Nous avons pour dogme le libre-échange dont les principaux promoteurs sont nos prédateurs qui, pour leur part, pratiquent le protectionnisme. c’est toute la ruse de la guerre économique.

Maître Olivier de Maison Rouge est avocat d’affaires spécialisé en intelligence économique et droit des secrets d’affaires, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage : “GAGNER LA GUERRE ECONOMIQUE”. Cet entretien a été publié le 25 mars 2022.

1/ Notre Etat est-il historiquement et intellectuellement qualifié pour agir comme stratège ?

L’Histoire montre que nous sommes une grande nation politique, au sens noble de l’expression. Et par conséquent, les intellectuels ont toujours débattu des grandes idées ainsi que de la nature des institutions.

« Patrie des lettres », selon l’expression consacrée, nous avons su forger une pensée profonde sur le rôle de l’Etat qui a tout autant dicté la conduite des affaires par les grands dirigeants qui l’ont incarné tour à tour : ce fut tout d’abord la fondation de l’Etat moderne par Louis XI, ensuite d’un Etat stratège par Richelieu, puis Colbert et enfin, à l’époque industrielle, ce fut l’avènement d’un Etat faisant prévaloir l’indépendance stratégique (par Napoléon III et le général De Gaulle).

C’est dire si ce legs constitue un bien précieux et qui permet l’exercice du pouvoir dans un cadre souverain. Car l’Etat stratège ne peut se concevoir sans la souveraineté politique qui est précisément la faculté de prendre une décision majeure, sans être contraint par des pressions extérieures. En d’autres termes, c’est « être maître chez soi ».

De nos jours, en matière stratégique, sur le plan du droit, nous sommes passés de la conception de la Raison d’Etat, notion « plastique » et subjective, à celle de la sécurité nationale (consacrée notamment par l’article 410-1 qui énonce et sanctionne les intérêts fondamentaux de la Nation), qui contribue notamment à ce que l’on nomme désormais « l’autonomie stratégique ».

Ce n’est donc pas tant la lettre qui fait défaut, ni les institutions ni le concept lui-même.

2/ Qu’est-ce qui, selon vous, caractérise une “entreprise française” ? Le siège, le management, les capitaux, le droit applicable, le bénéfice ?

Eternelle question, au moins depuis l’adoption des premières lois sur les sociétés commerciales, sous Napoléon III. Depuis lors, les juristes ont acté du principe d’une personnalité morale.

En droit, celle-ci voit une « nationalité » lui être attribuée selon l’emplacement de son siège. Mais ce critère est-il encore déterminant à l’heure de la globalisation ? Certainement pas. Et ce, pour plusieurs raisons : le dumping fiscal a conduit à de nombreuses délocalisations de sièges pour optimiser l’impôt (quand il n’est pas tout simplement éludé), des entreprises autrefois bâties sur des volontés d’indépendance stratégique sont désormais largement détenues par des capitaux étrangers, des entreprises « nationales » sont dirigées par des dirigeants étrangers, etc.

Par conséquent, aucun critère satisfaisant ne permet expressément de définir la nationalité d’une entreprise au-delà de l’approche strictement juridique.

Sous le mandat de Jacques Chirac, celui-ci disait que constitue une entreprise française celle dont le dirigeant accompagnait le Président dans son avion pour aller négocier des contrats à l’étranger, dans le cadre de ce que l’on nomme désormais la « diplomatie d’affaires ». C’est une vision pragmatique, qui a le mérite de bien poser les choses à défaut d’autres ressorts. Il demeure que la question n’est effectivement pas résolue.

3/ La déstabilisation figure dans l’arsenal des Etats-Unis pour chasser et emporter des entreprises étrangères (Alstom, et plus récemment Ericsson). Tous les coups seraient-ils donc permis dans le cadre d’une guerre économique ?

