Pas une seule entreprise française n’est référencée sur le marché public de la donnée

Tristan Méneret est fondateur et CEO d’IN FRANCE ??

1/ Qu’est-ce qu’un territoire en 2023 ?

On retrouve dans le dictionnaire Larousse deux définitions pour le territoire. Premièrement une notion géographique « Étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain. » et deuxièmement une notion juridique « Étendue de pays sur laquelle s’exerce une autorité, une juridiction. ». Dans mon métier où nous traitons des milliards de données territoriales rattachées à un identifiant unique, le code commune INSEE, nous en oublions parfois la définition réelle. Étant né à La Rochelle, on m’expliquait à l’école qu’avant d’être en Charente-Maritime, nous faisions partie du territoire du Pays d’Aunis. Pourquoi cela ? Car avec nos voisins, nous partagions une histoire vieille de l’époque des carolingiens où nous avons toujours résisté aux différents régimes et même connu un siège sous François 1er où les rochelais ont préféré mourir plutôt que de se rendre. Nous sommes bien loin d’un code commune INSEE dans une base de données. La notion de territoire est donc selon moi difficile à définir clairement car elle est à la fois personnelle, locale et administrative.

2/ On voit beaucoup d’acteurs s’intéresser à la data avec des arguments liés à leur valorisation au service de ceux qui les produisent. Mais n’est-ce pas finalement qu’une nouvelle forme de négoce, et si non, pour quelle raisons ?  

La donnée a toujours été une valeur précieuse pour faire tourner une civilisation et une économie. Elle sert entre autres à valoriser un bien, une marchandise ou un service depuis que le commerce existe. Celui qui produit cette donnée en est le chef d’orchestre et a donc un rôle déterminant. Auparavant cette donnée était décentralisée, non structurée et parfois mal documentée. Il était donc difficile d’en tirer quelque chose à grande échelle. Certains acteurs y ont vu une opportunité pour vendre des indicateurs clés pour donner du rythme à un marché économique. Par exemple Moody’s qui vend des notations d’entreprises à d’autres acteurs économiques qui vont l’utiliser pour vendre plus cher ou moins cher un service. Les acteurs consolidants et rendant compréhensible cette donnée produisent donc un nouveau marché qui s’apparente à une nouvelle forme de négoce (à plusieurs milliers de milliards $) où toute donnée est bonne à prendre. D’ailleurs rien n’est jamais gratuit quand on parle de données : « si c’est gratuit, c’est toi le produit » (vos données).

3/ Vous êtes fondateur d’une structure qui s’appelle IN FRANCE ? Pourquoi ne pas avoir choisi « IN EUROPE » ? (sic)  

Très bonne question qui revient aujourd’hui sur la table dans nos comités de direction. Pour y répondre il faut revenir à genèse du projet avant même que l’entreprise s’appelle IN France. Au départ l’entreprise s’appelait Patriote Lab. Après avoir travaillé sur le marché américain pendant plusieurs années, je comprenais qu’il était urgent de travailler sur un patriotisme économique permettant aux territoires d’être plus résilients. Je me suis alors heurté à la définition très personnelle que chacun a du patriotisme en France, non pas celle avec laquelle j’ai initialement créé Patriote Lab à savoir « Aimer ses valeurs sans rejeter celles des autres ». Même si ma vision est européenne, je reste persuadé qu’une résilience économique doit d’abord se jouer à l’échelle d’une région, d’un pays puis d’une alliance européenne.

Tout compte fait, pourquoi acheter des biens polonais alors qu’ils existent au bout de ma rue ? C’était donc décidé, avec mon associé de l’époque Yves Jégo – ancien ministre de l’Outre-mer – nous avons décidé de changer le nom de l’entreprise en IN France. Commencer par un pays avant de raisonner à l’échelle de l’Europe.

4/ Vous êtes passé par l’Institut National du Service Public (ancien ENA). Pensez-vous que l’idée de service public connaît un retour en grâce ? Quelles vous en semblent les raisons autant que la manifestation ?  

Je suis actuellement le Cycle des Hautes Études Européennes à l’INSP où je découvre les rouages du service public en particulier au sein des institutions européennes. Étant entrepreneur, le fonctionnement du service public était assez trouble et l’a priori que j’en avais n’était pas bien plus clair. Je découvre que c’est une institution très complexe où le monde de la politique rencontre le monde opérationnel. Deux mondes qui parfois ne servent pas les mêmes intérêts et sur un agenda différent. Cependant, j’observe que plusieurs projets innovants ont vu le jour ces dernières en particulier sous l’impulsion de directives européennes (je pense ici en particulier de l’Open Data Act). L’influence européenne dans le service public français me semble importante et nécessaire pour le faire évoluer plus rapidement. En effet, penser des projets à plusieurs avec des visions et cultures différentes permet d’avoir une vision plus globale et plus fiable d’une idée, d’un projet. Mon idée du service public ces dernières années est de plus en plus novatrice et dans l’air du temps où les agendas politiques et opérationnels se rejoignent de plus en plus pour servir des enjeux communs de manière plus efficace.

5/ Quels sont les critères qui permettent de dire d’une entreprise qu’elle est « française » ? Le lieu où se trouve son siège, l’identité de ses actionnaires, le but qu’elle poursuit ? Un faisceau de critères ?  

