"Notre souveraineté doit avoir le coeur en France et la raison dans l'Union Européenne"

Guilhem Giraud est fondateur et Président directeur général de TEMNO

1/ Que savez-vous sur nous ? (Guilhem Giraud est un ancien agent de la DST)

Voilà une excellente manière de briser la glace ! Et une question pas si anodine qu’il n’y paraît. Elle renvoie en effet au rapport qu’entretiennent les spécialistes de la surveillance – dont je suis (étant un ex-ingénieur de la DST, devenu fournisseur des services d’enquête et de renseignement) – avec leurs concitoyens. En savent-ils plus, du fait de leur fonction ? Cela est-il acceptable, voire souhaitable, ou au contraire à proscrire ? Je pense que vous trouverez toutes les nuances de réponses dans le landerneau de l’enquête et du renseignement. Pour ma part, je penche pour la dernière. Donc, pour résumer : sur vous, je ne sais rien de plus que n’importe quelle autre personne n’en saurait. Et c’est très bien ainsi. En tant que citoyen, je suis parfaitement « normal » !

Je note que, dans certaines régions du monde, il est d’usage, pour les administrations régaliennes, de confier à leurs prestataires de sécurité « carte blanche » pour la collecte d’informations. Il n’en va pas ainsi en France : les prestataires sont sollicités en tant que de besoin, dans le cadre de demandes bien précises, et il n’est pas attendu de leur part une fourniture de renseignement plus large. A l’heure où l’on écrit ses lignes, une nouvelle matière, le renseignement d’origine sources ouvertes (ROSO, ou encore OSINT), tend à bousculer cet équilibre. Il devient tentant, pour les demandeurs comme pour les offreurs, de s’appuyer sur des structures privées, dynamiques, pour collecter de grandes quantités d’information publiques et les organiser façon « big data ». Je ne pense pas que cela soit une bonne idée. Parce que cela revient à accélérer de manière exponentielle l’exposition de tous les citoyens à la surveillance numérique. Et il faut prendre garde qu’un jour on n’atteigne une sorte de limite, au-delà de laquelle les masses ainsi contrôlées vont se révolter contre leur condition.

2/ La démocratie est-elle soluble sans surveillance ou dans la surveillance ?

Il ne faut pas confondre démocratie et utopie. Ainsi, il me semble évident que la démocratie a besoin de surveillance pour garantir la sécurité de tous et pérenniser ainsi le contrat social. Au contraire, il serait précisément utopique d’abolir la surveillance au prétexte de vouloir construire une société ou il ferait bon vivre ensemble. De plus, l’Histoire nous a prouvé que les régimes fondés sur ce type de projet ont fini par se muer en enfers du point de vue des libertés individuelles. A fortiori, vu l’évolution géopolitique globale, et les innombrables menaces engendrées par le multilatéralisme et l’exacerbation de la concurrence entre nations qui en découle, nous avons besoin, plus que jamais, de sécurité.

Les Etats s’appuient sur la surveillance, entre autres procédés, pour contrer les multiples tentatives d’ingérence étrangère, cyberattaques, manipulations de l’information, … mais aussi pour identifier les ennemis de l’intérieur, les auto-radicalisés, et lutter contre les organisations criminelles. Mais ce qui est notable, et qui me permet de répondre à votre question de manière un peu plus fine, c’est qu’il n’a jamais été aussi nécessaire d’être très précautionneux dans la définition et la mise en oeuvre des outils de surveillance. Comme je l’ai mentionné plus haut, certaines nations comme les Etats-Unis ont déployé une doctrine maximaliste en matière de surveillance, pour laquelle la fin justifierait les moyens. Le big data y occupe une place importante, se présentant comme une évidence. Mais, à l’origine de cela, je ne peux pas m’empêcher d’apercevoir une vision très simpliste de la performance en matière de sécurité, qui voudrait que l’ambition en matière de résultats prime sur tout et se moque du respect d’autrui. Or, pour moi, la vraie performance c’est de concilier ambition et respect. Voila l’enjeu de notre époque. On ne peut plus opposer deux visions du monde, comme on l’a longtemps fait par exemple en matière d’écologie, avec d’un côté les tenants de la croissance, de la création d’emplois et de l’autre, les décroissants, les « Amish » comme ils ont pu être surnommés … Le futur, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais le meilleur des deux réunis. La surveillance s’inscrit parfaitement dans ce défi contemporain.

3/ La vie privée a-t-elle encore un sens dans un monde où tout ou presque est déposé en ligne ?

