’agriculture, deux piliers de notre pays. Que pensez-vous du fait qu’ils soient attaqués par des activistes et des militants qui, ne connaissent pas grand-chose, sont pourtant très sûrs d’eux et n’hésitent pas à conduire des actions qui fragilisent ces activités ?

AM : Les écologistes de la punition -et non de la construction- sont les conservateurs de la mondialisation actuelle, parce que le principal obstacle à l’écologie est que le lieu de production est très éloigné du lieu de consommation, il n’y a pas de lien entre le producteur et le consommateur. La première des écologies est celle qui produit sur place ce dont on a besoin. C’est la politique souverainiste. Il s’agit de réconcilier les circuits courts, par seulement dans l’alimentation mais dans tous les domaines. Faire coïncider les besoins des producteurs avec celui des consommateurs. Les écologistes qui empêchent la production sur place sont des révolutionnaires du statu quo, et les pires conservateurs de la mondialisation libérale. Finalement ils ne veulent pas qu’on extrait des mines des matériaux de la transition écologique, donc ils préfèrent faire de l’écologie sans en voir les conséquences. Ils ne veulent pas que l’agriculture, telle qu’elle est, fonctionne à un prix accessible, alors ils la rendent impraticable sur le sol national et leurs actions conduisent à l’importation. Ils empêchent tout investissement dont ils croient qu’ils porteraient atteinte à leurs principes alors qu’en vérité il sont des moyens de recréer des capacités de production sur place. On voit bien que cette écologie-là est l’écologie du statu quo, celle qui fait reculer le monde, alors qu’on a besoin de faire grandement progresser l’écologie.

Par ailleurs je regrette une chose, qu’il n’y ait pas de débat sur tous les sujets techniques et scientifiques, parce que la science est totalement instrumentalisée et manipulée. J’ai cherché des médias qui traitent les problèmes et les dossiers sur le fond, mais il n’y en a pas dans les grands médias. Nous avons un soucis de débat public. Je ne suis pas contre qu’on débatte des bassines, et on va découvrir que 70% des bassines sont indispensables, et que peut-être 30% d’entre elles sont indésirables.

ST : Dans les deux premiers épisodes de votre podcast chacun partage son expertise, tous les aspects d’un sujet sont abordés, politiques, techniques, scientifiques, emploi, … Il répond donc à ce que vous attendiez.

AM : J’ai voulu donner la parole à des gens extraordinaires qui n’ont aucune chance d’être entendus dans le système médiatique actuel. C’est une espèce de contre-société de faiseurs, ou plutôt de faiseux, des gens qui travaillent, qui construisent, selon des principes et des valeurs qui sont parfaitement identifiables, et qui concrétisent des projets. Évidemment cela suppose de croiser tous les domaines, écologie, sciences économiques, sociétal, les besoins de la société, les choix politiques, ce sont des démonstrateurs qu’il est possible de faire des tas de choses dans notre pays qui est peuplé de gens formidables, c’est tout ce que j’aime.

ST : Vous dites faiseux plus que faiseurs ?

AM : Oui, parce que faiseur c’est négatif. Le faiseux c’est celui qui fait, car dans mon pays natal on disait : « il y a les faiseux et les diseux ».

ST : Et alors, Monsieur Montebourg, qui sont donc les Vrais Souverains ?

AM : Les Vrais Souverains, ce sont ceux qu’on n’entend pas, mais qui font beaucoup pour reconstruire la France. C’est une société qui est liée par des liens invisibles, des liens de solidarité et d’entraide, composée de gens qui ne se connaissent pas. J’ai décidé qu’ils se donnent la main dans un lieu où ils pourront se découvrir les uns les autres. C’est ma contribution au débat public, une mise en valeur de nos efforts extraordinaires.

[1] Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités

[2] Arnaud Montebourg part à la rencontre des Vrais Souverains, ceux qui se lèvent pour construire une France libre et souveraine, indépendante car elle prend son destin entre ses mains.

[3] Sommet instauré par le président Emmanuel Macron qui vise à présenter et expliquer aux grandes entreprises internationales les réformes menées pour favoriser l’activité économique de notre territoire. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/choose-france





⭕️ Mezze de tweets

 



⭕️ Hors spectre

 

Studio Les Canailles

 

“Être bon représente une aventure autrement violente et osée que de faire le tour du monde à la voile.”
G.K. Chesterton

 




Les femmes de pouvoir sont des hommes comme les autres

Yasmine Douadi est fondatrice et CEO de RISKINTEL et Risk Summit.

1/ Quelle étymologie du mot risque a-t-elle votre faveur ? L’italien “risco” issu du latin “resecum” (« ce qui coupe », puis « rocher escarpé, écueil ») ou l’arabe رزق, “rizq” (« don fortuit ») ? Un mezze des deux peut-être ?

J’en reviendrais plutôt aux cindyniques du grec κίνδυνος / kíndunos, danger, pour « sciences du danger », qui sont consacrées à l’étude et à la prévention des risques. Au risque d’être terre à terre, le risque est avant tout un danger que l’on tente de prévoir, d’éviter, ou dont on veut limiter l’impact quand il se réalise. Derrière cette approche, il y a d’une part le facteur technique, par exemple en cybersécurité l’ensemble des moyens techniques (EDR, antivirus etc.) qui permettent de contrer la menace. Mais il y a d’autre part l’approche humaine, qui peut comporter une approche psychologique, sociologique, géopolitique, en intelligence économique par exemple. En ce sens, la cyber threat intelligence a une grande composante humaine et requiert des analystes pluridisciplinaires.

2/ L’hostilité est une dimension propre à l’Humanité. Mais nous vivons peut-être une sophistication de la menace, avec l’avènement du “tout cyber”. Les mécanismes de protection ou de repli sur de petites communautés plus sûres vous apparaît-il comme un réflexe assez sain ou comme l’expression d’une peur contre laquelle nous devons lutter sans cesse ?

Pour faire une analogie avec le Léviathan de Hobbes, qui a été écrit dans un contexte de guerre civile, lorsque le danger frappe à la porte de chacun, les humains ont plutôt tendance à s’en remettre à une autorité forte et englobante pour résoudre la situation. Le repli sur de petits groupes est en réalité une solution en désespoir de cause, en d’autres termes un pis-aller. Pour ceux qui connaissent la série américaine The Walking Dead, qui est une allégorie de l’état de nature, c’est le débat entre le petit groupe de Rick et Negan, nouveau Léviathan, être collectif extrêmement coercitif, dans un monde en délitement. Derrière ces constructions, la peur peut être un moteur, contre lequel il ne faut pas lutter mais plutôt remettre à sa place. Celui qui n’écoute pas ses peurs est un fou. L’homme courageux est au contraire à l’écoute de ses peurs et tente de les dépasser. La science du risque demande dès lors du courage et une action collective. Le changement majeur de notre époque est l’évolution rapide et la nature protéiforme de la menace, qui requiert une coopération entre les acteurs privés, mais aussi entre États, plutôt que la constitution d’un nouveau Léviathan planétaire selon moi. L’avenir est dans la coopération entre les différentes intelligences plutôt que dans une uniformisation des techniques de défense.

3) Que vous inspire l’idée selon laquelle il y a fort à parier que, demain, la moitié de l’économie mondiale sera dévolue à la “cyber-protection” de l’autre ?

La part de la « cyber-protection » de l’autre est amenée à suivre la digitalisation du monde. Plus là digitalisation progresse, plus la nécessité de sécuriser les SI se répand. En clair c’est un phénomène naturel dont le moteur est primordialement la digitalisation.

Dès lors, j’observe trois tendances possibles fortes. 

Premièrement, la digitalisation croissante des économies et modes de vies dans les pays en développement, notamment l’Afrique. Ce phénomène, qui arrive à son paroxysme en occident, créera des opportunités et défis majeurs en termes de cybersécurité. Les acteurs de la « cyber-protection » pourront utiliser les acquis de ce qui se fait en occident pour pénétrer les marchés émergents. Ils le font déjà d’ailleurs.

Deuxièmement, le métaverse, qui est perçu comme un nouveau continent par certains géants de la Tech. J’évoque cette tendance pour l’écarter car ce concept me parait ontologiquement dépassé. Pour faire une analogie, le métaverse est un terrain vague non constructible. Or les êtres humains se rassemblent autour d’intérêts ou de passions communes. Ce peut être un jeu sportif, un jeu vidéo, une fête, une projection cinématographique etc. Le vide n’attire personne, or le métaverse n’est que la promesse d’un vide digital dont les humains ne pourraient même pas s’approprier la matrice (le code) pour le modifier à loisir, mais où ils devraient tout acheter. C’est donc un projet bassement commercial représentant une régression anthropologique majeure. L’évolution ne nous y pas préparé, et je ne crois pas qu’elle nous y mènera. Les méta-verses existent aujourd’hui déjà, par exemple sous la forme de forums, de Discords, ou de jeux-vidéos comme MineCraft, Fortnite, League of Legend, Destiny etc. D’ailleurs, comme dans le vrai monde, les humains s’y rassemblent par communautés et sous communautés.

En dernier lieu, il y a la digitalisation du corps humain. C’est à la fois inquiétant et plein de possibilités. On pense tous au projet d’Elon Musk de connexion neuronale entre l’homme et la machine. Lorsque l’humain sera devenu une machine comme une autre, alors la question de la cyber-protection de l’autre se posera sous un angle totalement prométhéen. La culture cyberpunk a anticipé ce monde depuis longtemps, mais peut-être aurons nous la chance (ou malchance) de le voir advenir pour nous ou nos enfants.

4/ Diriez-vous que l’on a enterré un peu vite les veilles nations, et le cas échéant, pour quelles raisons ?

L’expression « vieilles nations » est selon moi un pléonasme. Pour reprendre l’analyse braudélienne, une nation se construit sur des générations par strates successives. Il n’est pas de jeune nation. On pourrait m’opposer le « contre-exemple » américain, mais en réalité, c’est le substrat et l’héritage européen qui a permis aux pères fondateurs de recréer un ensemble national sur une terre nouvelle. A cela s’ajoute une théorie raciale de la nation héritée des approches allemande et anglaise (l’Amérique WASP), qui a d’abord défini l’américain comme blanc, en opposition aux esclaves noirs et aux indigènes amérindiens. L’Amérique multiculturelle tente d’amender cet héritage mais on voit qu’elle a du mal et que cette société reste traversée par des fractures raciales et non culturelles. En clair, cette « jeune » nation porte en elle l’héritage millénaire de peuples européens.

Les nations existent et quand on veut enterrer le vieux modèle de l’État Nation, on parle avant tout de l’Etat Nation occidental. C’est un discours politique et performatif et non une analyse politique sérieuse. Le but pourrait être de dépasser ce modèle pour créer de nouveaux ensembles régionaux, comme l’Union Européenne ou une fusion-absorption Amérique-Europe. Derrière ce discours du dépassement des nations, il y a donc un projet politique qui a ses justifications théoriques, et dont il faut avoir conscience. Cela dit, le Brexit et la montée des « populismes » sont des illustrations de ce que les nations peuvent être tenaces.

5/ Sur une échelle de 1 à 10, comment évaluez-vous le risque d’une avarie numérique planétaire ? Et comment imaginez-vous les moyens d’y faire face ?

On peut repenser au bug de Fastly, une entreprise au rôle stratégique, dont la panne avait emporté des milliers de sites. Cette expérience souligne à quel point une petite erreur peut entraîner des conséquences à grande échelle. Cela dit, je ne crois pas à une avarie numérique planétaire qui viendrait d’une panne. Le net n’est pas décorrélé de la réalité. Il s’agit d’une infrastructure, comme une autre. Dès lors, le risque principal est plutôt celui d’une conflagration planétaire entre grandes puissances qui viendrait mettre à mal l’unité numérique planétaire en détruisant partiellement cette infrastructure ou en la partitionnant.

D’ailleurs, les nets russes, chinois et américains ne sont pas les mêmes. Le monde est certes interconnecté, mais une volonté politique guerrière pourrait très rapidement mettre fin à ce paradigme.

Le risque majeur est donc lié à un risque de guerre tout simplement. Par exemple, dans le contexte de la guerre en Ukraine, North Stream 2 a été détruit, coupant ainsi un peu plus la Russie de l’Europe. De même, le pont de Crimée a été atteint par les services Ukrainiens. En clair, une guerre détruit les infrastructures et réveille des fractures que l’on n’imaginait pas forcément. Du jour au lendemain, les Allemands de l’Est et de l’Ouest ont été divisés arbitrairement. Le même phénomène pourrait arriver dans le numérique.

6/ Quand on entend le terme “numérique”, on pense nécessairement à la Gouvernance par les Nombres du Professeur Alain Supiot. La résilience, dans un monde régi par le calcul, est-ce que cela consiste à fonder, enfin, sur l’Homme et sa capacité à discerner ?

L’homme est fainéant par nature. Mais il est obligé de travailler pour survivre. C’est toute la métaphore du Jardin d’Eden, l’homme fainéant, chassé du jardin doit désormais travailler pour survivre. L’intelligence humaine est le corollaire de cette fainéantise. Comment en faire le plus possible avec le moins de moyen possible ? Tel est le pari des ingénieux, des ambitieux et de la société scientifique. Dès lors, la gouvernance par les nombres que critique Supiot me parait être un phénomène inévitable. La pénétration du calcul dans toutes les sphères de la vie nous la rend en réalité plus facile. L’enjeu sera pour l’homme d’être capable de discerner, avant qu’une IA toute puissante ne soit capable de le faire pour lui et mieux que lui.

7/ Que dit selon vous la montée en puissance des femmes dans les sphères du pouvoir, particulièrement s’agissant de leur rapport à la notion de risque ?

Les femmes de pouvoir sont des hommes comme les autres.

D’ailleurs, l’Angleterre de Thatcher et l’Allemagne de Merkel montrent que rien ne change vraiment quand des femmes arrivent à des postes de pouvoir. Pour autant, j’apporterai un bémol à votre question. En effet, cette montée en puissance n’existe pas selon moi. La plupart des lieux de décision et de pouvoir demeurent encore masculins. Christine Lagarde avait déclaré que si les traders étaient des femmes, la crise des subprimes n’aurait pas eu lieu. Elle faisait référence à la prétendue aversion au risque plus prégnante chez les femmes. Ce point de vue a peu de sens et met de côté une approche structuraliste qui me semble plus juste : ce sont les structures qui décident des hommes (ou femmes) qui vont les occuper. En clair, une femme ne pourra être trader que si justement elle possède la faible aversion au risque que demande cette profession. Une femme ne pourra obtenir un poste de pouvoir que si elle se coule dans le moule de la structure de pouvoir en question. Je vous renvoie à l’exemple de Blythe Masters, qui, bien que femme, a marqué le monde de la finance par l’invention de produits financiers aux conséquences financières et planétaires catastrophiques.

En clair, il ne faut rien attendre de la parité dans les structures de pouvoir en termes de changements sociaux. Car ce sont les structures qui décident et non les individus.

A titre personnel, je souhaite que chacun puisse réaliser son potentiel et je crois en la nécessité de la méritocratie. Il est donc essentiel pour moi que les femmes ne soient pas freinées uniquement parce qu’elles seraient des femmes. C’est un discours libéral assez basique de type « égalité des chances », mais c’est la condition d’une société harmonieuse. Il faut donc se concentrer sur les solutions concrètes qui permettront cette égalité des chances. Les simples discours de dénonciation ont en réalité un impact plus que limité sur le réel.

8/ A quelle avancée technologique renonceriez-vous par souci d’intégrité corporelle ? Seriez-vous prête par exemple à incorporer un moyen de paiement sous-cutané ?

Elon Musk veut nous rendre plus intelligents en nous implantant des puces dans le cerveau. D’autres aimeraient tracer nos moindres faits et gestes via une monnaie numérique. A moins que ce soit l’inverse. En réalité, je ne crois qu’en la technologie que l’individu maîtrise. Si votre outil est contrôlé par un tiers, alors ce tiers vous contrôle vous. C’est bien simple. Je pose la question autrement : seriez-vous d’accord pour déléguer le contrôle de vos fonctions corporelles à un autre être humain ? Imaginons que vous deviez entrer un login pour avoir accès au sommeil et au monde des rêves sur un Cloud. Est-ce ok ?

Cette question en apparence ubuesque se posera très bientôt de manière concrète au vu des dernières avancées technologiques.

9/ Comment comprenez-vous la notion de vérité dans un pays qui l’a décrétée “relative” il y a deux siècles et qui part aujourd’hui à la chasse aux “fausses” informations ?

Malheureusement, la vérité n’existe que dans les Evangiles, en tous les cas selon Jésus Christ.

Dans une société donnée, il y a des discours parfois alternatifs, parfois concurrents qui s’affrontent pour avoir le monopole de LA vérité. D’ailleurs, dans le concret, la vérité est le corollaire de la pureté. Or la recherche de la pureté conduit rarement à des rapports apaisés entre êtres humains. Derrière le spectre des Fake News, il y a en fait la crainte des pouvoirs publics de voir se propager des discours qui nuisent à la paix sociale et à un certain consensus démocratique. Cela dit, si le consensus existe, je me questionne sur la nécessité de la démocratie, qui est justement censée permettre l’expression des dissensus.

Le risque d’ingérences étrangères est quant à lui bien réel.

En clair, rien de nouveau sous le soleil, Fake News, est le nouveau nom d’un terme désormais désuet : « Propagande ».

Il faudra donc trouver un équilibre entre la chasse aux Fake News et la censure. Seul un système véritablement démocratique pourra y arriver mais ce n’est pas une mince affaire, notamment lorsqu’on constate qu’1/6 des jeunes Français est convaincu que la Terre est plate.

10/ Pouvez-vous nommer une musique, un tableau, une sculpture, un endroit sur terre, une personne, un mot ou une phrase qui ne cessent de vous bouleverser ?

La « Nuit étoilée » de Van Gogh, ou comment le chaos artistique représente un univers cosmique pourtant réglé comme une horloge.

 

 

 




Claude Revel, esprit critique et décence commune

Claude Revel est présidente du GIE FRANCE SPORT EXPERTISE, Directrice du think tank SKEMA PUBLIKA, Administratrice CLASQUIN, Présidente Information & Strategies. Ce portrait a été publié le 25 mars 2022.

Pour connaître la remarquable trajectoire de Claude Revel, il suffit de consulter le Who’s Who. Mais comme l’écrit un jour Simone Weil, « ce que je sais de vous m’empêche de vous connaître ». Il nous fallait donc rencontrer Claude Revel en ne sachant d’elle rien ou presque.

C’est dans les salons feutrés du Cercle de l’Union interalliée que nous reçoit, comme chez elle, Claude Revel, veste en velours moiré chic et col roulé, afin de se dévoiler un peu, même si la pudeur et l’humilité semblent assez vite l’en distraire.

Claude Revel est née d’un creuset de cultures. Sur ses quatre grands-parents, trois avaient quitté leur patrie maternelle. Deux grands-parents italiens, et un grand-père Algérien, berbère pour être exact. C’est à Nice qu’ils se sont tous rencontrés. Mais c’est à Conakry qu’est née Claude et c’est à Dakar qu’elle a passé ses dix premières années, comme une marque de prédestination pour l’horizon international. Nous l’écoutons attentivement évoquer ses origines modestes, dans l’atmosphère cossue du Cercle. Son papa a commencé dans la vie comme mécanicien, sa maman, secrétaire de direction. Tous deux nourrissaient beaucoup d’intérêt pour l’actualité internationale et lisaient abondamment. Très tôt, ils lui communiquèrent cette soif précieuse de culture et de connaissance. Mais le plus beau cadeau que Claude Revel reçut sans doute de ses parents fut une grande indépendance intellectuelle, solidement fondée sur un esprit critique. Ce à quoi il convient d’ajouter,  à la place de notre invitée, un certain goût de l’effort qui a structuré son ascension sociale. « Je suis un pur produit de la méritocratie” confirme t-elle, avec, dans le regard et dans la voix, quelque chose du devoir accompli.

Les études qu’elle entreprit la firent rapidement entrer de plain pied dans un milieu bourgeois, dont elle adopta vite les codes sans jamais rien abandonner de sa liberté de pensée.

Science Po d’abord, des études de droit des affaires à Nice et Assas, puis elle intègre l’ENA en 1980, sans trop savoir à quoi cela la destine. Tous ses homologues ou presque entendaient depuis l’âge de 4 ans “tu seras inspecteur des finances”. Claude Revel ne savait pas du tout ce que c’était en entrant dans l’école.  Sans doute était-elle cependant déjà animée de ce mélange assez romantique de souci du bien commun, de disposition à la prise d’initiative et d’attachement à la nation.

Le haut fonctionnaire insiste sur ce dernier point. « Je suis particulièrement sensible à l’idée de nation et aux principes républicains. Et cela tient sans doute au fait qu’à mes yeux, liberté et souveraineté vont de pair. » En fallait-il beaucoup plus pour faire un haut fonctionnaire digne de sa mission ?

C’est que le champ lexical de Claude Revel, comme disent les analystes politiques, regorge de termes oblatifs, tels que « loyauté, exemplarité ou encore courage », dont elle déplore que ce soit sans doute aujourd’hui « la qualité la moins bien partagée ».

Claude apprécie particulièrement les cours de sciences politiques. A l’ENA, elle développe le goût du service de l’intérêt général que matérialise l’Etat, et que nourrit un patriotisme assumé, qu’elle relie sur le moment à son histoire familiale. « Mon grand-père algérien s’est engagé et battu dans les Dardanelles, un grand oncle niçois a perdu la vie à 19 ans en août 14 dans un champ de blé en Alsace ».

Dès la sortie de l’ENA, la carrière de Claude Revel part en trombe pour ne plus s’arrêter. De 1980 à 1989, elle sert trois ministères différents comme administrateur civil : l’Equipement (Direction de la Construction, contrôle des activités financières des entreprises disposant de crédits publics ), le Commerce extérieur (DGA de l’ACTIM ancêtre d’Ubifrance), puis les Affaires étrangères (Information scientifique et technique). C’est au Quai d’Orsay qu’elle attire vainement l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité de valoriser l’information scientifique et technique pour les entreprises. Mais elle est en avance sur l’état d’esprit de cette époque et ne parvient pas totalement à faire émerger cette prise de conscience. Voilà bien un coup de pinceau assez évident dans ce portrait, le côté pionnier ou visionnaire de Claude Revel.

De 1989 à 2003, Claude Revel crée et dirige l’OBSIC (Observatoire du marché international de la construction) structure d’intelligence économique internationale mutualisée entre majors du BTP français. Peu après,  elle prend concomitamment la direction générale du SEFI (Syndicat des Entrepreneurs Français Internationaux), centre d’advocacy des mêmes avec les organisations internationales mondiales. Puis en même temps en 2000, elle assure également la direction générale de la CICA (Confederation of International Contractors’​ Associations), association mondiale des entrepreneurs de construction et infrastructures.

Dès 1991, Claude Revel produit pour ses entreprises un rapport de 35 pages sur la concurrence chinoise en Afrique. Elle tente aussi d’alerter l’opinion publique sur l’effort d’influence économique américain à l’international, en diffusant un rapport qui deviendra une base de son livre (en coauteur) « L’autre guerre des Etats-Unis » en 2005. De même le fait-elle sur les enjeux pour notre pays de la gouvernance mondiale en cours avec un autre ouvrage en 2006. . . Elle prend alors conscience du rapport analogique qui existe entre ce que l’on appelle aujourd’hui l’intelligence économique et le Renseignement. Collecte, analyse, recoupement, tri, validation, etc. C’est là peut-être l’un des axes majeurs de la carrière de Claude Revel : l’intuition que rien ne dispose mieux au succès de l’action que la récolte et le raffinement de l’information.

C’est bien la raison pour laquelle, de début 2004 à fin mai 2013, Claude Revel crée et développe IrisAction, une structure d’intelligence et influence professionnelles internationales (que Claude Revel dissout de manière anticipée début juin 2013, lors de sa prise de fonctions dans l’administration). Elle assure alors également des fonctions de professeure affiliée en intelligence économique et stratégique et de directrice du Centre Global Intelligence & Influence de SKEMA Business School (elle met fin à ces dernières fonctions au 30 mai 2013, pour les mêmes raisons).

Du 30 mai 2013 au 26 juin 2015, Claude Revel est appelée comme déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier ministre français. Une consécration en quelque sorte !

Elle est ensuite Conseillère maître en service extraordinaire à la Cour des comptes de 2015 à 2019.

En décembre 2019, elle recrée une structure propre baptisée Information & Stratégies. Depuis le 2 janvier 2020, elle est présidente du GIE France Sport Expertise, directrice du développement du think tank SKEMA PUBLIKA et administratrice indépendante de la société de logistique internationale Clasquin. C’est la portée internationale et la préoccupation opérationnelle de PUBLIKA qui l’ont séduite. Le Think Tank vient de publier un rapport d’envergure, EYES (Emergy Youth Early Signs) qui recense et décrypte des préoccupations d’ordre politique des jeunesses du monde. « C’est une étude dont l’objectif est de doter les pouvoirs publics et privés dans le monde d’un certain nombre de clefs de réflexion, que nous allons développer en moyens d’actions concrets, d’outils opérationnels, par exemple pour aider à la formation de l’esprit critique, bien délaissée aujourd’hui » explique Claude Revel.

Voilà pour la matière des grandes dates. Mais s’agissant de l’esprit ? « Je crois bien dans une forme d’intelligence supérieure, à laquelle je ne donne pas de nom ». Nous n’en saurons pas plus. Qu’est-ce qui vous tire du lit le matin, qu’est-ce qui irrigue votre vie, poursuit-on. « J’aime l’idée d’Orwell, de ‘common decency’. Il est donné de cette notion une définition bien claire dans un ouvrage. (Références ici) : « La décence ordinaire repose sur les vertus de base toujours reconnues et valorisées par lhumanité. Elle revêt un statut transversal par rapport à toute construction idéologique et détermine un ensemble de dispositions à la bienveillance et à la droiture et constitue lindispensable infrastructure morale de toute société. »

Plus que tout, Claude Revel a souhaité par ses multiples engagements protéger les libertés, « à tout prix, et même de manière collatérale ». « Nous devons préparer le monde de demain pour nos enfants, tous les enfants, poursuit-elle. Il nous faut pour cela lutter contre les rapports de force animale, protéger toutes les formes de faiblesse et la dignité humaine. » L’entretien se clôt sur cette question : Y a-t-il une menace qui vous inquiète en particulier ? « Oui bien sûr. Je suis vent debout contre la prise de pouvoir sur nos vies par des géants multinationaux du numérique, non élus, sans notre consentement éclairé, à l’aide de technologies qui séduisent et sont peu à peu rendues obligatoires. Je vais me battre plus que jamais, par les idées car je crois qu’elles mènent le monde, contre une société proposant un pseudo bonheur formaté et sécurisé contre un contrôle individuel total y compris sur la pensée.  Je crains que certains de leurs dirigeants n’aient un agenda. Et je crois bien, hélas, que ça n’est pas le nôtre. Seul le développement de l’esprit critique et citoyen dès l’enfance peut nous éviter le pire » 




Il faut en revenir à l’Europe souhaitée par le général de Gaulle.

Patrice Huiban est Président de France Ambitions et l’auteur d’Osons changer le modèle français.
1/ Quel regard le St Cyrien que vous êtes porte-t-il sur l’état des techniques, moyens et outils dont dispose la France ?

Je ne sais pas si le regard d’un saint-cyrien est spécifique 😊.

Quoi qu’il en soit, je pense que la situation actuelle du pays laisse un goût amer, le sentiment d’un immense gâchis tant le potentiel de la France est élevé de par sa géographie, ses talents scientifiques, les compétences de sa main-d’œuvre, l’esprit entrepreneurial qui y souffle à nouveau, condition sine qua non pour créer des richesses dans nos territoires et financer ainsi de façon pérenne et souveraine, et non pas l’endettement, notre prospérité, notre niveau de vie et tous les services associés (santé, éducation, justice, etc.).

Ce potentiel est plus que jamais élevé avec une population davantage prête au sursaut qu’il y a trente ans. Pourquoi ? Il y a un retour du patriotisme, une très bonne nouvelle en soi, c’est-à-dire une puissante attente de collectif, dans toutes les couches de la société. Il n’y a qu’à regarder les emballages des produits en rayon. Dès qu’il est ne serait-ce que conçu en France, il y a un gros logo bleu-blanc-rouge. Le but des entreprises n’étant pas de faire du patriotisme pour du patriotisme, mais de faire prospérer un modèle économique, cela traduit une forte attente des citoyens remontée par toutes les études marketing, pour des raisons sociale et environnementale ou pour des raisons d’emploi, de compétitivité. Le « Made in France » rassemble ainsi au-delà des courants politiques, à droite comme à gauche.

