Dans le domaine du Cloud l'alliance Euclidia est une chance pour les acteurs Européens de proposer et de rendre visible un catalogue en mesure de remplacer les produits dominants.

Ophélie Coelho est spécialiste en géopolitique du numérique à l’Institut Rousseau. Cet entretien a été publié le 14 janvier 2022.

1/ Figurez-vous parmi les tenants de la souveraineté numérique, et le cas échéant, de quelle espèce particulière êtes-vous dans cette famille bigarrée ?

Aucun acteur, même une Big tech, ne peut prétendre aujourd’hui maîtriser l’ensemble de son “territoire numérique”.

Les interdépendances entre les acteurs techniques constituent un phénomène normal du monde numérique, autant pour la couche logicielle que celle des infrastructures. Rappelons simplement que pour produire réseaux et terminaux, il est nécessaire d’extraire des métaux qui sont répartis inégalement sur la planète, avec des écarts de quantité et de qualité. Certains pays sont des territoires plus favorables à l’installation des serveurs nécessaires à la vie numérique, tout simplement parce qu’ils sont localisés dans des zones froides : Google installe de nombreux centres de données en Finlande où l’eau de mer du golfe de Finlande permet de réduire sa consommation d’énergie. La France est également un territoire intéressant pour ces infrastructures gourmandes en eau et sa facture énergétique reposant sur le nucléaire. Ainsi, les interdépendances du monde numérique commencent par le territoire, ses richesses, sa géographie, son histoire.

Mais dans cet environnement, il y a de très grandes disparités de pouvoirs. Nous le voyons aujourd’hui dans la difficulté que rencontrent les États européens à réguler les grandes entreprises du numérique, principalement les Big techs américaines. Dans une certaine mesure, les États-Unis sont eux-mêmes confrontés à cette difficulté, et la politique antitrust de l’administration Biden fait face à sa propre dépendance aux géants du numérique.

Pour toutes ces raisons, il me semble que le terme “souveraineté” associé au numérique réduit parfois le périmètre d’analyse. Il me paraît plus juste de parler de dépendances numériques, d’en mesurer les conséquences afin d’apprendre à les gérer et à en sortir lorsque celles-ci deviennent critiques.

2/ Face aux Big Techs, quel est selon vous le meilleur moyen de reprendre la maîtrise de notre destin technologique ?

Nous devons sortir de la logique de « transformation numérique » à bas coût, et engager une véritable stratégie industrielle pour le numérique.

Le concept même de « transformation numérique » , associé aux politiques de modernisation des États et des entreprises portées au niveau national et européen, a été très néfaste au numérique européen. Il a conduit à l’accélération de l’adoption des produits issus des GAFAM, dans un contexte où la réglementation ne garantissait aucun garde-fous dans l’usage primaire et secondaire des données numériques. Les travaux de la Commission européenne ont produit avec peine un droit du numérique qui ne peut fonctionner que sur le principe de confiance, puisqu’elle n’a en aucun cas accès au code des produits et ne peut donc contrôler l’ensemble de la chaîne numérique.

Aujourd’hui, la seule manière de sortir de cette situation critique de dépendance est d’établir une stratégie industrielle qui repose sur la maîtrise des technologies et non sur l’illusion d’une réglementation à l’aveugle.

Pour cela, il nous faut mettre en place une stratégie de remplacement des dépendances critiques, en commençant par les secteurs sensibles comme celui de la santé, de la sécurité ou de l’énergie. Nous avons des acteurs européens matures sur de nombreux sujets techniques, et d’autres qui nécessitent simplement des améliorations ciblées pour fournir le service adéquat. Dans le domaine du cloud par exemple, l’alliance Euclidia est une chance pour les acteurs européens de proposer et de rendre visible un catalogue en mesure de remplacer les produits dominants. Pour un État qui souhaiterait un service cloud proposant également du machine learning, il est possible d’inclure au catalogue des entreprises européennes spécialisées sur ces sujets. Mais pour cela, les États doivent aussi sortir de leur position de simples clients et accompagner les entreprises du secteur dans la constitution d’un catalogue adapté à des projets stratégiques.

Nous avons également besoin d’assumer un protectionnisme ciblé, et la commande publique peut être un outil au service de la souveraineté numérique. Concernant les aides d’État, l’Europe s’est imposé un cadre limité, laissant perdurer une timidité budgétaire que n’ont pas les États-Unis ou la Chine en matière de financement des technologies : l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit les aides d’État qui auraient vocation à « fausser la concurrence ». Mais le TFUE prévoit aussi des dérogations aux limites budgétaires imposées aux États, qui leur permettent d’activer des programmes de financement indépendants de la Commission européenne. Dans l’article 107, le point 3.b dispose en effet que les aides d’États peuvent être activées si celles-ci sont « destinées à promouvoir la réalisation d’un projet important d’intérêt européen commun ou à remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre». Au-delà du financement public, il s’agit également de renforcer la protection de nos entreprises innovantes de toutes ingérences ou prise de contrôle par des acteurs dominants. Il existe déjà des limites établies pour le rachat et la prise de capital, mais cette attention ne prend pas en compte la mise en dépendance technologique.