La vie privée a-t-elle déjà perdu son sens ? J’ai tendance à le penser, parce que je suis sensibilisé à la question, mais si vous vous livrez à un sondage sur le sujet autour de vous, vous constaterez que cela n’est pas vraiment une source de préoccupation. Une grande majorité continue à avoir le sentiment d’avoir une vie privée, malgré cet espionnage systématique, donc il n’y a pas vraiment de problème. D’ailleurs vous constaterez que le sujet ne passionne pas les médias. Le logiciel Pegasus a certes eu son heure de gloire, mais c’est parce qu’il a touché nos gouvernants.

A l’heure actuelle, il faut bien reconnaître que toutes ces informations volées via les apps et réseaux sociaux ne font en général qu’entretenir des mécanismes pour mieux vendre. Je doute fort qu’un service de renseignement, aussi bien équipé fût-il, soit en mesure de diriger ses capteurs sur un quidam de manière arbitraire. Mais la situation est en train d’évoluer : dans le cadre de mon activité quotidienne, je constate une pression croissante de la part d’éditeurs pour intégrer des techniques de surveillance indiscriminée via les réseaux sociaux ou les apps. Le plan est bien de nourrir in fine des gisements – souvent extra-territoriaux – d’enquête et de renseignement avec cette masse de données collectée via des logiciels commerciaux (et le domaine a même un nom : « ADINT », pour Adversiting Intelligence).
Je pense donc que, oui, dans un futur proche, la perception de cette menace va changer et que les citoyens vont apercevoir une réduction du domaine de leur vie privée. Par mesure d’anticipation, on ne peut que conseiller à chacun de réduire son exposition numérique.

4/ Quelle place l’Europe peut-elle prendre dans la course technologique ? (Précision : l’Europe ou l’UE ?)

Face aux géants que sont les Etats-Unis et la Chine, nous Français n’avons guère de choix : nous devons nous organiser au sein d’un ensemble plus grand, capable de rivaliser avec ces deux blocs. Et je ne vois que l’UE pour cela. Bien sûr, la sécurité nationale, la souveraineté, se nourrissent de la doctrine développée au sein des nations, et il n’est pas souhaitable de modifier cela. Mais, au moment de mettre en pratique nos projets d’indépendance, nous ne pouvons plus nous placer dans un réflexe de repli national, car une telle attitude nous voue à systématiquement échouer. Je l’ai constaté alors que j’étais employé en administration centrale, au milieu des années 2000 : l’attitude du gouvernement était alors très tranchée, elle consistait à considérer les entreprises numériques américaines comme des agents qu’il fallait réguler avant même de commencer une discussion commerciale. Mais nous nous sommes fait écraser à plate couture. Leur maîtrise technologique, leur puissance commerciale et l’appétit des populations pour jouir sans entrave des nouvelles fonctionnalités du numérique ont eu raison de nos règles.

Les nations européennes ne peuvent jouer indépendamment le rapport de force : il est tellement facile pour les Etats-Unis et la Chine de faire voler en éclats les belles intentions lorsque tel ou tel marché lucratif, créateur d’emplois, est proposé. Nos politiques ne résistent jamais à ce sirènes et transforment bien souvent nos beaux projets de champions nationaux en machines à reverser du revenu aux GAFAM via la location d’espace dans le « cloud ».

Notre seule chance, c’est de placer nos ambitions et nos talents derrière le rempart que constitue l’UE, car sa taille et son organisation, sa capacité à créer des règles de droit, font d’elle un vrai compétiteur au plan mondial. Il nous faut apprendre à maîtriser une technique de souveraineté à deux niveaux. Le coeur dans notre patrie et la raison dans la communauté européenne, en quelque sorte !

5/ Les Etats vous semblent-ils plus menacés aujourd’hui ? Et le cas échéant, dans quelle mesure et de quelle manière ?

Clairement, oui. Et à ce sujet, la mode du « cloud » s’est transformé à mon avis en un véritable fléau. Voilà des années, bientôt des décennies, qu’un mouvement naturel nous incline à confier l’hébergement et le traitement de nos données à des serveurs situés en-dehors du territoire national, bien souvent aux Etats-Unis. On peut parler de dogme. Impossible en effet pour un DSI d’une entité publique ou privée de remettre en question cet état de fait. Mais les problèmes induits par ce fonctionnement sont de taille. Du point de vue strictement commercial en premier lieu, l’approche semble maintenant être remise en question car les opérateurs du cloud sont experts pour drainer les revenus et à l’heure du bilan, l’ « addiction est douloureuse » pour les clients, si je peux me permettre ce calembour. Mais le véritable enjeu est stratégique : les experts en politique internationale disent que nous sommes entrés dans une ère de « guerre totale » et qu’il va falloir nous interroger sur les impacts possibles de telle ou telle action de nos ennemis sur nos systèmes. En matière numérique, le constat est vertigineux : que se passera-t-il si l’ennemi parvient à couper les liens numériques qui nous connectent avec nos données situées aux Etats-Unis ? Quels services « tomberont » ? Notre prise en charge par les hôpitaux ? Le contrôle des flux à nos frontières ? Les transactions bancaires ? Aucune entité sans doute ne connaît l’impact exact qu’aurait une telle action. Inutile de se perdre en conjectures, il faut lancer un plan drastique de rapatriement de nos données sur le territoire.

