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Newsletter n°73 - 1er décembre 2023

⭕️ Éditorial

Célébrer la valeur de notre capital social

Je suis particulièrement heureux que Souveraine Tech publie aujourd’hui ce conciliabule avec Olivier Lluansi. Il se tient, avec la figure tutélaire d’Olivier Mousson, mais aussi Anaïs Voy-Gillis, Nicolas Dufourcq, Laurent Moisson, Aurélien Gohier, Charles Huet et tant d’autres, sans oublier notre nouveau d’Artagnan, Arnaud Montebourg, parmi nos mousquetaires de l’Industrie. Je refuse de joindre ma voix aux éternels défaitistes, et veux croire dans l’indéniable capacité de notre pays à mobiliser ses ressources au service de son peuple. Cependant, j’ai récemment eu le bonheur doublé du privilège de rencontrer Joseph Thouvenel, ancien vice-président de la CFTC, et, comme inspiré à sa suite, je ne peux à mon tour que célébrer en premier lieu la valeur de notre capital social, et signaler la nécessité de faire en sorte que l’industrie PROFITE concrètement, et peut-être d’abord à ceux qui la font vivre, du haut en bas de l’échelle sociale. S’il faut parler d’ouvriers, il convient donc peut-être, au lieu de choisir la solution de facilité qui consiste à casser les coûts en ouvrant plus largement encore les vannes de la main d’oeuvre étrangère, de valoriser ce statut par l’image, certes, mais aussi par la rémunération, l’association, l’accession à la propriété du métier autant que du toit pour les Français en blouses bleues. Tout le monde nous bassine aujourd’hui avec la RSE. Le moment est peut-être venu de lui donner un visage honnête. Aussi, on ne fera croire à « la magie » de l’industrie pour tous que le jour où nous nous serons donnés les moyens (ils existent) d’en partager les fruits de manière juste. J’en entends déjà en train de braire. Ils doivent comprendre que nous n’avons pas fait la Révolution et rouler souvent d’innocentes têtes dans un panier d’osier pour multiplier aujourd’hui par cent ou mille, quelques siècles plus tard, l’écart de richesse ! Sur ce sujet, comme sur tant d’autres, la Doctrine Sociale de l’Église pourrait nourrir utilement la réflexion de ceux dont l’esprit demeure ouvert et curieux. Je ne peux finir mon propos sans évoquer avec un brin d’émotion la figure d’un aïeul, industriel, qui explique sans doute l’affection particulière que je voue à la question, en même temps qu’à l’art (figuratif) bien sûr.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 1er décembre 2023, Olivier Lluansi, qui vient de se voir confier par Bercy une mission sur la réindustralisation de la France à horizon 2035.
Nous avons deux nouvelles priorités à concilier : environnement et souveraineté.


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Quel est donc ce projet de « renaissance industrielle » dont vous êtes porteur ?

L’idée est simple : nous sommes en train de changer de paradigme. Nous étions dans une société de consommation, voire de consommation de masse. Nous entrons dans un nouveau monde dit parfois le « monde d’après » car il n’a pas encore vraiment de nom, cependant les valeurs de l’environnement et de la souveraineté y sont clés. Or un outil productif est au service d’un projet de société. Post seconde guerre mondiale, nous avons souhaité reconstruire la France, la moderniser et la rendre indépendante (vis-à-vis des Etats-Unis pour mémoire) selon les termes répétés à satiété par M. Pompidou, Premier ministre puis Président de la République : alors nous avons eu les Grands Plans : Ariane (qui s’appelait différemment), le parc électronucléaire, le TGV, etc. Avec la bascule des années 70, les chocs pétroliers et aussi une nouvelle donne politique avec la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, nous nous sommes orientés vers une société post-industrielle, priorité aux services et surtout aux services à valeur ajoutée qui se sont concentrés dans les métropoles. Et nous avons délocalisé massivement notre outil productif, car produire n’était pas notre priorité collective et les pays dits à bas-coût fournissaient moins cher ce qui augmentait notre pouvoir d’achat. Du moins dans un premier temps.

Aujourd’hui nous avons deux nouvelles priorités à concilier : environnement et souveraineté. Que nous donnions la priorité à l’une ou à l’autre, nous ferions un outil productif différent. Par exemple des éoliennes et des batteries sans terre rare si c’est la souveraineté qui prime ; avec terres rares, si c’est l’environnement car les performances sont meilleures avec. Ce n’est qu’un exemple.

Ainsi ce n’est pas simplement le rapatriement d’un outil productif. D’ailleurs cela n’aurait que peu de sens : les procédés de fabrication ont largement évolué en trente – quarante ans ; les exigences sociales et environnementales également ; les produits eux-mêmes ne sont plus les mêmes.

C’est un nouvel outil productif qu’il faut faire renaître… et ce n’est pas une simple « réindustrialisation » même si le terme est utile car il parle à tout le monde. Sur le socle de nos compétences, de nos savoir-faire, de notre tissu industriel actuel et pour répondre aux enjeux de demain, de notre futur projet de société.

2/ Dans l’imagerie populaire, l’industrie, ce sont d’abord des usines, et les usines, des hommes. Aussi, quelle place réservez-vous dans ce projet aux travailleurs français face à la main d’oeuvre à bas coût en provenance de l’étranger et à la robotisation ?

La place des femmes et des hommes dans l’industrie est centrale. Cependant elle évolue.

Des scénarios ambitieux de réindustrialisation à 2035 prévoient 350.000 emplois industriels en plus. Certes on sera encore au milieu du gué, notre réindustrialisation prendra plus qu’une décennie. Toutefois on est très loin des 2,5 millions d’emplois détruits dans le secteur. C’est un premier aspect quantitatif dont il faut avoir conscience.

La typologie des métiers change également. L’hybridation produits-services, le développement du numérique dans la production comme dans le fonctionnement et l’usage des produits manufacturés, les enjeux de décarbonation, l’éco-conception avec tout son volet de circularité, etc. tous ces facteurs développent le besoin de nouveaux métiers, de nouvelles compétences. C’est un aspect qualitatif.

Au milieu de tous ces changements, un cœur de valeurs ne change pas, lui. La fierté ressentie à transformer la matière, celle d’un produit qu’on peut toucher, sentir… la fierté d’ancrer cette activité dans un territoire, de lui apporter une richesse économique tout autant que ce territoire soutient cette activité : formation, foncier, sous-traitants, clients, partenaires, etc.

Les « faiseuses » et « faiseurs » de l’industrie sont les porteurs de cette fierté, qui a des racines très profondes, notamment dans notre souhait de maîtriser notre destin, de disposer d’une indépendance économique ou d’une souveraineté. Ce sont eux qui feront aimer l’industrie à nouveau. Ce sont eux, qui par leurs prises de parole, par le partage des émotions, du plaisir qu’ils ont à travailler en équipe, à innover, à produire, à faire, etc. permettront d’attirer vers l’industrie tous les futurs talents dont nous avons tellement besoin.

3/ Pour mener à bien une politique de réindustrialisation, il nous faut regagner pas à pas notre autonomie stratégique. Certains la décrivent comme la « capacité à choisir librement nos dépendances ». Que vous inspire cet évitable oxymore ?

D’abord le temps du diagnostic : quels sont les services et les produits essentiels dont nous avons besoin pour faire face aux enjeux qui sont les nôtres ?

Listons rapidement ces enjeux : il y a certes la géopolitique qui prend le pas sur la géo-économie, avec la notion d’indépendance et de souveraineté. Cependant il y a aussi tous les enjeux environnementaux liés aux limites planétaires et également ceux relatifs la cohésion de notre Nation, social et territoriale. Une Nation dans laquelle les métropoles s’opposeraient aux « territoires », laisserait s’instiller en elle le poison de la division…

Or le diagnostic des services et produits essentiels à notre Nation pour répondre à ces défis n’est pas complet. Certes pour la transition écologique on a pointé les éoliennes, les batteries, les panneaux photovoltaïques. Une demi-douzaine d’équipements. Pour les médicaments une liste a aussi été établie avec des projets de relocalisation. Cette liste, complétée aux autres secteurs, permettrait de visualiser ce qui est nous est essentiel… et donc aussi nos vraies dépendances.

A partir de là, nous aurons la possibilité de prendre des décisions avisées sur nos dépendances « essentielles ».

Serons-nous en mesure de combler toutes ces dépendances ? Difficile de le dire à ce stade, mais probablement pas. Dès lors il nous faudra assumer certaines dépendances, ou plutôt essayer d’y faire face différemment. L’interdépendance pourrait jouer une rôle clé : je suis dépendant d’un autre pays, d’une autre zone géographique pour tel produit, puis-je trouver un produit ou un service pour lequel il est dépendant de moi ? Ceci afin de fonder des alliances, des pactes de sécurisation mutuelle.

