Notre vision c’est que demain chaque entité disposera de sa propre puissance de calcul pour des raisons d’autonomie et de confidentialité mais également pour valoriser la chaleur dégagée par cette puissance.

Paul Benoit est CEO et co-fondateur de Qarnot.
Cet entretien a été publié le 14 octobre 2022.
1/ Le terme « souverain » apparaît à plusieurs reprises sur le site de Qarnot. Pouvez-vous nous présenter votre technologie et nous dire en quoi le fait qu’elle soit souveraine est important à vos yeux ?

Qarnot est un cloud provider français, spécialisé dans le High Performance Computing (HPC). Nous offrons à nos clients, des services informatiques standards, comme la plupart des opérateurs, mais qui s’appuient sur une infrastructure distribuée et bas carbone. Nous développons nos propres softs, dont notre orchestrateur, et avons le plein contrôle de notre hardware. Grâce à ce modèle inédit l’impact environnemental des calculs réalisés sur notre infrastructure est considérablement limité :

  • réduction de 67% de la consommation d’énergie par rapport à un data-center traditionnel
  • valorisation de plus de 95% de la chaleur émise par les processeurs,
  • et diminution de plus de 80% de l’empreinte carbone par rapport à un autre cloud.


Pour nous la souveraineté, c’est comprendre et maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur.
Maîtriser la nature et le fonctionnement de chaque couche de service et être résilient en cas de défaillance, qu’elle soit fonctionnelle, économique, d’approvisionnement ou de confiance. Bien-sûr certaines parties peuvent être sous-traitées, mais pas à n’importe qui.

Avoir recours à des solutions tout « as a service » finit par nous asservir, et à confier la force du savoir-faire à des tiers. En France, nous avons encore des idées formidables, des ingénieurs de talents et des savoir-faire recherchés. Nos solutions sont aussi performantes qu’outre-Atlantique mais ce qui nous fait défaut en Europe c’est certainement qu’il y a moins de confiance en nous et de budgets marketing…

2/ Qu’est ce qui a présidé à l’idée de Qarnot ? Comment avez-vous eu l’idée de résoudre le problème des uns en apportant une solution aux autres ?

Dans les bonnes idées, il y a parfois un peu de bon sens, un peu de prise de recul, et un peu de créativité. Il y a douze ans, quand j’ai créé Qarnot, l’écologie n’était pas aussi centrale, l’énergie semblait illimitée et peu chère, et le numérique responsable faisait ses premières apparitions dans des papiers de recherche. Je travaillais alors, dans une grande banque française, très gourmande en IT, avec des consommations énergétiques colossales et un gaspillage flagrant. En y réfléchissant je me suis dit que la chaleur perdue dans le numérique pourrait être utilisée dans le bâtiment. Fondamentalement, chez Qarnot c’est la passion de l’informatique qui nous anime et notre moteur est de savoir comment faire plus d’IT avec moins de ressource et, par conséquent, moins de carbone. Bien sûr, la suite, c’est beaucoup de travail, le recrutement d’équipes compétentes et passionnées, et la traduction de l’idée en produit ou service qui répondent aux besoins du marché. L’offre cloud s’appuie désormais sur des clusters de calculs hébergés dans des chaudières numériques.

3/ Pourquoi et comment déployer Qarnot plus largement dans l’UE ?

Pour vous donner quelques éléments de contexte, d’ici 2030 l’industrie du numérique consommera 20% de l’électricité mondiale. En Europe, le contexte est propice au développement de solutions vertueuses, comme Qarnot, tant du point de vue de l’électricité que de l’écologie. A Paris, à Londres et à Amsterdam, l’électricité est déjà sous contrainte. Au Luxembroug et au Pays-Bas des millions de litres d’eau sont vaporisés pour refroidir les serveurs. En Allemagne, en Autriche, en Suisse et au Bénélux un fort besoin en infrastructures plus respectueuses de l’environnement se fait ressentir. Les pays nordiques, pour lesquels l’électricité est peu chère, contrairement à la chaleur, ont d’ailleurs déjà déployé notre solution dans des réseaux de chaleur et des piscines.

Un de nos défis est de prouver que des solutions françaises, européennes, existent et apportent la même qualité de service que les ultra-dominants. Deux tendances doivent s’éteindre dans les consciences privées et publiques : la première, celle de regarder avec une admiration béate les technologies américaines ; l’autre de penser le cloud de manière monobloc.

Il y a aussi la dépendance au sentier de nombreux clients qui, parce qu’ils ont toujours fait comme ci ou comme ça, ont du mal à penser le changement. Là, c’est à nous de convaincre, de donner les preuves et l’envie !

4/ Vous avez fait récemment des recrutements audacieux, avec des profils atypiques. Que pourriez-vous dire aux autres chefs d’entreprise pour les inciter à faire preuve eux aussi d’ouverture d’esprit en matière de recrutement ?

