Newsletter n°57 - 28 avril 2023

⭕️ Édito

Tâches de tomate et orpailleurs de griefs

Il existe une catégorie de personnes capables de focaliser leur regard sur les détails. D’un point de vue intellectuel, c’est une disposition appréciable s’ils la conjuguent avec une aptitude à la vue d’ensemble, pour ne pas parler de la hauteur à laquelle doit idéalement être installé ce point de vue-là. Mais connaissez-vous cette sous-espèce aux yeux de laquelle un détail est à lui seul susceptible d’invalider à tout jamais l’ensemble dont il est partie ? Je suis assez visuel et vous me pardonnerez d’avoir recours à une image archivée dans ma lointaine mémoire privée. Ce jour où, adolescent, ayant passé quelques heures à faire de moi un bon candidat à l’occasion d’une soirée chic, au cours de laquelle ma cavalière d’un moment n’avait eu d’yeux que pour la microscopique tache de tomate cerise qui condamnait ma chemise blanche, et par suite, tout ce qui se trouvait autour ! Regardez bien ce que vous entreprenez avec patience, passion, peine et mérite, dans un monde fait d’intentions, de nuances et de compromis nécessaires. Vous trouverez toujours sur votre chemin des inspecteurs d’imperfections négligeables, des orpailleurs de griefs minuscules, dans le seul but de révoquer en doute l’oeuvre de votre vie, sur le serment d’un seul grain de sable. Il n’est pas possible que ces perturbateurs d’évolution soient absolument inutiles dans le Grand Dessein qui est le nôtre ! Aussi, pourquoi ne pas nous appliquer avec charité à éclaircir dès aujourd’hui la nature exacte de leur vocation en nous posant cette question sans relâche : Mais à quoi donc peuvent-ils bien servir ?

Bertrand Leblanc-Barbedienne

 




Nous recevons aujourd’hui Matthieu Hug, qui est Président-fondateur de TILKAL


La France se définit par une restriction et un oxymore, comme une ‘puissance d’équilibres’.




⭕️ Le grand entretien

1/ Pourquoi entend-on si peu parler de « souveraineté logistique » alors que le sujet réside au cœur même de la chaîne de valeur ? Comment la définiriez-vous ?

Dans un monde d’échanges, la supply chain est le flux même de ces échanges : par nature la plupart des supply chains traversent les frontières et donc plusieurs souverainetés. Du coup, si on devait définir une « souveraineté logistique » j’imagine qu’on parlerait en fait d’un « contrôle stratégique des approvisionnements », c’est-à-dire d’une maitrise de ce qu’il se passe, des origines, des implications, des impacts, de la résilience et des risques.

Les chaines d’approvisionnement constituent littéralement le moteur de l’économie, c’est-à-dire ce qui se passe sous le capot. Or la plupart des gens préfèrent regarder la carrosserie sans trop se soucier du fonctionnement du moteur. De fait, ce sujet n’apparait dans le débat public que lorsqu’il y a un dysfonctionnement : stock stratégique de masques introuvable au début de la crise covid, porte-conteneur Ever Given bloquant le canal de Suez, ou émergence de questions sur l’approvisionnement du Doliprane. On en parle aussi à l’occasion des crises sanitaires liées à des rappels produit, sur du lait pour enfant, des pizzas ou des œufs en chocolat. Au quotidien c’est un sujet industriel. Dans un pays comme la France qui a perdu son ancrage industriel, ce genre de sujet est devenu un peu lointain : peu propice à la communication et donc vite mis de côté. Paradoxalement de ce fait même notre dépendance au bon fonctionnement des chaines d’approvisionnement s’est accrue…

Sans surprise c’est un sujet clé pour la Chine, usine du monde : son programme de Nouvelles Routes de la Soie complète une politique engagée il y a plus de 40 ans. D’une part elle s’assure une maitrise des matières premières : on sait que la Chine contrôle plus de 50% des réserves et 95% de la production des « métaux rares » nécessaires à la transition énergétique, on sait moins que c’est le premier exportateur mondial de coton ou de miel. D’autre part elle a développé les principaux transporteurs mondiaux et achète des infrastructures critiques comme des grands ports européens ou des mines en Afrique. Enfin elle tente de consolider et de contrôler la donnée industrielle relative aux chaines d’approvisionnement.