Cette démarche est devant nous. Elle n’est pas compliquée conceptuellement, cependant elle rompt de manière majeure avec la vision d’un grand marché mondial assurant optimalement tous les approvisionnements par le jeu de la concurrence.

4/ Chaque jour de nouveaux gisements, de nouveaux minerais, de nouvelles propriétés minéralogiques sont découverts sur notre sol ou sur d’autres. Néglige-t-on selon vous la nécessaire innovation relative aux matières premières et autres terres rares ? Serions-nous tributaires de schémas mentaux trop conservateurs ?

Je ne le pense pas. En revanche, la question de l’extraction de minerais est symptomatique des injonctions contradictoires auxquelles nous sommes confrontés. Le recyclage aura un rôle déterminant, mais il ne pourra pas tout faire. Par exemple pour les terres rares, nous recyclerons un « stock » de matières qui sera issu de nos produits électroniques, nos éoliennes, nos voitures, etc. Il faudra d’abord bien le constituer ce stock avant de le recycler ! Ensuite il y aura aussi des évolutions des besoins et des pertes dans la boucle de recyclage matière…

Aussi il nous faudra assumer une activité d’extraction. Ici ou ailleurs. 

D’un côté, développer cette extraction sur le sol français ou européen renforcerait indéniablement notre indépendance. De l’autre, ce sont des activités dont l’impact environnemental est notable et visible : extraction à ciel ouvert, terrils, etc. 

En fait ce qui nous fait totalement défaut, c’est un espace de débats et d’orientations qui permette de faire la part des choses entre ces deux exigences du monde de demain et même d’aujourd’hui : environnement et souveraineté.

Ce débat se fait aujourd’hui par médias interposés dans un climat clivant pour faire vendre ou bien faire des vues. Par des actions militantes comme des ZAD. Par des procédures de consultation du public qui parfois ne sont pas suivies (cf Notre Dame des landes) ou sont contestées sur le fond ou pire encore servent à des contestations juridiques sur leur forme, leur procédure pour les entraver.

J’avais proposé à un ancien Président de l’ADEME de monter une cellule de sachants pour éclairer ces arbitrages, une réflexion entre ces deux exigences de souveraineté et d’indépendance d’une part, et de respect de l’environnement et de l’espace naturel de l’autre. Le projet n’a pas été repris à date et il est aujourd’hui orphelin. C’est dommage.

Nous en avons besoin pour tenter de prendre un peu de recul par rapport aux émotions nécessaires et aux débats indispensables, publics ou sur les réseaux sociaux, mais qui ne peuvent à eux seuls prétendre résoudre la question.

C’est donc moins un « conservatisme mental » que la nécessité de disposer de nouveaux espaces de débats pour éclairer un chemin nouveau.

5/ Comment mobiliser tous les Français autour de l’industrie nouvelle ? C’est à dire comment les associer équitablement aux retombées concrètes de cette ambition ? Dit autrement, par-delà les slogans tels que « l’industrie, c’est la magie », y-a-lieu d’en faire, sinon un lieu de justice sociale, en tout cas une unique occasion de véritable capitalisme populaire ?

Il y a plusieurs dimensions dans votre question, celle de la mobilisation et celle du financement.

Commençons par celle de l’image de l’industrie.

C’est un sujet que nous travaillons à plusieurs depuis quelques années déjà. D’abord nous avons voulu déconstruire cette image de l’usine « à la Zola », pied à pied. En fait déconstruire un imaginaire collectif aussi fort est très long. Or nous n’en avons ni le temps, ni pour les gens avec lesquels j’ai abordé cela, les moyens.

Ensuite nous nous sommes dit : « un imaginaire en remplace un autre ». Il suffisait de « créer » un nouvel imaginaire. C’est dans cette phase que sont apparues des expressions comme « l’industrie c’est magique ». Le constat que nous pouvons en faire, c’est que cela n’a pas fonctionné. Peut-être n’avons-nous pas trouvé les bons angles ? Peut-être qu’un imaginaire ne se décrète pas ?

La phase de réflexion dans laquelle je crois que nous sommes est un entre deux.

Oui il nous faut un nouvel imaginaire pour notre renaissance industrielle. Mais celui-ci ne viendra pas d’en haut. C’est presque trop tard. C’est l’idée que je développe dans les « Néo-industriels, l’avènement de notre renaissance industrielle ». Comme le disait déjà en 2019, Michel Serres, nous nous engageons dans un changement de paradigme sans « Du contrat social » de Rousseau ou sans les « Petits livres rouges » des pays qui ont été tenté par le communisme. Nous n’avons pas de réflexion philosophie cohérente et complète qui puisse nous servir de guide.

A défaut de cette vision globale, d’en haut, il est possible que cette vision émerge par l’entremise de dizaines et de centaines d’initiatives par des entrepreneurs engagés qui tentent de créer de la valeur économique sans détruire de la valeur environnement et plein d’autres tentatives. Une vision issue de l’expérimentation, une vision construite en pointillisme.

Et oui aussi, il nous faut mieux écouter ce que le Français nous disent à propos de l’industrie. L’image négative qu’ils ont de l’industrie provient par exemple de leur perception des conditions de travail. Sur ce champ précis on peut faire un travail de « déconstruction / reconstruction » d’une image passée et décalée. D’une reconnexion de la perception avec la réalité. Cela c’est possible.  Il y a, comme cela, deux ou trois domaines dans lesquels cette démarche est nécessaire.

Ces deux démarches sont complémentaires et nécessaires.

Maintenant parlons financement.

Le lien que vous faites entre les deux sujets n’est pas anodin et même est très pertinent. Aujourd’hui le système financier privé abonde peu les projets industriels. Nous avons des champions mondiaux de la finance, mais la « mère des batailles » françaises manque de moyens et de financements.

L’Etat est fortement endetté, je crois qu’il n’a plus la capacité d’investir les sommes nécessaires que j’estime à 300 Mds€, pour faire notre renaissance industrielle d’ici 2030-2035. Ce chiffre est une première estimation et nécessite d’être confirmé. Les banques l’auraient, mais entre ratios de solvabilité, processus existants qui reposent sur la finance internationale, etc. le financement de projets locaux peu liquides et présentant un certain risque n’a guère leur faveur.

J’ai l’intuition que ce qui débloquera la situation ce sont les Français et leur épargne. 6.600 Mds€ début en 2023 pour les seuls placements financiers. Quelques pourcents suffiraient. D’où l’importance qu’ils aient une bonne image de l’industrie. On n’investit pas son argent dans quelque chose qu’on n’aime pas.

Maintenant, supposez que vous avez eu une belle carrière et que vous disposez de 200.000€ de placements financiers sur vos comptes. Vous êtes un militant de l’industrie, attaché votre territoire – disons par hasard Saint-Malo et les côtes armoricaines – vous êtes prêts à investir 5% de votre épargne dans le développement local de l’industrie. Vous commencez votre chèque 10.000 € et puis vous arrivez à la ligne « à l’ordre de… ». Et là, c’est le blanc…

En fait il n’y a pas ou très peu de produits gérer par des professionnels, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi de votre argent, et qui réponde à cette envie de placement.

Il existe quelques produits ouverts au grand public, à l’échelle de la France. Par exemple les fonds BPI ouvert aux particuliers, qui ce sont des précurseurs et bousculent des pratiques. Cependant l’attachement et l’ancrage sont territoriaux désormais. La bonne échelle sera peut-être la Région. A cette échelle vous avez une ingénierie financière suffisante pour monter des fonds ouverts aux particuliers et un attachement territorial et « émotionnel » suffisant pour mobiliser votre épargne. C’est la tentative faite par Auvergne Rhône-Alpes, d’autres Régions ont tenté. Certaines attendent la mise en œuvre de la Directive européenne dite ELTIF, le 1er janvier 2024, qui facilite la création de tels fonds.

L’ordre de grandeur de ces fonds régionaux doit atteindre le milliard d’euros. Sans cela, ils ne seront pas à la hauteur des besoins. C’est un immense défi, mais la ressource est là. Nous sommes globalement un pays riche avec une épargne très significative qui n’investit pas suffisamment dans son outil productif. Pas encore.

6/ Quelle différence établissez-vous entre une usine installée en France sur fonds étrangers et une autre usine érigée sur fonds nationaux propres ?

Une autre forme de dépendance. La crise du Covid, la guerre en Ukraine ont mis en avant nos dépendances d’approvisionnements. Dont acte.