Revenons tout d’abord à l’expression même de « guerre économique ». Il s’agit d’une rapport de forces et de conflictualités dans l’espace économique. N’étant pas un conflit létal, d’aucuns n’acceptent pas cette formulation même si celle-ci constitue bien un affrontement de volontés, au sens donné par Clausewitz. En revanche, la guerre économique partage les mêmes objectifs que la guerre conventionnelle : conquérir un espace (commercial en l’espèce), d’une part, ou affaiblir un adversaire (économique en l’occurrence), d’autre part.

Aussi, une fois définis ces premiers éléments, la guerre économique s’impose comme une réalité, même si la paix demeure un souhait.

Au titre de ces prédations et/ou ingérences économiques, de nombreux ressorts peuvent être utilisés : cyber-intrusion, espionnage industriel, procès en contrefaçon, quotas, taxes, déstabilisations commerciales, dénigrements, émissions de normes écartant du marché des produits étrangers, etc.

Et précisément, longtemps sous-estimé, le droit concourt pour beaucoup à cette guerre asymétrique constituant une arme de guerre économique comme on l’a appris à nos dépens dans les affaires BNP PARIBAS, ALSTOM, SIEMENS, TOTAL et bien d’autres, au titre de sanctions économiques unilatérales.

4/ Quelle place la question des brevets tient-elle dans la guerre économique ? Pouvez-vous notamment évoquer la question des “patent trolls” ?

Le brevet – comme tous les droits de propriété intellectuelle – offre à son titulaire ou au licencié une exclusivité d’exploitation, pour un temps donné et permet de s’opposer à tout contrefacteur.

Reste que le périmètre du brevet n’est pas identique dans toutes les législations, c’est d’ailleurs ce qui a conduit à cette bataille homérique entre Apple et Samsung aux Etats-Unis, durant la dernière décennie.

Le risque dans le cadre d’un brevet est de devoir dévoiler lors de son dépôt toutes les informations techniques et savoir-faire, qui seront susceptibles d’être utilisés par ses concurrents soit à l’issue de la période de monopole, soit pour servir à alimenter la R&D pour parvenir à un autre brevet, plus innovant encore. C’est pourquoi, dans le cadre des conflictualités économiques, toutes les entreprises ne déposent pas systématiquement de brevet pour garder secrets certains procédés ou a contrario déposent des brevets-leurres qui conduisent les concurrents qui s’en inspirent à des impasses technologiques.

Toujours au titre de la guerre économique, on voit également émerger le rôle des patent-trolls (ou chasseur de brevets), comme cela existe d’ailleurs également pour les cyber-squatters, à savoir le fait d’enregistrer des brevets ou des noms de domaines, à leur expiration, avant que son titulaire ne fasse le renouvellement à son profit, pour ensuite engager des procédures de contrefaçon contre les exploitants antérieurs ou actuels. Toute la stratégie repose donc essentiellement sur les dommages et intérêts à percevoir, en dehors de toute activité industrielle ou commerciale.

5/ Comment l’Europe a-t-elle été amenée à considérer le protectionnisme comme une agression contre le dogme du marché libre et plus comme un moyen assez sain de garantir des échanges placés sous le signe de la réciprocité ? Et si tout ça, c’était le produit du soft power de nos compétiteurs ?

Dès l’origine, l’Europe a été constituée comme un marché commun : la CECA puis la CEE et enfin l’UE. Et rappelons que le Traité de Rome (1957) a été signé durant la Guerre froide, une période géopolitique bipolaire (Occident contre Union Soviétique). Par conséquent, l’impuissance institutionnelle a été actée dès l’origine et les Etats-Unis sont considérés comme un allié immuable ce qui explique cet alignement qui a toujours prévalu. Dès lors, le commerce transatlantique a été renforcé, créant une forme de soumission économique, qui avait déjà été consacrée par le Plan Marschall dès 1947. Pour être caricatural, on pourrait considérer que l’Europe est le 51ème état des Etats-Unis d’Amérique.