Une première difficulté est que là où ce retour du patriotisme est le plus faible, c’est chez ceux qui sont payés pour porter l’étendard, pour sonner le tocsin du renouveau, à savoir les hauts-fonctionnaires que je connais bien pour en être, qui conseillent et irriguent le monde politique. Y règne majoritairement et a minima un conformisme résigné ou, pire, une logique post-nationale de dissolution de la Nation dans des ensembles supranationaux.

Au-delà, sur le fond, ce potentiel est gâché par une mauvaise gestion de l’argent public qui asphyxie le pays à petit feu, les marges de nos PME, qui emploient 70% des salariés dans nos territoires, et le pouvoir d’achat des actifs. A titre d’exemple, une étude KPMG de 2019 montre que le résultat net (par définition après impôts) d’une entreprise qui fait 34M€ de chiffre d’affaires est de 5M€ aux Pays-Bas, 4,4M€ en Allemagne, 3M€ en Italie et… 1M€ en France ! Et ces pays ne sont pas des enfers sociaux, mais au contraire des contrées qui affichent des indicateurs socio-économiques généralement meilleurs que les nôtres. Du côté des actifs et selon l’IFRAP, sur 100€ versés par les employeurs, les salariés français perçoivent 47€ contre 60€ en moyenne au sein de l’UE et 70€ en Suisse, pays qui affiche des taux de pauvreté et même d’inégalités inférieurs aux nôtres.

2/ Avec France Ambitions, vous dites vouloir “changer le modèle” français. Peut-on vous demander le modèle que vous avez vous-même “en magasin” ?

Le modèle alternatif que l’on propose peut se résumer en trois axes.

  • Faire vivre notre modèle social et environnemental de haut niveau en ramenant les prélèvements obligatoires (impôts, taxes et cotisations sociales) qui pèsent sur nos PME dans la moyenne européenne et en augmentant notre effort global de recherche, les pays les plus dynamiques sur le temps long (Corée du Sud, Allemagne, Etats-Unis notamment) y consacrant 3,5% à 4,5% de leur PIB contre 2,2% en France. De façon imagée, il s’agit de faire grossir le gâteau avant de partager les parts.
  • Mettre des moyens sur le terrain dans les 5 fonctions de base attendues par les citoyens : Education, Santé, Justice, Sécurité et Défense.
  • Financer cette politique en diminuant de façon ciblée de 10% la dépense publique, soit 150Md€, en respectant 3 principes : remettre l’Etat sur la stratégie (le Quoi et le Pourquoi ?) et laisser aux acteurs dans les territoires (les maires, les préfets, les entreprises, les branches professionnelles, etc.) le soin du « comment » atteindre les objectifs nationaux déclinés localement ; moins d’agents dans les bureaux et plus sur le terrain, « moins de gras et plus de muscles » ; ne jamais séparer le décideur du payeur afin de responsabiliser les acteurs, un maire élu démocratiquement sur un projet n’ayant au mieux la main que sur 40% de son budget par exemple.

3/ La guerre économique vous semble-t-elle aussi une affaire militaire ? Plus généralement, et en écho à une tribune dont vous fûtes signataire, les militaires doivent-ils s’engager davantage en politique ?

Oui, il y a de fortes analogies entre le monde économique et le monde militaire. Dans les deux cas, des acteurs aux intérêts divers, voire opposés, se confrontent dans une dialectique des volontés, dans une partie d’échecs à plusieurs acteurs, afin d’atteindre leurs objectifs respectifs. On y trouve les notions complémentaires de stratégie et de tactique, souvent confondues dans le monde civil. On y trouve également une nécessaire agilité permise par une chaîne de commandement simple et réactive, une connexion permanente aux réalités du terrain – via une interaction naturelle entre les échelons de décisions et les échelons opérationnels – et une autonomie laissée aux acteurs à partir du moment où ils savent situer leur action au regard des grands objectifs de leur organisation.

Oui, j’ai cosigné une tribune dans Le Figaro en 2015 pour dénoncer une discrimination dont font l’objet les militaires, à savoir une impossibilité pratique à s’engager dans le débat d’idées. C’est statutairement possible, mais à travers l’interdiction qui leur est faite d’adhérer à un parti politique (les militaires sont les seuls citoyens concernés avec les préfets en fonction) et un détachement sans solde en cas d’élection, y compris sur une liste dans une commune de plus de 9000 habitants, ils sont condamnés, sauf exception, à des candidatures de témoignage. Cela me semble totalement incohérent et anachronique. Incohérent car pourquoi ces interdictions aux militaires et pas à d’autres dépositaires de fonctions éminemment régaliennes comme les magistrats ? Pourquoi cette différence de traitement entre un policier et un gendarme ? Anachronique car les militaires prouvent chaque jour et au péril de leur vie leur loyauté à la volonté politique du moment quelle qu’elle soit. Il n’y a jamais eu à proprement parler de coup d’état militaire en France en dépit des nombreuses vicissitudes de notre histoire, le 18 brumaire étant un coup d’Etat politique. En quoi des hommes et des femmes prêts à tout donner pour la défense de la terre de nos pères et de ses valeurs seraient-ils illégitimes à participer activement à la construction de la France de nos enfants ?

Oui, les militaires devraient pouvoir s’engager en politique comme tout citoyen, conformément à l’article Premier de notre Constitution qui stipule que « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. ». Et ce n’est pas qu’une question juridique. En effet, les militaires et anciens militaires sont des décideurs qui placent plus naturellement le collectif et les intérêts du pays au-dessus des contingences personnelles et partisanes du moment en mêlant intégrité, désintéressement, courage et vision à long terme, faisant fi d’une logique politicienne de courte vue. Ce n’est ainsi par un hasard si la plupart des grands chefs d’Etat des pays démocratiques ont connu une solide expérience militaire comme Washington, Bonaparte, de Gaulle, Churchill, Eisenhower, Kennedy, Pompidou, etc.

4/ National, libéral, social. Le bâton de sourcier politique est-il nécessairement obligé de se laisser aimanter par l’une seule de ces
directions, ou l’heure d’une symbiose est-elle enfin arrivée ?

Je ne sais pas si l’heure de la symbiose est arrivée, mais elle est impérieuse ! A l’heure où l’on célèbre les 80 ans de la première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR) le 27 mai 1943, la France a besoin d’un puissant projet de refondation, transpartisan car pragmatique, tout grand pays devant se réinventer tous les 50/100 ans. On l’a fait sous Bonaparte, en 1945 et il est l’heure de le faire aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que le modèle français n’est plus viable, pérenne. C’est une fuite en avant monétaire, budgétaire et financière d’un côté avec un pays qui est de moins en moins tenu de l’autre (sécurité, justice, etc.). Pour que nos compatriotes comprennent bien, la France est comme un ménage qui gagnerait 3000€ par mois et dépenserait 4500€… Cela ne peut pas durer, d’autant plus que nos créanciers (fonds de pensions, fonds souverains, banques d’affaires, assurances, etc.) sont majoritairement étrangers. Quand ils n’ont plus confiance en la capacité de la France à soutenir sa dette à long terme, la première conséquence est une prime de risques qui augmente, ce qui commence à être le cas aujourd’hui avec les intérêts de notre dette qui atteignent 50 Md€, soit l’équivalent du budget des armées ! Et la phase suivante consiste en une mise sous tutelle du pays par des instances supranationales (FME, BCE, FMI) le temps de rétablir nos comptes dans l’urgence. Et là, c’est l’épargne des Français qui est menacée, car leurs 6000 Md€ d’économies hors immobilier couvrent largement les 3000 Md€ de dette publique. Concrètement, et c’est prévu par la loi Sapin II de 2016, les épargnants ne pourraient plus disposer comme ils le souhaitent de leurs assurances-vie, de leurs livrets, etc., le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF) pouvant bloquer temporairement les mouvements de retraits.

Pour redresser le pays et évoquer l’effondrement précité, il nous faut donc travailler à un projet capable d’embarquer une majorité de Français dans des réformes d’ampleur pour remettre à plat l’action publique, soit l’action de l’Etat, des collectivités locales et de la Sécurité sociale. Nous n’en avons pas pour notre argent ! Avec des prélèvements et des dépenses records, on devrait avoir les meilleurs services publics au monde. Or, chacun constate les dysfonctionnements grandissants de l’Ecole, de la Justice, de l’Hôpital, etc. Le nœud gordien du sursaut français consiste donc à améliorer grandement l’action publique tout en rétablissant nos comptes, soit 150 Md€ d’économies ciblées. Et c’est largement possible ! Mais pour cela, il faut bosser, soulever le capot de la machine Etat au sens large pour améliorer grandement l’efficacité et l’efficience de la dépense publique, dépenser beaucoup mieux en somme. Une hausse de la dépense publique sans réformes structurelles d’ampleur aurait même l’effet paradoxal de détériorer la qualité des services publics, l’essentiel des ressources additionnelles étant captées par l’administration de gestion, « les bureaux », le « Back Office », au détriment des agents sur le terrain au contact des administrés, agents détournés de leur mission par une suradministration première bénéficiaire de la manne publique. A dépense égale par rapport à la richesse produite (PIB), nous avons ainsi 30% d’administratifs en plus et 30% de soignants en moins dans nos hopitaux que les Allemands.

Le pragmatisme doit donc être la boussole d’un programme de refondation comme celui que France Ambitions met sur la table, « La haute politique n’étant que le bon sens appliqué aux grandes choses. » (Napoléon Bonaparte). Le général de Gaulle, qui a réfléchi à un puissant projet pour la France durant sa traversée du désert, était libéral, social, sociétal suivant les sujets et les moments avec un seul objectif : la grandeur et l’indépendance de la France. Il a à la fois rétabli les comptes et libéralisé l’économie avec le plan Pinay-Rueff, pris des mesures sociales avec la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, l’intéressement et la participation et adopté des mesures sociétales avec la légalisation de la contraception pour les femmes en 1967.

5/ Qu’inspirent nos finances publiques à l’ancien conseiller à la Cour des Comptes ?

Comme évoqué supra, nos comptes ne sont plus tenus. C’est une fuite en avant monétaire, budgétaire et financière qui nous met entre les mains de la BCE et derrière l’Allemagne. Nous ne sommes plus souverains rien que par nos comptes ! Ce n’est pas un hasard si le général de Gaulle a tenu en priorité à les rétablir en 1958 alors que la France était, on l’oublie souvent, sous tutelle du FMI. Ce n’était pas par dogme libéral, mais pour avoir les coudées franches pour mener à bien sa politique industrielle, militaire et diplomatique. Aujourd’hui, le déficit public de la France, essentiellement celui de l’Etat, est équivalent à l’ensemble du déficit public de la zone euro ! Et oui, cela paraît surréaliste depuis Paris, mais de nombreux pays du continent sont en excédent budgétaire, à peine deux ans après la sortie de la crise sanitaire. Et plutôt que d’avoir le courage de mieux gérer l’argent public, sacré car l’argent des Français, on fait tourner la planche à billets pour éponger, « acheter » nos déficits. Mais nos créanciers s’impatientent et ces euros qui inondent la zone finissent par générer de l’inflation, la guerre en Ukraine ayant bon dos ! Il ne faut pas être prix Nobel en économie pour savoir que quand on « produit » plus de monnaie que de biens et services à vendre, ce sont les prix qui grimpent, la monnaie perdant de sa une mauvaise gestion de l’argent public qui asphyxie le pays à petit feu.

6/ Quelle est la marge de manoeuvre d’une France au sein de l’UE sous évidente influence américaine ?

Certes, l’UE est une contrainte pour notre pays, mais cette contrainte est largement exagérée par certains. C’est même mentir aux Français que de dire qu’une sortie de l’UE et de la zone euro résoudrait nos problèmes comme par enchantement, nous dispenserait de tout effort. Ce n’est pas Bruxelles qui nous empêche de remettre de l’ordre dans nos comptes publics, de réformer l’administration, de diminuer les impôts, taxes et cotisations sur les ménages et les entreprises, de reconquérir certains territoires perdus de la République, etc. Le cadre actuel permet à la France de défendre ses intérêts… à la condition que ses gouvernements le veuillent ! Par lâcheté ou par idéologie pro-Europe fédérale, nous nous mettons nous-mêmes des règles qui vont souvent bien au-delà de ce qui est exigé par l’Union. Il y a pléthore d’exemples : l’énergie, le logement, l’agriculture, l’environnement, etc. Les autres Etats montrent qu’il est possible de défendre ses intérêts sans quitter l’UE, l’Allemagne en tête, mais aussi le Danemark, la Pologne, la Hongrie, etc. La Cour constitutionnelle fédérale allemande se réserve ainsi le droit de déclarer inapplicable en Allemagne un acte juridique de l’Union européenne qui ne respecterait pas les « qualités inhérentes à l’identité constitutionnelle » protégées par la Constitution allemande ou qui outrepasserait les compétences de l’Union après avoir donné l’occasion à sa Cour de justice (CJUE) de statuer sur l’acte en question. Et si la France s’oppose à une mesure, qui pourra la contraindre ? L’UE sans la France est morte de fait.

Pour autant, il faut stopper le processus actuel d’approfondissement et d’élargissement qui engendre des transferts de compétences toujours plus nombreux à Bruxelles. On a ainsi des politiques qui disent qu’il faut donner plus de pouvoir aux acteurs sur le terrain alors qu’ils ne s’opposent pas, ou même cautionnent, ces transferts de compétences. C’est schizophrénique ! On reproduit les errements du centralisme français à Bruxelles. Si le jacobinisme a eu ses vertus, l’Etat ayant fait la Nation en France, exception mondiale, il n’est plus de mise aujourd’hui. La société est tellement complexe et évolue tellement vite qu’on est « condamné » à un girondisme pragmatique, soit laisser le « comment » atteindre localement les objectifs définis nationalement. On l’a vu pendant la crise de la Covid-19. Quand l’Etat a voulu tout gérer en mode hospitalo-centré au début, ce fut un fiasco. Quand il a enfin fait confiance aux maires, aux préfets, aux entreprises, aux cliniques privées, aux médecins libéraux, cela a d’emblée mieux fonctionné.

Par conséquent, il faut en revenir à l’Europe souhaitée par le général de Gaulle, une Europe « levier d’Archimède » pour chaque Etat membre, soit une Europe confédérale, une Europe de nations souveraines qui mènent des projets en commun sur des sujets où ils n’ont pas individuellement la taille critique pour concurrencer des puissances comme la Chine ou les Etats-Unis. En résumé, il s’agit d’un Bruxit et non d’un Frexit !

7/ Vous paraît-il illusoire de réunir un peuple en faisant appel à…son intelligence, plutôt qu’en ayant recours à la séduction ou à l’usage de la force ?

Quand on est un démocrate sincère, on ne peut que faire confiance à l’intelligence collective, au bon sens des citoyens, le bon sens étant avec la bêtise la chose la mieux partagée. Ce n’est pas une question de diplôme ! La séduction et/ou la force peuvent permettre de gagner une bataille, de gagner à court terme à l’image de la réforme des retraites, mais on ne peut pas embarquer une nation dans un sursaut historique, aujourd’hui indispensable, sans miser sur la pédagogie, la sincérité, l’exemple afin de susciter la confiance et le respect.

Il est navrant de constater que des décideurs au plus haut niveau rejettent la faute sur les citoyens plutôt que de se remettre en cause face à leur incapacité à convaincre, se réfugiant souvent, comme tout mauvais chef, sur leur statut pour s’imposer. S’il suffisait d’être surdiplomé pour bien diriger au plus haut niveau, cela se saurait, on serait la première puissance européenne depuis au moins 40 ans ! L’Histoire montre que les qualités principales d’un grand dirigeant sont avant tout le courage, l’humilité et la lucidité, bien plus que ses diplômes ! Ce fut ainsi le cas de Lech Walesa, électricien, qui a mené avec succès la transition de la Pologne vers la démocratie, mais aussi de Gerhard Schröder, initialement simple vendeur dans une quincaillerie, qui a mené les courageuses réformes qui ont lancé l’Allemagne sur 25 ans de prospérité. On pense également à Luiz Inacio Lula da Silva, ouvrier métallurgiste, qui a quitté le pouvoir après deux mandats consécutifs en 2010 avec plus de 80% d’opinions favorables ou à Pierre Bérégovoy, un des meilleurs ministres de l’économie de la Ve République bien que titulaire d’un simple CAP.

La promesse de notre République est que chaque Français a dans son berceau le grand collier de la Légion d’Honneur, l’attribut du chef de l’Etat. Tout le monde ne souhaite pas être président de la République, mais tout le monde peut l’être.

Pour autant, pour faire de la politique à haut niveau, il ne faut pas s’armer uniquement de grands principes, être « fleur bleue ». S’il faut avoir un projet clair et des idéaux, être animé par la soif de servir et le mépris de ceux qui se servent, il faut également être un excellent tacticien. On ne peut espérer arriver au pouvoir et y rester sans manœuvrer habilement. La ligne rouge est de ne jamais vendre son âme, de ne jamais déroger aux intérêts supérieurs de la Nation, de la Patrie et de la République, soit faire des compromis sans jamais verser dans la compromission. La politique politicienne n’a de sens qu’au service d’un grand dessein pour le pays, soit la tactique au service d’une stratégie. La tactique pour la tactique, c’est le macronisme, c’est comme marcher en évitant les obstacles sans savoir où on va…

Enfin, il faut aimer les Français. Il est à la mode aujourd’hui de dire, de façon plus ou moins sincère, qu’on aime la France, qu’on est patriote. En revanche, je n’entends jamais un politique dire qu’il aime ses compatriotes. Pourtant, c’est fondamental ! Un grand Homme politique n’est pas le premier de cordée ou encore moins le premier des Français. C’est avant tout le premier serviteur de la Nation, celui qui va la représenter et la défendre bec et ongles, celui qui va « mouiller le maillot » pour les siens en étant à leur contact et à leur écoute en permanence, suivant en cela cette citation de Montesquieu : « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie ; il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux. ».

La tâche est donc éminemment difficile et c’est pour cela que nous avons beaucoup de politiques qui pensent à la prochaine élection et très peu d’hommes ou de femmes d’Etat qui pensent à la prochaine génération. Cela demande des qualités difficilement conciliables en un seul individu : il faut à la fois avoir une vision de long terme au-dessus de la mêlée en étant habité par son pays, être humble, être lucide, être intègre et prendre autant de plaisir à boire une pinte au bar du coin en discutant Tiercé ou Ligue des champions de football qu’à échanger avec les grands de ce monde.

8/ Vous paraît-il intéressant de donner davantage de pouvoir aux régions, notamment dans la libre allocation qu’elles pourraient faire des moyens qui lui sont versés par l’Etat ?

Comme précédemment évoqué, le jacobinisme a eu ses vertus, mais il montre aujourd’hui ses limites. La société est tellement complexe et évolue tellement vite qu’il faut laisser de l’initiative aux acteurs de terrains, dont les conseils régionaux, pour déterminer les voies et moyens d’atteindre les objectifs nationaux déclinés localement, au regard des contraintes de chaque territoire.

Cependant, cela n’est viable qu’à deux conditions :

  • définir clairement les responsabilités du Conseil régional et lui laisser la main sur son budget, soit lever l’impôt pour financer son projet ;
  • revenir sur le découpage de la loi NOTRe de 2015 afin de donner aux Régions une véritable cohérence socioéconomique et historique.
9/ La technologie nous permet aujourd’hui de contrefaire à peu près tout. Comment vous projetez-vous dans un monde où il sera bientôt impossible de distinguer le vrai du faux ?

Je ne suis pas aussi pessimiste. Toutes les innovations ont soulevé par le passé des craintes et peuvent être utilisées pour le meilleur ou pour le pire comme l’énergie nucléaire. A chaque mesure des contre-mesures à l’image de l’obus et de la cuirasse. On pourra développer des moyens pour continuer à distinguer le vrai du faux.

10/ On a l’impression qu’à part Sun Tzu, personne ne cite de stratège dont les enseignements soient applicables à la vie ordinaire du nombre. Nous dépanneriez-vous ?

Il est logique de Sun Tzu soit célèbre aujourd’hui car c’est le grand théoricien de la stratégie indirecte, soit quelque part le théoricien du soft power, de l’influence, de l’intelligence économique, dans une société qui abhorre désormais l’affrontement direct cher à Clausewitz. Mais Sun Tzu n’est pas le seul théoricien de la stratégie indirecte. Vous avez aussi le britannique Basil Liddell Hart, Mao, etc.

Et parmi les théoriciens de la stratégie directe, vous pouvez tirer des enseignements qui sont toujours très actuels comme les trois principes de Foch – liberté d’action, concentration des efforts et économies des moyens – ou cette citation de Napoléon Bonaparte « À la guerre les trois quarts sont des affaires morales ; la balance des forces réelles n’est que pour un autre quart. ».

10/ Connaissez-vous les écoles Espérances Banlieues, où les jeunes gens de toutes origines et parfois en situation d’échec scolaire, sont vouvoyés par leurs professeurs, portent un uniforme et pratiquent chaque matin le lever des couleurs, apprennent à aimer son Histoire ? Serait-ce en germe le retour heureux de ce que fût il n’y a pas si longtemps l’école de la République ?

Tout à fait. Nous connaissons Espérance Banlieues et j’ai visité un de leurs sites. C’est effectivement impressionnant ce qu’ils arrivent à faire. Nous ne pouvons que rêver au déploiement de cette approche pédagogique partout en France.

L’Education nationale est l’institution malade de la République et pourtant si déterminante pour notre avenir. C’est une politique de long terme par excellence. Les résultats sont non seulement très mauvais, voire catastrophiques, mais c’est une véritable casse sociale au détriment des classes populaires qui subissent une double peine : des conditions de vie difficile et une école, du fait de la carte scolaire notamment, qui les enfonce dans la précarité et la reproduction sociale alors qu’elle devrait apparaître comme une planche de salut. Non seulement notre dépense intérieure d’éducation (DIE) est supérieure à la moyenne des pays développés (OCDE) pour des résultats inférieurs, mais les résultats moyens des enfants d’ouvriers, d’employés et de personnes sans emploi en France sont très en-deçà des résultats des enfants de même condition sociale dans les autres pays occidentaux. A l’inverse, les enfants de cadres ont des résultats équivalents à leurs homologues. Face à ce drame humain et social à grande échelle, il est toujours très surprenant de constater la frilosité, le refus de tout changement et le conservatisme du corps enseignant, d’autant plus qu’une majorité de ce dernier a le cœur à gauche et devrait donc se révolter devant une telle injustice.

 

 




Newsletter n°60 - 27 mai 2023

⭕️ Éditorial

Dans le bon sens

La Tribune nous apprenait ce matin que le Fonds France Nucléaire s’était porté au secours de la PME stratégique Segault. Le FFN, géré par le groupe de capital-investissement Siparex, “serait à la manoeuvre pour donner à Segault un actionnariat français.” C’est donc qu’un tel sursaut est possible et nous devons nous en réjouir. J’ai lu ça et là des remarques à ce sujet, ironiques, incrédules ou désabusées. Je comprends bien ce qui les motive mais je ne crois pas que nous rendions service à notre cause en réagissant ainsi. Tout ce qui va dans le bon sens doit d’abord être dûment salué et encouragé. Notre propos exigeant n’en sera que mieux fondé. Et il sera toujours temps de nous émouvoir, avec d’autant plus de poids, si ladite démarche s’avérait trompeuse, vaine ou fragile.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui Patrice Huiban, qui est Président de France Ambitions et l’auteur d’Osons changer le modèle français.


Il faut en revenir à l’Europe souhaitée par le général de Gaulle.



⭕️ Le grand entretien

1/ Quel regard le St Cyrien que vous êtes porte-t-il sur l’état des techniques, moyens et outils dont dispose la France ?

Je ne sais pas si le regard d’un saint-cyrien est spécifique 😊.

Quoi qu’il en soit, je pense que la situation actuelle du pays laisse un goût amer, le sentiment d’un immense gâchis tant le potentiel de la France est élevé de par sa géographie, ses talents scientifiques, les compétences de sa main-d’œuvre, l’esprit entrepreneurial qui y souffle à nouveau, condition sine qua non pour créer des richesses dans nos territoires et financer ainsi de façon pérenne et souveraine, et non pas l’endettement, notre prospérité, notre niveau de vie et tous les services associés (santé, éducation, justice, etc.).

Ce potentiel est plus que jamais élevé avec une population davantage prête au sursaut qu’il y a trente ans. Pourquoi ? Il y a un retour du patriotisme, une très bonne nouvelle en soi, c’est-à-dire une puissante attente de collectif, dans toutes les couches de la société. Il n’y a qu’à regarder les emballages des produits en rayon. Dès qu’il est ne serait-ce que conçu en France, il y a un gros logo bleu-blanc-rouge. Le but des entreprises n’étant pas de faire du patriotisme pour du patriotisme, mais de faire prospérer un modèle économique, cela traduit une forte attente des citoyens remontée par toutes les études marketing, pour des raisons sociale et environnementale ou pour des raisons d’emploi, de compétitivité. Le « Made in France » rassemble ainsi au-delà des courants politiques, à droite comme à gauche.

Une première difficulté est que là où ce retour du patriotisme est le plus faible, c’est chez ceux qui sont payés pour porter l’étendard, pour sonner le tocsin du renouveau, à savoir les hauts-fonctionnaires que je connais bien pour en être, qui conseillent et irriguent le monde politique. Y règne majoritairement et a minima un conformisme résigné ou, pire, une logique post-nationale de dissolution de la Nation dans des ensembles supranationaux.

Au-delà, sur le fond, ce potentiel est gâché par une mauvaise gestion de l’argent public qui asphyxie le pays à petit feu, les marges de nos PME, qui emploient 70% des salariés dans nos territoires, et le pouvoir d’achat des actifs. A titre d’exemple, une étude KPMG de 2019 montre que le résultat net (par définition après impôts) d’une entreprise qui fait 34M€ de chiffre d’affaires est de 5M€ aux Pays-Bas, 4,4M€ en Allemagne, 3M€ en Italie et… 1M€ en France ! Et ces pays ne sont pas des enfers sociaux, mais au contraire des contrées qui affichent des indicateurs socio-économiques généralement meilleurs que les nôtres. Du côté des actifs et selon l’IFRAP, sur 100€ versés par les employeurs, les salariés français perçoivent 47€ contre 60€ en moyenne au sein de l’UE et 70€ en Suisse, pays qui affiche des taux de pauvreté et même d’inégalités inférieurs aux nôtres.

2/ Avec France Ambitions, vous dites vouloir “changer le modèle” français. Peut-on vous demander le modèle que vous avez vous-même “en magasin” ?

Le modèle alternatif que l’on propose peut se résumer en trois axes.

  • Faire vivre notre modèle social et environnemental de haut niveau en ramenant les prélèvements obligatoires (impôts, taxes et cotisations sociales) qui pèsent sur nos PME dans la moyenne européenne et en augmentant notre effort global de recherche, les pays les plus dynamiques sur le temps long (Corée du Sud, Allemagne, Etats-Unis notamment) y consacrant 3,5% à 4,5% de leur PIB contre 2,2% en France. De façon imagée, il s’agit de faire grossir le gâteau avant de partager les parts.
  • Mettre des moyens sur le terrain dans les 5 fonctions de base attendues par les citoyens : Education, Santé, Justice, Sécurité et Défense.
  • Financer cette politique en diminuant de façon ciblée de 10% la dépense publique, soit 150Md€, en respectant 3 principes : remettre l’Etat sur la stratégie (le Quoi et le Pourquoi ?) et laisser aux acteurs dans les territoires (les maires, les préfets, les entreprises, les branches professionnelles, etc.) le soin du « comment » atteindre les objectifs nationaux déclinés localement ; moins d’agents dans les bureaux et plus sur le terrain, « moins de gras et plus de muscles » ; ne jamais séparer le décideur du payeur afin de responsabiliser les acteurs, un maire élu démocratiquement sur un projet n’ayant au mieux la main que sur 40% de son budget par exemple.
3/ La guerre économique vous semble-t-elle aussi une affaire militaire ? Plus généralement, et en écho à une tribune dont vous fûtes signataire, les militaires doivent-ils s’engager davantage en politique ?

Oui, il y a de fortes analogies entre le monde économique et le monde militaire. Dans les deux cas, des acteurs aux intérêts divers, voire opposés, se confrontent dans une dialectique des volontés, dans une partie d’échecs à plusieurs acteurs, afin d’atteindre leurs objectifs respectifs. On y trouve les notions complémentaires de stratégie et de tactique, souvent confondues dans le monde civil. On y trouve également une nécessaire agilité permise par une chaîne de commandement simple et réactive, une connexion permanente aux réalités du terrain – via une interaction naturelle entre les échelons de décisions et les échelons opérationnels – et une autonomie laissée aux acteurs à partir du moment où ils savent situer leur action au regard des grands objectifs de leur organisation.