Ainsi, pour penser une « souveraineté logistique » ou un « contrôle stratégique des approvisionnements », il faut considérer au moins quatre éléments : l’accès aux matières premières, la maitrise des infrastructures et des mouvements, la capacité industrielle de fabrication, et enfin la donnée relative à l’ensemble et qui en assure le pilotage. La tendance est à la raréfaction des ressources : on peut donc aisément anticiper que tous les pays mettent en place une « souveraineté logistique », ce qui entrainera de nouvelles alliances voire de nouvelles conflictualités autour de l’accès aux ressources (pétrole, eau douce, minerais, uranium, blé, etc). Que maitrisons-nous, en France, en Europe, dans cette chaine de valeur qui nous permette de fonctionner en bonne intelligence avec le reste du monde et d’assurer notre sécurité et notre résilience ?

Je crois qu’une des clés, c’est la donnée : en 2020, le World Economic Forum parlait de « dangerously opaque supply chains ». Cela résume assez bien la complexité de la situation, et le rôle absolument clé que va jouer la donnée relative à la chaine d’approvisionnement, ce que j’appelle la « traçabilité », pour dés-opacifier.

2/ Comment expliquez-vous que les deux grandes puissances qui font face à l’Europe puissent braconner presque dans le calme les données si précieuses des Européens ?

Jusqu’à présent, l’Europe n’est pas une puissance et ne s’est pas pensée comme telle : donc la relation avec les Etats-Unis et la Chine n’est pas une relation de puissance à puissance. L’Europe s’est construite comme un marché, et sur un marché les autres viennent faire leurs courses. Il me semble que nous avons fait une erreur en créant un marché et une monnaie unique avant de nous penser et de nous constituer politiquement.

En outre, au sein de l’Europe peu de pays se pensent comme des puissances, sans doute à cause du traumatisme de la seconde guerre mondiale. La France essaie, mais se définit par une restriction et un oxymore, comme une « puissance d’équilibres ». Or une puissance impose son terrain, autour duquel les autres s’organisent : être « d’équilibres », c’est être intermédiaire entre plusieurs terrains, c’est être un complément, pas une puissance.

Cette absence de puissance se traduit dans beaucoup de domaines : au sens le plus brutal lorsque l’Ukraine est victime d’une invasion et que l’Europe seule ne peut l’aider ; au sens plus figuré lorsqu’on regarde un secteur comme le numérique par exemple. Ainsi la part de marché des 3 principaux cloud providers américains en France est de 71% ; un seul des MAGAM représente une capitalisation boursière comparable à l’ensemble du CAC-40 ; plus de 90% des données européennes sont stockées aux US… le différentiel de « puissance numérique » avec les US est colossal. Avec la Chine c’est moins flagrant, mais il suffit de se souvenir que TikTok revendique 15 millions d’utilisateurs actifs en France pour voir que le sujet devient primordial.

Le puissant définit ce qu’est le braconnage : donc il ne braconne pas, il prend et donne à cela les attributs de sa légalité. Les révélations de Edward Snowden ont été assez limpides de ce point de vue : concrètement, en dehors des arrêts Schrems I et II de la CJUE, nous n’avons pas tellement réagit, ni en Europe ni en France. Alors les Etats-Unis continuent à utiliser leur « complexe militaro-technologique » comme outil de puissance. Il n’y a strictement aucun doute que la Chine fasse pareil sur nos données avec TikTok. C’est un outil formidable pour opérer le profiling psychologique de nos enfants et pour influencer les informations qu’ils reçoivent : il est inimaginable que la Chine s’en prive. Si nos données sont « si précieuses » comme vous le mentionnez, si elles conditionnent notre avenir politique comme je le crois, alors il nous revient de nous battre pour les protéger.