Mais au-delà de ces marqueurs historiques, renforçant la faiblesse européenne, le droit de la concurrence a été bâti pour lutter contre toute forme de domination commerciale intérieure. C’est une forme de moins-disant économique, tourné vers le consommateur, en vue de lui garantir le meilleur prix. Luttant contre toute forme d’inflation commerciale – c’est la terreur inflationniste allemande en souvenir de l’après Première guerre mondiale qui a forgé ce droit – l’Europe s’est donc interdit de permettre l’éclosion de nouveaux fleurons notamment technologiques, permettant l’expansion des GAFAM qui ont eu le champ libre. Il n’est pas certain qu’Ariane ou Airbus – qui sont à l’origine des coentreprises – pourraient voir le jour sous cette règlementation actuelle.

Par conséquent, il ressort de cette présentation que ce n’est pas tant le protectionnisme qui est combattu – bien que largement dénigré – mais davantage toute velléité de puissance qui se trouve anéantie et délibérément anesthésiée, offrant l’Europe en offrande commerciale à tous ses rivaux. Et la globalisation entretenue depuis plus de 25 ans n’a fait qu’accentuer le phénomène déjà à l’œuvre. En réalité, nous avons pour dogme le libre-échange dont les principaux promoteurs sont nos prédateurs qui, pour leur part, pratiquent le protectionnisme. C’est toute la ruse de la guerre économique.

6/ On a l’impression que l’Europe se cantonne dans un rôle d’arbitre et refuse de recourir au droit (notamment fiscal) pour assurer ou promouvoir ses intérêts. Qu’en pensez-vous ? Sommes-nous ressortissants de nations européennes ou de simples consommateurs sur le marché communautaire ?

Cela rejoint mon propos ci-dessus. Faute d’avoir su faire éclore des entreprises de taille critique, nous sommes réduits à la régulation qui s’impose comme la dernière mode. En effet, à défaut d’avoir su être conquérants ou à tout le moins offensifs, nous construisons une nouvelle ligne Maginot juridique. On se souvient dans la mémoire collective combien cette ligne de défense a été contournée. Les taxes GAFAM annoncées à grand renfort par Bercy ont été tuées dans l’œuf, pour s’en remettre l’idée d’un taux minimum d’impôt sur les sociétés, dans le cadre de l’OCDE.

C’est donc là encore à notre « corps défendant » exclusivement.

J’apporterais toutefois une nuance, à la lueur du RGPD. Certes l’exercice est contraignant pour les entreprises. Mais ce texte, fondé sur l’esprit humaniste de protection de la vie privée – ce que l’on oublie trop souvent – est davantage offensif, car il intègre des effets extraterritoriaux conduisant à une forme d’extension de notre modèle, d’une part, et a conduit à sanctionner financièrement pour non-conformité des entreprises extra-européennes, sur des principes forts, d’autre part. Certains trouveront que c’est insuffisant, mais le ton est donné. Il s’agirait désormais de poursuivre en ce sens dans d’autres domaines (Digital Service Act, Digital Market Act, European Buy Act notamment) ; la difficulté demeure la division consubstantielle de l’Europe : chaque état poursuit encore ces intérêts propres. Et ces divergences sont la force de nos adversaires.

7/ L’intelligence, au sens du renseignement, fonde l’action efficace. Quelle est votre vision de l’enseignement et de la pratique de cette discipline en France ?

Trois personnes ont à mon sens largement contribué à donner du sens à la matière : Christian Harbulot, actuellement directeur de l’Ecole de guerre économique, qui a largement contribué aux travaux de la commission Martre, donnant lieu à l’établissement de la première approche institutionnelle du sujet (1994). Ensuite Bernard Carayon, alors député, a fixé le cadre de la politique publique d’intelligence économique (2003), et enfin Alain Juillet, nommé pendant un temps Haut responsable à l’intelligence économique, a véritablement mis en pratique et diffusé une culture d’intelligence économique.