Oui, j’ai cosigné une tribune dans Le Figaro en 2015 pour dénoncer une discrimination dont font l’objet les militaires, à savoir une impossibilité pratique à s’engager dans le débat d’idées. C’est statutairement possible, mais à travers l’interdiction qui leur est faite d’adhérer à un parti politique (les militaires sont les seuls citoyens concernés avec les préfets en fonction) et un détachement sans solde en cas d’élection, y compris sur une liste dans une commune de plus de 9000 habitants, ils sont condamnés, sauf exception, à des candidatures de témoignage. Cela me semble totalement incohérent et anachronique. Incohérent car pourquoi ces interdictions aux militaires et pas à d’autres dépositaires de fonctions éminemment régaliennes comme les magistrats ? Pourquoi cette différence de traitement entre un policier et un gendarme ? Anachronique car les militaires prouvent chaque jour et au péril de leur vie leur loyauté à la volonté politique du moment quelle qu’elle soit. Il n’y a jamais eu à proprement parler de coup d’état militaire en France en dépit des nombreuses vicissitudes de notre histoire, le 18 brumaire étant un coup d’Etat politique. En quoi des hommes et des femmes prêts à tout donner pour la défense de la terre de nos pères et de ses valeurs seraient-ils illégitimes à participer activement à la construction de la France de nos enfants ?

Oui, les militaires devraient pouvoir s’engager en politique comme tout citoyen, conformément à l’article Premier de notre Constitution qui stipule que « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. ». Et ce n’est pas qu’une question juridique. En effet, les militaires et anciens militaires sont des décideurs qui placent plus naturellement le collectif et les intérêts du pays au-dessus des contingences personnelles et partisanes du moment en mêlant intégrité, désintéressement, courage et vision à long terme, faisant fi d’une logique politicienne de courte vue. Ce n’est ainsi par un hasard si la plupart des grands chefs d’Etat des pays démocratiques ont connu une solide expérience militaire comme Washington, Bonaparte, de Gaulle, Churchill, Eisenhower, Kennedy, Pompidou, etc.

4/ National, libéral, social. Le bâton de sourcier politique est-il nécessairement obligé de se laisser aimanter par l’une seule de ces directions, ou l’heure d’une symbiose est-elle enfin arrivée ?

Je ne sais pas si l’heure de la symbiose est arrivée, mais elle est impérieuse ! A l’heure où l’on célèbre les 80 ans de la première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR) le 27 mai 1943, la France a besoin d’un puissant projet de refondation, transpartisan car pragmatique, tout grand pays devant se réinventer tous les 50/100 ans. On l’a fait sous Bonaparte, en 1945 et il est l’heure de le faire aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que le modèle français n’est plus viable, pérenne. C’est une fuite en avant monétaire, budgétaire et financière d’un côté avec un pays qui est de moins en moins tenu de l’autre (sécurité, justice, etc.). Pour que nos compatriotes comprennent bien, la France est comme un ménage qui gagnerait 3000€ par mois et dépenserait 4500€… Cela ne peut pas durer, d’autant plus que nos créanciers (fonds de pensions, fonds souverains, banques d’affaires, assurances, etc.) sont majoritairement étrangers. Quand ils n’ont plus confiance en la capacité de la France à soutenir sa dette à long terme, la première conséquence est une prime de risques qui augmente, ce qui commence à être le cas aujourd’hui avec les intérêts de notre dette qui atteignent 50 Md€, soit l’équivalent du budget des armées ! Et la phase suivante consiste en une mise sous tutelle du pays par des instances supranationales (FME, BCE, FMI) le temps de rétablir nos comptes dans l’urgence. Et là, c’est l’épargne des Français qui est menacée, car leurs 6000 Md€ d’économies hors immobilier couvrent largement les 3000 Md€ de dette publique. Concrètement, et c’est prévu par la loi Sapin II de 2016, les épargnants ne pourraient plus disposer comme ils le souhaitent de leurs assurances-vie, de leurs livrets, etc., le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF) pouvant bloquer temporairement les mouvements de retraits.

Pour redresser le pays et évoquer l’effondrement précité, il nous faut donc travailler à un projet capable d’embarquer une majorité de Français dans des réformes d’ampleur pour remettre à plat l’action publique, soit l’action de l’Etat, des collectivités locales et de la Sécurité sociale. Nous n’en avons pas pour notre argent ! Avec des prélèvements et des dépenses records, on devrait avoir les meilleurs services publics au monde. Or, chacun constate les dysfonctionnements grandissants de l’Ecole, de la Justice, de l’Hôpital, etc. Le nœud gordien du sursaut français consiste donc à améliorer grandement l’action publique tout en rétablissant nos comptes, soit 150 Md€ d’économies ciblées. Et c’est largement possible ! Mais pour cela, il faut bosser, soulever le capot de la machine Etat au sens large pour améliorer grandement l’efficacité et l’efficience de la dépense publique, dépenser beaucoup mieux en somme. Une hausse de la dépense publique sans réformes structurelles d’ampleur aurait même l’effet paradoxal de détériorer la qualité des services publics, l’essentiel des ressources additionnelles étant captées par l’administration de gestion, « les bureaux », le « Back Office », au détriment des agents sur le terrain au contact des administrés, agents détournés de leur mission par une suradministration première bénéficiaire de la manne publique. A dépense égale par rapport à la richesse produite (PIB), nous avons ainsi 30% d’administratifs en plus et 30% de soignants en moins dans nos hopitaux que les Allemands.

Le pragmatisme doit donc être la boussole d’un programme de refondation comme celui que France Ambitions met sur la table, « La haute politique n’étant que le bon sens appliqué aux grandes choses. » (Napoléon Bonaparte). Le général de Gaulle, qui a réfléchi à un puissant projet pour la France durant sa traversée du désert, était libéral, social, sociétal suivant les sujets et les moments avec un seul objectif : la grandeur et l’indépendance de la France. Il a à la fois rétabli les comptes et libéralisé l’économie avec le plan Pinay-Rueff, pris des mesures sociales avec la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, l’intéressement et la participation et adopté des mesures sociétales avec la légalisation de la contraception pour les femmes en 1967.

5/ Qu’inspirent nos finances publiques à l’ancien conseiller à la Cour des Comptes ?

Comme évoqué supra, nos comptes ne sont plus tenus. C’est une fuite en avant monétaire, budgétaire et financière qui nous met entre les mains de la BCE et derrière l’Allemagne. Nous ne sommes plus souverains rien que par nos comptes ! Ce n’est pas un hasard si le général de Gaulle a tenu en priorité à les rétablir en 1958 alors que la France était, on l’oublie souvent, sous tutelle du FMI. Ce n’était pas par dogme libéral, mais pour avoir les coudées franches pour mener à bien sa politique industrielle, militaire et diplomatique. Aujourd’hui, le déficit public de la France, essentiellement celui de l’Etat, est équivalent à l’ensemble du déficit public de la zone euro ! Et oui, cela paraît surréaliste depuis Paris, mais de nombreux pays du continent sont en excédent budgétaire, à peine deux ans après la sortie de la crise sanitaire. Et plutôt que d’avoir le courage de mieux gérer l’argent public, sacré car l’argent des Français, on fait tourner la planche à billets pour éponger, « acheter » nos déficits. Mais nos créanciers s’impatientent et ces euros qui inondent la zone finissent par générer de l’inflation, la guerre en Ukraine ayant bon dos ! Il ne faut pas être prix Nobel en économie pour savoir que quand on « produit » plus de monnaie que de biens et services à vendre, ce sont les prix qui grimpent, la monnaie perdant de sa une mauvaise gestion de l’argent public qui asphyxie le pays à petit feu.

6/ Quelle est la marge de manoeuvre d’une France au sein de l’UE sous évidente influence américaine ?

Certes, l’UE est une contrainte pour notre pays, mais cette contrainte est largement exagérée par certains. C’est même mentir aux Français que de dire qu’une sortie de l’UE et de la zone euro résoudrait nos problèmes comme par enchantement, nous dispenserait de tout effort. Ce n’est pas Bruxelles qui nous empêche de remettre de l’ordre dans nos comptes publics, de réformer l’administration, de diminuer les impôts, taxes et cotisations sur les ménages et les entreprises, de reconquérir certains territoires perdus de la République, etc. Le cadre actuel permet à la France de défendre ses intérêts… à la condition que ses gouvernements le veuillent ! Par lâcheté ou par idéologie pro-Europe fédérale, nous nous mettons nous-mêmes des règles qui vont souvent bien au-delà de ce qui est exigé par l’Union. Il y a pléthore d’exemples : l’énergie, le logement, l’agriculture, l’environnement, etc. Les autres Etats montrent qu’il est possible de défendre ses intérêts sans quitter l’UE, l’Allemagne en tête, mais aussi le Danemark, la Pologne, la Hongrie, etc. La Cour constitutionnelle fédérale allemande se réserve ainsi le droit de déclarer inapplicable en Allemagne un acte juridique de l’Union européenne qui ne respecterait pas les « qualités inhérentes à l’identité constitutionnelle » protégées par la Constitution allemande ou qui outrepasserait les compétences de l’Union après avoir donné l’occasion à sa Cour de justice (CJUE) de statuer sur l’acte en question. Et si la France s’oppose à une mesure, qui pourra la contraindre ? L’UE sans la France est morte de fait.

Pour autant, il faut stopper le processus actuel d’approfondissement et d’élargissement qui engendre des transferts de compétences toujours plus nombreux à Bruxelles. On a ainsi des politiques qui disent qu’il faut donner plus de pouvoir aux acteurs sur le terrain alors qu’ils ne s’opposent pas, ou même cautionnent, ces transferts de compétences. C’est schizophrénique ! On reproduit les errements du centralisme français à Bruxelles. Si le jacobinisme a eu ses vertus, l’Etat ayant fait la Nation en France, exception mondiale, il n’est plus de mise aujourd’hui. La société est tellement complexe et évolue tellement vite qu’on est « condamné » à un girondisme pragmatique, soit laisser le « comment » atteindre localement les objectifs définis nationalement. On l’a vu pendant la crise de la Covid-19. Quand l’Etat a voulu tout gérer en mode hospitalo-centré au début, ce fut un fiasco. Quand il a enfin fait confiance aux maires, aux préfets, aux entreprises, aux cliniques privées, aux médecins libéraux, cela a d’emblée mieux fonctionné.

Par conséquent, il faut en revenir à l’Europe souhaitée par le général de Gaulle, une Europe « levier d’Archimède » pour chaque Etat membre, soit une Europe confédérale, une Europe de nations souveraines qui mènent des projets en commun sur des sujets où ils n’ont pas individuellement la taille critique pour concurrencer des puissances comme la Chine ou les Etats-Unis. En résumé, il s’agit d’un Bruxit et non d’un Frexit !

7/ Vous paraît-il illusoire de réunir un peuple en faisant appel à…son intelligence, plutôt qu’en ayant recours à la séduction ou à l’usage de la force ?

Quand on est un démocrate sincère, on ne peut que faire confiance à l’intelligence collective, au bon sens des citoyens, le bon sens étant avec la bêtise la chose la mieux partagée. Ce n’est pas une question de diplôme ! La séduction et/ou la force peuvent permettre de gagner une bataille, de gagner à court terme à l’image de la réforme des retraites, mais on ne peut pas embarquer une nation dans un sursaut historique, aujourd’hui indispensable, sans miser sur la pédagogie, la sincérité, l’exemple afin de susciter la confiance et le respect.

Il est navrant de constater que des décideurs au plus haut niveau rejettent la faute sur les citoyens plutôt que de se remettre en cause face à leur incapacité à convaincre, se réfugiant souvent, comme tout mauvais chef, sur leur statut pour s’imposer. S’il suffisait d’être surdiplomé pour bien diriger au plus haut niveau, cela se saurait, on serait la première puissance européenne depuis au moins 40 ans ! L’Histoire montre que les qualités principales d’un grand dirigeant sont avant tout le courage, l’humilité et la lucidité, bien plus que ses diplômes ! Ce fut ainsi le cas de Lech Walesa, électricien, qui a mené avec succès la transition de la Pologne vers la démocratie, mais aussi de Gerhard Schröder, initialement simple vendeur dans une quincaillerie, qui a mené les courageuses réformes qui ont lancé l’Allemagne sur 25 ans de prospérité. On pense également à Luiz Inacio Lula da Silva, ouvrier métallurgiste, qui a quitté le pouvoir après deux mandats consécutifs en 2010 avec plus de 80% d’opinions favorables ou à Pierre Bérégovoy, un des meilleurs ministres de l’économie de la Ve République bien que titulaire d’un simple CAP.

La promesse de notre République est que chaque Français a dans son berceau le grand collier de la Légion d’Honneur, l’attribut du chef de l’Etat. Tout le monde ne souhaite pas être président de la République, mais tout le monde peut l’être.

Pour autant, pour faire de la politique à haut niveau, il ne faut pas s’armer uniquement de grands principes, être « fleur bleue ». S’il faut avoir un projet clair et des idéaux, être animé par la soif de servir et le mépris de ceux qui se servent, il faut également être un excellent tacticien. On ne peut espérer arriver au pouvoir et y rester sans manœuvrer habilement. La ligne rouge est de ne jamais vendre son âme, de ne jamais déroger aux intérêts supérieurs de la Nation, de la Patrie et de la République, soit faire des compromis sans jamais verser dans la compromission. La politique politicienne n’a de sens qu’au service d’un grand dessein pour le pays, soit la tactique au service d’une stratégie. La tactique pour la tactique, c’est le macronisme, c’est comme marcher en évitant les obstacles sans savoir où on va…

Enfin, il faut aimer les Français. Il est à la mode aujourd’hui de dire, de façon plus ou moins sincère, qu’on aime la France, qu’on est patriote. En revanche, je n’entends jamais un politique dire qu’il aime ses compatriotes. Pourtant, c’est fondamental ! Un grand Homme politique n’est pas le premier de cordée ou encore moins le premier des Français. C’est avant tout le premier serviteur de la Nation, celui qui va la représenter et la défendre bec et ongles, celui qui va « mouiller le maillot » pour les siens en étant à leur contact et à leur écoute en permanence, suivant en cela cette citation de Montesquieu : « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie ; il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux. ».

La tâche est donc éminemment difficile et c’est pour cela que nous avons beaucoup de politiques qui pensent à la prochaine élection et très peu d’hommes ou de femmes d’Etat qui pensent à la prochaine génération. Cela demande des qualités difficilement conciliables en un seul individu : il faut à la fois avoir une vision de long terme au-dessus de la mêlée en étant habité par son pays, être humble, être lucide, être intègre et prendre autant de plaisir à boire une pinte au bar du coin en discutant Tiercé ou Ligue des champions de football qu’à échanger avec les grands de ce monde.

8/ Vous paraît-il intéressant de donner davantage de pouvoir aux régions, notamment dans la libre allocation qu’elles pourraient faire des moyens qui lui sont versés par l’Etat ?

Comme précédemment évoqué, le jacobinisme a eu ses vertus, mais il montre aujourd’hui ses limites. La société est tellement complexe et évolue tellement vite qu’il faut laisser de l’initiative aux acteurs de terrains, dont les conseils régionaux, pour déterminer les voies et moyens d’atteindre les objectifs nationaux déclinés localement, au regard des contraintes de chaque territoire.

Cependant, cela n’est viable qu’à deux conditions :

  • définir clairement les responsabilités du Conseil régional et lui laisser la main sur son budget, soit lever l’impôt pour financer son projet ;
  • revenir sur le découpage de la loi NOTRe de 2015 afin de donner aux Régions une véritable cohérence socioéconomique et historique.
9/ La technologie nous permet aujourd’hui de contrefaire à peu près tout. Comment vous projetez-vous dans un monde où il sera bientôt impossible de distinguer le vrai du faux ?

Je ne suis pas aussi pessimiste. Toutes les innovations ont soulevé par le passé des craintes et peuvent être utilisées pour le meilleur ou pour le pire comme l’énergie nucléaire. A chaque mesure des contre-mesures à l’image de l’obus et de la cuirasse. On pourra développer des moyens pour continuer à distinguer le vrai du faux.

10/ On a l’impression qu’à part Sun Tzu, personne ne cite de stratège dont les enseignements soient applicables à la vie ordinaire du nombre. Nous dépanneriez-vous ?

Il est logique de Sun Tzu soit célèbre aujourd’hui car c’est le grand théoricien de la stratégie indirecte, soit quelque part le théoricien du soft power, de l’influence, de l’intelligence économique, dans une société qui abhorre désormais l’affrontement direct cher à Clausewitz. Mais Sun Tzu n’est pas le seul théoricien de la stratégie indirecte. Vous avez aussi le britannique Basil Liddell Hart, Mao, etc.

Et parmi les théoriciens de la stratégie directe, vous pouvez tirer des enseignements qui sont toujours très actuels comme les trois principes de Foch – liberté d’action, concentration des efforts et économies des moyens – ou cette citation de Napoléon Bonaparte « À la guerre les trois quarts sont des affaires morales ; la balance des forces réelles n’est que pour un autre quart. ».

10/ Connaissez-vous les écoles Espérances Banlieues, où les jeunes gens de toutes origines et parfois en situation d’échec scolaire, sont vouvoyés par leurs professeurs, portent un uniforme et pratiquent chaque matin le lever des couleurs, apprennent à aimer son Histoire ? Serait-ce en germe le retour heureux de ce que fût il n’y a pas si longtemps l’école de la République ?

Tout à fait. Nous connaissons Espérance Banlieues et j’ai visité un de leurs sites. C’est effectivement impressionnant ce qu’ils arrivent à faire. Nous ne pouvons que rêver au déploiement de cette approche pédagogique partout en France.

L’Education nationale est l’institution malade de la République et pourtant si déterminante pour notre avenir. C’est une politique de long terme par excellence. Les résultats sont non seulement très mauvais, voire catastrophiques, mais c’est une véritable casse sociale au détriment des classes populaires qui subissent une double peine : des conditions de vie difficile et une école, du fait de la carte scolaire notamment, qui les enfonce dans la précarité et la reproduction sociale alors qu’elle devrait apparaître comme une planche de salut. Non seulement notre dépense intérieure d’éducation (DIE) est supérieure à la moyenne des pays développés (OCDE) pour des résultats inférieurs, mais les résultats moyens des enfants d’ouvriers, d’employés et de personnes sans emploi en France sont très en-deçà des résultats des enfants de même condition sociale dans les autres pays occidentaux. A l’inverse, les enfants de cadres ont des résultats équivalents à leurs homologues. Face à ce drame humain et social à grande échelle, il est toujours très surprenant de constater la frilosité, le refus de tout changement et le conservatisme du corps enseignant, d’autant plus qu’une majorité de ce dernier a le cœur à gauche et devrait donc se révolter devant une telle injustice.

 

 




⭕️ Mezze de tweets



⭕️ Hors spectre


Le sommeil du roi Arthur – Edward Burne-Jones


L’Occidental, surtout l’Occidental moderne, apparaît comme essentiellement changeant et inconstant, n’aspirant qu’au mouvement et à l’agitation, au lieu que l’Oriental présente le caractère opposé.
René Guénon




Grand causou, petit faisou

Quand nous sommes enfants, certaines des paroles de nos ainés deviennent au fil des années comme des mantras. En psychologie, on parle d’introjections, processus par lequel des choses qui sont en dehors vont peu à peu être à l’intérieur de soi. Ces introjections sont l’héritage familial immatériel, celui qui forge notre rapport au monde, en adéquation avec les pensées entendues, ou en opposition. Un de mes anciens mentors m’avait ainsi dit un jour que s’il était toujours en retard, c’était pour satisfaire sa mère. Quand il était enfant, elle lui demandait sans cesse de se dépêcher, et petit à petit, il s’était forgé l’idée qu’il ne la satisfaisait jamais autant que s’il faisait les choses au dernier moment, ce qui le forçait à se dépêcher.

Si je le soupçonne de s’être moqué de moi, il n’en reste pas moins que, comme tous, ce que j’ai entendu dans mon enfance a participé à ma construction. Et s’il est bien une chose que j’entendais souvent dans ma famille, depuis mes grand-parents maternels jusqu’à mes parents, tous bretons, c’est le leitmotiv “Grand causou, petit faisou“. Ces quatre mots-là ont assurément façonné mon rapport au monde comme “Il faut savoir se retrousser ses manches” est à la base même de ma détestation des chemises à manches courtes. À l’heure où les choses vont si vite, il est bon d’observer que la transmission intergénérationnelle continue à faire son œuvre. On ne grandit jamais aussi bien qu’en apprenant de nos ainés, c’est l’essence même de l’humanité, un continuum qui fait honneur à l’expérience et à la connaissance.

Or, depuis quelques années, comme tant d’autres, je suis consterné par l’incroyable place donnée aux causous dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ceux-là n’ont pourtant pas (encore) fait grand-chose de leur vie. Ce sentiment est renforcé par une expérience de plus d’un quart de siècle auprès de très nombreux faisous (professionnels ou experts), qu’on entend trop peu causer. Conséquemment, parce que les convictions et les certitudes se fondent sur l’inexpérience, l’influence des premiers dans des décisions structurantes de notre pays conduit à de graves difficultés. Pourtant les seconds sont ceux, hommes et femmes, qui, sans le moindre doute possible, peuvent aider à guider, à  condition qu’on leur accorde enfin la place qu’il est la leur.

Sébastien Tertrais




Ceux qui sont les Vrais Souverains

Arnaud Montebourg, avocat, ancien ministre et depuis 2018 entrepreneur, vient de produire un podcast nommé « Les Vrais Souverains », dont deux premiers épisodes sont déjà disponibles. Un entretien conduit par Sébastien Tertrais.

Dans le premier il retourne à la rencontre des anciens salariés d’Alstom à Belfort, entreprise rachetée par Général Electric en 2015 pour un montant de 13 milliards de dollars, dans le cadre de tractations révélatrices de la capacité de prédation de l’économie américaine et de l’importance de la loyauté des dirigeants des grandes entreprises françaises, dans le second il va à la rencontre de Horizom, un producteur de bambous, une plante magique qui pourrait contribuer à la séquestration du carbone et aux objectifs d’augmentation de la biomasse. Plus tôt en mars nous avions suivi avec beaucoup d’intérêt la commission d’enquête parlementaire liée à la perte d’indépendance énergétique de la France et l’audition de l’ancien ministre, dont nous avions d’ailleurs diffusé deux extraits percutants sur la notion de souveraineté. Nous avons naturellement pris attache auprès de ses collaborateurs afin de nous entretenir avec lui autour des enjeux de souveraineté. Nous avons le plaisir de vous partager ci-après l’entièreté de notre conversation, réjouissante et des plus motivantes.

ST : Après votre premier métier d’avocat, vous vous êtes engagé dans une carrière politique de haut rang, puis vous avez quitté votre mandat en 2015. Vous êtes désormais entrepreneur. C’était important pour vous d’entreprendre ?

AM : Oui, parce qu’il y a l’indépendance et la liberté qui sont liées à mon tempérament et à mon histoire. C’était un vieux rêve, que je voulais réaliser depuis que j’étais étudiant, que je n’ai pas pu réaliser avant parce qu’il fallait aller travailler. J’étais juriste, et finalement la meilleure profession qui correspondait à mon tempérament et à ma carte d’identité intellectuelle c’était avocat, pour exercer en artisan solitaire. J’ai exercé ce métier pendant 7 ans, puis l’action politique m’a rattrapé. J’ai été élu à 34 ans et après je suis parti pour 20 ans, avec un parcours qui devait aller au bout, donc je suis allé au bout du parcours. Après, à 53 ans, je me suis dit que je devais pouvoir réaliser mes rêves.

ST : Vous avez quitté le projet de gouvernement avec Manuel Valls à la suite de désaccords sur plusieurs sujets, sont-ce eux qui vous ont motivé à « y aller » ?

AM : J’ai toujours été en désaccord avec les socialistes, mais dans l’exercice du pouvoir les désaccords ne sont  plus théoriques, ils concernent la vie des gens, donc on a envie d’infléchir le cours de la force des choses,  en se battant de l’intérieur, ce que j’ai fait. Mais j’ai compris au bout de nombreux combats perdus que c’est vain. À un moment j’ai su dans ma tête que j’avais déjà fait mes cartons. Pour un ministre de l’économie demander une inflexion majeure de la politique économique c’est quand même assez original. Tout cela a été maquillé derrière la fameuse cuvée du redressement, mais franchement la cuvée du redressement n’était rien à côté du réquisitoire que j’ai prononcé ce jour-là contre la politique économique que j’étais obligé d’appliquer, contre laquelle j’étais en désaccord. Lorsque je suis parti j’ai ressenti un grand soulagement.

ST : Cela vous a permis de sortir d’une situation de tension et de vous engager dans un combat pour lequel vous étiez prêt. Il est de notoriété publique que vous avez un certain attachement à la notion de vérité et qu’elle n’a pas été sans impact sur vos différents engagements.
AM : La politique a un rapport avec la vérité, vous ne pouvez pas traiter les problèmes si vous les déguisez, si vous mentez vous vous mentez à vous-même, vous ne traiterez pas le mal. C’est comme si un médecin faisait un mauvais diagnostic ou le dissimulait, et appliquait des placebos. Ça ne marche pas. Il faut vraiment regarder la vérité et les problèmes en face pour pouvoir les traiter.

Cette relation à la vérité, qui existe chez Pierre Mendes France, et qui m’avait été bien transmise par mon père, jeune militant radical qui s’était engagé derrière cet homme d’Etat, m’a beaucoup marqué. Dans la « République Moderne », qui est un livre qui a mon âge, Mendes France consacre un passage entier à la question de la vérité comme outil  de résolution des problèmes communs. Il est évident que ne pas faire trop de concessions sur la vérité est un point central pour qui veut agir pour son pays. On peut faire de la politique pour d’autres motifs que celui de soutenir son pays, mais moi c’était ce que je cherchais. Le reste ne m’intéressait finalement qu’assez peu, l’essentiel était là.

ST : Un des cadres de la DREETS[1] me disait récemment qu’un homme politique ne parlait jamais aussi bien que lorsqu’il n’avait plus de mandat.

AM : Il est vrai que lorsque nous relisions certains interviews mes attachés de presse me disaient parfois qu’il fallait revoir certains passages, en affirmant que ça ne passerait pas. Je refusais, je ne pouvais pas faire trop de concessions. La manière de les dire pouvait être un peu corrigée, sur la forme il pouvait être fait des choses, mais quand il s’agissait des contenus je ne préférai ne pas trop transiger. J’ai par exemple défendu la filière nucléaire, après Fukushima, dans un gouvernement de coalition avec les écologistes, j’ai lutté contre la bêtise des critères maastrichtiens de Bruxelles, j’ai dit aux dirigeants du CAC 40 qui trahissaient la France qu’ils se comportaient comme des flibustiers, j’ai soutenu le Made in France contre les ricanements de la classe dirigeante, mais ça n’est pas grave, il en reste quelque chose aujourd’hui.

ST : Vous venez de publier deux premiers épisode de votre Podcast « Les Vrais Souverains [2]», et après leur écoute je constate quelque chose de très marquant. Dans le premier, par exemple, vous êtes retourné voir les anciens de Belfort sur le site de General Electric, qui a racheté Alstom en 2015. Il s’agit de syndicalistes qui se sont mis à agir. Ils sont passés d’une logique de contestation et d’une grande déception à celui de l’action. Pensez-vous qu’il y a ici quelque chose à jouer ?

AM : C’est le sens à donner à nos vies. Bien sûr qu’on peut être contre quelque chose dans un monde qu’on n’aime pas, le mieux pour résoudre cette conflictualité dans le monde actuel, c’est de construire l’alternative, montrer qu’elle est viable, pour nous-mêmes, pour ceux qui nous regardent, nos enfants et même tous ceux qui se demandent si un autre monde est possible. Oui, on peut le construire. À chaque fois qu’on montre une alternative, on fait la démonstration que c’est possible. C’est la résolution de la tension. Ces syndicalistes sont devenus entrepreneurs, ils ont eu raison de protester, ils ont raison de construire. Dans toute vie on a des périodes de refus, on peut être à la fois Antigone et ces princes, ces rois de micro-royaumes dans lesquels nous pouvons imposer notre forme de gouvernement, le gouvernement de nos vies. Et des millions de gouvernement de nos vies, tous différents, peuvent ensemble constituer le gouvernement d’un pays.

ST : À condition sans doute d’aider, de soutenir, de fédérer et de tisser des liens entre tous.