Pour cela la clé c’est la maitrise technologique. L’évolution du numérique montre que la technologie crée l’usage qui crée le droit, et ce d’autant plus que le temps technologique s’est extraordinairement accéléré. C’est un vrai problème de création du droit et donc un problème démocratique, mais c’est la règle du jeu. Donc l’Europe ne peut pas se contenter de réguler : c’est un pis-aller utile à court terme, mais ce n’est qu’un pis-aller. Il faut faire émerger un numérique européen, comme la Chine l’a fait depuis 20 ans au demeurant. Pour cela il faut utiliser les mêmes outils que les US, la Chine, ou l’Inde : favoriser les entreprises européennes dans les achats publics européens. Parce que l’Europe a voulu se construire comme un marché ouvert, elle a toujours refusé toute forme de préférence : mais personne d’autre n’a de tels scrupules idéologiques. Si l’on veut définir ce qu’est le braconnage et l’arrêter, il nous faut donc littéralement changer de logiciel.

3/ Pouvez-vous définir la notion de « données opérationnelles » et parcourir les enjeux majeurs auxquels elles sont exposées ?

Aux questions relatives aux données personnelles des Européens, s’ajoute en effet le sujet des données industrielles ou « données opérationnelles ». Ce sont toutes les données relatives à l’ensemble de la chaine d’approvisionnement, à l’ensemble d’une filière. Elles permettent à un industriel d’avoir une visibilité à 360° sur ses opérations, sa qualité, sa résilience et son impact social ou environnemental. Ces données sont une des conditions de la « souveraineté logistique » que l’on évoquait auparavant. Elles sont surtout la condition sine qua non pour lever la « dangereuse opacité » sur des chaines d’approvisionnement que pointe le WEF : or les évolutions réglementaires en Europe et aux US établissent la transparence comme la base d’une forme de « licence to operate », de droit d’accéder à des marchés.

Il y a en effet deux tendances profondes dans les nouvelles réglementations en lien avec les chaines d’approvisionnement : l’extension du devoir de vigilance et l’inversion de la charge de la preuve. Ainsi, aux US, le ‘Forced Labor Prevention Act’ mis en œuvre à l’été 2022 établit que si vos produits importés aux US sont liés à des matières premières en provenance du Xinjiang en Chine, vous êtes a priori coupable de complicité de travail forcé… sauf si vous apportez la preuve du contraire. En Europe, les réglementations sur la déforestation ou le travail forcé prennent le même chemin. Progressivement tout industriel devra fournir une traçabilité fine et probante de ses opérations bout en bout, fournir un « digital product passport » pour tous ses produits. Les « données opérationnelles » vont devenir critiques, leur valeur de preuve va devenir indispensable, et leur fiabilité définira la fiabilité du reporting extra-financier.

Début 2020, dans une interview au journal Les Echos, Thierry Breton résumait clairement l’enjeu : « La guerre des données industrielles débute maintenant et l’Europe sera son principal champ de bataille ». Il faut être prudent avec le terme « guerre », mais cette image traduit assez bien que les données industrielles sont devenues un nouveau champ de conflictualité. Comme pour les données personnelles, se pose donc la question des plateformes qui vont collecter et analyser ces données. Cela a une conséquence directe sur les lois auxquelles elles seront soumises, européennes ou non, extraterritoriales ou non, protectrices des intérêts des industriels européens ou non, respectueuses ou non de leur confidentialité.

Quand on parle de données opérationnelles bout en bout, à l’échelle d’une filière, on voit que l’impact peut concerner toute la société. On voit aussi qu’investir ce champ naissant du numérique industriel est un levier puissant à la fois pour soutenir la ré-industrialisation et pour construire la puissance numérique qui nous fait défaut.

4/ Imaginez que la forme d’une nation, ce soit son tempérament, et le fonds, ses valeurs morales actuelles : comment décririez-vous la France dans son rapport à la technologie…En pleine guerre technologique ?

L’image qui me vient c’est celle d’un avion sans pilote. Beaucoup de technologie, de potentiel de voyage, beaucoup de monde à bord, de bonnes volontés… mais pas de pilote. Ça me semble assez général, mais en tous cas c’est flagrant dans l’(absence d’)approche politique, économique et industrielle du numérique. Or le numérique est devenu le substrat de la société : c’est le poste de pilotage de l’avion.