On peut envisager deux niveaux de réponses à cette question. Le premier niveau est légal, en analysant la table de capitalisation et des droits de votes de l’entreprise. Une entreprise est considérée étrangère dès lors qu’elle est détenue en majorité par une personne physique ou morale de nationalité étrangère. A cela il faut compléter cette vision capitalistique par l’analyse des droits de votes qui parfois peuvent être différents de la part de détention du capital.

Le deuxième niveau est le but qu’elle poursuit et son impact sur le territoire. Certaines entreprises au capital social 100% français et aux marques très francophones ne produisent absolument rien sur le territoire national. Elles ne génèrent ni emploi, ni fiscalité indirecte et induite. Parfois même, leurs marchandises ou services ne passent même pas par la France, on l’observe beaucoup dans le luxe et textile. Selon moi, la définition d’une entreprise française peut s’hériter par sa détention du capital social ou s’hériter par l’impact qu’elle génère sur le territoire. Mais peut-on vraiment qualifier de française une entreprise au capital 100% français qui ne produit ni biens et services sur le territoire ?

6/ Comment travaillez-vous l’open data ?

Nous récupérons l’open-data directement depuis les serveurs du gouvernement, data.gouv.fr est un formidable hub. Cela nous garantit de traiter uniquement des données certifiées par le gouvernement et d’assurer l’intégrité des résultats que nous communiquons. L’open-data permet de se passer de systèmes gourmands en énergie comme les blockchains, qui selon moi bénéficient d’une publicité bien trop importante pour l’usage que l’on en fait. En effet, les fichiers stocks disponibles sur les serveurs du gouvernement permettent d’en assurer leur intégrité et surtout de permettre à chacun de vérifier les informations communiquées par des études ou communications.

7/ Pouvez-vous dresser un bref panorama des grands secteurs d’activité en France au regard de leur degré de souveraineté ?  

Nous sommes en train de poursuivre notre analyse sur la France entière mais je peux vous communiquer un panorama des grands secteurs d’activité en Île-de-France au regard de leur détention capitalistique. Entre 2019 et 2021, 5.5% du chiffre d’affaires produits en Île-de-France étaient produit par une entreprise étrangère. Les grands secteurs où la dépendance étrangère est la plus forte sur le chiffre d’affaires cumulé en Île-de-France sont :

  • Commerce de gros de combustibles et de produits annexes 20%
  • Commerce de voitures et de véhicules automobiles légers 18%
  • Conseil informatique 14%

8/ Quand on a fait l’Ecole de Guerre Economique, comment considère-t-on le marché ? Comme un lieu d’échange ou comme un vaste champ de bataille ?  

L’École de Guerre Économique permet de découvrir l’univers de l’intelligence économique et d’acquérir une vision plus complète de l’économie et de ses parties prenantes. Après cette formation, on envisage le marché comme un vaste champ de bataille où les échanges commerciaux ne sont plus que des biens, marchandises et services mais des enjeux stratégiques qui prennent parfois part à un contrat des enjeux plus globaux. L’affaire qui m’a le plus marquée est celle de l’embargo sur les exportations de viande d’agneaux, de chèvres et de moutons de Nouvelle-Zélande suite à la capture du couple Tureng dans l’affaire du Rainbow Warrior. La guerre économique est aujourd’hui une réalité, elle touche toutes les entreprises et tous les secteurs. Il est selon moi nécessaire que cette matière soit abordée dans l’ensemble de écoles de commerce françaises afin de former des cadres ayant une vision plus globale et stratégique du marché dans lequel ils vont évoluer.

9/ Vous dites avoir un problème avec le fonctionnement de la centrale d’achat de l’État, l’UGAP. Pouvez-vous nous en dire la nature ?

Nous travaillons avec des collectivités et ministères français. Pour contractualiser avec eux nous devons passer par l’Union des Groupements d’Achats Publics (UGAP) qui délègue le marché de la donnée à trois entreprises : Accenture (??), CGI (??), Inop’s (??). Pas une seule entreprise française n’est référencée sur le marché public de la donnée et il faut leur donner entre 20 et 25% de notre contrat juste pour qu’ils contractualisent avec l’UGAP, donc de l’argent public. C’est une parfaite aberration qu’une passoire d’argent public français soit en place aux yeux de tous et que rien ne change. Même si ces trois sociétés ont un impact positif en France sur l’emploi, l’économie et la fiscalité, je trouve cela insensé que pour travailler avec l’État français, nous devions donner un quart de cet argent à des entreprises étrangères uniquement pour faire le passe-plat.

10/ Pouvez-vous citer trois ouvrages qui ont durablement marqué votre façon de comprendre le monde ?

Je retiendrai ces trois ouvrages qui m’ont permis de mieux comprendre le monde qui nous entoure, tant au niveau de l’information et des stimuli qui nous entourent. Apocalypse cognitive de Gerald Bronner, un état des lieux complet autour de la désindustrialisation française et d’une vision positive de l’industrie. Vers la renaissance industrielle de Anaïs Voy-Gillis et enfin, Le manuel d’intelligence économique de Christian Harbulot afin de revenir sur les bases académiques de la guerre économique.