AM : C’est l’idée de ce podcast, qui promeut des gens ordinaires qui font des choses extraordinaires. Les honorer et les remercier me paraît indispensable.

ST : Lors de la très remarquée et utile commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France vous avez parlé de souveraineté et de loyauté, en montrant votre attachement à ces valeurs. En quoi ont-elles à ce point du sens ?

AM : La France, c’est un pays qui a ce désir éperdu de vivre libre et indépendant. C’est d’ailleurs son histoire, c’est pour cette raison qu’elle s’est affranchie des monarques. La souveraineté est une conquête de la Révolution Française, c’est la liberté de choisir. Dans l’histoire et la géographie de la France, la liberté est une base dont nous sommes les inventeurs. C’est un mot qui n’existe pas dans certaines civilisations, comme en Chine par exemple. Ce mot a été inventé par l’Occident, et au cœur de l’Occident il y a la France, qui joue un grand rôle dans le monde. Cela fait partie de notre histoire. Donc évidemment la perte de souveraineté conduit à ce que vous soyez dans la main des autres, d’abord sur le plan économique.

Comme l’ecrivait Adam Smith « On tient un pays soit par l’épée soit par la dette ». Face à l’épée nous avons fait face, il reste à traiter la dette. Qui sont nos créanciers et comment nous tiennent-ils ? Cette question, c’est la question fondamentale pour notre pays. Est-ce que nous avons le droit, dans la mondialisation, d’avoir un modèle social tel que nous l’avons imaginé, généreux ? Est-ce que nous avons le droit d’avoir un modèle environnemental différent, avant-gardiste ? Peut-être pas ? Peut-être qu’on ne le peut pas ? En tous cas cette souveraineté-là, elle se défend, elle se construit, c’est un ouvrage d’art, qui mute avec le temps et les siècles.
Alors évidemment, dans ce cadre-là, pour construite cette liberté, on a besoin d’unité. On a besoin de concilier les contraires. Et donc pour ça la loyauté est nécessaire. Vous ne pouvez pas mettre d’accord des gens qui ne sont pas d’accord sans loyauté, c’est à dire d’accord sur l’intérêt national. Vous ne pouvez pas faire cohabiter des gens qui sont structurellement dans des situations de s’affronter, les faire coopérer, sans cette loyauté. C’est le même sujet en fait, la liberté s’accompagne de loyauté.

ST : On assiste depuis quelques années aux soubresauts d’un pays qui se construit beaucoup contre. Le premier épisode de votre podcast montre l’écart important entre l’impression que les français seraient beaucoup contre, contre les réformes, contre les projets, contre le fait d’agir, et le fait que beaucoup de gens sont actifs et au service de projets utiles, avec des objectifs précis, riche de sens. Pensez-vous qu’il y a une prise de conscience suffisante pour aujourd’hui inverser la tendance et aller collectivement un plus de l’avant ?

AM : Il y a beaucoup de gens, parmi les protestataires, qui sont eux-mêmes des entreprenants. Ils entreprennent beaucoup dans leur vie, dans les associations, dans leur métier. Il n’y a pas d’un côté ceux qui protestent et de l’autre ceux qui font, parce qu’en fait on est contre quelque chose et on est obligé d’être pour autre chose. C’est invivable d’être toujours contre, parce qu’on se détruit. Et de la même manière c’est impossible d’être toujours pour, parce que là il y a un mensonge. C’est une répartition que chacun a en soi, différente bien sûr les uns des autres. Parfois c’est 50/50, parfois c’est 5/95, 70/30, on ne sait pas. Dans chaque être humain il existe une âme bâtisseuse, comme finalement dans l’abeille, il y a l’instinct de construction. Et puisque l’être humain est un individu social, il aime coopérer avec autrui. Et que fait-on de mieux, à plusieurs, que d’essayer de faire ciller, ou de donner un coup d’épaule à l’histoire ? Le rôle des masses, autrefois théorisé par le léninisme, c’est aussi la construction par des communautés de projets qui dépassent l’individu, qui lui permettent de se réaliser. En France il existe de nombreux entreprenants, et dans la grande catégorie des entreprenants vous avez des entrepreneurs, ceux qui montent des entreprises, et ceux qui participent à la vie de ces entreprises, c’est-à-dire des millions et des millions de gens qui tous les jours construisent un outil commun. Donc je ne ferai pas la partition entre ceux qui disent non et ceux qui disent oui.

ST : Nous sommes dans une pleine phase de réindustrialisation, et aujourd’hui se tient le sommet « Chose France[3] ». Que pensez-vous de l’arrivée de capitaux étrangers en France pour notre réindustrialisation ?

AM : D’abord qui pourrait déplorer qu’il y ait des milliards qui viennent s’investir en France ? On ne peut que s’en réjouir. Mais je voudrais dire qu’il s’agit ici d’un symptôme de notre faiblesse. D’abord parce que nous avons 156 milliards de déficit annuel de commerce extérieur, c’est-à-dire que 156 milliards sortent chaque année du pays. Comme on ne produit plus ce qu’on consomme, qu’on produit beaucoup moins que ce qu’on consomme, on achète à l’extérieur, donc on a besoin qu’il y a des flux dans le sens contraire, c’est-à-dire qu’il y ait de l’argent qui rentre pour équilibrer nos impérities économiques.

Nous sommes un pays de plus en plus détenu par nos créanciers, c’est-à-dire nos investisseurs, lesquels viennent faire leur shopping dans nos entreprises, comme nous l’observons depuis maintenant quinze ans, et qui choisissent la France pour y investir. C’est un peu le côté reluisant de notre faiblesse. Et vous avez le côté beaucoup plus sombre, qui fait qu’aujourd’hui le monde entier vient acheter la France en pièces détachées parce qu’ils savent qu’on a besoin d’argent. Au fond tout ces éléments marquent une perte de contrôle de notre économie. Et un état d’urgence absolu face à notre affaissement économique.

ST : Que faudrait-il faire, ou engager, pour que la situation change ?

AM : Il faut se remettre rudement au travail, c’est le sens de la réindustrialisation. Ce n’est pas un slogan, ça ne peut même pas être un politique d’Etat, encore moins une politique d’attraction d’investissements étrangers, il faudrait qu’on soit capable de relocaliser sur le sol national entre 50 et 70 milliards de chiffre d’affaires. Voilà, vous connaissez le tarif. C’est un travail de Titan que même Jupiter ne peut réaliser seul. C’est une mobilisation nationale, une appropriation par tous les secteurs de la société, c’est-à-dire qu’il faut réformer le système bancaire, qui ne finance pas l’économie réelle. Il faut remobiliser l’épargne qui est gaspillée et qui part à l’étranger. Ça veut dire qu’il faut débureaucratiser les règles et les contraintes qui pèsent sur les entreprises, ça veut dire qu’il faut remobiliser la nation autour d’une seule cause, une grande cause nationale, qui s’appelle se remettre à produire en France. Parce que sinon on n’y arrivera pas, et nous nous appauvrirons cruellement.

ST : On a besoin d’acteurs industriels, mais nombre des décisions importantes à ce « produire en France »  dépendent des acteurs politiques. Vous en avez été un de premier rang, vous êtes aujourd’hui un acteur économique, à titre privé. Avez-vous l’intention de jouer encore un rôle politique pour aider à accompagner ces changements ?

AM : Non, j’ai déjà beaucoup donné. Je considère que j’ai fait ce que je pouvais, dans le sens que j’espérais, avec des résultats qui sont contrastés. Je ne peux maintenant m’intéresser au pays qu’au travers de mes entreprises et des combats économiques qui sont les miens. C’est déjà pas si mal.

ST : Vous le savez maintenant de l’intérieur, toutes les entreprises se trouvent confrontées à des contraintes ou des lourdeurs administratives qui ne cessent de se complexifier. Que faudrait-il faire pour ne pas les fragiliser plus encore ?

AM : Je pense qu’il faut d’abord atrophier le système normatif qui vient de l’administration, qui est dépolitisée puisqu’il n’y a pas de contrôle politique sur l’administration en France, elle est en roue libre. C’est le grand problème de notre pays. Si je résume, dans un pays qui a inventé la liberté, quand même, on se retrouve dans une situation entre Kafka et Sacha Guitry, ou Alphonse Allais, qui consiste à découvrir que tout ce qui n’est pas autorisé deviendrait interdit, alors que normalement tout ce qui n’est pas interdit est de droit libre, et donc maintenant plus personne ne fait rien car se croit obligé de demander l’autorisation. Cette grave perversion du système juridique fait qu’il va falloir très rapidement imaginer une manière de se débarrasser d’une quantité considérable de règlementations qui ne sont pas seulement inutiles, mais aussi liberticides. Elle empêchent la société de prendre confiance en elle. Pour moi il faut faire confiance aux acteurs, sinon une société qui organise la défiance, qui imagine le délit derrière n’importe quelle pratique, c’est une société qui se meurt et se dévitalise. Pour ce travail de débureaucratisation il faudrait qu’il y ait au vice-premier ministre qui ne fasse que ça, pendant cinq ans. Il conviendrait de le rendre numéro deux du gouvernement, avec autorité sur tous les autres. Je pense qu’on pourrait y arriver franchement ainsi.

ST : Pouvez-vous nous en dire plus sur la maladie qu’avaient plusieurs de vos anciens collaborateurs, la bruxellose ?

AM : (Rires) Ma grand-mère dans le Morvan se plaignait du fait que ses lapins avait la myxomatose. Lorsque mes collaborateurs revenaient de Bruxelles et qu’ils me disaient qu’on ne pouvait pas faire telle ou telle chose, que la Commission Européenne n’autorisait pas telle ou telle autre chose, je leur ai répondu un jour « Vous, il faut vous soigner d’urgence, vous avez la bruxellose. Vous êtes contaminés par une maladie qui est celle de la croyance que Bruxelles va décider à notre place. »

ST : Aujourd’hui vous êtes associé dans dix entreprises, dans l’industrie et l’agriculture, deux piliers de notre pays. Que pensez-vous du fait qu’ils soient attaqués par des activistes et des militants qui, ne connaissent pas grand-chose, sont pourtant très sûrs d’eux et n’hésitent pas à conduire des actions qui fragilisent ces activités ?

AM : Les écologistes de la punition -et non de la construction- sont les conservateurs de la mondialisation actuelle, parce que le principal obstacle à l’écologie est que le lieu de production est très éloigné du lieu de consommation, il n’y a pas de lien entre le producteur et le consommateur. La première des écologies est celle qui produit sur place ce dont on a besoin. C’est la politique souverainiste. Il s’agit de réconcilier les circuits courts, par seulement dans l’alimentation mais dans tous les domaines. Faire coïncider les besoins des producteurs avec celui des consommateurs. Les écologistes qui empêchent la production sur place sont des révolutionnaires du statu quo, et les pires conservateurs de la mondialisation libérale. Finalement ils ne veulent pas qu’on extrait des mines des matériaux de la transition écologique, donc ils préfèrent faire de l’écologie sans en voir les conséquences. Ils ne veulent pas que l’agriculture, telle qu’elle est, fonctionne à un prix accessible, alors ils la rendent impraticable sur le sol national et leurs actions conduisent à l’importation. Ils empêchent tout investissement dont ils croient qu’ils porteraient atteinte à leurs principes alors qu’en vérité il sont des moyens de recréer des capacités de production sur place. On voit bien que cette écologie-là est l’écologie du statu quo, celle qui fait reculer le monde, alors qu’on a besoin de faire grandement progresser l’écologie.

Par ailleurs je regrette une chose, qu’il n’y ait pas de débat sur tous les sujets techniques et scientifiques, parce que la science est totalement instrumentalisée et manipulée. J’ai cherché des médias qui traitent les problèmes et les dossiers sur le fond, mais il n’y en a pas dans les grands médias. Nous avons un soucis de débat public. Je ne suis pas contre qu’on débatte des bassines, et on va découvrir que 70% des bassines sont indispensables, et que peut-être 30% d’entre elles sont indésirables.

ST : Dans les deux premiers épisodes de votre podcast chacun partage son expertise, tous les aspects d’un sujet sont abordés, politiques, techniques, scientifiques, emploi, … Il répond donc à ce que vous attendiez.

AM : J’ai voulu donner la parole à des gens extraordinaires qui n’ont aucune chance d’être entendus dans le système médiatique actuel. C’est une espèce de contre-société de faiseurs, ou plutôt de faiseux, des gens qui travaillent, qui construisent, selon des principes et des valeurs qui sont parfaitement identifiables, et qui concrétisent des projets. Évidemment cela suppose de croiser tous les domaines, écologie, sciences économiques, sociétal, les besoins de la société, les choix politiques, ce sont des démonstrateurs qu’il est possible de faire des tas de choses dans notre pays qui est peuplé de gens formidables, c’est tout ce que j’aime.

ST : Vous dites faiseux plus que faiseurs ?

AM : Oui, parce que faiseur c’est négatif. Le faiseux c’est celui qui fait, car dans mon pays natal on disait : « il y a les faiseux et les diseux ».

ST : Et alors, Monsieur Montebourg, qui sont donc les Vrais Souverains ?

AM : Les Vrais Souverains, ce sont ceux qu’on n’entend pas, mais qui font beaucoup pour reconstruire la France. C’est une société qui est liée par des liens invisibles, des liens de solidarité et d’entraide, composée de gens qui ne se connaissent pas. J’ai décidé qu’ils se donnent la main dans un lieu où ils pourront se découvrir les uns les autres. C’est ma contribution au débat public, une mise en valeur de nos efforts extraordinaires.

[1] Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités

[2] Arnaud Montebourg part à la rencontre des Vrais Souverains, ceux qui se lèvent pour construire une France libre et souveraine, indépendante car elle prend son destin entre ses mains.

[3] Sommet instauré par le président Emmanuel Macron qui vise à présenter et expliquer aux grandes entreprises internationales les réformes menées pour favoriser l’activité économique de notre territoire. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/choose-france




Défense du souverainisme

Sur la question de la souveraineté, et le courant de pensée sous lequel un certain nombre de ses défenseurs ont choisi de se placer, Grégory Saccomani, passionné par le sujet, considère ici qu’est venu le temps d’une salutaire clarification.

Habituellement discret sur les réseaux sociaux quant aux sujets politiques, je ne peux plus rester silencieux face aux confusions et aux idées préconçues autour de la notion de “souveraineté”. Si elle est encensée dans le contexte de la souveraineté numérique, pourquoi est-elle souvent diabolisée dans d’autres domaines ? Une question de cohérence s’impose.

En ces temps où les débats politiques occupent l’espace médiatique, il est essentiel de démêler les clichés et les préjugés qui entourent le concept de souveraineté. Alors que je suis passionné par les enjeux de la souveraineté numérique, je constate avec étonnement que le terme est souvent mal compris, voire détourné de son sens véritable lorsqu’il est abordé dans d’autres contextes.

La souveraineté, qu’elle concerne la protection des données ou les choix politiques, est avant tout une question de liberté et d’indépendance. Elle permet aux individus, aux entreprises et aux nations de prendre des décisions autonomes et de défendre leurs intérêts communs. Il est donc crucial d’adopter une approche cohérente et de ne pas céder aux préjugés lorsque nous abordons le sujet de la souveraineté.

Aujourd’hui, je souhaite apporter ma contribution à ce débat en partageant des réflexions éclairées sur la notion de souveraineté et en invitant chacun d’entre vous à remettre en question les idées reçues qui peuvent fausser notre compréhension. Ensemble, explorons les multiples facettes de la souveraineté et discernons la réalité de la confusion.

Le souverainisme n’est pas une nostalgie, c’est une exigence”, souligne Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre français. Préserver les intérêts nationaux et la volonté du peuple est primordial.  

“Le souverainisme, c’est la possibilité de tracer une ligne rouge, c’est de protéger l’identité de la nation”, déclare François Bayrou, leader centriste. Préserver notre souveraineté garantit notre identité et nos valeurs.

“Le souverainisme, c’est la capacité à décider de son destin”, affirme Arnaud Montebourg, ancien ministre français. Prendre des décisions autonomes façonne notre avenir économique, social et politique.

En conclusion, “La souveraineté nationale est le complément indispensable de la liberté des peuples et de l’indépendance des nations.” – Charles de Gaulle. C’est une vision partagée pour préserver notre indépendance et décider collectivement de notre avenir.

Grégory Saccomani




La commande publique est un véritable levier pour le développement des entreprises.

Aurélien Lopez-Liguori est Député Rassemblement National (Hérault 7e) et Président du Groupe d’études : Économie, sécurité et souveraineté numériques à l’Assemblée nationale 

1/ Quel vous semble être le degré de maturité de la représentation nationale pour une adoption «transpartisane » des objectifs de souveraineté numérique ?

L’Assemblée Nationale a besoin d’évoluer sur ces sujets ; malgré le rajeunissement des députés, le numérique reste une question secondaire alors qu’il devrait constituer une préoccupation majeure. De nombreux députés se soucient peu des applications qu’ils utilisent pour communiquer et utilisent Whatsapp ou Telegram, pour leurs échanges professionnels, alors qu’il existe des solutions françaises et souveraines de messagerie instantanée. Ils n’y font pas attention parce que le thème de la souveraineté numérique ne s’est pas encore imposé dans le débat public comme un sujet stratégique. Comme pour le thème de l’énergie, ce sera lors d’une crise que nous nous rendrons compte que nous sommes en retard, que nous n’avons rien prévu et que nous sommes démunis face à un phénomène que nous avions sous-estimé.

Le nœud du problème est le manque d’anticipation des pouvoirs publics. Gouverner, c’est prévoir. Prévoir, c’est ce que le RN fait depuis des années en prônant la souveraineté et l’indépendance de notre pays dans tous les domaines, dont celui du numérique.

C’est aussi le but du groupe d’études Economie, sécurité et souveraineté numériques que je préside depuis janvier. Construire des propositions transpartisanes pour rattraper le retard que notre pays a pris dans ce domaine. Le but est de rassembler des députés de tous les groupes politiques pour élaborer des propositions à travers des auditions, des évènements ou des initiatives communes. Nous réfléchissons sur des sujets qui peuvent rassembler tels que la ré-industrialisation numérique, l’éducation cyber dans les écoles, la commande publique…

Avec ce groupe d’études, nous avons connu une première victoire législative pour notre souveraineté. Un des amendements que nous avons proposé, cosigné par des députés de la majorité, et Liot a été adopté lors de l’examen du projet de loi Jeux Olympiques. Le but était de favoriser dans la commande publique une entreprise française ou européenne pour développer la solution d’intelligence artificielle utilisée dans la conception des caméras intelligentes. La gauche a poussé des cris d’orfraie mais j’espère qu’avec le temps, nous parviendrons à travailler avec eux et proposer des amendements qu’ils cosigneront aussi. Nous avons besoin de toutes les forces disponibles pour atteindre nos objectifs de souveraineté numérique !

2/ Nous reprochons beaucoup aux Américains. Leur reprocherait-on surtout de défendre leurs intérêts comme nous aimerions que le fasse notre pays ?

Les Etats-Unis sont soucieux de leur souveraineté et de leur indépendance, et ils ont bien raison. Nous parlons d’un pays chantre du libéralisme et de la libre concurrence qui, pourtant, n’applique pas à lui-même les règles qu’il souhaite imposer au reste du monde. Ils assument sans problème le fait de favoriser leurs entreprises dans la commande publique. Regardez le Buy american act ou le Small business act ! Inspirons-nous de la liberté qu’ils ont dans leurs prises de décisions. Leur seule boussole est l’intérêt de leur pays.

Ajoutez à cela des dispositifs de protection contre les investissements étrangers très performants. Encore en 2022, les compétences du Comité pour l’investissement étranger aux Etats-Unis ont été renforcées pour vérifier « les conséquences pour le leadership technologique américain [des investissements] dans les secteurs qui touchent à la sécurité nationale américaine ».

Leurs services secrets sont particulièrement vigilants sur ces sujets, même sur des investissements qui pourrait paraitre banals, voire triviaux. L’année dernière, Huawei voulait construire un jardin chinois à Washington. Les services secrets ont compris que ce projet était à quelques kilomètres du Capitole et qu’une antenne allait être construite. Ils ont fini par faire annuler le projet.

La commande publique et les financements étatiques sont des instruments que les américains n’hésitent pas à activer pour développer leurs entreprises. Les liens entre l’Etat et les entreprises du numérique sont vertueux ; la commande publique est un véritable levier pour le développement des entreprises. Les exemples sont nombreux : les technologies de l’Iphone ont été développées grâce à des crédits fédéraux américains. Le Small Business Innovation Research permet à des agences de recherche fédérales de financer la R&D de petites entreprises. Encore un exemple : au total, ce sont 4,9 milliards de dollars d’argent public qui ont été versés à trois des sociétés fondées par Elon Musk – Tesla, SolarCity et SpaceX. On voit où elles en sont aujourd’hui.

De notre côté, nous sommes sous-dotés, nous respectons des règles de concurrence que personne ne respecte ; bref, par inconscience, naïveté ou indifférence, nous choisissons de nous saborder alors qu’il s’agit d’une question de volonté politique. Je suis profondément convaincu que tout n’est pas perdu, qu’il est possible de mener une véritable politique numérique ambitieuse et souveraine pour notre pays et pour l’Europe. Encore faut-il avoir un plan défini et se donner les moyens de le réaliser.

3/ Sur la question de la souveraineté numérique, quelle différence faites-vous entre notre relation avec la Chine et notre relation avec les Etats-Unis ?

Je ne fais aucune différence entre ces deux relations en matière de souveraineté. Certes, ce sont deux pays bien distincts avec qui nous avons des relations différentes ; la Chine est un régime autocratique et les Etats-Unis un régime libéral et démocratique culturellement plus proche de nous. Cela n’empêche pas que sur la question de la souveraineté, une seule vision m’anime : il faut que la France et l’Europe trouvent leur propre voie, et qu’elle soit cohérente, peu importe l’interlocuteur. Que ce soit dans nos relations avec la Chine ou les Etats-Unis, nous devons défendre notre indépendance.

Deux éléments sont à prendre en compte dans notre relation avec ces pays. D’un côté, il ne faut pas oublier la nécessité absolue de faire émerger nos propres géants du numérique. L’industrialisation doit être une priorité, alors même que pour notre pays en 2020 elle ne représentait que 13% du PIB. L’Europe ne doit pas être une colonie numérique des GAFAM ou des BATX.

D’un autre côté, il faut se débarrasser des entreprises étrangères qui nous parasitent, qui rachètent nos entreprises, et filtrer au maximum les investissements de pays étrangers. Quand on sait que depuis 2000, 60% des investissements chinois en Europe viennent de groupes étatiques contrôlés par Pékin, on se rend compte de l’ampleur de la tâche.

4/ On a pu croire avec l’Europe qu’un marché se créait sur le terreau d’un héritage commun, mais que vous inspire l’alliance des BRICS, qui semble surtout reposer sur une envie commune d’agir hors de l’influence des habituels maitres du jeu ?

L’Europe a vocation à être autre chose qu’une association économique d’états comme peuvent l’être les BRICS. L’Europe est une civilisation plurimillénaire. Que nous soyons à Naples, Varsovie ou Berlin, nous avons le même référentiel historique, culturel, artistique. L’union des pays européens est naturelle parce qu’ils partagent une histoire et une identité.

Sur le thème du numérique, cette nécessité d’une union entre nations européennes est d’autant plus d’actualité que l’UE est le premier marché numérique au monde. En 2022, 92,5% des ménages ont accès à internet ; le volume de données disponibles est énorme. La prise de conscience de la nécessité de réguler au niveau européen est progressive, mais avec le Data act, le DSA et le DMA, le Cyber-resilience act, on peut observer une vraie volonté de s’atteler à ce chantier crucial en protégeant les données des Européens et des entreprises européennes face aux GAFAM et aux ingérences étrangères.

Malgré cette volonté de reprendre la main sur son futur, l’Europe est toujours prise dans un étau règlementaire qui ne lui permet pas de s’émanciper des GAFAM : le droit de la concurrence est beaucoup trop restrictif. Nous nous retrouvons pieds et poings liés sans pouvoir favoriser nos entreprises pour créer des géants du numérique.

5/ Que dit selon vous le retour en grâce et sans doute aussi en force de l’idée de souveraineté, particulièrement à l’échelon national ? Repli sur soit ou ancrage historique et subsidiarité ?

La vision du Rassemblement national sur la souveraineté est simple : être souverain, c’est être maître chez soi. C’est pouvoir contrôler et planifier l’avenir de son pays en toute indépendance. La souveraineté dans le domaine du numérique, c’est pouvoir prévoir, détecter les technologies qui feront monter notre nation en puissance et investir dans des innovations de rupture. La souveraineté est intrinsèquement liée à la sécurité. Un pays souverain peut offrir à ses citoyens une sécurité économique, technologique…

Aujourd’hui, nos gouvernants ne font plus de politique dans le sens noble du terme. Ce manque de souveraineté que je décris les empêche d’imaginer, de prévoir, d’innover pour créer un monde meilleur pour les Français et leurs descendants. Nos gouvernants ne sont plus des politiques mais des gestionnaires de pénuries : pénurie de masques, énergétique, alimentaire, pénurie de main-d’œuvre…

Nous avons donc besoin de revenir à cette notion de souveraineté qui doit être notre boussole. Elle n’est pas un repli sur nous-même mais illustre bien un besoin de revenir aux fondamentaux en temps de crise. Nous pouvons réaffirmer notre souveraineté aujourd’hui en reprenant le contrôle des évènements, en pensant sur le temps long et, surtout, en nous affranchissant de dogmes tels que l’idéologie de la concurrence libre et non faussée qui, aujourd’hui, nous enferment et nous étouffent.

6/ Est-ce que vos consoeurs et confrères continuent de recevoir des petits cadeaux de Huawei pour leurs permanences en région ?

Effectivement, des routeurs Huawei ont été envoyés à des députés dans leur permanence. Des députés qui n’étaient pas sensibilisés ont reçu ce routeur et l’ont peut-être encore. J’ai moi-même reçu ce routeur fin 2022 pour ma permanence de Sète, et cela juste après avoir rendu mon rapport pour avis sur les télécommunications et la souveraineté numérique très offensif à l’égard de Huawei. C’est dire l’ironie de la situation !

Depuis, le routeur a été enlevé et remplacé sur ma demande.

Après avoir rendu ce rapport, j’ai commencé à réfléchir à l’extension de la loi « anti Huawei » de 2019 à tout le territoire. Ce texte était une bonne initiative, malheureusement trop restreinte puisque Huawei n’est banni que sur certaines zones sensibles du territoire. Toutes les données des Français sont importantes et doivent être protégées contre les risques d’ingérence étrangère. La solution est simple : expulsons de notre pays les entreprises qui présentent un danger et qui ne respectent pas notre souveraineté.

Outre cette question des routeurs, c’est tout le rapport de la France à la commande publique qui doit changer. J’en veux pour preuve les lacunes de l’Assemblée nationale sur les questions cyber. C’est seulement cette année que nous avons reçu un mail des questeurs sur l’utilisation de Tiktok, Telegram et Whatsapp, nous avertissant des risques que présentent l’utilisation d’applications développées par des entreprises soumises à des droits extra européens à portée extraterritoriale. Pour la messagerie instantanée nous avons à notre disposition en France des entreprises qui proposent des solutions souveraines et sécurisées comme Olvid, dont je recommande l’utilisation au sein du Palais Bourbon.

Plus largement, nous avons eu des exemples désastreux de la naïveté de nos institutions. Entre la DGSI qui utilise Palantir, un logiciel américain, et l’établissement du Health Data Hub avec Microsoft, on a du mal à faire confiance à l’Etat pour favoriser la commande publique souveraine.

7/ Qu’est-ce qui vous semble caractériser, et même distinguer, une technologie française ?

La France est un pays d’innovation. Marie Curie, les frères Lumière, Louis Braille sont autant d’exemples de cette culture de curiosité scientifique, d’exploration, de conquête et de recherche. Aujourd’hui, ce même esprit d’innovation anime des milliers d’entreprises françaises. La question est : comment encourager leur développement ? comment réindustrialiser notre pays en favorisant cette innovation souveraine ?

La philosophie qui doit nous guider est une philosophie européenne, basée sur la liberté individuelle, sur l’éthique, sur la recherche de la juste conciliation des libertés individuelles et des nécessités économiques.

Une technologie européenne est une technologie audacieuse mais consciente de ses limites. L’Homme ne doit pas se laisser aveugler par l’hubris, il ne doit pas se prendre pour un dieu. La philosophie dont nous sommes les héritiers donne à l’homme une place déterminée dans le cosmos et la Création. A l’inverse des chinois qui manipulent le génome et des américains qui créent des technologies transhumanistes, la voie européenne connait la juste place de l’Homme dans le monde sans pour autant étouffer sa soif de connaissance et son ambition.