On parle des nombreux ingénieurs français au cœur de la Silicon Valley : formidable, mais l’enjeu c’est aussi qu’ils aient envie de construire des champions numériques en France. On se gargarise de licornes : formidable, mais l’enjeu c’est aussi qu’elles restent européennes plutôt que devenir des sociétés US à l’occasion d’un financement en série C ou D ou d’une cotation au Nasdaq. Je ne veux pas être mal compris : il faut de la fluidité et des échanges, je serais mal placé pour dire le contraire. Mais si les champions qui émergent en Europe en sortent massivement in fine, nous remplissons juste le tonneau des Danaïdes.

Nous avons besoin de jouer en équipe, c’est-à-dire d’utiliser tous les leviers pour développer nos entreprises, et en particulier ce levier essentiel qu’est la commande, publique comme privée. Le minimum c’est d’orienter la commande publique vers les entreprises européennes pour les développer. A propos du développement du numérique, les deux mêmes objections sont répétées ad nauseam depuis 15 ans : d’abord, c’est contre les règles de l’OMC, ensuite on attend que les offres européennes soient au niveau des offres US. Or les règles de l’OMC n’empêchent ni la Chine ni les US, donc c’est soit un problème de volonté soit un problème de compétence à utiliser ces règles dans notre intérêt. Et sur le niveau, c’est une objection idiote : outre qu’elle n’est que partiellement vraie, si on veut développer des offres européennes et françaises de meilleur niveau, il faut en financer le développement avec la commande publique. Les US et la Chine le font pour leurs entreprises, mais j’ai une révélation : ils ne le feront pas pour les nôtres, surtout sur un segment aussi prépondérant et stratégique que le numérique.

Bref personne ne doute qu’une politique industrielle et numérique soit compliquée. Mais le pilote n’est pas celui qui explique sans cesse que ce n’est pas possible, il est celui qui trouve la solution pour faire.

5/ L’esprit humain déçoit par sa disposition à la réplication de ce qu’il est, dans l’idée de « donner vie » à plus que ce qu’il se croit (robotique, IA, anthropomorphisme etc.) Quelle autre direction un pays pionnier pourrait-il prendre en la matière ?

J’aime beaucoup la métaphore de Bernard de Chartres, reprise par Pascal : « nous sommes des nains sur les épaules de géants ». La créativité sous toutes ses formes se fait par petits pas, par cercles concentriques. Bien sûr, après coup, on construit des légendes, qui parlent de génies, d’innovation de rupture, de création-destructrice ou de révolution. Mais toute création commence par répliquer, par imiter : le mimétisme permet de comprendre, de s’approprier une connaissance, un geste ou un comportement, et à partir de là de progresser, de dépasser ou de transgresser. Donc la disposition à la réplication que vous décrivez ne me semble pas décevante : elle me parait normale.

En fait c’est plutôt à la tentation du renoncement qu’il faut échapper. A un extrême, il y le risque de courber l’échine face à la technologie toute-puissante : parce qu’elle nous remplace, parce qu’elle va plus vite ou parce qu’elle nous surveille, peu importe. A l’autre extrême, il y a le délire transhumaniste : fusionner l’Homme (enfin, quelques hommes en fait) avec la technologie est plus une manière une manière de renoncer à l’humanité que de la répliquer.

Pour cela, il est nécessaire s’ancrer dans le concret, de faire plutôt que de consommer, de comprendre plutôt que de juste utiliser. Vis-à-vis de la technologie cela veut dire développer la formation scientifique et philosophique afin de la dominer plutôt que d’être dans la fascination. Ensuite cela rejoint l’idée d’ « infrastructure nation » que développe Tariq Krim : puisque la technologie numérique est le substrat de la société au XXIè siècle, il faut en construire les briques essentielles.

6/ Parlons téléologie. Quelles vous semblent être les fins que poursuit la technique ? A part tout optimiser et affranchir l’Homme de la pénibilité du travail, du raisonnement et de l’imagination ?