6/ Quels conseils donneriez-vous aux pratiquants de l’OSINT ?

Je n’aurai pas la prétention d’être donneur de conseils sur un domaine aussi « vibrant » que l’OSINT. Je peux simplement décrire ma démarche : j’ai observé récemment l’irruption de ces techniques dans l’univers de mes clients, les enquêteurs (le renseignement ayant depuis longtemps recours à des recherches en sources ouvertes). Et je me questionne donc sur la meilleure manière d’intégrer leur apport à mon offre. Là encore, ma conclusion est assez simple : pour rester cohérent avec mes principes et les habitudes de mes clients, je privilégie une approche proportionnée. Je refuse catégoriquement la collecte indiscriminée – même en OSINT -, au prétexte qu’une portion infinitésimale de mes recherches pourrait un jour servir à une enquête.

7/ En 2023, le terme de souveraineté relève-t-il selon vous de l’anachronisme ?

Ce que je pense, c’est qu’il est miné. Aux Etats-Unis, alors que la maîtrise du numérique est assurée à travers de nombreux acteurs locaux, le projet de souveraineté signifie « rester souverain ». En France, comme dans de nombreux autres pays, le même projet signifie plutôt « (re)devenir souverain ». C’est donc un projet d’émancipation, clairement identifié comme tel par le reste du monde. Or les Etats-Unis se sont fait une spécialité de saboter tous nos projets d’émancipation. J’en ai une illustration bien précise : alors que, dans les années 2000, le recrutement d’un haut fonctionnaire par une officine américaine faisait scandale (j’ai encore en tête le cas d’Yves Galland, recruté par Boeing en 2003), ce type de mouvement est devenu la norme. Je conserve une photo d’une visite de Sarkozy – alors ministre de l’Intérieur – dans mon bureau en 2005. Autour de lui, deux de ses conseillers. Aujourd’hui, ils ont des postes éminents, l’un dans la représentation d’un GAFAM en France, l’autre dans une société de conseil américaine !

Pour remédier à cela, et travailler à un projet souverain – parce que c’est mon envie profonde -, mon ambition est de promouvoir d’autres valeurs. Je pense qu’il existe aujourd’hui une piste très intéressante, qui peut nous emmener vers plus de souveraineté : il s’agit de mettre en oeuvre un meilleur partage de la responsabilité en matière numérique. En effet, ce que j’observe, c’est que pour ce qui concerne l’équipement numérique et le cyber, l’Etat français propose une structure très verticale, considérant le citoyen utilisateur du numérique comme une entité vulnérable, exposée aux vicissitudes du monde extérieur, et donc à protéger. Notez que cela semble convenir également au citoyen dont il est question. Mais cette organisation ne permet pas de dégager de dynamique forte, car elle ne repose pas sur des mouvements qui prennent leur origine dans la masse. Regardez ce qui fait le succès des réseaux sociaux : la viralité, le fait qu’un grand nombre d’individus s’approprient rapidement des phénomènes. Il faudrait être capable de produire ce type de mouvement. Que le citoyen se sente naturellement en responsabilité de devenir un acteur du système et qu’il développe des habitudes de protection, spontanément. Et je crois précisément que le temps est venu. Ainsi, le thème de la protection de l’environnement a envahi toutes les sphères d’influence, précisément car une majorité de citoyens adhère aux principes de préservation de l’environnement et a intégré ces critères dans sa grille de lecture du monde. Pourquoi tout-cela n’aurait-il pas lieu également dans le numérique ? Le stockage de nos données à l’autre bout du monde, là où l’énergie produite est très loin d’être « verte » ; la surutilisation d’applications pour des motifs terriblement futiles … tout cela n’est-il pas profondément révoltant, car destructeur de notre environnement ? J’ai le sentiment diffus qu’il suffirait de quelques étincelles pour déclencher une prise de conscience massive qui nous emmènerait vers la souveraineté.