Cette notion se situe à un niveau éminemment stratégique : c’est un véritable outil d’aide à la décision au bénéfice des décideurs notamment économiques, basé sur l’approche par les risques et la connaissance de son environnement géoéconomique. Son matériau de base est l’information qui concourt largement à cet esprit d’anticipation et de réduction de l’incertitude.

Enfin, l’intelligence économique se conçoit autour de trois axes : l’acquisition de l’information par la veille, l’OSINT (le renseignement en sources ouvertes), etc. la protection de l’information pour son détenteur (secret des affaires, sécurité des données stratégiques et/ou sensibles) et enfin, l’influence.

Avec le temps, l’intelligence économique a gagné ses lettres de noblesse en étant diffusée au sein des écoles, des chambres consulaires, etc. mais cela reste encore insuffisant, ce d’autant que depuis quelques années, seule la notion de sécurité économique semble avoir pris le dessus, ce qui crée des angles morts quand la veille en est absente. Il faudrait lui donner une nouvelle impulsion en l’intégrant à la politique de sécurité nationale.

8/ Notre Défense a aujourd’hui recours à une réserve citoyenne, elle dispose d’un contingent de cyber-combattants. N’y a-t-il pas quelque chose de semblable à mettre en place sur le volet de la guerre économique ?

Dans le prolongement du propos ci-dessus, effectivement, une culture et une priorité d’action données à l’intelligence économique, permettra de sensibiliser voire d’éduquer et fera naître des vocations citoyennes car je ne doute pas des bonnes volontés en la matière. Même si ce n’est pas encore institutionnalisé, je le vois déjà sur le terrain, mais il faudrait donner un large élan pour accroître cette ressource. Mais l’idée d’une réserve citoyenne en sécurité économique me semble excellente.

9/ Il y a en France une querelle terminologique sur la nature du terme dont il convient de floquer nos oriflammes : Souveraineté économique ou autonomie stratégique ? N’est-ce pas une fausse bonne question ? Qu’est-ce qui nous empêche de battre double pavillon ?

Tout cela relève davantage du glissement sémantique. En réalité, la déglobalisation à l’œuvre, comme les crises successives, et notamment sanitaire, ont largement mis en évidence les dépendances qui contrarient la liberté stratégique (encore une autre expression). Aujourd’hui, on le voit dans le domaine énergétique dans le conflit Russie/Ukraine, là où précédemment les délocalisations avaient cruellement mis en lumière le manque de produits essentiels (masques, tests etc.).

Le débat n’est pas tant de savoir quelle expression est la meilleure, mais bâtir un plan de redressement national pour créer un cadre favorable à une politique publique en ce sens. C’est bien là tout l’enjeu au fond.

10/ Dans un monde soi disant bienveillant, qui ne jure plus que par le développement durable, la responsabilité sociétale (sic) des entreprises et la décarbonation de l’économie mondiale, comment raisonnablement imaginer une mue de la guerre économique ?

La question écologique est bien évidemment cruciale. Et il est heureux que ce critère soit désormais pris en considération. Mais ce qui fonctionne à petite échelle (protection des territoires et de la biodiversité, circuits courts, respect des espèces, etc.) doit inspirer une véritable politique économique au niveau national et même européen s’agissant d’un sujet véritablement civilisationnel et culturel.

Mais précisément, ce sujet, qui s’est depuis lors traduit par des normes, doit pouvoir amener les dirigeants des grandes entreprises à s’en servir comme d’une arme économique, tant pour les choix de relocalisation, au nom du « made in France », soit pour freiner les importations de produits manufacturés ne répondant pas aux normes environnementales ou sociales. C’est précisément la guerre économique à venir selon moi, corrélativement avec le front numérique qui est déjà engagé, et où vous me semblez particulièrement actif.

Olivier de Maison Rouge vient de publier “Gagner la guerre économique”