Je n’ai rien à apprendre aux autres chefs d’entreprise, qui connaissent le sujet délicat du recrutement. Je peux en tout cas témoigner que chaque fois que nous avons osé quitter les sentiers battus, nous avons eu des réussites, des salariés à nos côtés depuis plusieurs années… Pour pourvoir nos postes, nous avons deux types de démarches : les démarches proactives, pour les postes aux fonctions très précises, qui passent souvent par annonce ou par chasse et les démarches plus opportunistes, où nous avons cette expérience que l’aspect humain, le “fit” comme disent les anglo-saxons est primordial. Cela se fait souvent au gré des rencontres. Souvent le marqueur ce sont les gens qui comprennent intrinsèquement, presque instinctivement, notre démarche plus que les aspects techniques spécifiques.

On a donc une équipe hétéroclite avec pour points communs de croire dans le projet Qarnot et d’avoir, chacun à sa manière, un caractère passionné. La motivation vient évidemment du sentiment de relever un défi à la fois technologique et écologique. Nous avons la chance d’être attractifs et de pouvoir recruter des profils très recherchés. Pour ma part, avoir à mes côtés des collègues investis dans leur travail avec des passions en-dehors, est une grande satisfaction et un moteur.

5/ Aujourd’hui, tout est prévu, poursuivi, résolu ou « managé » par le « calcul ». Voyez-vous d’acceptables substituts à ce mode opératoire ? L’intuition, l’improvisation, la sagesse ?

Souvent, le calcul est un outil d’optimisation, très rarement d’innovation. Dans un environnement concurrentiel, avoir une grande capacité de calcul fait la différence, même à la marge, cette différence est un avantage. Mais il faut garder en tête que les grands bouleversements sont souvent engendrés par des ruptures et non des optimisations. Le calcul est au service d’autre chose, il s’agit d’un moyen et non d’une fin. Chaque cœur de calcul est une unité qui décuple les capacités humaines. La puissance de calcul contribue à la puissance des entreprises et des Etats. On ne peut pas s’opposer à cette réalité et se mettre hors-jeu. Votre question laisse à penser que la technique serait par essence négative et autonome. Je crois que les impulsions, les directions qu’elle prend sont l’œuvre de la pensée humaine, qui combine en effet intelligence, intuitions et souvent improvisation !

6/ Que vous inspire l’angélisme qui voudrait que la technologie change le monde sans attenter à la croissance d’une seule pâquerette ?

Avant tout, il faut être capable de mettre en balance la pâquerette, notre environnement et nos besoins. L’immatérialité du numérique, tout comme le concept du « cloud » sont des réussites marketing absolues. Les abonnements sont illimités, leur coût est faible et les services sont ultra-disponibles. Ainsi, les usages numériques semblent vaporeux, sans conséquence sur l’environnement, et les consommateurs n’ont pas conscience de leur responsabilité ni de la nécessité d’agir.

Les coulisses du numérique sont pourtant très concrètes et peu ragoûtantes : pollution décentralisée en Afrique, Asie, Amérique du Sud ; fabrication des terminaux ; obsolescence programmée ; invisibilité des data-centers et de leurs consommations…Transférer la destruction de l’environnement dans d’autres continents est sans doute l’un des plus grands problèmes d’aujourd’hui.

Nous avons accédé à un confort permis par le numérique, sans en mesurer les effets néfastes. Bien sûr, certains usages du numérique ont permis d’éradiquer d’autres sources de pollution, mais cela suffit-il vraiment à rendre l’équation équilibrée ?

7/ Comment imaginez-vous le numérique en interaction avec la ville et le bâtiment ?

Je fais souvent l’analogie entre le numérique et l’agriculture. Les deux secteurs, initialement très déconcentrés et répartis, ont pris le virage de l’intensification et du gigantisme. A la faveur des crises énergétiques et environnementales, on observe un retour à la décentralisation, au circuit court, à la répartition des risques et au retour de la maîtrise de l’outil.

Notre vision c’est que demain chaque entité disposera de sa propre puissance de calcul pour des raisons d’autonomie et de confidentialité mais également pour valoriser la chaleur dégagée par cette puissance. Et, comme le photovoltaïque, cette puissance pourra être mise à disposition de la collectivité quand elle ne servira pas. Le corollaire de cette répartition de l’informatique dans la ville, c’est de pouvoir rapprocher l’utilisateur de la puissance de calcul, ou de stockage. Nous sommes entrés dans un système aberrant où les données, répliquées, sont entreposées à des centaines de kilomètres de leurs propriétaires.

Nous pensons que demain, pour des raisons de sobriété, de résilience, de sécurité, chaque bâtiment possédera sa propre capacité informatique, qui fournira des services de domotique en local, et traitera les données directement sur place.