8/ Pensez-vous que le recours à des technologies étrangères présente un risque pour ses utilisateurs ?

Clairement oui. Aujourd’hui quand vous créez un compte sur une plateforme de type GAFAM, vous achetez sans intermédiaire et consommez un bien élaboré sous d’autres latitudes. Vous vous privez des mécanismes élaborés par la France et l’Union Européenne dans un but de protection du consommateur. Sur votre chemin vers la consommation de ces services, il y a certes un contrat. Mais la facilité d’agrément procurée par la case « J’accepte » d’une part et l’envie de la fonctionnalité d’autre part créent un rapport de forces très déséquilibré. Tout le monde coche la case sans réfléchir.

Mais ces technologies sont loin d’être anodines. Elles sont certes immatérielles mais ont un impact très important sur nos vies. Certes, le pillage de données personnelles ne peut pas être considéré comme un danger, j’en conviens. Mais que dire des risques portant sur la santé mentale : combien d’adolescents se sont véritablement retrouvés prisonniers de leurs réseaux sociaux, se coupant de la richesse de leur environnement et développant des carences affectives, voire de véritables maladies mentales ? Ne constate-t-on pas très régulièrement des phénomènes de harcèlement, rendus possibles par ces réseaux, et qui parfois ont des issues très funestes ? Tous ces dangers sont bien réels.

Il semblerait que nos politiques aient fini par s’en émouvoir et créer des instances pour limiter l’exposition des plus jeunes. Mais encore une fois, je ne peux m’empêcher de m’amuser de notre manque de souveraineté en la matière, puisque seule l’application chinoise TikTok se retrouve sous le boisseau. Les applications américaines seraient donc inoffensives ? Ou bien n’aurions-nous pas importé un débat qui outre-atlantique est, pour le coup, purement souverain ?

9/ Devra-t-on bientôt se former à l’auto-défense cyber ? On peut parfois avoir l’impression comme internaute d’attendre « patiemment » l’attaque sans jouir d’aucun moyen de riposte.

L’impression que tout cela me donne, c’est que nous sommes dans une période de transition, puisque nous avons massivement adopté l’outil numérique sans être correctement outillés pour en faire un bon usage. Nous avons créé un monde virtuel, parallèle à notre monde physique fait d’interactions en face-à-face. Dans ce monde, tout est virtuel mais l’impact sur nos personnes est quant à lui bien réel. La probabilité d’y être attaqué et de subir un préjudice est devenue très forte.
Un concept d’auto-défense cyber est effectivement une bonne idée. Il pourrait s’inscrire dans ce mouvement de « responsabilité numérique » que j’appelle de mes voeux. L’éducation nationale en premier lieu doit consacrer plus de temps à sensibiliser les jeunes aux dangers du numérique, et devrait sans doute proposer des ateliers pratiques pour traiter concrètement les différents cas d’attaques.

10/ Antoine Rivaroli, dit de Rivarol, écrivit un jour : « Quand les peuples cessent d’estimer, ils cessent d’obéir. »
Qu’est-ce que cela vous inspire à notre époque de contestations populaires croissantes ?

Cette observation recouvre très exactement ce qui se passe actuellement pour la France en Afrique : c’est précisément l’estime que les Africains pouvaient avoir de la France qui est sapée par la Russie. Nos élites sont présentées comme décadentes, moralement faibles, et plus dignes d’être considérées comme des modèles.

Sur le territoire national, le jeu est plus complexe. Car si l’on peut affirmer que l’estime et l’autorité de nos représentants ont été entamées par une longue période de crise politique, donnant des spectacles désolants d’individus s’invectivant et s’adressant des gestes obscènes dans les lieux les plus sacrés de notre démocratie, l’exécutif s’est saisi des nouveaux modes de communication, beaucoup plus rapides et interactifs que l’ORTF d’antan, pour transcender sa condition. Il a en effet érigé comme des principes supérieurs, quasi divins, un ensemble de nécessités qui ne souffrent pas la contestation : la crise sanitaire, puis la crise énergétique découlant de la situation géopolitique … Depuis trois ans maintenant nous vivons en quasi-état de siège et n’avons d’autre choix que nous conformer aux prescriptions pour éviter le péril de l’effondrement. L’estime que nous avons de nos gouvernants n’est plus considérée dans cette équation. Le problème, à mon sens, c’est que cette manière de gouverner fait naître des frustrations immenses.

Encore une fois, je ne peux m’empêcher de voir le rôle des réseaux sociaux dans cette entreprise de contrôle des foules. Déformation professionnelle sans doute !

Crédits photo de l’entretien : Adélaïde Yvert