D’un côté dans une vision prométhéenne la technique libère l’Homme, de la maladie comme de la gravité terrestre, de l’ignorance comme de la superstition. D’un autre côté la technique asservit : c’est la surveillance totale, les fake news et la manipulation. Avec la technologie numérique qui innerve toute la société, cette tension entre Prométhée et Big Brother est éminemment « politique » : elle définit le fonctionnement de la Cité.

Le cofondateur de OpenAI, Ilya Sutskever, expliquait récemment pourquoi les modèles d’IA de ChatGPT, conçus initialement pour contribuer à une science ouverte et collaborative, sont désormais fermés et opaques : selon lui une IA générative comme GPT-4 a trop de puissance, trop de dérives possibles, trop d’usages potentiellement dangereux, pour être accessible à n’importe qui. De fait, quand une technologie promet de transformer radicalement le travail de millions de personnes cela mérite, si ce n’est de la frayeur, au moins de l’attention et une compréhension détaillée… Mais du coup qui doit avoir la maitrise et assurer la gouvernance d’une telle technologie pour que le bien commun soit assuré ? Alors que OpenAI a payé des gens sous le seuil de pauvreté au Kenya pour entrainer son modèle, est-il raisonnable pour le bien commun de laisser ses dirigeants maitres des usages d’une technologie qu’ils estiment potentiellement dangereuse ?

Autre exemple avec la loi récente sur Paris 2024 et l’autorisation de la vidéo-surveillance algorithmique. De nombreuses études (notamment de la fondation Mozilla) ont montré qu’un historique d’une centaine de sites web visités anonymement est suffisant la plupart du temps pour dés-anonymiser et identifier les internautes. L’analogie entre nos visites sur le Web et nos déplacements physiques est assez évidente : quelques centaines de déplacements ou comportements anonymes captés par de la vidéo surveillance algorithmique vont rapidement devenir suffisants pour désanonymiser les citoyens évoluant dans l’espace public, sans besoin de reconnaissance faciale. Est-ce que l’on veut que demain des IA nous suivent en permanence via l’équivalent comportemental d’une trace ADN ? Quel serait l’espace restant pour la démocratie ?

Ainsi la technique ne poursuit aucune fin, mais ceux qui la conçoivent si. Dit autrement, la technique sert les fins de ceux qui la maitrisent : avec le numérique « code is law » alertait Lawrence Lessig dès 2000. Il est donc urgent de politiser la technologie, d’en faire un objet central du débat. Sinon toute la fabrique de la société sera confisquée par quelques « techno-papes », ouvrant une voie qui n’a aucune chance d’être démocratique. En dehors du bouleversement climatique, je ne sais pas quel sujet politique plus important nous pourrions avoir à débattre.

7/ Vous avez recours à la blockchain dans le cadre de l’activité de Tilkal. Qu’est-ce qui manque aux Français pour se départir d’une forme de distance incrédule ou amusée par rapport au sujet ?

Nous utilisons la technologie blockchain en effet, dans un cadre très éloigné des usages habituels que sont les crypto-actifs ou les NFT. Plus que la technologie elle-même, je pense que ce sont ces deux usages qui suscitent la distance ou l’incrédulité que vous mentionnez. Ces usages véhiculent des imaginaires puissants, libertariens et anti-état, aussi bien que des intérêts financiers importants : cela génère souvent des discussions biaisées et peu rationnelles.

Néanmoins, si on veut bien mettre cela de côté, blockchain est une technologie qui apporte une capacité intéressante. Si on regarde la couche technologique la plus élémentaire, c’est une base de données distribuée un peu particulière, qui permet de créer un réseau de partage d’information, dans lequel l’information ne peut pas être modifiée a posteriori, et dans lequel chacun des membres de ce réseau peut auditer indépendamment « qui a partagé quoi et quand ».

Le cas d’usage qui m’intéresse ce sont les chaines d’approvisionnement. Ce sont des environnements très distribués, où la fraude peut être massive (50% du miel importé dans l’Union Européenne est frauduleux, et je pourrais décliner les exemples), et où le constat est que les mécanismes de traçabilité et de certification existant sont de plus en plus insuffisants.