Reprenons ici aussi une analogie, et comparons le bâtiment ou la ville au corps humain. Chacun est composé de sens ou capteurs, de réseaux nerveux, et d’un cerveau, sans lesquels les informations collectées et transmises ne pourraient être exploitées. La puissance de calcul dans une ville, c’est le cerveau du corps humain, qui doit selon moi, lui rester propre.

Le développement de l’Internet of Things (IOT), des capteurs partout dans les bâtiments, les usines et la ville appellent donc des capacités de traitement des données captées, localement.

8/ Comment recevez-vous les déclarations de la dernière promotion de Polytechnique (école dont vous êtes issu) sur le thème « la technique ne nous sauvera pas ! »

Je suis assez mitigé pour plusieurs raisons. Je pense qu’aujourd’hui l’écologie devient un but en soi, mais qu’avant tout un ingénieur doit trouver dans quel domaine il veut agir : l’informatique, l’énergie, le transport etc… Et c’est par la passion et la maîtrise d’un domaine qu’il sera le mieux placé pour rendre sa solution plus, voire beaucoup plus, performante d’un point de vue énergétique et aussi écologique. Je pense qu’il faut avoir des passionnés d’aviation pour imaginer l’avion de demain, des passionnés d’automobile pour imaginer la voiture de demain… Nous n’avons pas nommé notre société en hommage à Sadi Carnot, illustre ancien élève de l’X, pour rien!

Si nous étions ingrats, nous pourrions dire qu’il est à l’origine de la révolution carnotienne et donc d’une grande partie des émissions du CO2 d’aujourd’hui. Et, par la même occasion, jeter en disgrâce la quasi totalité de ceux qui ont fait le véritable prestige de cette école. Rappelons que cette école, créée et financée par la France, a pour vocation de la faire rayonner pas la science et la technologie. « Pour la patrie, les sciences et la gloire »

9/ Vous vous revendiquez une alternative écologique aux datacenters conventionnels. Qu’est ce qui vous fait dire cela, comment optimisez-vous les dépenses énergétiques du calcul ?

Un data-center c’est avant tout une construction immobilière qui implique d’artificialiser le sol, de couler une dalle, de monter des murs, de creuser des tranchées et de tirer des câbles. Une fois construit, le data-center doit répondre à un impératif : fonctionner 24/7, 365 jours par an. Il se transforme alors en ogre avide d’énergie : de l’énergie pour alimenter les serveurs, de l’énergie et parfois de l’eau pour les refroidir et de l’énergie en réserve dans les cas de panne. Or, à l’ère du numérique, les data-centers sont essentiels pour le bon fonctionnement de nos sociétés. Ils constituent le substrat physique du numérique.

Qarnot a donc été créée pour proposer une alternative aux data-centers, amputée de ces externalités négatives. Pas de construction de bâtiment, pas de refroidissement, pas de redondance énergétique, pas de consommation d’eau, et une source d’énergie pour produire à la fois des calculs informatiques et de la chaleur renouvelable, valorisée localement.

De manière chiffrée, Qarnot présente une clean sheet environnementale : WUE de 0, PUE de 1,001, ERE de 0,05.

Le modèle est hautement réplicable dans de petits bâtiments jusqu’à des projets d’envergure-comme des réseaux de chaleur, des sites industriels, des exploitations agricoles…

10/ Si Sadi Carnot vous rendait visite à Montrouge, que lui diriez-vous et qu’aimeriez-vous qu’il vous dise ?

Il y a plusieurs portraits de lui dans nos locaux et, d’une certaine manière, il nous accompagne au quotidien ! Il est mort très jeune mais a véritablement révolutionné notre monde jusqu’à aujourd’hui!

A la fin de son unique livre il a écrit:

“L’économie du combustible n’est qu’une des conditions à remplir par les machines à feu; dans beaucoup de circonstances, elle n’est que secondaire, elle doit souvent céder le pas à la sûreté, à la solidité, à la durée de la machine, au peu de place qu’il faut lui faire occuper, au peu de frais de son établissement, etc. Savoir apprécier, dans chaque cas, à leur juste valeur, les considérations de convenance et d’économie qui peuvent se présenter, savoir discerner les plus importantes de celles qui sont seulement accessoires, les balancer toutes convenablement entre elles, afin de parvenir par les moyens les plus faciles au meilleur résultat, tel doit être le principal talent de l’homme appelé à diriger, à coordonner entre eux les travaux de ses semblables, à les faire concourir vers un but utile de quelque genre qu’il soit.” Réflexions sur la puissance motrice du feu, Sadi Carnot (1796 – 1832)

Je lui dirais que, plus que jamais, c’est d’actualité et que c’est d’une grande sagesse ! Il est sans doute le père des ingénieurs modernes avec déjà le souci de consommer moins.