L’une des solutions pour y palier est d’avoir une production locale. Si elle est financée par des fonds non européens nous améliorons, peut-être la situation, cependant nous passons d’une dépendance d’approvisionnement à une dépendance de détention de l’outil productif.

Allons un peu plus loin. Dans un monde où la géopolitique prendrait le dessus, imaginons un pays qui domine un maillon de chaine de valeur, un pays qui « tienne » bien son tissu économique et qui a investi en Europe avec des usines positionnées sur ce maillon. On peut trouver de nombreux exemples réels et concrets.

Le jour où se pays décide un embargo, pensez-vous que ces usines vont continuer à tourner tranquillement parce qu’elles ne sont pas sur son territoire ?

Allons jusqu’au bout de la logique de guerre économique : Si ce chainon était réellement essentiel à la sécurité économique de notre Nation, serions-nous prêts à « nationaliser » en urgence ces usines pour continuer à profiter de cette capacité de production ? Car c’est aussi ainsi que pourrait se pose la question.

7/ Beaucoup pensent « bricks and mortar » quand on leur parle d’industrie. En quoi vous semble-t-il indispensable de mener une politique industrielle en matière numérique ?

La frontière entre industrie et service est devenue très perméable. En fait les deux sont imbriqués, sauf peut-être dans nos statistiques.

Les services à l’industrie, la maintenance, la logistique, l’ingénierie, représente un secteur économique de taille comparable à l’industrie manufacturière elle-même. L’ensemble des deux, parfois dénommée « industrie étendue » pèse environ 20% du PIB.

En complément, les entreprises industrielles offrent de plus en plus de services : la voiture connectée, la trottinette en location courte durée, l’équipement industriel en leasing, le même équipement connecté pour une maintenance préventive, etc. Un grand patron de l’industrie automobile a indiqué il y a cinq ou six ans, que dans 10 ans la valeur ajoutée de son entreprise serait 50% services (majoritairement numériques), 50% manufacturière ie construction de véhicules.

Ce ratio me semble un horizon assez réaliste. Ce qui de facto répond à votre question… et en pose une autre : lorsque vous êtes une entreprise dont la moitié de la valeur ajoutée est liée aux services, restez-vous une entreprise industrielle ? C’est pour cette raison que dans « Vers la renaissance industrielle » nous avions adopté une vision de la transformation de l’industrie : si elle devient de plus en plus servicielle, si les lieux et les organisations de notre production deviennent de plus en plus variés, si le numérique envahit la manière de concevoir et de produire, « le seul pilier porteur de l’usine traditionnelle qui résiste sera ce noyau de valeurs et de magie fondé sur la transformation de la matière, même s’il pourrait devenir minoritaire dans la création de valeur de nombreuses entreprises industrielles ». C’est ce cœur qui permet d’en distinguer la culture.

8/ Est-il absolument nécessaire de tout réinventer sur la question industrielle ? Est-il des « best practices » qui ont porté de nombreux fruits dans notre histoire et qui ne demandent qu’à être suivies à nouveau ?

De nombreux pays se sont industrialisés. Aucun à ma connaissance ne s’est RE-industrialisé. D’ailleurs cela m’est souvent posé comme question : est-il possible de se réindustrialiser ?

Pour s’industrialiser, il existe des approches, des politiques, des abaques. Je vous recommande la lecture du livre de Guillaume Parent « Politiques publiques et destin industriel », à ce sujet par exemple.

Pour se réindustrialiser, il convient sans doute d’inventer une nouvelle approche.

Je voudrais illustrer cela. Une industrialisation permet en général d’évoluer de produits de base vers des produits de plus en plus sophistiqués, de plus en plus technologiques, à plus haute valeur ajoutée selon le terme consacré. Ce mouvement se déroule en parallèle d’une accumulation de capitaux, de connaissances et de maîtrises technologiques, l’un va avec l’autre. La Chine illustre à merveille cette dynamique sur 70 ans, au point de devenir un leader technologique incontesté.

Lorsqu’on souhaite réindustrialiser, on dispose déjà du bagage technologique, peut-être pas parfaitement, mais très largement. En théorie on peut passer de la conception-production de voitures thermiques à des voitures électriques sans repasser par les étapes préalables, des matières premières, des composants, des équipements, etc.

Un autre exemple, dans les pays comme les nôtres, il n’existe plus véritablement de filières. La continuité de la matière première au produit final est rompue, la chaine de valeur est fragmentée voire dispersée sur la surface du globe. Faut-il la reconstituer ou bien se focaliser sur certains maillons de cette chaine de valeur qui pourraient être considérés comme stratégiques ? Et s’il faut reconstituer ces chaines de valeur, faut-il commencer par les matières premières ou bien par l’assemblage ? Aujourd’hui nous assemblons à nouveau des Jeans en France, ou bien des batteries, alors que la chaine de valeur nous échappe largement : coton, lithium, graphite, etc. Est-ce cela la logique d’une ré-industrialisation : commencer par la fin ? Par l’étape d’assemblage qui est la plus proche du consommateur pour éventuellement « redescendre » ? C’est un peu ce que nous observons aussi pour l’industrie du vélo !

Ceci étant dit, il existe beaucoup de briques de politiques industrielles similaires entre industrialisation et ré-industrialisation : la formation, la mise à disposition du foncier, la constitution d’écosystèmes, l’énonciation d’un rêve ou du moins d’un projet « industriel », etc.

9/ Que vous inspire la récente pompe aspirante américaine de la mesure connue sous le nom d’Inflation Réduction Act ? Comment y parer, ou nous en inspirer, dans notre intérêt bien compris ?

La réciprocité aurait dû être notre principe de réaction. Or nous en sommes loin. Nous aurions dû mettre en place un fonds européen équivalent, plutôt que le laisser les Etats membres se concurrencer de manière inconsidérée pour attirer les méga-usines.

Plus avant, cette question de l’IRA soulève celle de l’échelle économique pertinente. Les Etats-Unis. Cette échelle illustre que les questions de souveraineté économique devraient se traiter au niveau des continents-puissances… J’y reviendrai.

La seconde question de fond que soulève l’IRA, est le « choix des armes ». Aux Etats-Unis, l’interventionnisme est puissamment utilisé en cas de besoin, comme cela l’est actuellement. En Chine, c’est la planification et une économie très liée au pouvoir politique, je n’y reviens pas. En Europe on préfère principalement libéraliser et réguler, car la réglementation est sensée permettre d’atteindre l’optimum de l’allocation des ressources.

Peut-être avons-nous le bon outil ? Je ne le sais pas. Par contre, ce qui est certain c’est que la mise en place d’une réglementation demande des années : celles pour s’accorder sur un texte commun et celles pour le mettre en œuvre. La temporalité est en années, entre cinq et dix ans… Cette temporalité est devenue totalement décalée par rapport à un monde pétri d’urgences et de crises.

Cette question de la temporalité entre la prise de conscience d’un défi et l’obtention de résultats mesurables est sans doute l’enjeu le plus important de la mandature à venir, avec les élections européennes de 2024 et la nouvelle Commission.

Entre temps, pour revenir à votre point, les Etats-Membres s’engouffrent dans un « vide » laissé par l’Union européenne et font leur politique industrielle, leur politique de souveraineté. Parce que « la nature a horreur du vide » et aussi ou surtout parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Ils sont à la fois pragmatiques et légitimes, du moins tant que l’Europe ne nous protègera pas suffisamment de nos compétiteurs.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

« Ne jamais abdiquer l’honneur d’être une cible » Cyrano de Bergerac




Newsletter n°72 - 10 novembre 2023

⭕️ Éditorial

Souveraineté incarnée

Notre espace médiatique est saturé de discussions d’ordre technique. Les experts ne s’en rendent sans doute pas compte, mais ils parlent de moins en moins au peuple. Les experts ne parlent plus du peuple. Ils se parlent entre eux, avec leurs mots à eux, leurs références, leurs codes, leurs acronymes. Ils croisent le fer, sur les plateaux, sur les réseaux, sur des questions byzantines, inintelligibles du nombre. Or, pour la même raison qu’un logiciel doit être centré sur l’utilisateur, la question de la souveraineté, et particulièrement celle de la souveraineté technologique, doit quant à elle partir du peuple, être centrée sur lui. La perception des besoins fonctionnels, la compréhension des enjeux sociaux, économiques, politiques, écologiques, l’adoption massive des usages doivent relever de lui, partir de lui et retourner à lui. L’avancée, l’utilité ou le profit, doivent d’abord être attendus puis concrètement éprouvés par lui. Faute de cet ancrage social, de cet enracinement populaire, de cette incarnation radicale des enjeux de la souveraineté technologique, un risque majeur se dresse devant cette industrie : la déconnexion pure et simple.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 10 novembre 2023, Anne-Cécile Gaillard,
qui est CEO et fondatrice de Medicis.