Bien d’autres leviers existent encore, que nous n’utilisons pas.

3/ Faites-vous une distinction entre les États-Unis et la Chine au regard de la concurrence / dépendance que ces deux pays représentent pour les nations européennes ?

En Europe, nous sommes majoritairement dépendants des technologies américaines. C’est donc d’abord vis-à-vis des acteurs étasuniens que nous devons trouver un équilibre. Mais cela ne veut pas dire qu’il est préférable d’opter dans le futur pour des technologies chinoises. Dans une récente étude, j’analyse la stratégie industrielle chinoise et j’aime à rappeler les écueils du numérique chinois tout en détaillant les choix stratégiques qui permettent à la Chine d’atteindre aujourd’hui une certaine forme d’indépendance numérique.

Notre faiblesse repose dans l’absence de stratégie industrielle pour le numérique, quand ces deux pays appliquent un protectionnisme ciblé en faveur de leurs géants technologiques.

4/ Trouvez-vous la politique numérique gouvernementale lisible et cohérente, à défaut d’être opportune ou efficace ?

Je pense qu’il y a une prise de conscience, de la part de certains responsables politiques, que des erreurs ont été commises sur des projets anciens ou plus récents, comme le Health Data Hub. C’est le résultat d’une forte médiatisation du sujet de la souveraineté numérique depuis deux ans, qui jusque-là n’intéressait que les spécialistes, et il y a probablement plus de non-avertis qui comprennent aujourd’hui le problème des dépendances numériques.

Mais malgré les débats et le récent rapport produit par la commission des Affaires étrangères ou la mission d’information sur la souveraineté numérique à l’Assemblée nationale, le gouvernement s’est jusqu’à présent contenté de mettre en place des garde-fous accessoires et a poursuivi dans sa lancée du “Cloud de confiance”. Ce dernier favorise et accélère pourtant l’adoption des technologies issues des Big techs, sans stratégie alternative pour s’en défaire.

En voulant aller trop vite et en faisant toujours le choix de la transformation numérique à bas coût, on accélère des dépendances bien souvent irréversibles.

5/ Le Vieux Continent a l’air de croire que le droit qu’il édicte palliera son manque de pugnacité sur le marché du numérique. Pensez-vous que cela suffira ?

Le droit du numérique est très influencé par les lobbies des géants du numérique, devenus ces dernières années à la Commission Européenne plus puissants que ceux du pétrole. La stratégie “DSA 60-Days Plan Update” de Google, dévoilée par la presse française en 2020, décrivait par exemple très bien les techniques d’influence employées par l’entreprise auprès des législateurs en charge de la formulation du Digital Services Act (DSA) et du Digital Market Act (DMA).

Par ailleurs, même une fois que le droit s’applique, le législateur peine à le faire respecter. Rappelons que Facebook a refusé en décembre dernier de suspendre les transferts de données de l’UE vers les États-Unis alors même que la Commission irlandaise de protection des données a formulé un ordre préliminaire dans ce but suite à l’annulation du Privacy Shield par la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE).

Enfin, à aucun moment le législateur n’a accès au code informatique du produit, ni n’a la possibilité de suivre les transferts d’informations une fois les données collectées. Comment faire appliquer un droit sans avoir la possibilité de contrôler le respect ou non de ce droit ?

Tout cela, et d’autres points encore, constituent de véritables faiblesses pour l’application d’un droit du numérique dans le contexte actuel. Cela nous éclaire sur le fait qu’il ne suffira pas d’édicter des règles et des limites légales pour rétablir l’équilibre, et que la maîtrise des technologies est un passage obligé.

Nous ne pouvons continuer à être de simples clients de plateforme attendant patiemment la réponse du service après vente.

6/ Que vous inspirent les partenariats pragmatiques” noués par les entreprises françaises avec les Molochs du numérique ? (Orange, Atos, Thalès, SNCF, Engie, GAIA-X, AFP, BPI etc.)

Je crois qu’on parle plutôt de “partenariat stratégique”, en particulier dans le domaine du cloud. Et ils sont en effet stratégiques pour certaines de ces entreprises : Orange, Atos et Thalès ont tout intérêt à rester les alliés économiques des AWS, Microsoft et Google qui dominent le marché. Car ces partenariats leur permettent de tirer profit, au moins temporairement, de la délégation technologique. Dans ce genre d’alliance, ils ne produisent pas eux-mêmes les services qu’ils vendent et deviennent de simples intermédiaires. Cela les conduit évidemment à assumer la responsabilité légale en cas de problèmes techniques ou de fuite de données. En somme, c’est presque du dropshipping adapté au cloud.