Cette vision doit donc être à mi-chemin entre tradition et modernité. Elle reconnait sa destinée prométhéenne mais a conscience qu’il y a des limites éthiques à ne pas dépasser. Depuis l’Antiquité grecque, le flambeau de la création brûle en elle mais elle connait l’exemple d’Icare : à voler trop près du soleil, on finit par chuter.

8/ L’Union européenne qui a soufflé 30 bougies communique à foison sur des grands projets à dix ou vingt ans. On songe notamment à la carte bancaire européenne qui se fait attendre. Comment expliquez-vous cette pesanteur ?

Le constat de lenteur catastrophique que l’on peut faire est évident, et il est ancien. L’Union européenne est rongée par cette lourdeur administrative qui l’empêche de se projeter avec efficacité et qui entrave les projets. Elle devient un monstre de lenteur déconnecté du réel et qui n’a pas la capacité de mettre en place des projets avec rapidité quand des pays tels que les Etats Unis ou la Chine ne s’embarrassent pas autant. La situation est désolante : les financements dans le cadre des projets importants d’intérêt européen tardent à venir, les intérêts des états divergent sur le numérique, le droit de la concurrence abîme chaque projet que l’Europe lance. Par exemple, le projet de cloud souverain européen Gaia X, qui partait d’une intention louable, a fini par être infiltré par Google, Huawei et Alibaba à cause de nos propres règles de concurrence…

9/ Quelle doit être la position française sur le développement de l’intelligence artificielle ? Méfiance ou enthousiasme ?

L’Intelligence artificielle va changer le monde. Elle bouleverse toutes les certitudes que nous avions sur le cosmos et nous oblige à repenser notre relation à nous-même, au travail, à l’éducation… Elle s’impose à nous, elle est là, elle se développe à une vitesse fulgurante et la France et l’Europe ne peuvent pas se permettre de passer à côté. Ne pas réfléchir à une stratégie face à cette technologie, c’est se condamner à disparaître.

Au XVIème siècle, les Chinois disposaient d’une flotte immense et très avancée technologiquement qui leur aurait probablement permis de conquérir l’Océan indien et d’asseoir leur puissance aux quatre coins du globe. Pourtant, un siècle plus tard, ils ont brûlé toute leur magnifique flotte de « bateau trésors » pour des raisons éthiques et philosophiques.

Suivirent alors la domination européenne sur la Chine, les guerres de l’opium, le sac du palais d’été… si les Chinois n’avaient pas brûlé leur flotte, ils auraient peut-être pu résister.

Rater ce rendez-vous technologique ou le refuser pour des raisons éthiques, c’est accepter de devenir demain une colonie numérique américaine ou chinoise.

Nous sommes à un point crucial de notre histoire : allons-nous manquer de vision et rater le coche ou allons-nous nous adapter et développer notre propre voie face à l’intelligence artificielle ?

En dehors des questions de libération de l’innovation que nous avons déjà abordées, deux éléments me semblent cruciaux pour appréhender dès aujourd’hui l’intelligence artificielle.

Le premier est la lutte contre la crétinisation. Aujourd’hui, on observe un effondrement du temps de concentration, de nos connaissances, de notre QI, bref, de ce qui fait nos particularités en tant qu’humains et qui nous rend concurrentiels par rapport à l’IA. Nous devons placer l’éducation à la machine au centre de nos préoccupations et nous discipliner à une hygiène mentale vis-à-vis du numérique.

Le deuxième point porte sur notre système d’éducation. Puisque l’intelligence artificielle nous concurrence sur un aspect rationnel, scientifique et mathématique, nous devrions chercher à concentrer l’éducation sur les aspects liés à la sensibilité de notre nature humaine. L’art, la philosophie, l’histoire, plus largement les sciences humaines doivent être au cœur de notre système éducatif, afin de former des citoyens qui auront l’esprit critique nécessaire pour agir dans un monde qui change si rapidement.

Les questions que les politiques se posent aujourd’hui sur l’IA sont des questions techniques : encadrement de la technologie, investissement, innovation etc… Mais aucun ne se demande comment l’homme doit se former en parallèle du développement de l’Intelligence artificielle, quelle est sa place, quel sera l’impact concret du développement de cette technologie sur son existence. Exemple parfait de cette somnolence : le débat qui paralyse la France aujourd’hui depuis quatre mois sur les retraites porte sur deux années en plus à travailler, alors qu’on sait que dans moins de 20 ans on aura 40% à 50% d’actifs sur le carreau qui ne participeront plus au système de répartition.

10/ Vous êtes prié de remplacer Jean-Noël Barrot pendant une semaine : Comment profitez-vous de cette aubaine pour agir au service de la souveraineté numérique. Vous pouvez prendre 3 mesures et vous avez carte bleue / blanche !

Preuve que gouvernement actuel ne prend pas pleinement conscience du défi numérique : Monsieur Barrot n’est que ministre délégué. Il ne peut signer aucun décret. Concrètement, cela signifie que même avec la meilleure volonté du monde, monsieur Barrot n’a que peu de marge de manœuvre au sein de son gouvernement.

La première mesure que devra prendre le Rassemblement national c’est nommer un ministre de plein exercice.

Ensuite, c’est de prendre des mesures de contournement du droit européen de la concurrence comme le font nos voisins allemands, en attendant des négociations au conseil pour en modifier certains principes.

La première mesure que je prendrais serait, vous l’aurez compris, une mesure de libération de la commande publique, cela en facilitant la possibilité pour les pouvoirs publics de privilégier des entreprises européennes au détriment d’entreprises extra européennes. Nos entreprises doivent évidemment être favorisées ; c’est un moyen capital pour faire émerger des géants européens et échapper au monopole des GAFAM.

La seconde mesure est tout aussi importante puisqu’elle tend à la protection de nos entreprises contre les investissements étrangers. Elle porte toujours sur le droit de la concurrence. Je ne peux supporter de voir des entreprises comme Exxelia passer sous pavillon étranger (en l’occurrence américain). Il faut étendre le décret Montebourg en sortant de la logique de liste ; nous devons nous inspirer des Etats-Unis qui n’ont aucune honte à faire passer leur souveraineté en priorité.

Enfin, je sanctionnerais durement les entreprises étrangères qui ne respectent pas nos lois. L’extraterritorialité de droits extra européens est un problème de taille et met en péril les données des Français hébergées chez ces entreprises, d’autant plus quand on constate la porosité entre certaines entreprises en situation monopolistique et les gouvernements de leurs pays. 

Il faut absolument exclure de notre territoire les entreprises soupçonnées d’ingérence étrangère : exit Tiktok ou Huawei, comme le font de nombreux pays et d’un autre côté, bienvenue à nos champions nationaux et européens ! L’Etat doit toujours avoir la main pour pouvoir refouler les entreprises qui sont un danger pour notre souveraineté nationale.

NB : Chaque membre du Groupe d’études : Économie, sécurité, et souveraineté numériques est cordialement invité à venir exprimer ici-même la position du mouvement politique qu’il représente dans ce cadre transpartisan. Manifestez-vous ! (contact arobase souveraine point tech)




Newsletter n°58 - 12 mai 2023

⭕️ Éditorial

Polycopiés et carnets de contredanse

Face au droit extra-territorial américain, qui est un droit de conquête (lawfare), l’Union européenne édicte un droit de concorde : un droit prolixe, qui pousse l’équité jusqu’à l’absurde, autour d’innombrables dispositions qu’elle croit sincèrement justes au seul motif qu’elles ne laissent aucun détail au hasard. C’est ainsi que, dans nos relations concurrentielles avec cette filiale atlantique en manque de gratitude, nos peuples de tradition écrite s’enorgueillissent encore de servir loyalement la règle de droit en pissant du polycopié de la main droite et en tenant le carnet de contredanse de la gauche. Tandis que de l’autre côté, les pionniers du Nouveau monde, avides de gloire et de croissance, chevauchent vers nous à grands cris en brandissant leur droit comme un tomahawk. Aussi, entendre Thierry Breton gourmander paternellement le patron de Twitter dans un anglais de même assemblage que celui de feu Jacques Delors a de quoi amuser. Encore heureux qu’à Rome, Musk fasse comme les Romains ! Mais si cette Europe est vraiment fille de Rome, quand se comportera-t-elle donc enfin comme une impératrice ?

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui Aurélien Lopez-Liguori, qui est Député Rassemblement National (Hérault 7e) et Président du Groupe d’études : Économie, sécurité et souveraineté numériques à l’Assemblée nationale 


La commande publique est un véritable levier pour le développement des entreprises.



⭕️ Le grand entretien

1/ Quel vous semble être le degré de maturité de la représentation nationale pour une adoption « transpartisane » des objectifs de souveraineté numérique ?

L’Assemblée Nationale a besoin d’évoluer sur ces sujets ; malgré le rajeunissement des députés, le numérique reste une question secondaire alors qu’il devrait constituer une préoccupation majeure. De nombreux députés se soucient peu des applications qu’ils utilisent pour communiquer et utilisent Whatsapp ou Telegram, pour leurs échanges professionnels, alors qu’il existe des solutions françaises et souveraines de messagerie instantanée. Ils n’y font pas attention parce que le thème de la souveraineté numérique ne s’est pas encore imposé dans le débat public comme un sujet stratégique. Comme pour le thème de l’énergie, ce sera lors d’une crise que nous nous rendrons compte que nous sommes en retard, que nous n’avons rien prévu et que nous sommes démunis face à un phénomène que nous avions sous-estimé.

Le nœud du problème est le manque d’anticipation des pouvoirs publics. Gouverner, c’est prévoir. Prévoir, c’est ce que le RN fait depuis des années en prônant la souveraineté et l’indépendance de notre pays dans tous les domaines, dont celui du numérique.

C’est aussi le but du groupe d’études Economie, sécurité et souveraineté numériques que je préside depuis janvier. Construire des propositions transpartisanes pour rattraper le retard que notre pays a pris dans ce domaine. Le but est de rassembler des députés de tous les groupes politiques pour élaborer des propositions à travers des auditions, des évènements ou des initiatives communes. Nous réfléchissons sur des sujets qui peuvent rassembler tels que la ré-industrialisation numérique, l’éducation cyber dans les écoles, la commande publique…

Avec ce groupe d’études, nous avons connu une première victoire législative pour notre souveraineté. Un des amendements que nous avons proposé, cosigné par des députés de la majorité, et Liot a été adopté lors de l’examen du projet de loi Jeux Olympiques. Le but était de favoriser dans la commande publique une entreprise française ou européenne pour développer la solution d’intelligence artificielle utilisée dans la conception des caméras intelligentes. La gauche a poussé des cris d’orfraie mais j’espère qu’avec le temps, nous parviendrons à travailler avec eux et proposer des amendements qu’ils cosigneront aussi. Nous avons besoin de toutes les forces disponibles pour atteindre nos objectifs de souveraineté numérique !

2/ Nous reprochons beaucoup aux Américains. Leur reprocherait-on surtout de défendre leurs intérêts comme nous aimerions que le fasse notre pays ?

Les Etats-Unis sont soucieux de leur souveraineté et de leur indépendance, et ils ont bien raison. Nous parlons d’un pays chantre du libéralisme et de la libre concurrence qui, pourtant, n’applique pas à lui-même les règles qu’il souhaite imposer au reste du monde. Ils assument sans problème le fait de favoriser leurs entreprises dans la commande publique. Regardez le Buy american act ou le Small business act ! Inspirons-nous de la liberté qu’ils ont dans leurs prises de décisions. Leur seule boussole est l’intérêt de leur pays.

Ajoutez à cela des dispositifs de protection contre les investissements étrangers très performants. Encore en 2022, les compétences du Comité pour l’investissement étranger aux Etats-Unis ont été renforcées pour vérifier « les conséquences pour le leadership technologique américain [des investissements] dans les secteurs qui touchent à la sécurité nationale américaine ».

Leurs services secrets sont particulièrement vigilants sur ces sujets, même sur des investissements qui pourrait paraitre banals, voire triviaux. L’année dernière, Huawei voulait construire un jardin chinois à Washington. Les services secrets ont compris que ce projet était à quelques kilomètres du Capitole et qu’une antenne allait être construite. Ils ont fini par faire annuler le projet.

La commande publique et les financements étatiques sont des instruments que les américains n’hésitent pas à activer pour développer leurs entreprises. Les liens entre l’Etat et les entreprises du numérique sont vertueux ; la commande publique est un véritable levier pour le développement des entreprises. Les exemples sont nombreux : les technologies de l’Iphone ont été développées grâce à des crédits fédéraux américains. Le Small Business Innovation Research permet à des agences de recherche fédérales de financer la R&D de petites entreprises. Encore un exemple : au total, ce sont 4,9 milliards de dollars d’argent public qui ont été versés à trois des sociétés fondées par Elon Musk – Tesla, SolarCity et SpaceX. On voit où elles en sont aujourd’hui.

De notre côté, nous sommes sous-dotés, nous respectons des règles de concurrence que personne ne respecte ; bref, par inconscience, naïveté ou indifférence, nous choisissons de nous saborder alors qu’il s’agit d’une question de volonté politique. Je suis profondément convaincu que tout n’est pas perdu, qu’il est possible de mener une véritable politique numérique ambitieuse et souveraine pour notre pays et pour l’Europe. Encore faut-il avoir un plan défini et se donner les moyens de le réaliser.

3/ Sur la question de la souveraineté numérique, quelle différence faites-vous entre notre relation avec la Chine et notre relation avec les Etats-Unis ?

Je ne fais aucune différence entre ces deux relations en matière de souveraineté. Certes, ce sont deux pays bien distincts avec qui nous avons des relations différentes ; la Chine est un régime autocratique et les Etats-Unis un régime libéral et démocratique culturellement plus proche de nous. Cela n’empêche pas que sur la question de la souveraineté, une seule vision m’anime : il faut que la France et l’Europe trouvent leur propre voie, et qu’elle soit cohérente, peu importe l’interlocuteur. Que ce soit dans nos relations avec la Chine ou les Etats-Unis, nous devons défendre notre indépendance.

Deux éléments sont à prendre en compte dans notre relation avec ces pays. D’un côté, il ne faut pas oublier la nécessité absolue de faire émerger nos propres géants du numérique. L’industrialisation doit être une priorité, alors même que pour notre pays en 2020 elle ne représentait que 13% du PIB. L’Europe ne doit pas être une colonie numérique des GAFAM ou des BATX.

D’un autre côté, il faut se débarrasser des entreprises étrangères qui nous parasitent, qui rachètent nos entreprises, et filtrer au maximum les investissements de pays étrangers. Quand on sait que depuis 2000, 60% des investissements chinois en Europe viennent de groupes étatiques contrôlés par Pékin, on se rend compte de l’ampleur de la tâche.

4/ On a pu croire avec l’Europe qu’un marché se créait sur le terreau d’un héritage commun, mais que vous inspire l’alliance des BRICS, qui semble surtout reposer sur une envie commune d’agir hors de l’influence des habituels maitres du jeu ?

L’Europe a vocation à être autre chose qu’une association économique d’états comme peuvent l’être les BRICS. L’Europe est une civilisation plurimillénaire. Que nous soyons à Naples, Varsovie ou Berlin, nous avons le même référentiel historique, culturel, artistique. L’union des pays européens est naturelle parce qu’ils partagent une histoire et une identité.

Sur le thème du numérique, cette nécessité d’une union entre nations européennes est d’autant plus d’actualité que l’UE est le premier marché numérique au monde. En 2022, 92,5% des ménages ont accès à internet ; le volume de données disponibles est énorme. La prise de conscience de la nécessité de réguler au niveau européen est progressive, mais avec le Data act, le DSA et le DMA, le Cyber-resilience act, on peut observer une vraie volonté de s’atteler à ce chantier crucial en protégeant les données des Européens et des entreprises européennes face aux GAFAM et aux ingérences étrangères.

Malgré cette volonté de reprendre la main sur son futur, l’Europe est toujours prise dans un étau règlementaire qui ne lui permet pas de s’émanciper des GAFAM : le droit de la concurrence est beaucoup trop restrictif. Nous nous retrouvons pieds et poings liés sans pouvoir favoriser nos entreprises pour créer des géants du numérique.

5/ Que dit selon vous le retour en grâce et sans doute aussi en force de l’idée de souveraineté, particulièrement à l’échelon national ? Repli sur soit ou ancrage historique et subsidiarité ?

La vision du Rassemblement national sur la souveraineté est simple : être souverain, c’est être maître chez soi. C’est pouvoir contrôler et planifier l’avenir de son pays en toute indépendance. La souveraineté dans le domaine du numérique, c’est pouvoir prévoir, détecter les technologies qui feront monter notre nation en puissance et investir dans des innovations de rupture. La souveraineté est intrinsèquement liée à la sécurité. Un pays souverain peut offrir à ses citoyens une sécurité économique, technologique…

Aujourd’hui, nos gouvernants ne font plus de politique dans le sens noble du terme. Ce manque de souveraineté que je décris les empêche d’imaginer, de prévoir, d’innover pour créer un monde meilleur pour les Français et leurs descendants. Nos gouvernants ne sont plus des politiques mais des gestionnaires de pénuries : pénurie de masques, énergétique, alimentaire, pénurie de main-d’œuvre…

Nous avons donc besoin de revenir à cette notion de souveraineté qui doit être notre boussole. Elle n’est pas un repli sur nous-même mais illustre bien un besoin de revenir aux fondamentaux en temps de crise. Nous pouvons réaffirmer notre souveraineté aujourd’hui en reprenant le contrôle des évènements, en pensant sur le temps long et, surtout, en nous affranchissant de dogmes tels que l’idéologie de la concurrence libre et non faussée qui, aujourd’hui, nous enferment et nous étouffent.

6/ Est-ce que vos consoeurs et confrères continuent de recevoir des petits cadeaux de Huawei pour leurs permanences en région ?

Effectivement, des routeurs Huawei ont été envoyés à des députés dans leur permanence. Des députés qui n’étaient pas sensibilisés ont reçu ce routeur et l’ont peut-être encore. J’ai moi-même reçu ce routeur fin 2022 pour ma permanence de Sète, et cela juste après avoir rendu mon rapport pour avis sur les télécommunications et la souveraineté numérique très offensif à l’égard de Huawei. C’est dire l’ironie de la situation !

Depuis, le routeur a été enlevé et remplacé sur ma demande.

Après avoir rendu ce rapport, j’ai commencé à réfléchir à l’extension de la loi « anti Huawei » de 2019 à tout le territoire. Ce texte était une bonne initiative, malheureusement trop restreinte puisque Huawei n’est banni que sur certaines zones sensibles du territoire. Toutes les données des Français sont importantes et doivent être protégées contre les risques d’ingérence étrangère. La solution est simple : expulsons de notre pays les entreprises qui présentent un danger et qui ne respectent pas notre souveraineté.

Outre cette question des routeurs, c’est tout le rapport de la France à la commande publique qui doit changer. J’en veux pour preuve les lacunes de l’Assemblée nationale sur les questions cyber. C’est seulement cette année que nous avons reçu un mail des questeurs sur l’utilisation de Tiktok, Telegram et Whatsapp, nous avertissant des risques que présentent l’utilisation d’applications développées par des entreprises soumises à des droits extra européens à portée extraterritoriale. Pour la messagerie instantanée nous avons à notre disposition en France des entreprises qui proposent des solutions souveraines et sécurisées comme Olvid, dont je recommande l’utilisation au sein du Palais Bourbon.

Plus largement, nous avons eu des exemples désastreux de la naïveté de nos institutions. Entre la DGSI qui utilise Palantir, un logiciel américain, et l’établissement du Health Data Hub avec Microsoft, on a du mal à faire confiance à l’Etat pour favoriser la commande publique souveraine.

7/ Qu’est-ce qui vous semble caractériser, et même distinguer, une technologie française ?

La France est un pays d’innovation. Marie Curie, les frères Lumière, Louis Braille sont autant d’exemples de cette culture de curiosité scientifique, d’exploration, de conquête et de recherche. Aujourd’hui, ce même esprit d’innovation anime des milliers d’entreprises françaises. La question est : comment encourager leur développement ? comment réindustrialiser notre pays en favorisant cette innovation souveraine ?

La philosophie qui doit nous guider est une philosophie européenne, basée sur la liberté individuelle, sur l’éthique, sur la recherche de la juste conciliation des libertés individuelles et des nécessités économiques.

Une technologie européenne est une technologie audacieuse mais consciente de ses limites. L’Homme ne doit pas se laisser aveugler par l’hubris, il ne doit pas se prendre pour un dieu. La philosophie dont nous sommes les héritiers donne à l’homme une place déterminée dans le cosmos et la Création. A l’inverse des chinois qui manipulent le génome et des américains qui créent des technologies transhumanistes, la voie européenne connait la juste place de l’Homme dans le monde sans pour autant étouffer sa soif de connaissance et son ambition.

Cette vision doit donc être à mi-chemin entre tradition et modernité. Elle reconnait sa destinée prométhéenne mais a conscience qu’il y a des limites éthiques à ne pas dépasser. Depuis l’Antiquité grecque, le flambeau de la création brûle en elle mais elle connait l’exemple d’Icare : à voler trop près du soleil, on finit par chuter.

8/ L’Union européenne qui a soufflé 30 bougies communique à foison sur des grands projets à dix ou vingt ans. On songe notamment à la carte bancaire européenne qui se fait attendre. Comment expliquez-vous cette pesanteur ?

Le constat de lenteur catastrophique que l’on peut faire est évident, et il est ancien. L’Union européenne est rongée par cette lourdeur administrative qui l’empêche de se projeter avec efficacité et qui entrave les projets. Elle devient un monstre de lenteur déconnecté du réel et qui n’a pas la capacité de mettre en place des projets avec rapidité quand des pays tels que les Etats Unis ou la Chine ne s’embarrassent pas autant. La situation est désolante : les financements dans le cadre des projets importants d’intérêt européen tardent à venir, les intérêts des états divergent sur le numérique, le droit de la concurrence abîme chaque projet que l’Europe lance. Par exemple, le projet de cloud souverain européen Gaia X, qui partait d’une intention louable, a fini par être infiltré par Google, Huawei et Alibaba à cause de nos propres règles de concurrence…

9/ Quelle doit être la position française sur le développement de l’intelligence artificielle ? Méfiance ou enthousiasme ?

L’Intelligence artificielle va changer le monde. Elle bouleverse toutes les certitudes que nous avions sur le cosmos et nous oblige à repenser notre relation à nous-même, au travail, à l’éducation… Elle s’impose à nous, elle est là, elle se développe à une vitesse fulgurante et la France et l’Europe ne peuvent pas se permettre de passer à côté. Ne pas réfléchir à une stratégie face à cette technologie, c’est se condamner à disparaître.

Au XVIème siècle, les Chinois disposaient d’une flotte immense et très avancée technologiquement qui leur aurait probablement permis de conquérir l’Océan indien et d’asseoir leur puissance aux quatre coins du globe. Pourtant, un siècle plus tard, ils ont brûlé toute leur magnifique flotte de « bateau trésors » pour des raisons éthiques et philosophiques.

Suivirent alors la domination européenne sur la Chine, les guerres de l’opium, le sac du palais d’été… si les Chinois n’avaient pas brûlé leur flotte, ils auraient peut-être pu résister.

Rater ce rendez-vous technologique ou le refuser pour des raisons éthiques, c’est accepter de devenir demain une colonie numérique américaine ou chinoise.

Nous sommes à un point crucial de notre histoire : allons-nous manquer de vision et rater le coche ou allons-nous nous adapter et développer notre propre voie face à l’intelligence artificielle ?

En dehors des questions de libération de l’innovation que nous avons déjà abordées, deux éléments me semblent cruciaux pour appréhender dès aujourd’hui l’intelligence artificielle.

Le premier est la lutte contre la crétinisation. Aujourd’hui, on observe un effondrement du temps de concentration, de nos connaissances, de notre QI, bref, de ce qui fait nos particularités en tant qu’humains et qui nous rend concurrentiels par rapport à l’IA. Nous devons placer l’éducation à la machine au centre de nos préoccupations et nous discipliner à une hygiène mentale vis-à-vis du numérique.

Le deuxième point porte sur notre système d’éducation. Puisque l’intelligence artificielle nous concurrence sur un aspect rationnel, scientifique et mathématique, nous devrions chercher à concentrer l’éducation sur les aspects liés à la sensibilité de notre nature humaine. L’art, la philosophie, l’histoire, plus largement les sciences humaines doivent être au cœur de notre système éducatif, afin de former des citoyens qui auront l’esprit critique nécessaire pour agir dans un monde qui change si rapidement.

Les questions que les politiques se posent aujourd’hui sur l’IA sont des questions techniques : encadrement de la technologie, investissement, innovation etc… Mais aucun ne se demande comment l’homme doit se former en parallèle du développement de l’Intelligence artificielle, quelle est sa place, quel sera l’impact concret du développement de cette technologie sur son existence. Exemple parfait de cette somnolence : le débat qui paralyse la France aujourd’hui depuis quatre mois sur les retraites porte sur deux années en plus à travailler, alors qu’on sait que dans moins de 20 ans on aura 40% à 50% d’actifs sur le carreau qui ne participeront plus au système de répartition.

10/ Vous êtes prié de remplacer Jean-Noël Barrot pendant une semaine : Comment profitez-vous de cette aubaine pour agir au service de la souveraineté numérique. Vous pouvez prendre 3 mesures et vous avez carte bleue / blanche !

Preuve que gouvernement actuel ne prend pas pleinement conscience du défi numérique : Monsieur Barrot n’est que ministre délégué. Il ne peut signer aucun décret. Concrètement, cela signifie que même avec la meilleure volonté du monde, monsieur Barrot n’a que peu de marge de manœuvre au sein de son gouvernement.

La première mesure que devra prendre le Rassemblement national c’est nommer un ministre de plein exercice.

Ensuite, c’est de prendre des mesures de contournement du droit européen de la concurrence comme le font nos voisins allemands, en attendant des négociations au conseil pour en modifier certains principes.

La première mesure que je prendrais serait, vous l’aurez compris, une mesure de libération de la commande publique, cela en facilitant la possibilité pour les pouvoirs publics de privilégier des entreprises européennes au détriment d’entreprises extra européennes. Nos entreprises doivent évidemment être favorisées ; c’est un moyen capital pour faire émerger des géants européens et échapper au monopole des GAFAM.

La seconde mesure est tout aussi importante puisqu’elle tend à la protection de nos entreprises contre les investissements étrangers. Elle porte toujours sur le droit de la concurrence. Je ne peux supporter de voir des entreprises comme Exxelia passer sous pavillon étranger (en l’occurrence américain). Il faut étendre le décret Montebourg en sortant de la logique de liste ; nous devons nous inspirer des Etats-Unis qui n’ont aucune honte à faire passer leur souveraineté en priorité.

Enfin, je sanctionnerais durement les entreprises étrangères qui ne respectent pas nos lois. L’extraterritorialité de droits extra européens est un problème de taille et met en péril les données des Français hébergées chez ces entreprises, d’autant plus quand on constate la porosité entre certaines entreprises en situation monopolistique et les gouvernements de leurs pays. 

Il faut absolument exclure de notre territoire les entreprises soupçonnées d’ingérence étrangère : exit Tiktok ou Huawei, comme le font de nombreux pays et d’un autre côté, bienvenue à nos champions nationaux et européens ! L’Etat doit toujours avoir la main pour pouvoir refouler les entreprises qui sont un danger pour notre souveraineté nationale.

NB : Chaque membre du Groupe d’études : Économie, sécurité, et souveraineté numériques est cordialement invité à venir exprimer ici-même la position du mouvement politique qu’il représente dans ce cadre transpartisan. Manifestez-vous ! (contact arobase souveraine point tech)




⭕️ Mezze de tweets



⭕️ Hors spectre


Détail du Trésor de Vix


“L’homme met toujours dans ses actes, si obscurément qu’il le sache, ce caractère de transcendance.
Ce qu’il fait, il ne le fait jamais simplement pour le faire.”
Maurice Blondel in L’Action




La France se définit par une restriction et un oxymore, comme une 'puissance d’équilibres'.

Matthieu Hug, qui est PDG et fondateur de TILKAL

 

1/ Pourquoi entend-on si peu parler de “souveraineté logistique” alors que le sujet réside au cœur même de la chaîne de valeur ? Comment la définiriez-vous ?

Dans un monde d’échanges, la supply chain est le flux même de ces échanges : par nature la plupart des supply chains traversent les frontières et donc plusieurs souverainetés. Du coup, si on devait définir une « souveraineté logistique » j’imagine qu’on parlerait en fait d’un « contrôle stratégique des approvisionnements », c’est-à-dire d’une maitrise de ce qu’il se passe, des origines, des implications, des impacts, de la résilience et des risques.