Comment conciliera-t-on souveraineté et rentabilité ?



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


 
1/ Tous actionnaires, un jour, d’un fonds technologique souverain, est-ce concevable selon vous ?

C’est non seulement concevable, mais surtout souhaitable ! Pourquoi ? Un constat s’impose : notre perte de souveraineté en matière technologique est largement alimentée par une carence en capitaux français. Ou, dit autrement, nos capacités de financement ne sont pas suffisantes pour faire croître les pépites que nous développons au-delà d’un certain stade. Quelque part, c’est une bonne nouvelle : nous sommes capables de créer des champions nationaux. Encore faut-il trouver comment les retenir !
Soumise aux mêmes enjeux, l’Union Européenne a amorcé un début de solution avec la création d’un fonds de fonds destiné à soutenir les scale-up pour en faire les fleurons technologiques de demain. Cette initiative vise à répondre au fait que les start-up européennes les plus prometteuses finissent par se tourner vers des investisseurs américains, asiatiques ou des pays du Golfe pour soutenir leur développement, faute de capitaux européens. Baptisé European Tech Champions Initiative (ETCI), le fonds est pour l’instant doté de 3,75 milliards EUR, avec un objectif à 10 milliards. C’est un premier pas, mais il faut garder à l’esprit que c’est encore modeste pour un fonds.

Ce qui vaut à l’échelle européenne pourrait (et devrait) également s’appliquer à la France, d’autant que nous disposons d’un atout clé avec l’appétence des Français pour l’épargne (rappelons que les encours totaux des livrets réglementés atteignaient 547,4 milliards EUR en juillet 2023 !). Un fonds technologique souverain pourrait ainsi permettre de réorienter une partie de cette épargne vers l’économie réelle, en faisant travailler l’argent des Français à un taux plus intéressant que celui du livret A, tout en finançant des projets ambitieux pour notre souveraineté technologique.Cela étant, s’il s’agit d’une idée excellente en théorie, le diable se niche dans les détails, et la réussite d’un tel projet dépendrait avant tout d’arbitrages concrets, afin de garantir l’attractivité du dispositif (régime fiscal ? durée de blocage du placement ? rentabilité ?), et partant, l’adhésion massive des Français.

Sur le plan stratégique se posera l’épineuse question du choix des cibles d’investissement : comment conciliera-t-on souveraineté et rentabilité ? La question doit être posée, plusieurs entreprises françaises passées sous pavillon étranger au cours des dernières années ayant été en grande difficulté financière, avec peu ou pas de repreneurs / investisseurs français s’étant portés volontaires pour les redresser.

2/ Puisque l’on parle de plus en plus de gouvernance en matière politique, parlons gouvernement de l’entreprise.
Pourriez-vous décrire en termes politiques la meilleure organisation possible de l’entreprise selon vous (verticalité, démocratie, subsidiarité etc) ?

D’après mon expérience, les problèmes de gouvernance peuvent toucher tous les types d’entreprises, de la start-up au groupe du CAC40, en passant par la coopérative agricole ou la société familiale détenue depuis plusieurs générations. Aucune société n’est immunisée, quelle que soit son organisation ! Pour autant, il existe des bonnes pratiques en matière de gouvernance, qui ont pour objectif de limiter les dysfonctionnements et de permettre à la société de créer de la valeur dans le respect de ses parties prenantes. Elles englobent d’ailleurs également les préoccupations environnementales et sociétales. Selon moi, la meilleure organisation possible pour une entreprise, c’est donc celle qui permet l’alignement entre sa vision, sa stratégie, ses opérations, et l’intérêt de ses parties prenantes.

3/ De quelle façon évoqueriez-vous l’actionnariat d’Etat à un chef d’entreprise, et l’actionnariat d’entreprise à un haut fonctionnaire ?

Je commencerais par leur demander : que signifie, pour vous, être actionnaire d’une entreprise ? La réponse est double :

En effet, qu’est-ce qu’un actionnaire ? C’est un acteur économique qui investit dans une entreprise afin de profiter financièrement de la création de valeur générée par son activité. Il s’agit donc de critères purement financiers. Jusqu’à récemment, c’était la logique qui prévalait dans les stratégies d’investissement mises en œuvres par la plupart des actionnaires privés.

Corollaire immédiat : y a-t-il d’autres critères − extra-financiers − présidant à l’investissement de l’actionnaire dans une société donnée ? L’Etat actionnaire pointera certainement des considérations politiques, comme la souveraineté ou la protection de l’emploi. La nouveauté, c’est que l’actionnaire privé est désormais lui aussi tributaire de critères extra-financiers dans ses choix d’investissement, avec le poids croissant pris par l’ESG dans les décisions d’investissement, et ce de façon décorrélée de leur rentabilité financière. Nous sommes au cœur d’un véritable changement de paradigme. Certains fonds refusent désormais d’investir dans des industries ayant un impact négatif sur la santé ou l’environnement (tabac, énergies fossiles), ainsi que sur des critères éthiques (industrie de défense). Je pense ainsi que la différence entre Etat actionnaire et investisseur privé n’est plus si hermétique (à ce niveau-là tout du moins), les deux catégories devant prendre en compte des critères extra-financiers plus ou moins arbitraires dans leur stratégie d’investissement.

4/ Quels conseils préventifs prodigueriez-vous à une entreprise qui voudrait se mettre à l’abri de toute déstabilisation étrangère à des fins de prédation ?

Je leur recommanderais de se faire accompagner le plus en amont possible : par leurs prestataires traditionnels (avocats, conseillers en communication, banquiers d’affaires, etc.) mais également par un cabinet de conseil en intelligence économique spécialisé sur ce type d’opérations. L’idéal, c’est que l’entreprise cherche à évaluer ses vulnérabilités à une opération de déstabilisation potentielle, et ce même si elle ne fait pas elle-même l’objet de velléités connues a priori. L’objectif est de lui permettre d’identifier d’éventuels signaux faibles préalables au déclenchement d’hostilités, et partant, de disposer d’un coup d’avance sur ses adversaires. Je précise que cette analyse est utile même lorsqu’elle ne fait pas remonter de signaux faibles : en effet, elle donne l’opportunité à l’entreprise de mieux cerner les attentes et perceptions de ses parties prenantes, ainsi que d’identifier des vecteurs de risques – ce qui permettra au management de disposer d’informations sur des domaines qui sont souvent des angles morts ‘en temps de paix’. En effet, dans la défense aux opérations de déstabilisation, l’anticipation est déterminante. L’entreprise doit être en mesure de cerner le positionnement des acteurs hostiles, leurs relais, leur agenda, leur calendrier suffisamment tôt afin de se protéger, de prendre des mesures préventives, et d’élaborer une stratégie de défense adaptée le cas échéant. Dans ce type de situation, le nerf de la guerre, c’est l’asymétrie d’information, qui est en défaveur des sociétés visées, et obère leur capacité à développer une réponse opérationnelle adéquate. Lors du déclenchement des hostilités, elles ont en général une vision parcellaire, et souvent faussée, des acteurs qui cherchent à les déstabiliser, tandis que ces derniers sont en position de force, dans la mesure où ils ont déjà collecté des renseignements sur la cible et son environnement, identifié des leviers d’influence et établi un calendrier d’action pour leur campagne.

5/ Qu’est-ce qui vous inspire chez les Médicis au point d’avoir donné à votre entreprise ce nom de baptême ?


Aujourd’hui encore, Médicis est un nom qui est synonyme de « pouvoir ». Un pouvoir qui se décline dans plusieurs univers (la finance, la politique, l’industrie), et sur plusieurs territoires (expansion depuis la République de Florence vers toute l’Europe occidentale). C’est une famille qui est à la fois très exposée (plusieurs papes, deux reines de France), tout en jouant un rôle central en coulisses pour faire avancer ses intérêts, avec un réseau d’hommes de l’ombre, de diplomates et d’agents de renseignement (qu’on pense à la relation entre Jérôme Gondi et Catherine de Médicis par exemple !).

Il m’est apparu que c’était une belle filiation dans laquelle inscrire ma société, Medicis, dont l’objet est de décrypter les sous-jacents aux approches hostiles de tous types, ce qui présuppose d’analyser des dynamiques tant financières qu’industrielles, politiques et humaines, et ce à l’échelle internationale. Tout comme chez les Médicis, les missions sur lesquelles j’interviens nécessitent de comprendre les enjeux qui se trament en coulisses, de déceler les agendas cachés, et de pénétrer les arcanes des décisions stratégiques.