En regard, les réglementations qui émergent dans l’UE et aux US demandent aux industriels une vigilance étendue sur toute leur chaine d’approvisionnement, un suivi des origines et la fourniture des preuves étayant leurs assertions. Pour cela, il faut mettre en place une traçabilité bout en bout des flux, et donc un partage de données sur l’ensemble de la chaine d’approvisionnement. En gros, vous voulez partager des données dans un environnement distribué, en ayant une trace auditable de ce que chacun a déclaré : ce sont exactement les caractéristiques d’un réseau blockchain partagé entre les acteurs de la chaine d’approvisionnement. En tous cas, vu l’état d’opacité des supply chains, il est évident que personne n’a su apporter de meilleure idée jusqu’à présent… Bien sûr ce n’est pas parce qu’on a dit « blockchain » qu’on a résolu le problème de la traçabilité : c’est une brique indispensable, mais qui s’inscrit au sein d’une plateforme plus globale permettant de comprendre et d’analyser les opérations de la chaine d’approvisionnement.

Concrètement chez Tilkal, nous déployons un réseau B2B spécialisé sur les chaines d’approvisionnement, avec plus de 80 nœuds distribués chez des industriels très variés, sans consommation énergétique absurde, ni crypto, ni NFT. L’analyse des données ainsi collectées permet de traiter des sujets de traçabilité et de transparence dans des industries variées, du lait pour enfants au cuir, au textile, à différents minerais, au cacao au recyclage plastique.

Bref, il n’y a pas lieu d’être incrédule en général : si on dépasse les postures et les buzz marketing, il existe des cas d’usage concrets, utiles, et qui plus est sans spéculation.

8/ Selon vous, qu’est-ce que l’éthique appliquée à la supply chain ?

Il y a environ 45 millions d’esclaves modernes, soit 3 fois plus de personnes que durant l’ensemble de la traite transatlantique. A cela il faut ajouter 150 millions d’enfants en travail forcé dans le monde. L’immense majorité sont à l’origine de nos chaines d’approvisionnement (coton, laine, cacao, café, noisettes, huile de palme, cobalt et autres produits de la mine…) ou dans des ateliers de transformation comme le Rana Plaza. On pourrait faire le même genre de constat sur l’impact environnemental.

Pour prendre un exemple concret, la Chine représente grosso modo 25% des exportations mondiales de coton, et les liens entre cette matière et le travail forcé des Ouigours est très documenté, notamment après le rapport de juillet 2022 de l’ONU. Face à cela, il y a deux attitudes. D’un côté, H&M décide de cesser son sourcing de coton en Chine, et en assume les conséquences sur sa présence en Chine. De l’autre, Zara fait l’objet d’une enquête du Parquet National Antiterroriste pour « recel de crimes contre l’humanité », et une enquête de Bloomberg fin 2022 laisse peu de doutes sur Shein…

Tout cela procède de deux choses : les choix des entreprises et des gens qui y travaillent d’une part ; les choix des clients à chaque étage de la chaine de valeur jusqu’aux consommateurs d’autre part. Être lucide et regarder en face nos choix, c’est la base du libre arbitre et de la raison. Cette lucidité requiert de la transparence. C’est pourquoi les différentes législations européennes (CSRD, SFDC, déforestation, passeport produit, etc.) sont des tendances de fond très positives. Elles insufflent une transparence bienvenue, notamment pour les nombreux industriels qui font beaucoup d’efforts pour opérer avec un haut niveau d’éthique, en leur offrant des outils puissants de différentiation.

9/ Vous avez été financé par l’Union européenne. La considérez-vous comme un marché ou comme une forme politique que l’Europe a revêtue ?

En effet nous sommes financés par l’Union Européenne depuis fin 2022, dans le cadre du programme EIC Accelerator (European Innovation Council), qui est le principal outil de financement « deep tech » en Europe. C’est le fruit d’un processus de sélection long et exigeant, mais cela offre un éclairage intéressant à votre question. En effet, dans son évaluation finale le jury de EIC parle, à propos de la question de traçabilité des supply chains, d’un enjeu d’importance stratégique pour l’Europe.