Les chaines d’approvisionnement constituent littéralement le moteur de l’économie, c’est-à-dire ce qui se passe sous le capot. Or la plupart des gens préfèrent regarder la carrosserie sans trop se soucier du fonctionnement du moteur. De fait, ce sujet n’apparait dans le débat public que lorsqu’il y a un dysfonctionnement : stock stratégique de masques introuvable au début de la crise covid, porte-conteneur Ever Given bloquant le canal de Suez, ou émergence de questions sur l’approvisionnement du Doliprane. On en parle aussi à l’occasion des crises sanitaires liées à des rappels produit, sur du lait pour enfant, des pizzas ou des œufs en chocolat. Au quotidien c’est un sujet industriel. Dans un pays comme la France qui a perdu son ancrage industriel, ce genre de sujet est devenu un peu lointain : peu propice à la communication et donc vite mis de côté. Paradoxalement de ce fait même notre dépendance au bon fonctionnement des chaines d’approvisionnement s’est accrue…

Sans surprise c’est un sujet clé pour la Chine, usine du monde : son programme de Nouvelles Routes de la Soie complète une politique engagée il y a plus de 40 ans. D’une part elle s’assure une maitrise des matières premières : on sait que la Chine contrôle plus de 50% des réserves et 95% de la production des « métaux rares » nécessaires à la transition énergétique, on sait moins que c’est le premier exportateur mondial de coton ou de miel. D’autre part elle a développé les principaux transporteurs mondiaux et achète des infrastructures critiques comme des grands ports européens ou des mines en Afrique. Enfin elle tente de consolider et de contrôler la donnée industrielle relative aux chaines d’approvisionnement.

Ainsi, pour penser une « souveraineté logistique » ou un « contrôle stratégique des approvisionnements », il faut considérer au moins quatre éléments : l’accès aux matières premières, la maitrise des infrastructures et des mouvements, la capacité industrielle de fabrication, et enfin la donnée relative à l’ensemble et qui en assure le pilotage. La tendance est à la raréfaction des ressources : on peut donc aisément anticiper que tous les pays mettent en place une « souveraineté logistique », ce qui entrainera de nouvelles alliances voire de nouvelles conflictualités autour de l’accès aux ressources (pétrole, eau douce, minerais, uranium, blé, etc). Que maitrisons-nous, en France, en Europe, dans cette chaine de valeur qui nous permette de fonctionner en bonne intelligence avec le reste du monde et d’assurer notre sécurité et notre résilience ?

Je crois qu’une des clés, c’est la donnée : en 2020, le World Economic Forum parlait de « dangerously opaque supply chains ». Cela résume assez bien la complexité de la situation, et le rôle absolument clé que va jouer la donnée relative à la chaine d’approvisionnement, ce que j’appelle la « traçabilité », pour dés-opacifier.

2/ Comment expliquez-vous que les deux grandes puissances qui font face à l’Europe puissent braconner presque dans le calme les données si précieuses des Européens ?

Jusqu’à présent, l’Europe n’est pas une puissance et ne s’est pas pensée comme telle : donc la relation avec les Etats-Unis et la Chine n’est pas une relation de puissance à puissance. L’Europe s’est construite comme un marché, et sur un marché les autres viennent faire leurs courses. Il me semble que nous avons fait une erreur en créant un marché et une monnaie unique avant de nous penser et de nous constituer politiquement.

En outre, au sein de l’Europe peu de pays se pensent comme des puissances, sans doute à cause du traumatisme de la seconde guerre mondiale. La France essaie, mais se définit par une restriction et un oxymore, comme une « puissance d’équilibres ». Or une puissance impose son terrain, autour duquel les autres s’organisent : être « d’équilibres », c’est être intermédiaire entre plusieurs terrains, c’est être un complément, pas une puissance.

Cette absence de puissance se traduit dans beaucoup de domaines : au sens le plus brutal lorsque l’Ukraine est victime d’une invasion et que l’Europe seule ne peut l’aider ; au sens plus figuré lorsqu’on regarde un secteur comme le numérique par exemple. Ainsi la part de marché des 3 principaux cloud providers américains en France est de 71% ; un seul des MAGAM représente une capitalisation boursière comparable à l’ensemble du CAC-40 ; plus de 90% des données européennes sont stockées aux US… le différentiel de « puissance numérique » avec les US est colossal. Avec la Chine c’est moins flagrant, mais il suffit de se souvenir que TikTok revendique 15 millions d’utilisateurs actifs en France pour voir que le sujet devient primordial.

Le puissant définit ce qu’est le braconnage : donc il ne braconne pas, il prend et donne à cela les attributs de sa légalité. Les révélations de Edward Snowden ont été assez limpides de ce point de vue : concrètement, en dehors des arrêts Schrems I et II de la CJUE, nous n’avons pas tellement réagit, ni en Europe ni en France. Alors les Etats-Unis continuent à utiliser leur « complexe militaro-technologique » comme outil de puissance. Il n’y a strictement aucun doute que la Chine fasse pareil sur nos données avec TikTok. C’est un outil formidable pour opérer le profiling psychologique de nos enfants et pour influencer les informations qu’ils reçoivent : il est inimaginable que la Chine s’en prive. Si nos données sont « si précieuses » comme vous le mentionnez, si elles conditionnent notre avenir politique comme je le crois, alors il nous revient de nous battre pour les protéger.

Pour cela la clé c’est la maitrise technologique. L’évolution du numérique montre que la technologie crée l’usage qui crée le droit, et ce d’autant plus que le temps technologique s’est extraordinairement accéléré. C’est un vrai problème de création du droit et donc un problème démocratique, mais c’est la règle du jeu. Donc l’Europe ne peut pas se contenter de réguler : c’est un pis-aller utile à court terme, mais ce n’est qu’un pis-aller. Il faut faire émerger un numérique européen, comme la Chine l’a fait depuis 20 ans au demeurant. Pour cela il faut utiliser les mêmes outils que les US, la Chine, ou l’Inde : favoriser les entreprises européennes dans les achats publics européens. Parce que l’Europe a voulu se construire comme un marché ouvert, elle a toujours refusé toute forme de préférence : mais personne d’autre n’a de tels scrupules idéologiques. Si l’on veut définir ce qu’est le braconnage et l’arrêter, il nous faut donc littéralement changer de logiciel.

3/ Pouvez-vous définir la notion de “données opérationnelles” et parcourir les enjeux majeurs auxquels elles sont exposées ?

Aux questions relatives aux données personnelles des Européens, s’ajoute en effet le sujet des données industrielles ou « données opérationnelles ». Ce sont toutes les données relatives à l’ensemble de la chaine d’approvisionnement, à l’ensemble d’une filière. Elles permettent à un industriel d’avoir une visibilité à 360° sur ses opérations, sa qualité, sa résilience et son impact social ou environnemental. Ces données sont une des conditions de la « souveraineté logistique » que l’on évoquait auparavant. Elles sont surtout la condition sine qua non pour lever la « dangereuse opacité » sur des chaines d’approvisionnement que pointe le WEF : or les évolutions réglementaires en Europe et aux US établissent la transparence comme la base d’une forme de « licence to operate », de droit d’accéder à des marchés.

Il y a en effet deux tendances profondes dans les nouvelles réglementations en lien avec les chaines d’approvisionnement : l’extension du devoir de vigilance et l’inversion de la charge de la preuve. Ainsi, aux US, le ‘Forced Labor Prevention Act’ mis en œuvre à l’été 2022 établit que si vos produits importés aux US sont liés à des matières premières en provenance du Xinjiang en Chine, vous êtes a priori coupable de complicité de travail forcé… sauf si vous apportez la preuve du contraire. En Europe, les réglementations sur la déforestation ou le travail forcé prennent le même chemin. Progressivement tout industriel devra fournir une traçabilité fine et probante de ses opérations bout en bout, fournir un « digital product passport » pour tous ses produits. Les « données opérationnelles » vont devenir critiques, leur valeur de preuve va devenir indispensable, et leur fiabilité définira la fiabilité du reporting extra-financier.

Début 2020, dans une interview au journal Les Echos, Thierry Breton résumait clairement l’enjeu : « La guerre des données industrielles débute maintenant et l’Europe sera son principal champ de bataille ». Il faut être prudent avec le terme « guerre », mais cette image traduit assez bien que les données industrielles sont devenues un nouveau champ de conflictualité. Comme pour les données personnelles, se pose donc la question des plateformes qui vont collecter et analyser ces données. Cela a une conséquence directe sur les lois auxquelles elles seront soumises, européennes ou non, extraterritoriales ou non, protectrices des intérêts des industriels européens ou non, respectueuses ou non de leur confidentialité.

Quand on parle de données opérationnelles bout en bout, à l’échelle d’une filière, on voit que l’impact peut concerner toute la société. On voit aussi qu’investir ce champ naissant du numérique industriel est un levier puissant à la fois pour soutenir la ré-industrialisation et pour construire la puissance numérique qui nous fait défaut.

4/ Imaginez que la forme d’une nation, ce soit son tempérament, et le fonds, ses valeurs morales actuelles : comment décririez-vous la France dans son rapport à la technologie…En pleine guerre technologique ?

L’image qui me vient c’est celle d’un avion sans pilote. Beaucoup de technologie, de potentiel de voyage, beaucoup de monde à bord, de bonnes volontés… mais pas de pilote. Ça me semble assez général, mais en tous cas c’est flagrant dans l’(absence d’)approche politique, économique et industrielle du numérique. Or le numérique est devenu le substrat de la société : c’est le poste de pilotage de l’avion.

On parle des nombreux ingénieurs français au cœur de la Silicon Valley : formidable, mais l’enjeu c’est aussi qu’ils aient envie de construire des champions numériques en France. On se gargarise de licornes : formidable, mais l’enjeu c’est aussi qu’elles restent européennes plutôt que devenir des sociétés US à l’occasion d’un financement en série C ou D ou d’une cotation au Nasdaq. Je ne veux pas être mal compris : il faut de la fluidité et des échanges, je serais mal placé pour dire le contraire. Mais si les champions qui émergent en Europe en sortent massivement in fine, nous remplissons juste le tonneau des Danaïdes.

Nous avons besoin de jouer en équipe, c’est-à-dire d’utiliser tous les leviers pour développer nos entreprises, et en particulier ce levier essentiel qu’est la commande, publique comme privée. Le minimum c’est d’orienter la commande publique vers les entreprises européennes pour les développer. A propos du développement du numérique, les deux mêmes objections sont répétées ad nauseam depuis 15 ans : d’abord, c’est contre les règles de l’OMC, ensuite on attend que les offres européennes soient au niveau des offres US. Or les règles de l’OMC n’empêchent ni la Chine ni les US, donc c’est soit un problème de volonté soit un problème de compétence à utiliser ces règles dans notre intérêt. Et sur le niveau, c’est une objection idiote : outre qu’elle n’est que partiellement vraie, si on veut développer des offres européennes et françaises de meilleur niveau, il faut en financer le développement avec la commande publique. Les US et la Chine le font pour leurs entreprises, mais j’ai une révélation : ils ne le feront pas pour les nôtres, surtout sur un segment aussi prépondérant et stratégique que le numérique.

Bref personne ne doute qu’une politique industrielle et numérique soit compliquée. Mais le pilote n’est pas celui qui explique sans cesse que ce n’est pas possible, il est celui qui trouve la solution pour faire.

5/ L’esprit humain déçoit par sa disposition à la réplication de ce qu’il est, dans l’idée de “donner vie” à plus que ce qu’il se croit (robotique, IA, anthropomorphisme etc.) Quelle autre direction un pays pionnier pourrait-il prendre en la matière ?

J’aime beaucoup la métaphore de Bernard de Chartres, reprise par Pascal : « nous sommes des nains sur les épaules de géants ». La créativité sous toutes ses formes se fait par petits pas, par cercles concentriques. Bien sûr, après coup, on construit des légendes, qui parlent de génies, d’innovation de rupture, de création-destructrice ou de révolution. Mais toute création commence par répliquer, par imiter : le mimétisme permet de comprendre, de s’approprier une connaissance, un geste ou un comportement, et à partir de là de progresser, de dépasser ou de transgresser. Donc la disposition à la réplication que vous décrivez ne me semble pas décevante : elle me parait normale.

En fait c’est plutôt à la tentation du renoncement qu’il faut échapper. A un extrême, il y le risque de courber l’échine face à la technologie toute-puissante : parce qu’elle nous remplace, parce qu’elle va plus vite ou parce qu’elle nous surveille, peu importe. A l’autre extrême, il y a le délire transhumaniste : fusionner l’Homme (enfin, quelques hommes en fait) avec la technologie est plus une manière une manière de renoncer à l’humanité que de la répliquer.

Pour cela, il est nécessaire s’ancrer dans le concret, de faire plutôt que de consommer, de comprendre plutôt que de juste utiliser. Vis-à-vis de la technologie cela veut dire développer la formation scientifique et philosophique afin de la dominer plutôt que d’être dans la fascination. Ensuite cela rejoint l’idée d’ « infrastructure nation » que développe Tariq Krim : puisque la technologie numérique est le substrat de la société au XXIè siècle, il faut en construire les briques essentielles.

6/ Parlons téléologie. Quelles vous semblent être les fins que poursuit la technique ? A part tout optimiser et affranchir l’Homme de la pénibilité du travail, du raisonnement et de l’imagination ?

D’un côté dans une vision prométhéenne la technique libère l’Homme, de la maladie comme de la gravité terrestre, de l’ignorance comme de la superstition. D’un autre côté la technique asservit : c’est la surveillance totale, les fake news et la manipulation. Avec la technologie numérique qui innerve toute la société, cette tension entre Prométhée et Big Brother est éminemment « politique » : elle définit le fonctionnement de la Cité.

Le cofondateur de OpenAI, Ilya Sutskever, expliquait récemment pourquoi les modèles d’IA de ChatGPT, conçus initialement pour contribuer à une science ouverte et collaborative, sont désormais fermés et opaques : selon lui une IA générative comme GPT-4 a trop de puissance, trop de dérives possibles, trop d’usages potentiellement dangereux, pour être accessible à n’importe qui. De fait, quand une technologie promet de transformer radicalement le travail de millions de personnes cela mérite, si ce n’est de la frayeur, au moins de l’attention et une compréhension détaillée… Mais du coup qui doit avoir la maitrise et assurer la gouvernance d’une telle technologie pour que le bien commun soit assuré ? Alors que OpenAI a payé des gens sous le seuil de pauvreté au Kenya pour entrainer son modèle, est-il raisonnable pour le bien commun de laisser ses dirigeants maitres des usages d’une technologie qu’ils estiment potentiellement dangereuse ?

Autre exemple avec la loi récente sur Paris 2024 et l’autorisation de la vidéo-surveillance algorithmique. De nombreuses études (notamment de la fondation Mozilla) ont montré qu’un historique d’une centaine de sites web visités anonymement est suffisant la plupart du temps pour dés-anonymiser et identifier les internautes. L’analogie entre nos visites sur le Web et nos déplacements physiques est assez évidente : quelques centaines de déplacements ou comportements anonymes captés par de la vidéo surveillance algorithmique vont rapidement devenir suffisants pour désanonymiser les citoyens évoluant dans l’espace public, sans besoin de reconnaissance faciale. Est-ce que l’on veut que demain des IA nous suivent en permanence via l’équivalent comportemental d’une trace ADN ? Quel serait l’espace restant pour la démocratie ?

Ainsi la technique ne poursuit aucune fin, mais ceux qui la conçoivent si. Dit autrement, la technique sert les fins de ceux qui la maitrisent : avec le numérique « code is law » alertait Lawrence Lessig dès 2000. Il est donc urgent de politiser la technologie, d’en faire un objet central du débat. Sinon toute la fabrique de la société sera confisquée par quelques « techno-papes », ouvrant une voie qui n’a aucune chance d’être démocratique. En dehors du bouleversement climatique, je ne sais pas quel sujet politique plus important nous pourrions avoir à débattre.

7/ Vous avez recours à la blockchain dans le cadre de l’activité de Tilkal. Qu’est-ce qui manque aux Français pour se départir d’une forme de distance incrédule ou amusée par rapport au sujet ?

Nous utilisons la technologie blockchain en effet, dans un cadre très éloigné des usages habituels que sont les crypto-actifs ou les NFT. Plus que la technologie elle-même, je pense que ce sont ces deux usages qui suscitent la distance ou l’incrédulité que vous mentionnez. Ces usages véhiculent des imaginaires puissants, libertariens et anti-état, aussi bien que des intérêts financiers importants : cela génère souvent des discussions biaisées et peu rationnelles.

Néanmoins, si on veut bien mettre cela de côté, blockchain est une technologie qui apporte une capacité intéressante. Si on regarde la couche technologique la plus élémentaire, c’est une base de données distribuée un peu particulière, qui permet de créer un réseau de partage d’information, dans lequel l’information ne peut pas être modifiée a posteriori, et dans lequel chacun des membres de ce réseau peut auditer indépendamment « qui a partagé quoi et quand ».

Le cas d’usage qui m’intéresse ce sont les chaines d’approvisionnement. Ce sont des environnements très distribués, où la fraude peut être massive (50% du miel importé dans l’Union Européenne est frauduleux, et je pourrais décliner les exemples), et où le constat est que les mécanismes de traçabilité et de certification existant sont de plus en plus insuffisants.

En regard, les réglementations qui émergent dans l’UE et aux US demandent aux industriels une vigilance étendue sur toute leur chaine d’approvisionnement, un suivi des origines et la fourniture des preuves étayant leurs assertions. Pour cela, il faut mettre en place une traçabilité bout en bout des flux, et donc un partage de données sur l’ensemble de la chaine d’approvisionnement. En gros, vous voulez partager des données dans un environnement distribué, en ayant une trace auditable de ce que chacun a déclaré : ce sont exactement les caractéristiques d’un réseau blockchain partagé entre les acteurs de la chaine d’approvisionnement. En tous cas, vu l’état d’opacité des supply chains, il est évident que personne n’a su apporter de meilleure idée jusqu’à présent… Bien sûr ce n’est pas parce qu’on a dit « blockchain » qu’on a résolu le problème de la traçabilité : c’est une brique indispensable, mais qui s’inscrit au sein d’une plateforme plus globale permettant de comprendre et d’analyser les opérations de la chaine d’approvisionnement.

Concrètement chez Tilkal, nous déployons un réseau B2B spécialisé sur les chaines d’approvisionnement, avec plus de 80 nœuds distribués chez des industriels très variés, sans consommation énergétique absurde, ni crypto, ni NFT. L’analyse des données ainsi collectées permet de traiter des sujets de traçabilité et de transparence dans des industries variées, du lait pour enfants au cuir, au textile, à différents minerais, au cacao au recyclage plastique.

Bref, il n’y a pas lieu d’être incrédule en général : si on dépasse les postures et les buzz marketing, il existe des cas d’usage concrets, utiles, et qui plus est sans spéculation.

8/ Selon vous, qu’est-ce que l’éthique appliquée à la supply chain ?

Il y a environ 45 millions d’esclaves modernes, soit 3 fois plus de personnes que durant l’ensemble de la traite transatlantique. A cela il faut ajouter 150 millions d’enfants en travail forcé dans le monde. L’immense majorité sont à l’origine de nos chaines d’approvisionnement (coton, laine, cacao, café, noisettes, huile de palme, cobalt et autres produits de la mine…) ou dans des ateliers de transformation comme le Rana Plaza. On pourrait faire le même genre de constat sur l’impact environnemental.

Pour prendre un exemple concret, la Chine représente grosso modo 25% des exportations mondiales de coton, et les liens entre cette matière et le travail forcé des Ouigours est très documenté, notamment après le rapport de juillet 2022 de l’ONU. Face à cela, il y a deux attitudes. D’un côté, H&M décide de cesser son sourcing de coton en Chine, et en assume les conséquences sur sa présence en Chine. De l’autre, Zara fait l’objet d’une enquête du Parquet National Antiterroriste pour « recel de crimes contre l’humanité », et une enquête de Bloomberg fin 2022 laisse peu de doutes sur Shein…

Tout cela procède de deux choses : les choix des entreprises et des gens qui y travaillent d’une part ; les choix des clients à chaque étage de la chaine de valeur jusqu’aux consommateurs d’autre part. Être lucide et regarder en face nos choix, c’est la base du libre arbitre et de la raison. Cette lucidité requiert de la transparence. C’est pourquoi les différentes législations européennes (CSRD, SFDC, déforestation, passeport produit, etc.) sont des tendances de fond très positives. Elles insufflent une transparence bienvenue, notamment pour les nombreux industriels qui font beaucoup d’efforts pour opérer avec un haut niveau d’éthique, en leur offrant des outils puissants de différentiation.

9/ Vous avez été financé par l’Union européenne. La considérez-vous comme un marché ou comme une forme politique que l’Europe a revêtue ?

En effet nous sommes financés par l’Union Européenne depuis fin 2022, dans le cadre du programme EIC Accelerator (European Innovation Council), qui est le principal outil de financement « deep tech » en Europe. C’est le fruit d’un processus de sélection long et exigeant, mais cela offre un éclairage intéressant à votre question. En effet, dans son évaluation finale le jury de EIC parle, à propos de la question de traçabilité des supply chains, d’un enjeu d’importance stratégique pour l’Europe.

Bien sûr l’Union Européenne s’est historiquement constituée comme un marché, mais je crois que cela évolue. Lorsque l’Union met en place des programmes importants de financement de la technologie, et y réfléchit en termes d’importance stratégique, c’est qu’il y a une réflexion politique qui émerge. Il me semble que c’est une bonne nouvelle car il n’y a aucun avenir à n’être qu’un marché, à ne penser qu’en termes de consommateurs. On le constate actuellement alors qu’il est flagrant que l’Europe ne peut pas assumer sa propre protection, ni sur le plan économique, ni sur le plan militaire. Si l’on ne veut pas que la Chine et les US viennent faire leurs courses de nos données, ports, entreprises, forêts ou temps de cerveau de nos enfants, il faut dépasser le stade de marché, (re)constituer une entité politique qui définisse une vision stratégique commune. Ça peut se faire sous la forme d’un isolement de chacun en mode Brexit, ou en constituant l’Europe comme une nouvelle entité politique.

Toute la question, bien sûr, est de savoir si on peut faire cette évolution à 27 et à l’unanimité : au minimum il faut constituer une entité politique comparable en taille (notamment de population) aux géants du XXIème siècle, Chine, US, Inde, Nigeria, Brésil. En tous cas, c’est un nouveau chemin, une nouvelle forme politique à inventer.

10/ Comment voyez-vous l’avenir de votre métier à l’heure où des pizzas sont sur le point d’être livrées par drone directement chez le client ?

La traçabilité est d’autant plus critique que les flux d’approvisionnement sont rapides, individualisés et complexes. Outre les questions d’éthique évoquées auparavant, il y a des conséquences sanitaires.

Ainsi, fin 2021, la DGCCRF publiait une étude sur les 10 principales places de marché e-commerce en France : elle évaluait à 63% le taux de produits frauduleux, 28% le taux de produits dangereux… voire plus de 90% de fraudes sur Wish. Les flux sont tels que les contrôles par les autorités sont impossibles : les reconstitutions de boutiques sont trop rapides et les enjeux financiers pour les fraudeurs sont bien plus importants que les moyens des autorités. En fait, plus on désintermédie, plus on désincarne, plus le risque augmente : or la pizza livrée par drone ajoute encore une couche de désincarnation… La solution est double : responsabilisation réglementaire et réincarnation du lien.

Le DSA répond au premier point, avec la responsabilisation totale des plateformes sous la forme d’une obligation de résultat. La mise en vente d’un produit frauduleux doit engager la responsabilité directe des plateformes, avec des sanctions sévères. Idem pour la distribution, idem pour la pizza livrée chez vous : qui sait réagir si la mozzarella contient un e-coli ? Cette question n’est pas totalement conceptuelle quand on se souvient des rappels Picot, Buitoni ou Kinder.

Réincarner le lien aux produits, c’est la traçabilité et la transparence : des marques comme Cœur de Lion, Provamel ou IKKS se sont engagées là-dessus avec nous, et les niveaux d’engagement montrent l’attente de véritables consom’acteurs. Chez IKKS, on parle de plus de 100,000 consultations par mois sur la traçabilité des vêtements.

Finalement, je crois que le numérique qui réincarne, qui crée du lien, a beaucoup d’avenir. Au metavers et à l’humain téléchargé dans un cyberespace de grande consommation, je préfère un numérique qui nous aide à tisser l’avenir en fil de faire.

 




Newsletter n°57 - 28 avril 2023

⭕️ Édito

Tâches de tomate et orpailleurs de griefs

Il existe une catégorie de personnes capables de focaliser leur regard sur les détails. D’un point de vue intellectuel, c’est une disposition appréciable s’ils la conjuguent avec une aptitude à la vue d’ensemble, pour ne pas parler de la hauteur à laquelle doit idéalement être installé ce point de vue-là. Mais connaissez-vous cette sous-espèce aux yeux de laquelle un détail est à lui seul susceptible d’invalider à tout jamais l’ensemble dont il est partie ? Je suis assez visuel et vous me pardonnerez d’avoir recours à une image archivée dans ma lointaine mémoire privée. Ce jour où, adolescent, ayant passé quelques heures à faire de moi un bon candidat à l’occasion d’une soirée chic, au cours de laquelle ma cavalière d’un moment n’avait eu d’yeux que pour la microscopique tache de tomate cerise qui condamnait ma chemise blanche, et par suite, tout ce qui se trouvait autour ! Regardez bien ce que vous entreprenez avec patience, passion, peine et mérite, dans un monde fait d’intentions, de nuances et de compromis nécessaires. Vous trouverez toujours sur votre chemin des inspecteurs d’imperfections négligeables, des orpailleurs de griefs minuscules, dans le seul but de révoquer en doute l’oeuvre de votre vie, sur le serment d’un seul grain de sable. Il n’est pas possible que ces perturbateurs d’évolution soient absolument inutiles dans le Grand Dessein qui est le nôtre ! Aussi, pourquoi ne pas nous appliquer avec charité à éclaircir dès aujourd’hui la nature exacte de leur vocation en nous posant cette question sans relâche : Mais à quoi donc peuvent-ils bien servir ?

Bertrand Leblanc-Barbedienne

 




Nous recevons aujourd’hui Matthieu Hug, qui est Président-fondateur de TILKAL


La France se définit par une restriction et un oxymore, comme une ‘puissance d’équilibres’.




⭕️ Le grand entretien

1/ Pourquoi entend-on si peu parler de “souveraineté logistique” alors que le sujet réside au cœur même de la chaîne de valeur ? Comment la définiriez-vous ?

Dans un monde d’échanges, la supply chain est le flux même de ces échanges : par nature la plupart des supply chains traversent les frontières et donc plusieurs souverainetés. Du coup, si on devait définir une « souveraineté logistique » j’imagine qu’on parlerait en fait d’un « contrôle stratégique des approvisionnements », c’est-à-dire d’une maitrise de ce qu’il se passe, des origines, des implications, des impacts, de la résilience et des risques.

Les chaines d’approvisionnement constituent littéralement le moteur de l’économie, c’est-à-dire ce qui se passe sous le capot. Or la plupart des gens préfèrent regarder la carrosserie sans trop se soucier du fonctionnement du moteur. De fait, ce sujet n’apparait dans le débat public que lorsqu’il y a un dysfonctionnement : stock stratégique de masques introuvable au début de la crise covid, porte-conteneur Ever Given bloquant le canal de Suez, ou émergence de questions sur l’approvisionnement du Doliprane. On en parle aussi à l’occasion des crises sanitaires liées à des rappels produit, sur du lait pour enfant, des pizzas ou des œufs en chocolat. Au quotidien c’est un sujet industriel. Dans un pays comme la France qui a perdu son ancrage industriel, ce genre de sujet est devenu un peu lointain : peu propice à la communication et donc vite mis de côté. Paradoxalement de ce fait même notre dépendance au bon fonctionnement des chaines d’approvisionnement s’est accrue…

Sans surprise c’est un sujet clé pour la Chine, usine du monde : son programme de Nouvelles Routes de la Soie complète une politique engagée il y a plus de 40 ans. D’une part elle s’assure une maitrise des matières premières : on sait que la Chine contrôle plus de 50% des réserves et 95% de la production des « métaux rares » nécessaires à la transition énergétique, on sait moins que c’est le premier exportateur mondial de coton ou de miel. D’autre part elle a développé les principaux transporteurs mondiaux et achète des infrastructures critiques comme des grands ports européens ou des mines en Afrique. Enfin elle tente de consolider et de contrôler la donnée industrielle relative aux chaines d’approvisionnement.