6/ Vous employez souvent l’expression d’activisme actionnarial. Qu’est-ce exactement ? Et au service de quels intérêts s’exerce-t-il ? Enfin, en quoi diffère-t-il de l’action ?

L’activisme actionnarial désigne un phénomène par lequel certains actionnaires cherchent à influer sur la stratégie des sociétés dans lesquelles ils investissent. Cela peut être par exemple de demander le départ du dirigeant de la société ciblée (l’ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber, en a fait les frais en 2021), de proposer une stratégie alternative (campagne de Xavier Niel et Léon Bressler chez Unibail-Rodamco en 2020), d’inscrire une résolution climat à l’ordre du jour d’une Assemblée Générale (coalition Follow This chez TotalEnergies lors de l’AG 2023), ou encore de revoir les conditions financières d’une OPA (TCI dans le cadre de l’OPA de Safran sur Zodiac en 2017). C’est un terme qui porte malheureusement une connotation un peu négative en France, où l’on a longtemps fait l’amalgame entre les actionnaires activistes et les fonds vautours. Pour cette raison, certains préfèrent qu’on les présentent comme des « fonds actifs » ou des « actionnaires engagés ». En réalité, il y a beaucoup de profils différents d’activistes (hedge funds américains d’envergure, fonds d’investissement européens, associations d’actionnaires minoritaires, coalitions actionnariales, ou encore actionnaires individuels), avec des modi operandi très divers. Certains vont se montrer très confrontationnels, afin de contraindre le management à leur céder lors de négociations, par peur du déclenchement d’une campagne publique à leur encontre ; d’autres vont chercher à se présenter de façon plus constructive, afin de rassurer les autres actionnaires et les rallier à leur cause – c’est une stratégie qui fonctionne bien sur le marché européen, où l’on est plus réfractaire aux postures frontalement hostiles.

Vous posez une bonne question concernant leurs intérêts ! En premier lieu, comme tous les actionnaires, c’est de faire monter le cours de l’action pour enregistrer une plus-value. Cela étant, les activistes ont souvent un second agenda (M&A, obtention d’un siège au Conseil d’Administration, départ du dirigeant, ESG, rapprochement avec un concurrent, etc.), et cherchent à faire en sorte que la société suive leurs recommandations. C’est une question de légitimité vis-à-vis du marché, puisque la capacité d’un fonds activiste à mener campagne dépend de sa capacité à rallier les autres actionnaires derrière son projet, et donc à défendre une stratégie perçue par le marché comme crédible et créatrice de valeur.

Quoi qu’il en soit, ce n’est jamais une bonne nouvelle pour un chef d’entreprise quand un fonds activiste débarque à son capital, car le management se retrouve acculé dans un rapport de force permanent avec l’activiste (voire également avec les actionnaires qui le soutiennent), et voit les vulnérabilités de la société exposées publiquement. On constate d’ailleurs que les campagnes activistes s’accompagnent souvent de manœuvres de déstabilisation périphériques, qui ne sont pas orchestrées par les actionnaires insatisfaits, mais proviennent d’acteurs qui cherchent à tirer profit de la situation de vulnérabilité suscitées par la campagne.

7/ Le téléphone sonne : Vous êtes appelée à la rescousse pour proposer une stratégie qui permette de garantir l’avenir français d’Atos. Que préconisez-vous ?

Il y a tellement de rebondissements chez Atos que la réponse que je vous fais aujourd’hui risque d’être déjà caduque demain ! Cela étant, nous évoquions précédemment l’importance des questions d’alignement et de bonne gouvernance, il me semble qu’Atos en constitue un cas d’école.

En effet, le cours de l’action Atos a perdu plus de 90% de sa capitalisation boursière sous le mandat de Bertrand Meunier (Président du Conseil d’Administration d’Atos entre novembre 2019 et octobre 2023). Et lors de l’annonce du plan de scission en août dernier (qui inclut le rachat de Tech Foundations par Daniel Křetínský, ainsi que sa montée au capital d’Eviden), le cours perd encore 45%. Voilà un exemple parlant de désalignement entre les intérêts des actionnaires et du management, aggravé qui plus est par des conditions de cession pour le moins peu transparentes. Le contrat de confiance est rompu, et c’est ce qui explique la multiplication des contestations actionnariales (Sycomore hier, CIAM, l’UDAAC et Alix AM aujourd’hui).

En ce qui concerne la mise en œuvre d’une stratégie pour garantir l’avenir français d’Atos, plusieurs projets intéressants ont été sur la table, lesquels étaient susceptibles de garantir l’avenir français des activités stratégiques d’Atos tout en permettant de recréer de la valeur pour ses actionnaires. Je pense notamment à Onepoint, qui vient de monter au capital pour devenir actionnaire de référence du groupe avec 9,9% (et qui vient incidemment de lever 500 millions EUR auprès de Carlyle), ainsi qu’au consortium Astek/Chapsvision, lequel avait fait part de sa volonté de « sanctuariser les activités particulièrement sensibles » d’Atos « au sein d’une structure à l’actionnariat verrouillé », dans un courrier adressé au Secrétaire Général de l’Elysée Alexis Kohler. Mais difficile de se prononcer davantage sans avoir un minimum de transparence sur les raisons ayant présidé à l’éviction de ces projets en faveur du plan de transformation défendu par le management…

8/ Comment pourrait-on utilement dépasser ou tirer parti de la dichotomie public / privé, tellement ancrée dans l’esprit français ?

On observe au sein de la sphère publique une défiance généralisée pour ce qui vient du privé. Ce scepticisme trouve en partie sa source dans une certaine perception culturelle répandue en France, où la génération de valeur est souvent perçue comme suspecte.
On a notamment tendance à opposer création de valeur et sauvegarde des intérêts collectifs. Dans le domaine de l’entreprise par exemple, il n’est pas rare que l’Etat soit jugé plus fiable pour gérer des entreprises en difficulté, ce qui serait la garantie de la préservation de l’intérêt général et d’une meilleure gestion. Or l’expérience montre que c’est souvent faux, comme l’a montré le Crédit Lyonnais en son temps. J’ajoute enfin qu’il y a en France un déficit de culture économique et financière, qui n’aide pas à dépasser l’antagonisme entre les deux sphères ! Je pense néanmoins que la réconciliation public / privé est possible ; elle pourrait passer par le fait d’articuler efficacement création de valeur et défense de l’intérêt commun. Le fonds souverain technologique que nous évoquions pourrait en être une des pistes !

9/ Suffit-il à vos yeux d’être doté des moyens financiers considérables pour devenir actionnaire d’une entreprise française stratégique ? Autrement dit : l’entreprise est-elle à vendre ?

Tout dépend de la forme juridique de la société. Si elle est cotée, son actionnariat est public. Quiconque le souhaite peut donc en devenir actionnaire, à condition d’en acheter au moins une action. Ce type d’entreprise est donc, par essence, ouvert à tous. Dans le cas d’une entreprise privée, le processus d’investissement ou de vente des parts est plus formel et compliqué. Pour autant, un certain nombre de fleurons, dont l’actionnariat est privé, passent sous pavillon étranger. Pourquoi ? L’une des raisons clés est le manque de capitaux français. Lorsque le fonds américain Searchlight lance une OPA sur l’équipementier aéronautique Latécoère, lourdement endetté, il s’agit d’une offre amicale, approuvée par le management, et non d’une approche hostile. L’entreprise avait bien manifesté son intérêt pour l’arrivée d’un actionnaire de référence, mais aucun fonds français n’a souhaité monter au capital du groupe, laissant la place libre pour Searchlight. Idem pour l’ex-pépite française Exxelia, dont la récente vente au groupe américain Heico a suscité un certain émoi dans la sphère politique française, en raison de ses activités stratégiques (composants et sous-systèmes de précision pour l’industrie militaire). Pourtant, aucun groupe français n’a formulé d’offre ferme pour reprendre la société, là où les Américains se sont, eux, positionnés. On en revient donc au nerf de la guerre, le financement de nos pépites par des capitaux tricolores, et la possibilité de créer un fonds souverain technologique visant à asseoir une politique de souveraineté économique et industrielle ambitieuse.

10/ Rien ne se créé, tout se transforme. Avant de créer de la richesse, de qui ou de quoi l’entreprise la reçoit-elle ?La base de tout, c’est le capital humain.