Ces partenariats, pour des acteurs comme Orange, concernent d’autres activités comme les câbles sous-marins de télécommunication ou la stratégie de développement commerciale en Afrique. Et cela ne concerne pas qu’Orange, mais de nombreuses entreprises de télécommunication qui délèguent progressivement la charge technologique et financière de leurs services et infrastructures aux Big techs, tout en se positionnant comme des partenaires territoriaux importants dans leur développement. C’est particulièrement vrai en Europe : Deutsche Telecom (T-Systems), Telecom Italia, Telefonica, Vodafone … et d’autres encore ont tous signé un ou plusieurs partenariats stratégiques avec Google, Amazon ou Microsoft.

En ce qui concerne les choix de la SNCF, de la BPI, de Sanofi ou encore de l’AFP, il est légitime de se demander si ces entreprises ont une équipe chargée de la gestion des risques. En effet, comment comprendre que des entreprises ou des administrations stratégiques pour le pays choisissent de confier des données parfois sensibles à des entreprises soumises aux enjeux d’extraterritorialité du droit, dans un contexte où la CJUE a reconnu (certes avec dix ans de retard…) les risques de surveillance des données par l’administration américaine ? Comment comprendre la confiance aveugle dans les acteurs technologiques que sont les Big techs, au regard de tout ce que l’on connait de leurs écarts passés et présents, quand tout développeur sait qu’il est tout à fait possible d’accéder aux données des utilisateurs d’un produit numérique, notamment en phase de recherche et développement ?

7/ Le numérique, qui a crû sur la promesse d’une liberté accrue pour les hommes et les peuples, est devenu en parallèle un arsenal de moyens de contrôle au service des gouvernements et un prétexte à l’assistanat personnel. Comment revenir à l’esprit des origines (pas celui d’Arpanet ou MilNet) ?

Je ne pense pas qu’il soit possible de “revenir à l’esprit des origines”. D’abord parce qu’internet, tel qu’il a été conçu, permet la surveillance du réseau. Il n’a pas été conçu par défaut pour protéger les données des utilisateurs. À partir de là, n’imaginez pas qu’un pays qui dispose des possibilités techniques de surveillance s’en prive ! Ensuite, parce que cet esprit n’a pas survécu à la démocratisation d’internet. Si au départ le réseau des réseaux n’était utilisé que par quelques passionnés, le web est vite devenu un outil stratégique pour les entreprises et les États ainsi qu’une opportunité de marché qui s’est exprimé en tout premier lieu avec la bulle internet des années 2000. L’esprit des origines, qu’on retrouve dans la philosophie du libre mais aussi dans l’universalisme des Lumières, n’est malheureusement pas compatible avec la recherche des intérêts particuliers qui dominent nos sociétés.

8/ Votre homonyme Paulo Coelho encourage le piratage des livres”. Que pensez-vous du changement de notre rapport à la propriété, notamment des objets de culture, alors que croît tranquillement l’économie des jetons non fongibles (Non Fungible Token, NFT) ?

Quand Paulo Coelho a commencé à “pirater” ses propres livres, c’était dans les années 2000. À ce moment-là, il n’existait pas de liseuse permettant de lire confortablement un livre, et on peut comprendre que les lecteurs ne lisaient que quelques chapitres sur leur écran d’ordinateur avant d’acheter le livre. Les ventes ont donc été impactées positivement par la mise en ligne gratuite des ouvrages de Coelho à cette époque. Il faut aussi prendre en considération le fait que l’auteur ne partait pas de rien : il était déjà connu et traduit dans de nombreuses langues, et la diffusion du livre numérique profitait ainsi de sa notoriété internationale. Un auteur inconnu qui ferait la même chose aujourd’hui, quand bon nombre de lecteurs utilisent quotidiennement une liseuse, ne pourrait probablement pas vivre de son travail.

Comme beaucoup, je me pose des questions sur la pertinence de l’économie des NFT dans le monde de l’art. Dans un contexte où beaucoup d’artistes ne parviennent pas à vivre de leur art, cela pourrait en théorie permettre à certains de se rémunérer. Mais quant à savoir si une œuvre numérique équivaut à une œuvre matérielle… C’est très subjectif, et ce qui compte à mon avis est surtout la qualité de l’œuvre en premier lieu. Là-dessus, l’économie des NFT favorisera-t-elle la diffusion de chefs d’œuvres ou la mise sur le marché d’une multitude de produits du fast art ?…

Concernant l’accès et la diffusion des savoirs, nous vivons à un époque où une vie entière ne suffirait pas à lire et intégrer l’ensemble des connaissances qui nous parviennent quotidiennement. Privilégier la qualité à la quantité, limiter le nombre d’informations et être capable de conserver notre capacité de concentration est un enjeu majeur pour nos sociétés à l’ère numérique.

Je ne peux donc qu’espérer que la lecture de cette newsletter aura valu la peine de dépenser votre temps de cerveau disponible 😉