Ainsi, pour penser une « souveraineté logistique » ou un « contrôle stratégique des approvisionnements », il faut considérer au moins quatre éléments : l’accès aux matières premières, la maitrise des infrastructures et des mouvements, la capacité industrielle de fabrication, et enfin la donnée relative à l’ensemble et qui en assure le pilotage. La tendance est à la raréfaction des ressources : on peut donc aisément anticiper que tous les pays mettent en place une « souveraineté logistique », ce qui entrainera de nouvelles alliances voire de nouvelles conflictualités autour de l’accès aux ressources (pétrole, eau douce, minerais, uranium, blé, etc). Que maitrisons-nous, en France, en Europe, dans cette chaine de valeur qui nous permette de fonctionner en bonne intelligence avec le reste du monde et d’assurer notre sécurité et notre résilience ?

Je crois qu’une des clés, c’est la donnée : en 2020, le World Economic Forum parlait de « dangerously opaque supply chains ». Cela résume assez bien la complexité de la situation, et le rôle absolument clé que va jouer la donnée relative à la chaine d’approvisionnement, ce que j’appelle la « traçabilité », pour dés-opacifier.

2/ Comment expliquez-vous que les deux grandes puissances qui font face à l’Europe puissent braconner presque dans le calme les données si précieuses des Européens ?

Jusqu’à présent, l’Europe n’est pas une puissance et ne s’est pas pensée comme telle : donc la relation avec les Etats-Unis et la Chine n’est pas une relation de puissance à puissance. L’Europe s’est construite comme un marché, et sur un marché les autres viennent faire leurs courses. Il me semble que nous avons fait une erreur en créant un marché et une monnaie unique avant de nous penser et de nous constituer politiquement.

En outre, au sein de l’Europe peu de pays se pensent comme des puissances, sans doute à cause du traumatisme de la seconde guerre mondiale. La France essaie, mais se définit par une restriction et un oxymore, comme une « puissance d’équilibres ». Or une puissance impose son terrain, autour duquel les autres s’organisent : être « d’équilibres », c’est être intermédiaire entre plusieurs terrains, c’est être un complément, pas une puissance.

Cette absence de puissance se traduit dans beaucoup de domaines : au sens le plus brutal lorsque l’Ukraine est victime d’une invasion et que l’Europe seule ne peut l’aider ; au sens plus figuré lorsqu’on regarde un secteur comme le numérique par exemple. Ainsi la part de marché des 3 principaux cloud providers américains en France est de 71% ; un seul des MAGAM représente une capitalisation boursière comparable à l’ensemble du CAC-40 ; plus de 90% des données européennes sont stockées aux US… le différentiel de « puissance numérique » avec les US est colossal. Avec la Chine c’est moins flagrant, mais il suffit de se souvenir que TikTok revendique 15 millions d’utilisateurs actifs en France pour voir que le sujet devient primordial.

Le puissant définit ce qu’est le braconnage : donc il ne braconne pas, il prend et donne à cela les attributs de sa légalité. Les révélations de Edward Snowden ont été assez limpides de ce point de vue : concrètement, en dehors des arrêts Schrems I et II de la CJUE, nous n’avons pas tellement réagit, ni en Europe ni en France. Alors les Etats-Unis continuent à utiliser leur « complexe militaro-technologique » comme outil de puissance. Il n’y a strictement aucun doute que la Chine fasse pareil sur nos données avec TikTok. C’est un outil formidable pour opérer le profiling psychologique de nos enfants et pour influencer les informations qu’ils reçoivent : il est inimaginable que la Chine s’en prive. Si nos données sont « si précieuses » comme vous le mentionnez, si elles conditionnent notre avenir politique comme je le crois, alors il nous revient de nous battre pour les protéger.

Pour cela la clé c’est la maitrise technologique. L’évolution du numérique montre que la technologie crée l’usage qui crée le droit, et ce d’autant plus que le temps technologique s’est extraordinairement accéléré. C’est un vrai problème de création du droit et donc un problème démocratique, mais c’est la règle du jeu. Donc l’Europe ne peut pas se contenter de réguler : c’est un pis-aller utile à court terme, mais ce n’est qu’un pis-aller. Il faut faire émerger un numérique européen, comme la Chine l’a fait depuis 20 ans au demeurant. Pour cela il faut utiliser les mêmes outils que les US, la Chine, ou l’Inde : favoriser les entreprises européennes dans les achats publics européens. Parce que l’Europe a voulu se construire comme un marché ouvert, elle a toujours refusé toute forme de préférence : mais personne d’autre n’a de tels scrupules idéologiques. Si l’on veut définir ce qu’est le braconnage et l’arrêter, il nous faut donc littéralement changer de logiciel.

3/ Pouvez-vous définir la notion de “données opérationnelles” et parcourir les enjeux majeurs auxquels elles sont exposées ?

Aux questions relatives aux données personnelles des Européens, s’ajoute en effet le sujet des données industrielles ou « données opérationnelles ». Ce sont toutes les données relatives à l’ensemble de la chaine d’approvisionnement, à l’ensemble d’une filière. Elles permettent à un industriel d’avoir une visibilité à 360° sur ses opérations, sa qualité, sa résilience et son impact social ou environnemental. Ces données sont une des conditions de la « souveraineté logistique » que l’on évoquait auparavant. Elles sont surtout la condition sine qua non pour lever la « dangereuse opacité » sur des chaines d’approvisionnement que pointe le WEF : or les évolutions réglementaires en Europe et aux US établissent la transparence comme la base d’une forme de « licence to operate », de droit d’accéder à des marchés.

Il y a en effet deux tendances profondes dans les nouvelles réglementations en lien avec les chaines d’approvisionnement : l’extension du devoir de vigilance et l’inversion de la charge de la preuve. Ainsi, aux US, le ‘Forced Labor Prevention Act’ mis en œuvre à l’été 2022 établit que si vos produits importés aux US sont liés à des matières premières en provenance du Xinjiang en Chine, vous êtes a priori coupable de complicité de travail forcé… sauf si vous apportez la preuve du contraire. En Europe, les réglementations sur la déforestation ou le travail forcé prennent le même chemin. Progressivement tout industriel devra fournir une traçabilité fine et probante de ses opérations bout en bout, fournir un « digital product passport » pour tous ses produits. Les « données opérationnelles » vont devenir critiques, leur valeur de preuve va devenir indispensable, et leur fiabilité définira la fiabilité du reporting extra-financier.

Début 2020, dans une interview au journal Les Echos, Thierry Breton résumait clairement l’enjeu : « La guerre des données industrielles débute maintenant et l’Europe sera son principal champ de bataille ». Il faut être prudent avec le terme « guerre », mais cette image traduit assez bien que les données industrielles sont devenues un nouveau champ de conflictualité. Comme pour les données personnelles, se pose donc la question des plateformes qui vont collecter et analyser ces données. Cela a une conséquence directe sur les lois auxquelles elles seront soumises, européennes ou non, extraterritoriales ou non, protectrices des intérêts des industriels européens ou non, respectueuses ou non de leur confidentialité.

Quand on parle de données opérationnelles bout en bout, à l’échelle d’une filière, on voit que l’impact peut concerner toute la société. On voit aussi qu’investir ce champ naissant du numérique industriel est un levier puissant à la fois pour soutenir la ré-industrialisation et pour construire la puissance numérique qui nous fait défaut.

4/ Imaginez que la forme d’une nation, ce soit son tempérament, et le fonds, ses valeurs morales actuelles : comment décririez-vous la France dans son rapport à la technologie…En pleine guerre technologique ?

L’image qui me vient c’est celle d’un avion sans pilote. Beaucoup de technologie, de potentiel de voyage, beaucoup de monde à bord, de bonnes volontés… mais pas de pilote. Ça me semble assez général, mais en tous cas c’est flagrant dans l’(absence d’)approche politique, économique et industrielle du numérique. Or le numérique est devenu le substrat de la société : c’est le poste de pilotage de l’avion.

On parle des nombreux ingénieurs français au cœur de la Silicon Valley : formidable, mais l’enjeu c’est aussi qu’ils aient envie de construire des champions numériques en France. On se gargarise de licornes : formidable, mais l’enjeu c’est aussi qu’elles restent européennes plutôt que devenir des sociétés US à l’occasion d’un financement en série C ou D ou d’une cotation au Nasdaq. Je ne veux pas être mal compris : il faut de la fluidité et des échanges, je serais mal placé pour dire le contraire. Mais si les champions qui émergent en Europe en sortent massivement in fine, nous remplissons juste le tonneau des Danaïdes.

Nous avons besoin de jouer en équipe, c’est-à-dire d’utiliser tous les leviers pour développer nos entreprises, et en particulier ce levier essentiel qu’est la commande, publique comme privée. Le minimum c’est d’orienter la commande publique vers les entreprises européennes pour les développer. A propos du développement du numérique, les deux mêmes objections sont répétées ad nauseam depuis 15 ans : d’abord, c’est contre les règles de l’OMC, ensuite on attend que les offres européennes soient au niveau des offres US. Or les règles de l’OMC n’empêchent ni la Chine ni les US, donc c’est soit un problème de volonté soit un problème de compétence à utiliser ces règles dans notre intérêt. Et sur le niveau, c’est une objection idiote : outre qu’elle n’est que partiellement vraie, si on veut développer des offres européennes et françaises de meilleur niveau, il faut en financer le développement avec la commande publique. Les US et la Chine le font pour leurs entreprises, mais j’ai une révélation : ils ne le feront pas pour les nôtres, surtout sur un segment aussi prépondérant et stratégique que le numérique.

Bref personne ne doute qu’une politique industrielle et numérique soit compliquée. Mais le pilote n’est pas celui qui explique sans cesse que ce n’est pas possible, il est celui qui trouve la solution pour faire.

5/ L’esprit humain déçoit par sa disposition à la réplication de ce qu’il est, dans l’idée de “donner vie” à plus que ce qu’il se croit (robotique, IA, anthropomorphisme etc.) Quelle autre direction un pays pionnier pourrait-il prendre en la matière ?

J’aime beaucoup la métaphore de Bernard de Chartres, reprise par Pascal : « nous sommes des nains sur les épaules de géants ». La créativité sous toutes ses formes se fait par petits pas, par cercles concentriques. Bien sûr, après coup, on construit des légendes, qui parlent de génies, d’innovation de rupture, de création-destructrice ou de révolution. Mais toute création commence par répliquer, par imiter : le mimétisme permet de comprendre, de s’approprier une connaissance, un geste ou un comportement, et à partir de là de progresser, de dépasser ou de transgresser. Donc la disposition à la réplication que vous décrivez ne me semble pas décevante : elle me parait normale.

En fait c’est plutôt à la tentation du renoncement qu’il faut échapper. A un extrême, il y le risque de courber l’échine face à la technologie toute-puissante : parce qu’elle nous remplace, parce qu’elle va plus vite ou parce qu’elle nous surveille, peu importe. A l’autre extrême, il y a le délire transhumaniste : fusionner l’Homme (enfin, quelques hommes en fait) avec la technologie est plus une manière une manière de renoncer à l’humanité que de la répliquer.

Pour cela, il est nécessaire s’ancrer dans le concret, de faire plutôt que de consommer, de comprendre plutôt que de juste utiliser. Vis-à-vis de la technologie cela veut dire développer la formation scientifique et philosophique afin de la dominer plutôt que d’être dans la fascination. Ensuite cela rejoint l’idée d’ « infrastructure nation » que développe Tariq Krim : puisque la technologie numérique est le substrat de la société au XXIè siècle, il faut en construire les briques essentielles.

6/ Parlons téléologie. Quelles vous semblent être les fins que poursuit la technique ? A part tout optimiser et affranchir l’Homme de la pénibilité du travail, du raisonnement et de l’imagination ?

D’un côté dans une vision prométhéenne la technique libère l’Homme, de la maladie comme de la gravité terrestre, de l’ignorance comme de la superstition. D’un autre côté la technique asservit : c’est la surveillance totale, les fake news et la manipulation. Avec la technologie numérique qui innerve toute la société, cette tension entre Prométhée et Big Brother est éminemment « politique » : elle définit le fonctionnement de la Cité.

Le cofondateur de OpenAI, Ilya Sutskever, expliquait récemment pourquoi les modèles d’IA de ChatGPT, conçus initialement pour contribuer à une science ouverte et collaborative, sont désormais fermés et opaques : selon lui une IA générative comme GPT-4 a trop de puissance, trop de dérives possibles, trop d’usages potentiellement dangereux, pour être accessible à n’importe qui. De fait, quand une technologie promet de transformer radicalement le travail de millions de personnes cela mérite, si ce n’est de la frayeur, au moins de l’attention et une compréhension détaillée… Mais du coup qui doit avoir la maitrise et assurer la gouvernance d’une telle technologie pour que le bien commun soit assuré ? Alors que OpenAI a payé des gens sous le seuil de pauvreté au Kenya pour entrainer son modèle, est-il raisonnable pour le bien commun de laisser ses dirigeants maitres des usages d’une technologie qu’ils estiment potentiellement dangereuse ?

Autre exemple avec la loi récente sur Paris 2024 et l’autorisation de la vidéo-surveillance algorithmique. De nombreuses études (notamment de la fondation Mozilla) ont montré qu’un historique d’une centaine de sites web visités anonymement est suffisant la plupart du temps pour dés-anonymiser et identifier les internautes. L’analogie entre nos visites sur le Web et nos déplacements physiques est assez évidente : quelques centaines de déplacements ou comportements anonymes captés par de la vidéo surveillance algorithmique vont rapidement devenir suffisants pour désanonymiser les citoyens évoluant dans l’espace public, sans besoin de reconnaissance faciale. Est-ce que l’on veut que demain des IA nous suivent en permanence via l’équivalent comportemental d’une trace ADN ? Quel serait l’espace restant pour la démocratie ?

Ainsi la technique ne poursuit aucune fin, mais ceux qui la conçoivent si. Dit autrement, la technique sert les fins de ceux qui la maitrisent : avec le numérique « code is law » alertait Lawrence Lessig dès 2000. Il est donc urgent de politiser la technologie, d’en faire un objet central du débat. Sinon toute la fabrique de la société sera confisquée par quelques « techno-papes », ouvrant une voie qui n’a aucune chance d’être démocratique. En dehors du bouleversement climatique, je ne sais pas quel sujet politique plus important nous pourrions avoir à débattre.

7/ Vous avez recours à la blockchain dans le cadre de l’activité de Tilkal. Qu’est-ce qui manque aux Français pour se départir d’une forme de distance incrédule ou amusée par rapport au sujet ?

Nous utilisons la technologie blockchain en effet, dans un cadre très éloigné des usages habituels que sont les crypto-actifs ou les NFT. Plus que la technologie elle-même, je pense que ce sont ces deux usages qui suscitent la distance ou l’incrédulité que vous mentionnez. Ces usages véhiculent des imaginaires puissants, libertariens et anti-état, aussi bien que des intérêts financiers importants : cela génère souvent des discussions biaisées et peu rationnelles.

Néanmoins, si on veut bien mettre cela de côté, blockchain est une technologie qui apporte une capacité intéressante. Si on regarde la couche technologique la plus élémentaire, c’est une base de données distribuée un peu particulière, qui permet de créer un réseau de partage d’information, dans lequel l’information ne peut pas être modifiée a posteriori, et dans lequel chacun des membres de ce réseau peut auditer indépendamment « qui a partagé quoi et quand ».

Le cas d’usage qui m’intéresse ce sont les chaines d’approvisionnement. Ce sont des environnements très distribués, où la fraude peut être massive (50% du miel importé dans l’Union Européenne est frauduleux, et je pourrais décliner les exemples), et où le constat est que les mécanismes de traçabilité et de certification existant sont de plus en plus insuffisants.

En regard, les réglementations qui émergent dans l’UE et aux US demandent aux industriels une vigilance étendue sur toute leur chaine d’approvisionnement, un suivi des origines et la fourniture des preuves étayant leurs assertions. Pour cela, il faut mettre en place une traçabilité bout en bout des flux, et donc un partage de données sur l’ensemble de la chaine d’approvisionnement. En gros, vous voulez partager des données dans un environnement distribué, en ayant une trace auditable de ce que chacun a déclaré : ce sont exactement les caractéristiques d’un réseau blockchain partagé entre les acteurs de la chaine d’approvisionnement. En tous cas, vu l’état d’opacité des supply chains, il est évident que personne n’a su apporter de meilleure idée jusqu’à présent… Bien sûr ce n’est pas parce qu’on a dit « blockchain » qu’on a résolu le problème de la traçabilité : c’est une brique indispensable, mais qui s’inscrit au sein d’une plateforme plus globale permettant de comprendre et d’analyser les opérations de la chaine d’approvisionnement.

Concrètement chez Tilkal, nous déployons un réseau B2B spécialisé sur les chaines d’approvisionnement, avec plus de 80 nœuds distribués chez des industriels très variés, sans consommation énergétique absurde, ni crypto, ni NFT. L’analyse des données ainsi collectées permet de traiter des sujets de traçabilité et de transparence dans des industries variées, du lait pour enfants au cuir, au textile, à différents minerais, au cacao au recyclage plastique.

Bref, il n’y a pas lieu d’être incrédule en général : si on dépasse les postures et les buzz marketing, il existe des cas d’usage concrets, utiles, et qui plus est sans spéculation.

8/ Selon vous, qu’est-ce que l’éthique appliquée à la supply chain ?

Il y a environ 45 millions d’esclaves modernes, soit 3 fois plus de personnes que durant l’ensemble de la traite transatlantique. A cela il faut ajouter 150 millions d’enfants en travail forcé dans le monde. L’immense majorité sont à l’origine de nos chaines d’approvisionnement (coton, laine, cacao, café, noisettes, huile de palme, cobalt et autres produits de la mine…) ou dans des ateliers de transformation comme le Rana Plaza. On pourrait faire le même genre de constat sur l’impact environnemental.

Pour prendre un exemple concret, la Chine représente grosso modo 25% des exportations mondiales de coton, et les liens entre cette matière et le travail forcé des Ouigours est très documenté, notamment après le rapport de juillet 2022 de l’ONU. Face à cela, il y a deux attitudes. D’un côté, H&M décide de cesser son sourcing de coton en Chine, et en assume les conséquences sur sa présence en Chine. De l’autre, Zara fait l’objet d’une enquête du Parquet National Antiterroriste pour « recel de crimes contre l’humanité », et une enquête de Bloomberg fin 2022 laisse peu de doutes sur Shein…

Tout cela procède de deux choses : les choix des entreprises et des gens qui y travaillent d’une part ; les choix des clients à chaque étage de la chaine de valeur jusqu’aux consommateurs d’autre part. Être lucide et regarder en face nos choix, c’est la base du libre arbitre et de la raison. Cette lucidité requiert de la transparence. C’est pourquoi les différentes législations européennes (CSRD, SFDC, déforestation, passeport produit, etc.) sont des tendances de fond très positives. Elles insufflent une transparence bienvenue, notamment pour les nombreux industriels qui font beaucoup d’efforts pour opérer avec un haut niveau d’éthique, en leur offrant des outils puissants de différentiation.

9/ Vous avez été financé par l’Union européenne. La considérez-vous comme un marché ou comme une forme politique que l’Europe a revêtue ?

En effet nous sommes financés par l’Union Européenne depuis fin 2022, dans le cadre du programme EIC Accelerator (European Innovation Council), qui est le principal outil de financement « deep tech » en Europe. C’est le fruit d’un processus de sélection long et exigeant, mais cela offre un éclairage intéressant à votre question. En effet, dans son évaluation finale le jury de EIC parle, à propos de la question de traçabilité des supply chains, d’un enjeu d’importance stratégique pour l’Europe.

Bien sûr l’Union Européenne s’est historiquement constituée comme un marché, mais je crois que cela évolue. Lorsque l’Union met en place des programmes importants de financement de la technologie, et y réfléchit en termes d’importance stratégique, c’est qu’il y a une réflexion politique qui émerge. Il me semble que c’est une bonne nouvelle car il n’y a aucun avenir à n’être qu’un marché, à ne penser qu’en termes de consommateurs. On le constate actuellement alors qu’il est flagrant que l’Europe ne peut pas assumer sa propre protection, ni sur le plan économique, ni sur le plan militaire. Si l’on ne veut pas que la Chine et les US viennent faire leurs courses de nos données, ports, entreprises, forêts ou temps de cerveau de nos enfants, il faut dépasser le stade de marché, (re)constituer une entité politique qui définisse une vision stratégique commune. Ça peut se faire sous la forme d’un isolement de chacun en mode Brexit, ou en constituant l’Europe comme une nouvelle entité politique.

Toute la question, bien sûr, est de savoir si on peut faire cette évolution à 27 et à l’unanimité : au minimum il faut constituer une entité politique comparable en taille (notamment de population) aux géants du XXIème siècle, Chine, US, Inde, Nigeria, Brésil. En tous cas, c’est un nouveau chemin, une nouvelle forme politique à inventer.

10/ Comment voyez-vous l’avenir de votre métier à l’heure où des pizzas sont sur le point d’être livrées par drone directement chez le client ?

La traçabilité est d’autant plus critique que les flux d’approvisionnement sont rapides, individualisés et complexes. Outre les questions d’éthique évoquées auparavant, il y a des conséquences sanitaires.

Ainsi, fin 2021, la DGCCRF publiait une étude sur les 10 principales places de marché e-commerce en France : elle évaluait à 63% le taux de produits frauduleux, 28% le taux de produits dangereux… voire plus de 90% de fraudes sur Wish. Les flux sont tels que les contrôles par les autorités sont impossibles : les reconstitutions de boutiques sont trop rapides et les enjeux financiers pour les fraudeurs sont bien plus importants que les moyens des autorités. En fait, plus on désintermédie, plus on désincarne, plus le risque augmente : or la pizza livrée par drone ajoute encore une couche de désincarnation… La solution est double : responsabilisation réglementaire et réincarnation du lien.

Le DSA répond au premier point, avec la responsabilisation totale des plateformes sous la forme d’une obligation de résultat. La mise en vente d’un produit frauduleux doit engager la responsabilité directe des plateformes, avec des sanctions sévères. Idem pour la distribution, idem pour la pizza livrée chez vous : qui sait réagir si la mozzarella contient un e-coli ? Cette question n’est pas totalement conceptuelle quand on se souvient des rappels Picot, Buitoni ou Kinder.

Réincarner le lien aux produits, c’est la traçabilité et la transparence : des marques comme Cœur de Lion, Provamel ou IKKS se sont engagées là-dessus avec nous, et les niveaux d’engagement montrent l’attente de véritables consom’acteurs. Chez IKKS, on parle de plus de 100,000 consultations par mois sur la traçabilité des vêtements.

Finalement, je crois que le numérique qui réincarne, qui crée du lien, a beaucoup d’avenir. Au metavers et à l’humain téléchargé dans un cyberespace de grande consommation, je préfère un numérique qui nous aide à tisser l’avenir en fil de faire.

 




⭕️ Mezze de tweets

 



⭕️ Hors spectre


Jean Jaurès (détail) Bronze de Paul Ducuing, fonte Leblanc-Barbedienne, Suresnes


“On peut continuer un certain temps à faire comme si le travail, la terre ou la monnaie existaient indépendamment des travailleurs, des milieux naturels ou de l’économie réelle, mais ces fictions finissent nécessairement par s’écrouler, rattrapées par le principe de réalité.” Alain Supiot in L’Esprit de Philadelphie




L’intelligence française face à ChatGPT

Thomas Fauré, président-fondateur de la plateforme collaborative souveraine Whaller appelle à une rupture avec le mimétisme technologique qui conduit notre pays à n’envisager l’innovation que dans un rapport de réplication avec les percées américaines.

À intervalles réguliers, la France assiste, émerveillée, à l’avènement d’une avancée technologique porteuse de la promesse d’une « disruption », c’est-à-dire d’un bouleversement général de notre manière de percevoir ou de modifier nos conditions d’existence. Sans nier les mérites de ces innovations souvent venues d’outre-Atlantique, est-il encore permis de s’interroger sur la sidération avec laquelle nous les épousons d’emblée et les déclinons sans recul, au risque de nous disperser et de ne pas nous consacrer nous-mêmes à des développements plus personnels, plus nécessaires ou plus profonds ?

Depuis quelques mois, il est devenu impossible d’ouvrir un journal sans tomber sur un article consacré à une certaine intelligence artificielle générative prétendument capable de réfléchir – ou de travailler – à notre place. C’est presque une gageure de parvenir à ne pas la citer. ChatGPT est littéralement partout ! ChatGPT (pour Generative Pre-trained Transformer, comprenez «transformateur génératif pré-entraîné), est un logiciel créé par l’entreprise OpenAI, en collaboration avec Microsoft. Puisqu’elle est aussi appelée « agent conversationnel», demandons-nous un instant si la France manque à ce point de conversation pour ne plus jurer que par elle…

La France coincée entre le psittacisme et l’antonomase

À peine mis à disposition sur Internet, nous nous sommes rués sur ce nouvel outil tellement fascinant. Mais il nous a fallu assez peu de temps pour qu’en France, chacun se demande quand nous aurions notre “propre ChatGPT”. C’est hélas l’un des aspects de la course au progrès menée par les Etats-Unis : le psittacisme de la France qui se presse d’adopter les nouveautés venues d’outre-Atlantique. Et elle les épouse plus encore dans leur “narratif” que dans l’usage qu’elle en fait à proprement parler. Il faut donc nous interroger sur notre disposition à accueillir avec un égal enthousiasme, tout ce qui vient de l’extérieur de la France, y compris quand la nouveauté en question porte un tel nom !

De manière spontanée, et par antonomase, nous n’évoquons plus qu’une dénomination commerciale pour désigner ce qui n’est en fait que l’expression particulière d’une technologie née, au moins dans ses fondements, il y a plus de soixante-dix ans. C’est alors que nous nous croyons obligés, dans un double mouvement d’orgueil et de sujétion, de lancer notre propre « ChatGPT », un peu comme, quelques temps auparavant, nous nous étions assigné l’impérieuse mission de donner vie à nos propres « Facebook », « Google » ou plus récemment « Métavers » français. Or nommer ces percées relatives (elles ne sont souvent que l’aboutissement de longs travaux associant chercheurs et nations) c’est déjà attribuer à nos concurrents américains un avantage compétitif difficilement rattrapable. Le nom de la mariée est désormais sur toutes les lèvres, et il est trop tard pour attirer son attention.

Google n’a pas tardé à sortir Bard pour riposter. Et il existe paraît-il « une sorte de ChatGPT français » (sic) dont le nom est Bloom. Qui ne voit que le fait de présenter ainsi cette autre IA affecte ab initio ses chances de percer ? Par ailleurs, on apprenait récemment que LLaMA, le concurrent de ChatGPT proposé par Facebook, avait été conçu par 14 personnes dont 11 ont fait leurs études en France (Polytechnique, Normale Sup). N’est-ce pas délicieusement ironique ?”

« C’est juste que c’est bien présenté »

Pourtant, en matière de technologies, « ChatGPT n’est pas particulièrement innovant », déclarait en début d’année Yann Le Cun, père du « Deep Learning » et regretté transfuge breton du vaste mercato technologique mondial. « Il n’y a rien de révolutionnaire, même si c’est la façon dont le public le perçoit. C’est juste que c’est bien présenté », ajoutait-il, avant de préciser quelques semaines plus tard que les modèles derrière ChatGPT auraient « une courte durée de vie ».

« C’est juste que c’est bien présenté ». Fions-nous à cette appréciation. Les États-Unis possèdent sur nous un avantage considérable : ils savent financer mais ils savent surtout raconter une histoire et susciter ainsi une adoption massive. Quelques 166Md$ ont été levés aux États-Unis entre 2020 et 2022 contre 52Md pour la France. Il faut ajouter à cet état de fait la synergie du l’éco-système public-privé aux États-Unis, la force de leur commande publique, l’articulation entre la recherche et l’entrepreneuriat, la mutualisation des efforts de R&D avec la BTID, l’assomption d’un patriotisme économique sans scrupules. Mais le fin mot de l’histoire tient sans doute effectivement au fait que « c’est juste bien présenté ». Qui écrivait que l’éloquence était l’art de réduire les autres au silence ? Et s’il en allait de même avec le marketing ?

Illustrons notre propos. Pendant ce temps, une équipe de trois laboratoires du CNRS, le CEA Leti et la startup Hawaï, a mis au point un prototype de machine qui réalise une tâche d’intelligence artificielle (reconnaître un geste humain) en utilisant des milliers de fois moins d’énergie qu’une solution traditionnelle. Qui en parle ? Comment raconter cette histoire ? Comment nommer cette invention ?