Au commencement, c’est le capital humain (expertise, créativité, engagement) qui constitue la source primaire de l’innovation et de la productivité au sein de l’entreprise. C’est le véhicule premier de la création de richesse lors de la création d’une société. Dans un second temps arrive le capital financier (provenant des investisseurs, des actionnaires et des institutions de financement), qui permet de concrétiser les projets et les idées impulsées par le capital humain. Vient ensuite le capital social et relationnel, à savoir les réseaux de partenaires, de clients et de fournisseurs, qui crée un écosystème favorable à la croissance. Et enfin le capital intellectuel, soit les brevets, les connaissances et l’expérience accumulés, qui constitue la base sur laquelle l’entreprise innove et se développe. C’est la conjugaison (et l’alignement !) de tous ces éléments qui permet à l’entreprise de construire de la valeur.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

Née en Italie et devenue reine de France à 30 ans,
Catherine de Médicis est une figure emblématique de la royauté française. 

 

“Il y a toujours un moment dans leur vie où les gens s’aperçoivent qu’ils m’adorent.” Salvador Dali




Newsletter n°71 - 3 novembre 2023

⭕️ Éditorial

« Souveraine concurrence » : jusques à quand ?

C’est par la loi du sacro-saint marché qu’AWS s’est arrogé une place aussi considérable en France et en « Europe ». Et l’UE mesure aujourd’hui les conséquences désastreuses de sa fascination béate pour la concurrence idéale et le prix de son complexe d’infériorité technologique, au détriment des intérêts dont elle est théoriquement garante. Qu’elle se rappelle donc aujourd’hui qu’avant même d’être un marché, elle est d’abord une compétitrice sur la scène économique internationale, et qu’une bonne manière d’agir à ce titre est de rappeler à ceux qui ne joueraient pas « by the rules », non pas sur mais contre le Vieux continent, qu’ils dépendent d’un droit de la concurrence, lequel dispose que l’abus de position dominante est répréhensible. L’obsessionnelle passion communautaire pour la réglementation pourrait trouver un sens ultime si elle se décidait enfin à la faire respecter coûte que coûte, y compris par ces « hyperscalers » qui semblent subjuguer en haut lieu. Qu’à son tour, la Commission nous montre donc un peu sa « scalabilité » juridictionnelle sur le sujet. Chacun son « lawfare », voyez-vous… Une telle action sur un éventuel comportement anticoncurrentiel d’Amazon est déjà à l’étude, semble-t-il, s’agissant d’un autre pan d’activité de l’entreprise américaine. Comment, dans de telles conditions, une surenchère commerciale telle que ce fallacieux « cloud souverain européen » du goût de nos « partenaires » allemands, mais surtout de nature à accentuer davantage cette domination, est-elle seulement possible ?

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 3 novembre 2023, Marc Oehler
, qui est CEO d’Infomaniak🇨🇭

L’Europe se positionne au bout de la chaîne, en consommateur final.



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



1/ Quelle est l’ambition et / ou la vocation d’Infomaniak, pour la Suisse, pour l’Europe, pour le monde ?

Infomaniak aspire à être une alternative éthique et souveraine aux géants du Web en Europe, sans faire de compromis sur l’environnement, la protection de la vie privée et notre responsabilité sociale.

La maîtrise technologique et des données sont des enjeux majeurs de notre siècle. Si l’Europe souhaite maîtriser ses données et ne pas dépendre d’entreprises privées basées à l’étranger qui ne produisent pas durablement de la valeur ajoutée au niveau local, il est primordial de développer des technologies réellement souveraines.

L’Europe a une conception diamétralement opposée de la nature des données par rapport aux Etats-Unis ou la Chine. Alors que la sécurité de ces États passe par la consultation des données, le RGPD fixe des limites claires sur le traitement et l’accès aux données. Rien que le Cloud Act permet par exemple de fouiller les données personnelles de n’importe qui, quelle que soit sa nationalité, même si elles sont stockées dans un centre de données en France et traitées par un logiciel américain. Il est donc primordial de comprendre que la souveraineté numérique passe par la maîtrise complète du lieu de stockage physique et des logiciels qui accèdent et traitent les données.

Avec le numérique, l’Europe se positionne au bout de la chaîne, en consommateur final, et se rend totalement dépendante dans un secteur hautement stratégique pour l’économie et la sécurité de ses Etats.

2/ Quelle perception vos compatriotes se forment-ils de la souveraineté numérique ? Existe-t-il des différences liées aux cantons, et plus précisément en fonction de la langue qu’on y parle ?

Comme en Europe, la souveraineté numérique est un sujet qui n’est pas suffisamment traité et qui passe au second plan en Suisse. Ce qu’on constate, c’est que les décideurs ne sont pas conscients que le cloud suisse existe et qu’au moins 80% des besoins publics et privés peuvent aujourd’hui être fournis par des entreprises suisses qui maîtrisent leurs centres de données, déploient des infrastructures cloud de manière industrielle et développent leurs logiciels sans délocaliser ou faire appel à des solutions étrangères.

De manière plus spécifique, les cantons romands et le Tessin sont plus impliqués que les cantons alémaniques, avec des personnalités engagées comme Nuria Gorrite ou Jean Christophe Schwaab qui vient de publier un livre sur la souveraineté numérique.

De l’autre côté de la Sarine, il y a plus de fatalisme et de lobbying en faveur des géants du Web. La fondation et l’association DigitalSwitzerland, qui se présente comme le chef d’orchestre de la transformation digitale en Suisse, compte les directeurs généraux nationaux d’IBM, de Microsoft, de Google, de Facebook ainsi que la Vice-présidente exécutive de Palantir, le conseiller informatique de Zoom, la cheffe des affaires publiques de Huawei suisse dans son comité exécutif et son comité de pilotage. Elle organise notamment les journées suisses du digital avec de nombreuses conférences dont Huawei est l’un des principaux partenaires.

Décrite par le média ICTjournal comme un puissant appareil de communication avec des capacités financières importantes, DigitalSwitzerland est consultée par les commissions parlementaires et a des liens étroits avec les collectivités publiques. Cela joue un rôle important avec un parlement de milice : en Suisse, les élus ne sont pas forcément des experts en matière de cloud ou de gestion des données, et il n’y a pas de ministre dédié au numérique ou à la souveraineté des données publiques.

3/ Le modèle confédéral vous semble-t-il avoir une incidence sur l’innovation et la performance des entreprises ?

Une prise de conscience de la Confédération aiderait fortement à stimuler les acteurs numériques locaux et à accélérer le développement de technologies souveraines.

Quand les services publics cherchent des solutions cloud, ils se tournent systématiquement vers des solutions américaines. Ils ne montrent donc pas l’exemple et c’est un très mauvais signal pour les entreprises locales qui recherchent des services cloud. Il n’y a pas non plus de synergies et de volonté politique pour mettre ensemble des ressources. En dehors de l’organisation de conférences qui cherchent encore à définir ce qu’est la souveraineté des données en 2023, il n’y a pas d’actions concrètes alors que les solutions existent.

4/ Des alliances entre Infomaniak et d’autres entreprises issues de pays européens partageant les mêmes valeurs « éthiques » sont-elles envisageable à vos yeux ?

Absolument, à condition qu’elles partagent nos valeurs et qu’elles développent aussi leurs propres services. Nous encourageons d’ailleurs même les grosses organisations qui ont besoin d’infrastructures très haute disponibilité à redonder leurs services avec des solutions IaaS européennes en plus d’Infomaniak par exemple. Cela augmente la résilience des services et c’est la puissance des technologies libres : elles n’enferment pas les clients chez un seul prestataire.

Il n’est souhaitable pour personne que 3 à 4 entreprises monopolisent toutes les technologies et les données. Comme pour l’écologie, il est important de veiller à conserver et développer la biodiversité sur le plan technologique.

5/ Il y a environ 1,8 milliards de comptes Gmail dans le monde. Qu’est-ce qui vous manque pour en revendiquer autant ? (NDLR : La dernière version de l’app mail d’Infomaniak nous semble à tous égards en capacité théorique d’y parvenir un jour)

Gmail offre des adresses mail depuis 20 ans dans le but de profiler les utilisateurs et faire de la publicité alors que notre offre etik.com est disponible que depuis 2 ans, sans aucune publicité ou analyse des données. En dehors de ce facteur temps qu’il est difficile de rattraper, c’est la visibilité qui nous manque encore. (NDLR : En voici un peu !) Les écoles créent massivement des comptes Google ou Microsoft pour nos enfants et les évènements tech sont lourdement sponsorisés par ces mêmes entreprises qui sont systématiquement représentées dans les commissions consultées par les milieux politiques.

Malgré cela, notre croissance est linéaire et soutenue. Pour l’accélérer, nous recrutons activement et nous soutenons de plus en plus des créateurs de contenu engagés pour les logiciels libres, la protection du climat, la biodiversité ou qui utilisent et apprécient sincèrement nos services. Nous préparons aussi des offres dédiées aux écoles, aux professeurs qui souhaitent former leurs étudiants sur des technologies libres, aux startups et aux particuliers qui souhaitent profiter d’avantages exclusifs en soutenant le développement de technologies indépendantes et vertueuses pour l’économie locale.