Bien sûr l’Union Européenne s’est historiquement constituée comme un marché, mais je crois que cela évolue. Lorsque l’Union met en place des programmes importants de financement de la technologie, et y réfléchit en termes d’importance stratégique, c’est qu’il y a une réflexion politique qui émerge. Il me semble que c’est une bonne nouvelle car il n’y a aucun avenir à n’être qu’un marché, à ne penser qu’en termes de consommateurs. On le constate actuellement alors qu’il est flagrant que l’Europe ne peut pas assumer sa propre protection, ni sur le plan économique, ni sur le plan militaire. Si l’on ne veut pas que la Chine et les US viennent faire leurs courses de nos données, ports, entreprises, forêts ou temps de cerveau de nos enfants, il faut dépasser le stade de marché, (re)constituer une entité politique qui définisse une vision stratégique commune. Ça peut se faire sous la forme d’un isolement de chacun en mode Brexit, ou en constituant l’Europe comme une nouvelle entité politique.

Toute la question, bien sûr, est de savoir si on peut faire cette évolution à 27 et à l’unanimité : au minimum il faut constituer une entité politique comparable en taille (notamment de population) aux géants du XXIème siècle, Chine, US, Inde, Nigeria, Brésil. En tous cas, c’est un nouveau chemin, une nouvelle forme politique à inventer.

10/ Comment voyez-vous l’avenir de votre métier à l’heure où des pizzas sont sur le point d’être livrées par drone directement chez le client ?

La traçabilité est d’autant plus critique que les flux d’approvisionnement sont rapides, individualisés et complexes. Outre les questions d’éthique évoquées auparavant, il y a des conséquences sanitaires.

Ainsi, fin 2021, la DGCCRF publiait une étude sur les 10 principales places de marché e-commerce en France : elle évaluait à 63% le taux de produits frauduleux, 28% le taux de produits dangereux… voire plus de 90% de fraudes sur Wish. Les flux sont tels que les contrôles par les autorités sont impossibles : les reconstitutions de boutiques sont trop rapides et les enjeux financiers pour les fraudeurs sont bien plus importants que les moyens des autorités. En fait, plus on désintermédie, plus on désincarne, plus le risque augmente : or la pizza livrée par drone ajoute encore une couche de désincarnation… La solution est double : responsabilisation réglementaire et réincarnation du lien.

Le DSA répond au premier point, avec la responsabilisation totale des plateformes sous la forme d’une obligation de résultat. La mise en vente d’un produit frauduleux doit engager la responsabilité directe des plateformes, avec des sanctions sévères. Idem pour la distribution, idem pour la pizza livrée chez vous : qui sait réagir si la mozzarella contient un e-coli ? Cette question n’est pas totalement conceptuelle quand on se souvient des rappels Picot, Buitoni ou Kinder.

Réincarner le lien aux produits, c’est la traçabilité et la transparence : des marques comme Cœur de Lion, Provamel ou IKKS se sont engagées là-dessus avec nous, et les niveaux d’engagement montrent l’attente de véritables consom’acteurs. Chez IKKS, on parle de plus de 100,000 consultations par mois sur la traçabilité des vêtements.

Finalement, je crois que le numérique qui réincarne, qui crée du lien, a beaucoup d’avenir. Au metavers et à l’humain téléchargé dans un cyberespace de grande consommation, je préfère un numérique qui nous aide à tisser l’avenir en fil de faire.

 




⭕️ Mezze de tweets

 



⭕️ Hors spectre


Jean Jaurès (détail) Bronze de Paul Ducuing, fonte Leblanc-Barbedienne, Suresnes


« On peut continuer un certain temps à faire comme si le travail, la terre ou la monnaie existaient indépendamment des travailleurs, des milieux naturels ou de l’économie réelle, mais ces fictions finissent nécessairement par s’écrouler, rattrapées par le principe de réalité. » Alain Supiot in L’Esprit de Philadelphie