Simultanément, laIxana, une société américaine annonce qu’elle propose désormais de transmettre des données personnelles, uniquement par la conductivité du corps humain ; Une nouvelle technologie qu’elle a baptisée « Wi-R ». Et nous risquons sans doute d’en entendre parler copieusement.

De l’imitation à la rupture

Par-delà les qualités indéniables des innovations qui nous viennent du monde, et tout particulièrement des États-Unis, nous devons nous interroger sur l’état de subjugation dans lequel la France les accueille immanquablement, juste avant de leur emboîter le pas. Dans leur foulée, des tombereaux de liquidités financent des projets somptuaires qui sont souvent, ab initio, promis à l’échec pour une raison simple. La posture même de l’imitation les condamne à manquer du souffle ou du génie qui a suscité la création du modèle pris en exemple.

Tout le temps consacré à cette contrefaçon, à cette réplication industrielle, tout l’argent investi à son service, sont perdus et manquent hélas au développement de nouveaux projets. Cela relèverait presque de la diversion. Aujourd’hui Facebook / Meta a remisé au grenier des inventions sans lendemain son projet de Métavers, non sans y avoir laissé des sommes considérables. L’entreprise se garde bien de communiquer sur le sujet. Et, par la vertu du palimpseste informationnel, couvrira bientôt cet échec par l’annonce d’un nouvel accomplissement. Mais sait-on exactement quel budget Carrefour a investi dans son Métavers régressif et copieusement moqué sur la toile ? Et l’avenir promis à cet investissement au détriment d’autres projets (d’autres métavers puisque le nom demeurait commun) peut-être plus originaux ou plus efficaces ?

La nécessité du progrès dans laquelle notre société s’est placée nous contraint à une forme de « néophagie ». C’est ainsi, nous ne semblons nous nourrir que de ce qui est nouveau. Mais comme toutes ces nouveautés, en dépit du postulat de la « disruption », ne se produisent fréquemment que par itération linéaire par rapport à de précédentes inventions, rien de vraiment nouveau ni de satisfaisant ne semble se produire.

Que diraient les contemporains des années 30 s’ils entendaient que près d’un siècle après eux, la trottinette, certes électrique, mais quand même, serait tenue pour le mode de locomotion révolutionnaire ? S’est-on jamais interrogé sur la vision qui présidait à notre « progrès » technologique ? Chaque avancée, au lieu de nous amener à un état ou une manière différente de voir les choses, ne fait que nous conforter dans la nécessité de chercher encore plus loin, d’ajouter à notre effort, de manière extensive. Mais jusqu’à quel néant ? Que cherche à atteindre le perchiste qui augmente successivement son exploit par tranches de centimètres ?

Conquérir de nouveaux continents

Notre posture vis-à-vis des États-Unis est d’autant plus inexplicable que nous n’avons pas à rougir de notre capacité à effectuer des percées ou des découvertes. Les nations européennes peuvent ainsi s’enorgueillir (si elles en sont encore capables) sinon d’avoir enfanté seules, au moins d’avoir contribué à la mise au monde de technologies telles que Linux, le premier navigateur Web, MySQL, IRC, Mpeg, Mp3, Docker. Mais aussi de Skype, de Spotify, du CD-rom, du DVD, du Blue-Ray, de Raspberry Pi, du micro-contrôleur AVR, de la fibre optique, de la carte SIM, de l’écran tactile capacitif, du Wi-FI, du téléphone portable ou encore du SMS etc.

Ce dont nous avons à rougir aujourd’hui, c’est peut-être de notre manque d’énergie (du grec ancien ἐνέργεια / enérgeia, la « force en action »), de cet enthousiasme qui prête à l’audace et à l’action originale et, cela va souvent de pair, originelle. Finalement, ce n’est pas d’un nouvel outil, d’une nouvelle technologie dont nous avons besoin. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une vision puissante qui nous détache de la vision incrémentale du progrès américain, avec tous ses référentiels politiques et culturels. Un exemple parmi d’autres : nous ne ferons rien de grand en gardant les yeux fixés sur un indicateur aussi misérable que la capitalisation boursière de nos entreprises. Le terme même de licorne dit bien comment notre pays s’est contenté de s’approprier un anglicisme référentiel (unicorn) au moment où il pensait s’engager dans la course de manière personnelle.

Mais alors, comment faire en sorte que nos jeunes entreprises innovantes ne soient pas contraintes d’aller chercher outre-Atlantique le financement massif dont elles ont tant besoin ? Comment faire pour que notre pays cesse de s’auto-saisir du noble devoir moral que constitue la réglementation mondiale des nouvelles activités ? On a tous connu, enfant, si nous ne l’étions pas nous-mêmes, un camarade un peu chétif ou timoré que la mêlée effrayait et qui se dévouait pour jouer les arbitres. Notre pays se montre particulièrement ambitieux en matière de réglementation. Mais pour filer la métaphore sportive, cela ne doit pas, ne doit plus le dispenser d’entrer dans le match de manière virile.

Aujourd’hui, ça n’est pas d’un nouvel outil ou d’une nouvelle technologie dont notre pays a besoin. C’est d’un nouveau cap, et du souffle pour l’atteindre. Arrêter de suivre un concurrent n’a jamais constitué une ambition en soi. En revanche, aller conquérir de nouveaux « continents » technologiques, où les autres n’auraient pas encore posé le pied, précédés des valeurs morales propres à notre pays, voilà bien une feuille de route qu’il serait exaltant de suivre ! »

Thomas Fauré, président-fondateur de Whaller

 




Newsletter n°56 - 21 avril 2023

⭕️ Édito

La plus exigeante et la plus noble des entreprises

Sur mon berceau, se sont penchés deux investisseurs. Au dessus-d’eux, Un, plus puissant encore, m’avait déjà insufflé, avec la vie, la nature même de mon objet. J’ai par la suite appris, étudié, me suis dépensé, associé (merci ma chérie), j’ai recruté des amis, vécu en société, en compagnie, ambitionné, crû, créé, servi, connu le succès, échoué, puis repris courage, au point de constituer un capital personnel inestimable, que nulle autre intention ne m’anime plus que de le transmettre à mes fils. L’entreprise est une belle chose. Et Dieu sait combien je caresse l’idée de parvenir un jour à en être un jour un de ses “créateurs”. Ah ! Sans doute pas à hauteur de celle qu’avait créée Ferdinand Barbedienne et continuée Gustave-Leblanc-Barbedienne. Un siècle d’existence, 300 collaborateurs, 10 expositions universelles… La gloire de l’art industriel ! Peut-être pas. Mais si déjà je m’emploie à vivre cette vie, la mienne, comme la plus exigeante autant que la plus noble des aventures, peut-être aurais-je déjà réussi cela : devenir, comme chacun(e) d’entre vous, un entrepreneur, moi aussi ?

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui Geoffroy Roux de Bézieux, qui est Président du MEDEF.


“L’extraterritorialité du droit américain est devenue une arme économique redoutable”




⭕️ Le grand entretien

1/ Le monde s’est couché en rêvant de marché global, et réveillé en pensant nations souveraines ? S’agit-il là d’une gueule de bois ou d’une soudaine et heureuse révélation ?

Si à ce stade on ne constate pas de démondialisation, avec une croissance du commerce international à 2,7 %, le découplage économique en cours entre la Chine et les Etats-Unis signe l’accélération d’une guerre commerciale et technologique sur fond de tensions géopolitiques. Ce schisme des blocs régionaux, accompagné d’un rejet du multilatéralisme par certains pays, s’est creusé avec la guerre en Ukraine et a favorisé l’émergence de nouvelles alliances géopolitiques. Notre dépendance aux pays tiers révélée pendant la crise sanitaire a été un sursaut pour l’Europe et nous a fait réaliser qu’il fallait cesser d’être béat. Nous avons réalisé que la « mondialisation heureuse » était illusoire, et que tous les pays n’étaient pas nos alliés comme l’avait résumé Charles de Gaulle, « les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Aujourd’hui, il s’agit surtout de s’adapter à un nouvel environnement mondial marqué par une profonde redistribution des cartes et de développer des modèles économiques qui nous permettent de rester compétitifs en gérant à la fois les interdépendances, les enjeux climatiques et les mutations numériques.

2/ Les entrepreneurs américains fonctionnent au patriotisme économique. À quoi fonctionnent donc les patrons français ?

Le patriotisme économique américain a été récemment réaffirmé avec l’Inflation Reduction Act (IRA). Le plan de subventions massif favorisant les industriels américains, sonne le glas des règles d’un libre-échange à des conditions équitables. Nous avons en France de belles entreprises, des start-ups aux grands groupes, qui ont pleinement intégré les enjeux de souveraineté mis en exergue par les crises à répétition, et s’investissent notamment dans les plans de réindustrialisation, relocalisation et d’innovation mis en place dans le cadre du plan de relance et de France 2030. L’enjeu aujourd’hui est d’aider nos entreprises à sécuriser leurs chaines d’approvisionnement, notamment en matières premières et rester dans la course technologique mondiale. C’est la voie à suivre pour retrouver une partie de notre souveraineté.  

3/ Quelle lecture faites-vous de cette récente déclaration du ministre Jean-Noël Barrot ? “Oui, la priorité doit être donnée aux entreprises françaises mais les entreprises étrangères sont bienvenues si elles respectent nos principes.” 6 mars 2023 #iDFRightsLive

Rappelons que la France est, avec les autres pays de l’UE, un marché ouvert aux investissements étrangers, sous réserve du respect des réglementations applicables et des accords passés avec certains pays ou zones géographiques.

Le développement d’une souveraineté numérique passe par une réflexion sur nos dépendances et les moyens de mieux les maitriser. Nous n’avons pas toujours pris la mesure de l’enjeu stratégique de certains maillons technologiques, et il faut y remédier. Cela passe par le soutien à l’innovation et au développement d’acteurs européens compétitifs. Ce développement doit aussi passer par la commande publique pour que certains marchés puissent aussi bénéficier à nos entreprises.

4/ Est-ce que les pouvoirs publics peuvent se contenter de créer de l’emploi en France en y attirant des capitaux étrangers ? 

Si l’attraction de capitaux étrangers participe de notre compétitivité, cela ne suffit pas pour créer de l’emploi en France. Le contexte actuel, marqué par l’entrée en vigueur de l’Inflation Reduction Act américain et l’impact de la crise énergétique sur la rentabilité des entreprises, montre qu’il faut plus que jamais privilégier la poursuite de la politique de l’offre déjà engagée par l’Etat lors du précédent quinquennat.

Les puissantes politiques de soutien à la réindustrialisation et à l’accompagnement des transitions écologique et numérique, produisent en effet depuis plusieurs années des résultats concrets et une dynamique économique positive : d’un point de vue macroéconomique, la masse salariale globale en France a augmenté de 10 % depuis 2017 ; et d’un point de vue plus microéconomique : 150 sites industriels de plus de 10 salariés ont ouvert leurs portes dans l’Hexagone, permettant de créer davantage d’emplois industriels en 2022 (41.500) qu’en 2021 (33.700).

Pour renforcer la compétitivité des entreprises et favoriser la création d’emplois en France, il reste quelques combats à mener.

Tout d’abord poursuivre la baisse de la fiscalité, sur les facteurs de production. En 2024, après la suppression totale de la CVAE, le poids des impôts sur les facteurs de production payés par les entreprises françaises sera toujours supérieur à celui supporté par les entreprises européennes.

Ensuite, il faut simplifier la réglementation, notamment à destination des TPE-PME. Les crises à répétition depuis quatre ans ne nous ont pas permis de s’attacher à défendre la simplification et à dénoncer la montée en puissance des normes européennes. Les entreprises ne sont plus en capacité d’assumer tout cela. Les chiffres sont éloquents : En France, 2021 a été une année record pour l’inflation normative avec 67 lois, 91 ordonnances, 1843 décrets et 83 570 pages publiés au journal officiel ! Mais l’inflation vient désormais davantage de Bruxelles que de Paris. 850 obligations nouvelles et 5 422 pages de textes supplémentaires ont été adoptées sur les entreprises entre 2017 et 2022 ! La complexité administrative est source d’importants surcoûts pour les entreprises. Entre 3 % et 4 % du PIB chaque année. Les dirigeants de PME y consacrent jusqu’à un tiers de leur temps. Une réduction de la charge de 25 % permettrait d’économiser de l’ordre de 15 milliards d’euros aux entreprises. La France a pourtant montré durant la Covid qu’elle était capable de fonctionner avec des régimes d’exception. C’est donc possible !

Enfin, il faut assurer le déploiement rapide des mesures de soutien (ex : France 2030) pour renforcer la capacité d’investissement des entreprises. Ce d’autant que de récentes études ont estimé que France 2030 ne permettrait pas, à lui seul, de combler le retard français en matière d’industrialisation par rapport à la moyenne européenne. Fin 2022, 8,4 milliards d’euros (sur les 54 Milliards du plan d’investissement) ont été investis (source : SGPI). Il est notamment important de bien coordonner les échelons national et européen pour faciliter des investissements trop importants pour être assumés par un seul pays (ex : 40 Md€ par an de surinvestissement des entreprises pour se décarboner selon Rexecode).

5/ Pouvez-vous nous dire ce que vous inspire cette longue litanie de cessions et autres passages de champions français sous pavillon américain ou chinois ?

Les acquisitions de fleurons Français par des investisseurs étrangers posent clairement la question de la protection de notre souveraineté, même s’il est important de maintenir un écosystème attractif pour les investisseurs étrangers. Quand il s’agit d’entreprises ayant un poids stratégique dans l’économie française au sens de la technologie, d’actifs souverains, il faut s’interroger sur les conditions et impacts de reprise. En effet, si elles ne répondent pas aux impératifs de protection de la souveraineté économique et industrielle française, voire européenne, nos intérêts fondamentaux pourraient en être impactés. Je pense aux risques de transferts de technologies, notamment aux technologies à double usage, ayant une composante militaire, susceptible de porter atteinte aux intérêts de la nation. La stratégie d’acquisition d’entreprises qui développent des technologies ou gèrent des infrastructures essentielles correspondent à l’application de la feuille de route de certains Etats. Ces fleurons ne peuvent être cédés à n’importe qui. Dans ce cadre, notre intérêt et de créer davantage de partenariats au niveau européen.

La France, comme de nombreux pays européens, a renforcé sa réglementation sur le contrôle des investissements étrangers, notamment dans le cadre de la Loi Pacte, puis plus récemment pendant la crise sanitaire. Notre écosystème de fonds d’investissement en Europe, qui a un rôle à jouer dans le maintien de fleurons technologiques sur notre territoire, a encore besoin de se développer pour être compétitifs face notamment aux acteurs anglo-saxons.

6/ Êtes-vous inquiet à l’idée que des données sensibles puissent être confiées à des opérateurs régis par des lois extraterritoriales ? Le meilleur exemple : nos données de santé hébergées sur des serveurs Microsoft Azure

Depuis plusieurs années, l’extraterritorialité du droit américain est devenue une arme économique redoutable. On parle même de guerre par le droit. Ces lois « permettent à leurs autorités d’enquêter, de poursuivre et de condamner les pratiques commerciales d’entreprises et d’individus du monde entier ». Un nombre important de fleurons industriels français –- ont été sanctionnés par la justice américaine de manière disproportionnée.

La France a renforcé son dispositif de loi de blocage l’an dernier pour aider les entreprises à lutter contre l’impact des lois extraterritoriales étrangères, qui ne sont pas uniquement d’origine américaine. Le MEDEF, en partenariat avec l’AFEP et le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Economique (SISSE) de Bercy, a accompagné la mise en œuvre de cette réforme par un guide d’aide aux entreprises pour identifier leurs données sensibles au sens de la loi de blocage. La réflexion menée par les entreprises dans ce cadre peut les aider à sélectionner les solutions d’hébergement de leurs données les plus sécurisées.

Aujourd’hui, nos données sont principalement hébergées par des serveurs non européens. C’est un talon d’Achille. L’investissement pour faire émerger des solutions françaises et européennes alternatives de confiance a été initié et fait clairement partie des priorités.

7/ L’Union européenne semble sidérée par la hardiesse économique des Etats-Unis et de la Chine, et semble se contenter de réglementer le marché communautaire. Comment pourrait-elle assumer enfin sa vocation de puissance et “entrer franchement dans la mêlée” ?

Le contexte de crises successives et d’agressivité commerciale dans différentes zones du monde (qu’il s’agisse de l’Indo-Pacifique ou de l’Afrique par exemple) auquel s’ajoute la prise de mesures protectionnistes comme l’Inflation Reduction Act américain nous montre que les valeurs démocratiques partagées avec nos alliés ne doivent pas nous faire oublier qu’aux plans commercial et économique, nous sommes rivaux.

Dans un contexte d’intensification des rapports de force depuis la guerre en Ukraine, le « business as usual » n’a plus lieu d’être. Si l’on a pu constater la difficulté de se mettre d’accord à 27, avec le renforcement de la position atlantiste de certains pays, l’Europe a clairement renforcé son agenda de souveraineté ces dernières années et ses prises de position en faveur de l’autonomie stratégique de l’Union Européenne. Et le consensus trouvé pour faire adopter les paquets de sanctions à l’encontre de la Russie montre que l’Europe sait réagir. Entrer franchement dans la mêlée passe également, au-delà d’une réglementation par des textes comme le DMA ou le MACF, par une politique industrielle et d’innovation plus offensive. Et il ne faut pas oublier que l’Union Européenne à 27 est la 2ème puissance économique mondiale. Nous devons capitaliser sur cette puissance économique !




⭕️ Mezze de tweets



⭕️ Hors spectre


Design for commemorating the Easter Rising including celtic warrior _ Harry Kernoff Rha (1900-1974)

Nous sommes les dupes du langage. Jamais le décalage entre le discours et les faits n’a été aussi impressionnant. Jamais les mots n’ont autant joué avec les choses.
À l’évidence, il existe un piège caché dans le langage qu’il est urgent de conjurer.”
Arnaud-Aaron Upinsky in La Parole (ou la tête) coupée




"L’extraterritorialité du droit américain est devenue une arme économique redoutable."

Geoffroy Roux de Bézieux est Président du MEDEF.

1/ Le monde s’est couché en rêvant de marché global, et réveillé en pensant nations souveraines ? S’agit-il là d’une gueule de bois ou d’une soudaine et heureuse révélation ?

Si à ce stade on ne constate pas de démondialisation, avec une croissance du commerce international à 2,7 %, le découplage économique en cours entre la Chine et les Etats-Unis signe l’accélération d’une guerre commerciale et technologique sur fond de tensions géopolitiques. Ce schisme des blocs régionaux, accompagné d’un rejet du multilatéralisme par certains pays, s’est creusé avec la guerre en Ukraine et a favorisé l’émergence de nouvelles alliances géopolitiques. Notre dépendance aux pays tiers révélée pendant la crise sanitaire a été un sursaut pour l’Europe et nous a fait réaliser qu’il fallait cesser d’être béat. Nous avons réalisé que la « mondialisation heureuse » était illusoire, et que tous les pays n’étaient pas nos alliés comme l’avait résumé Charles de Gaulle, « les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Aujourd’hui, il s’agit surtout de s’adapter à un nouvel environnement mondial marqué par une profonde redistribution des cartes et de développer des modèles économiques qui nous permettent de rester compétitifs en gérant à la fois les interdépendances, les enjeux climatiques et les mutations numériques.

2/ Les entrepreneurs américains fonctionnent au patriotisme économique. À quoi fonctionnent donc les patrons français ?

Le patriotisme économique américain a été récemment réaffirmé avec l’Inflation Reduction Act (IRA). Le plan de subventions massif favorisant les industriels américains, sonne le glas des règles d’un libre-échange à des conditions équitables. Nous avons en France de belles entreprises, des start-ups aux grands groupes, qui ont pleinement intégré les enjeux de souveraineté mis en exergue par les crises à répétition, et s’investissent notamment dans les plans de réindustrialisation, relocalisation et d’innovation mis en place dans le cadre du plan de relance et de France 2030. L’enjeu aujourd’hui est d’aider nos entreprises à sécuriser leurs chaines d’approvisionnement, notamment en matières premières et rester dans la course technologique mondiale. C’est la voie à suivre pour retrouver une partie de notre souveraineté.  

3/ Quelle lecture faites-vous de cette récente déclaration du ministre Jean-Noël Barrot ? “Oui, la priorité doit être donnée aux entreprises françaises mais les entreprises étrangères sont bienvenues si elles respectent nos principes.” 6 mars 2023 #iDFRightsLive

Rappelons que la France est, avec les autres pays de l’UE, un marché ouvert aux investissements étrangers, sous réserve du respect des réglementations applicables et des accords passés avec certains pays ou zones géographiques.

Le développement d’une souveraineté numérique passe par une réflexion sur nos dépendances et les moyens de mieux les maitriser. Nous n’avons pas toujours pris la mesure de l’enjeu stratégique de certains maillons technologiques, et il faut y remédier. Cela passe par le soutien à l’innovation et au développement d’acteurs européens compétitifs. Ce développement doit aussi passer par la commande publique pour que certains marchés puissent aussi bénéficier à nos entreprises.

4/ Est-ce que les pouvoirs publics peuvent se contenter de créer de l’emploi en France en y attirant des capitaux étrangers ? 

Si l’attraction de capitaux étrangers participe de notre compétitivité, cela ne suffit pas pour créer de l’emploi en France. Le contexte actuel, marqué par l’entrée en vigueur de l’Inflation Reduction Act américain et l’impact de la crise énergétique sur la rentabilité des entreprises, montre qu’il faut plus que jamais privilégier la poursuite de la politique de l’offre déjà engagée par l’Etat lors du précédent quinquennat.

Les puissantes politiques de soutien à la réindustrialisation et à l’accompagnement des transitions écologique et numérique, produisent en effet depuis plusieurs années des résultats concrets et une dynamique économique positive : d’un point de vue macroéconomique, la masse salariale globale en France a augmenté de 10 % depuis 2017 ; et d’un point de vue plus microéconomique : 150 sites industriels de plus de 10 salariés ont ouvert leurs portes dans l’Hexagone, permettant de créer davantage d’emplois industriels en 2022 (41.500) qu’en 2021 (33.700).

Pour renforcer la compétitivité des entreprises et favoriser la création d’emplois en France, il reste quelques combats à mener.

Tout d’abord poursuivre la baisse de la fiscalité, sur les facteurs de production. En 2024, après la suppression totale de la CVAE, le poids des impôts sur les facteurs de production payés par les entreprises françaises sera toujours supérieur à celui supporté par les entreprises européennes.

Ensuite, il faut simplifier la réglementation, notamment à destination des TPE-PME. Les crises à répétition depuis quatre ans ne nous ont pas permis de s’attacher à défendre la simplification et à dénoncer la montée en puissance des normes européennes. Les entreprises ne sont plus en capacité d’assumer tout cela. Les chiffres sont éloquents : En France, 2021 a été une année record pour l’inflation normative avec 67 lois, 91 ordonnances, 1843 décrets et 83 570 pages publiés au journal officiel ! Mais l’inflation vient désormais davantage de Bruxelles que de Paris. 850 obligations nouvelles et 5 422 pages de textes supplémentaires ont été adoptées sur les entreprises entre 2017 et 2022 ! La complexité administrative est source d’importants surcoûts pour les entreprises. Entre 3 % et 4 % du PIB chaque année. Les dirigeants de PME y consacrent jusqu’à un tiers de leur temps. Une réduction de la charge de 25 % permettrait d’économiser de l’ordre de 15 milliards d’euros aux entreprises. La France a pourtant montré durant la Covid qu’elle était capable de fonctionner avec des régimes d’exception. C’est donc possible !

Enfin, il faut assurer le déploiement rapide des mesures de soutien (ex : France 2030) pour renforcer la capacité d’investissement des entreprises. Ce d’autant que de récentes études ont estimé que France 2030 ne permettrait pas, à lui seul, de combler le retard français en matière d’industrialisation par rapport à la moyenne européenne. Fin 2022, 8,4 milliards d’euros (sur les 54 Milliards du plan d’investissement) ont été investis (source : SGPI). Il est notamment important de bien coordonner les échelons national et européen pour faciliter des investissements trop importants pour être assumés par un seul pays (ex : 40 Md€ par an de surinvestissement des entreprises pour se décarboner selon Rexecode).

5/ Pouvez-vous nous dire ce que vous inspire cette longue litanie de cessions et autres passages de champions français sous pavillon américain ou chinois ?

Les acquisitions de fleurons Français par des investisseurs étrangers posent clairement la question de la protection de notre souveraineté, même s’il est important de maintenir un écosystème attractif pour les investisseurs étrangers. Quand il s’agit d’entreprises ayant un poids stratégique dans l’économie française au sens de la technologie, d’actifs souverains, il faut s’interroger sur les conditions et impacts de reprise. En effet, si elles ne répondent pas aux impératifs de protection de la souveraineté économique et industrielle française, voire européenne, nos intérêts fondamentaux pourraient en être impactés. Je pense aux risques de transferts de technologies, notamment aux technologies à double usage, ayant une composante militaire, susceptible de porter atteinte aux intérêts de la nation. La stratégie d’acquisition d’entreprises qui développent des technologies ou gèrent des infrastructures essentielles correspondent à l’application de la feuille de route de certains Etats. Ces fleurons ne peuvent être cédés à n’importe qui. Dans ce cadre, notre intérêt et de créer davantage de partenariats au niveau européen.

La France, comme de nombreux pays européens, a renforcé sa réglementation sur le contrôle des investissements étrangers, notamment dans le cadre de la Loi Pacte, puis plus récemment pendant la crise sanitaire. Notre écosystème de fonds d’investissement en Europe, qui a un rôle à jouer dans le maintien de fleurons technologiques sur notre territoire, a encore besoin de se développer pour être compétitifs face notamment aux acteurs anglo-saxons.

6/ Êtes-vous inquiet à l’idée que des données sensibles puissent être confiées à des opérateurs régis par des lois extraterritoriales ? Le meilleur exemple : nos données de santé hébergées sur des serveurs Microsoft Azure

Depuis plusieurs années, l’extraterritorialité du droit américain est devenue une arme économique redoutable. On parle même de guerre par le droit. Ces lois « permettent à leurs autorités d’enquêter, de poursuivre et de condamner les pratiques commerciales d’entreprises et d’individus du monde entier ». Un nombre important de fleurons industriels français –- ont été sanctionnés par la justice américaine de manière disproportionnée.

La France a renforcé son dispositif de loi de blocage l’an dernier pour aider les entreprises à lutter contre l’impact des lois extraterritoriales étrangères, qui ne sont pas uniquement d’origine américaine. Le MEDEF, en partenariat avec l’AFEP et le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Economique (SISSE) de Bercy, a accompagné la mise en œuvre de cette réforme par un guide d’aide aux entreprises pour identifier leurs données sensibles au sens de la loi de blocage. La réflexion menée par les entreprises dans ce cadre peut les aider à sélectionner les solutions d’hébergement de leurs données les plus sécurisées.

Aujourd’hui, nos données sont principalement hébergées par des serveurs non européens. C’est un talon d’Achille. L’investissement pour faire émerger des solutions françaises et européennes alternatives de confiance a été initié et fait clairement partie des priorités.

7/ L’Union européenne semble sidérée par la hardiesse économique des Etats-Unis et de la Chine, et semble se contenter de réglementer le marché communautaire. Comment pourrait-elle assumer enfin sa vocation de puissance et “entrer franchement dans la mêlée” ?

Le contexte de crises successives et d’agressivité commerciale dans différentes zones du monde (qu’il s’agisse de l’Indo-Pacifique ou de l’Afrique par exemple) auquel s’ajoute la prise de mesures protectionnistes comme l’Inflation Reduction Act américain nous montre que les valeurs démocratiques partagées avec nos alliés ne doivent pas nous faire oublier qu’aux plans commercial et économique, nous sommes rivaux.

Dans un contexte d’intensification des rapports de force depuis la guerre en Ukraine, le « business as usual » n’a plus lieu d’être. Si l’on a pu constater la difficulté de se mettre d’accord à 27, avec le renforcement de la position atlantiste de certains pays, l’Europe a clairement renforcé son agenda de souveraineté ces dernières années et ses prises de position en faveur de l’autonomie stratégique de l’Union Européenne. Et le consensus trouvé pour faire adopter les paquets de sanctions à l’encontre de la Russie montre que l’Europe sait réagir. Entrer franchement dans la mêlée passe également, au-delà d’une réglementation par des textes comme le DMA ou le MACF, par une politique industrielle et d’innovation plus offensive. Et il ne faut pas oublier que l’Union Européenne à 27 est la 2ème puissance économique mondiale. Nous devons capitaliser sur cette puissance économique !