6/ L’expert français en cryptologie et virologie informatique. Eric Filliol écrit ici qu’en matière de RGPD , « la Suisse va suivre la même voie que l’UE et se faire berner de la même manière ». Qu’en pensez-vous ?

Le problème des lois en matière de gestion des données, c’est qu’elles ne vont pas aussi vite que les technologies et qu’il est relativement facile de les contourner, par exemple en s’associant à des acteurs locaux historiques. Contractuellement et légalement, tout semble alors parfait, mais en réalité, les données sont toujours traitées par des logiciels américains et des technologies propriétaires qui ne peuvent pas être librement auditées. Il n’y a donc pas de transparence.

Il y a donc bien des améliorations sur le plan juridique, mais techniquement, il ne faut pas se voiler la face, les géants du Web ont accès aux données. Le seul moyen de réellement contrôler les données, c’est de maîtriser toutes les couches techniques et logicielles. Sans contrepoids politique et sans alternatives technologiques réellement souveraines, il sera à terme très compliqué d’imposer nos exigences juridiques pour défendre les intérêts des citoyens européens.

7/ Beaucoup de solutions faites en Europe pêchent par leur vilaine UX. On a l’impression que votre complexe de services avance sur deux jambes : la technique et l’expérience (esthétique et intuition). Est-ce juste une impression ?

Ce n’est pas une impression, c’est notre priorité. L’efficacité et la simplicité d’utilisation d’un service en ligne est ce qui fait que les gens l’utilisent ou non.

En matière de gestion des utilisateurs, il est par exemple bien plus facile de gérer son organisation chez Infomaniak qu’avec Google Workspace ou Microsoft 365. Les entreprises qui migrent sur notre kSuite sont toujours agréablement surprises, et nous améliorons nos solutions en permanence en fonction des retours de nos clients.

Cette efficacité se retrouve aussi en interne à tous les niveaux, car nous faisons beaucoup avec moins de ressources que les géants du Web. C’est finalement une énorme force, car nos processus de travail restent simples, on sait immédiatement à qui s’adresser et quand une entreprise a besoin d’une information très spécifique, elle l’obtient dans l’heure.

8/ Est-ce que votre attachement à la « privacy » est lié à l’intérêt que la Suisse porte à l’idée de confidentialité en matière bancaire ?

La confiance numérique implique d’avoir un cadre juridique transparent et de maîtriser toutes les couches techniques et logicielles des services qui hébergent et traitent les données. Chez Infomaniak, nous traitons simplement les données comme nous aimerions que les nôtres soient traitées. À la base, Internet est une technologie décentralisée et notre modèle d’affaires n’a jamais été d’exploiter les données de nos clients ou de les revendre.

Si vous stockez vos données dans notre service de stockage kDrive ou que vous archivez vos e-mails dans nos infrastructures, toutes les couches logicielles et techniques qui traitent vos données sont développées en interne ou basées sur des technologies libres comme Openstack. Tout est hébergé en Suisse dans des data centers exclusivement gérés par Infomaniak. Le cadre légal est clair et transparent (LPD et RGPD) et sans clauses d’exception. Vous avez le contrôle totale de vos données.

9/ Vous avez peut-être entendu qu’en France, certains défendent l’idée qu’aucune « entreprise » puissante ne peut-être de nature à rivaliser avec les GAFAM sans d’abord « passer à l’échelle communautaire » (i.e celle de l’UE). Qu’est-ce que cela vous inspire et vous inscrivez-vous en faux en ce qui concerne la Suisse ?

Quand un Etat investit localement pour développer les technologies dont il a besoin, c’est un accélérateur indéniable pour les entreprises et c’est d’ailleurs en partie ce qui explique pourquoi les fournisseurs cloud américains et chinois ont aujourd’hui une telle avance. Force est de constater qu’en Europe, nos élus ne se posent pas les bonnes questions : nous préférons payer des licences et contribuer au développement d’entreprises qui ont une conception diamétralement opposée en matière de vie privée, qui optimisent leur fiscalité au maximum et qui ne créent pas d’emplois localement que de développer la maîtrise technologique et l’économie européenne.

En revanche, il est tout à fait possible d’y arriver sans ce soutien. Des entreprises comme OVH et Infomaniak en sont la preuve. Nous fournissons à ce jour 80% des services cloud dont les entreprises ont besoin à des tarifs jusqu’à 40x plus avantageux à performances égales, avec des garanties réelles en matière de souveraineté des données et une assistance locale.

10/ Vous avez commencé chez Informaniak au support. Vous en êtes maintenant PDG. Quelle est la morale de cette belle histoire comme dirait La Fontaine ?

J’ai toujours été centré sur la satisfaction des clients et j’aime quand les choses avancent dans une atmosphère agréable pour tout le monde. Je pense que c’est ce qui a plu à Boris Siegenthaler, le fondateur d’Infomaniak, et fait qu’on collabore jusqu’à ce qu’il me délègue progressivement l’opérationnel pour se focaliser sur la stratégie et le développement d’Infomaniak.




⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

Château-d’Œx et Rougemont, capitales mondiales de la montgolfière

 

Presque tous les hommes portent un masque qu’ils ont pris instinctivement pour défendre le secret de leur âme.
Ils en ont tellement l’habitude qu’ils oublient de l’ôter, et ils finissent par ne plus connaître le visage de leur nativité. Maurice Zundel




Newsletter n°70 - 27 octobre 2023

⭕️ Éditorial

Tout est politique

Vous connaissez tous l’indigent argument : « La souveraineté, c’est le repli sur soi. » Eh bien nous avons récemment eu la surprise d’entendre une psychologue en carence de vitamine D déclarer avec une moue dégoûtée : « La famille, c’est le repli sur soi. » Voilà pourquoi, bien conscients qu’il vaut mieux prévenir que guérir, nous vous proposons aujourd’hui un petit exercice de prospective clinique. À quelle ânerie, selon vous, allons-nous bientôt avoir droit ?

Qu’allons-nous encore entendre de la bouche de ceux qui ne comprennent décidément toujours pas l’absolue nécessité sociale, anthropologique de la cellule ? De ceux-là-même qui pensent que LA liberté procède de l’absence de contraintes formelles quand l’exercice même DES libertés ne peut avoir lieu qu’au coeur aimable d’un cadre exigeant et attentionné ?

✅ Pour « l’entreprise, c’est le repli sur soi », tapez 1
✅ Pour « la vie privée, c’est le repli sur soi », tapez 2
✅ Pour « la propriété privée, etc. », tapez 3
✅ Pour « le repli sur soi, c’est du repli sur soi », tapez 4
✅ Pour « le repli sur soi, c’est du yoga », tapez 5

Trêve de plaisanterie.

On a certes pu fâcher du monde à cause de cela, mais il faut le redire quand même : tout est politique.

La semaine prochaine, si vous le voulez bien, nous nous intéresserons au protectionnisme (le « pré carré », vous savez…)

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 27 octobre 2023,
dans le cadre d’un partenariat
Arnaud et William Meauzoone, qui sont les co-fondateurs de Leviia

La liberté qui transcende la simple technique est profondément politique.



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Pourquoi la France est-elle selon vous l’un des rares pays en Europe à se passionner mais aussi à s’écharper sur la question de la souveraineté numérique ?

À notre humble avis, et comme souvent dans de tels cas, les raisons sont multiples : à la fois historiques, politiques et culturelles. La France a une longue tradition d’état fort centralisé qui a la maîtrise de ses infrastructures, de ses ressources ou de ses innovations. Nous avons développé notre propre avion, notre propre programme de dissuasion nucléaire et même notre propre système de communication avec le Minitel… Le désir de contrôler son propre destin est fortement ancré dans l’identité française… c’est sans doute un point commun à toutes les grandes puissances qui cherchent à maintenir leur position dominante dans le monde. Mais encore une fois, il s’agit d’une interprétation simplifiée d’un sujet complexe. Il y a probablement beaucoup d’autres facteurs à prendre en compte et chaque pays a sa propre dynamique.

Toutefois, il faut bien reconnaître qu’en France le débat sur la souveraineté numérique est principalement mené par une élite informée. Il s’agit surtout d’un débat d’initiés, dominé par les décideurs politiques, les experts du secteur, les lobbys industriels, etc. La majorité des citoyens ne s’intéresse pas spécialement à cette question. Certains pensent qu’on ne sensibilise pas assez, qu’il faut démocratiser cette discussion. Nous sommes d’accord. Mais ne nous méprenons pas sur une chose : la souveraineté numérique ne sera probablement jamais aussi centrale pour le grand public que le pouvoir d’achat ou la sécurité des personnes.
Cependant, même si elle peut sembler lointaine ou abstraite, cette question mérite toute notre attention et notre réflexion collective. C’est pourquoi nous avons récemment publié une tribune à ce sujet pour proposer que la souveraineté numérique soit élevée au rang de priorité dans les programmes RSE des entreprises. De la même manière que ces programmes ont intégré des enjeux liés au développement durable, la protection et la gestion souveraine des données doivent aussi y occuper une place centrale. L’idée est de créer un catalyseur dans les entreprises françaises pour encourager la sensibilisation des employés, l’instauration de nouvelles politiques internes et influencer les décisions stratégiques au sommet de l’organisation. Aussi, nous avons aussi soumis l’idée d’un label grand public. Basé sur des normes strictes, l’objectif est de créer une signalétique de confiance pour les citoyens et les entreprises en leur permettant de choisir des services respectueux de leurs données. On pourrait par exemple s’inspirer du label « Made In France », délivré par la SOMIF, tout en y ajoutant des critères spécifiques liés à la protection des données et à la souveraineté numérique.

2/ Comment articulez-vous intellectuellement souveraineté et écologie ?

Nous ne parlons plus de cloud écologique chez Leviia mais de cloud durable. Les technologies de stockage ont un impact tangible sur l’environnement. Matériaux utilisés, énergie consommée, déchets produits, toute activité humaine laisse une trace. Notre enjeu chez Leviia est de réduire cette trace au maximum.

Pour répondre à votre question plus globalement, si l’on considère les trajectoires actuelles du changement climatique, il est possible que la notion de souveraineté soit redéfinie ou comprise autrement dans le futur. Au lieu d’être centrée sur l’indépendance vis-à-vis des autres nations, comme aujourd’hui, elle pourrait se focaliser davantage sur la capacité d’une communauté ou d’une nation à protéger sa propre subsistance dans un monde hostile et imprévisible. La gestion de l’eau, l’autonomie alimentaire, la protection contre les événements climatiques extrêmes pourraient devenir de nouveaux critères de souveraineté dans un monde où les conditions climatiques seront de plus en plus imprévisibles.

La terminologie joue un rôle essentiel dans la façon dont nous percevons et traitons les problèmes. Le terme “écologique” est souvent utilisé pour évoquer une relation idéale et harmonieuse avec la nature. Toutefois, quand on parle de « cloud » et de numérique, cette harmonie semble être davantage une aspiration qu’une réalité. Si la vraie nature écologique réside dans la capacité à contribuer activement à la régénération de notre environnement, un cloud serait réellement écologique s’il pouvait, par exemple, capturer du dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère et rejeter de l’oxygène, à l’image de ce que font les arbres. En bref, l’expression « cloud écologique » est un oxymore.

3/ Sur le plan technique en interne, comment liez-vous le geste à la parole en termes d’enjeux environnementaux ?

D’abord, nous nous sommes tournés vers un fournisseur comme OVH qui s’appuie à 78% sur des énergies renouvelables et qui vise un approvisionnement énergétique 100% renouvelable d’ici 2025.

Aussi, nous avons fait le choix de mutualiser nos serveurs pour nous inscrire dans cette démarche d’efficacité énergétique. Mutualiser, dans le monde du cloud, signifie regrouper plusieurs clients ou instances sur un même serveur, plutôt que de les isoler chacun sur des infrastructures dédiées. Cette approche présente plusieurs avantages :

* Premièrement, cela permet de maximiser l’utilisation de la capacité des serveurs. En d’autres termes, un serveur mutualisé fonctionne souvent à un niveau d’efficacité beaucoup plus élevé que plusieurs serveurs sous-exploités.

* Deuxièmement, cela réduit le nombre total de serveurs nécessaires, ce qui signifie moins d’équipements à refroidir et à alimenter, réduisant ainsi les besoins en énergie.

* Aussi, la mutualisation favorise l’adaptabilité. En regroupant les ressources, il est plus aisé de redistribuer la capacité selon les besoins fluctuants, ce qui entraîne une réactivité accrue et une optimisation constante. Par conséquent, non seulement cela permet de réaliser des économies d’énergie significatives, mais cela optimise également le rapport entre l’énergie consommée et la quantité de données traitées, réduisant de façon notable l’empreinte carbone par unité de donnée. Enfin, cela est bénéfique pour le client car il bénéficie de la puissance d’un serveur haut de gamme sur une offre très abordable, chose qui ne serait pas possible avec un serveur dédié.

4/ En quoi votre parti pris « souverain » a-t-il joué dans le cadre de la levée que vous avez effectuée auprès de la holding personnelle de Xavier Niel ?

Xavier Niel est un acteur très engagé dans le tissu entrepreneurial français. Il a créé Station F, l’école 42, le fond KIMA … Les connexions furent vite très bonnes et lisibles entre Xavier et Leviia. Il connait notre secteur et ses enjeux. Son appétence pour la technologie a fait le reste.

5/ Entendez-vous vous lancer dans la course à la qualification SNC auprès de l’ANSSI ? Et le cas échéant, ou non, pour quelles raisons ?

C’est un sujet très difficile à traiter pour une jeune entreprise comme la nôtre. Rappelons que nous sommes à ce jour ISO 27001 et HDS (hébergeur de données de santé) et que cela demande énormément de temps et d’investissement. SecNumCloud est encore un niveau au dessus, bien plus long à obtenir et coûteux à mettre en place. La question, à notre sens, se pose ainsi : les clients sont-ils prets à payer x % en plus pour un produit SecNumCloud ? Car la réalité est là : SecNumCloud est une qualification de l’ANSSI nécessaire pour certains, beaucoup trop chère pour – beaucoup – d’autres. Le constat est peut-être brutal mais si SecNumCloud était un vrai sujet business, ne pensez-vous pas qu’Amazon, Google ou Microsoft le seraient déjà ? Dans tous les cas, si notre position en France est clairement tournée vers la protection de la souveraineté nationale et européenne, pourquoi alors ouvrir la qualification SecNumCloud à des acteurs soumis à des lois extra-territoriales en termes de données ? Nous considérons chez Leviia qu’un acteur extra-territorial ne devrait pas pouvoir, purement et simplement, passer la qualification SecNumCloud.

6/ L’argumentaire lié à la souveraineté vous semble-t-il de nature à convaincre de nouveaux clients, et de quelle manière ?

La souveraineté, dans notre contexte, est davantage un attribut de notre offre qu’un argument commercial. Les clients qui nous approchent sont déjà sensibilisés à l’importance de la souveraineté numérique. Ils ne viennent pas à nous parce que nous les avons convaincus de l’importance de la souveraineté, ils la connaissent déjà. Ce qui les attire, c’est la combinaison de cette souveraineté avec un produit sécurisé, accessible et offert à un prix attractif. La souveraineté, pour être véritablement efficace, doit être complétée par une offre technique et économique compétitive.

Aussi, de nombreuses entreprises et collectivités sont en effet conscientes de la nécessité d’assurer la souveraineté de leurs données. Cependant, elles se heurtent à plusieurs obstacles qui rendent cette démarche complexe. Souvent, ces entités ne bénéficient pas d’un accompagnement adéquat ou ne disposent pas des ressources nécessaires pour investir dans des solutions dédiées. Faute d’options appropriées, elles se tournent vers ce qui est facilement accessible et familier pour leurs employés. Les GAFAMs, qui offrent des services bien ancrés dans l’usage quotidien des individus, deviennent alors l’option par défaut… même si ce choix peut présenter des risques en termes de souveraineté ou de sécurité des données.

Les besoins numériques de ces petites structures sont souvent négligés par les fournisseurs de solutions cloud traditionnels. Les offres dominantes sur le marché sont fréquemment calibrées pour de grandes entreprises ou collectivités. Le résultat est simple : des services avec de nombreuses fonctionnalités souvent superflues pour ces entités. Ce trop plein de fonctionnalités rendent ces solutions plus complexes et augmentent leurs coûts, les rendant inadaptées aux besoins et aux budgets de nombreuses PME, TPE, ETI et collectivités.

7/ Peut-on encore décemment parler de souveraineté numérique quand 92% des données européennes sont stockées aux USA, que Microsoft Azure détient les données de santé des Français et qu’AWS rafle 80% des parts de marché du CAC40 ?

Cela parait en effet paradoxal à première vue. Mais c’est justement cette situation qui met en lumière l’urgence et l’importance de renforcer notre souveraineté numérique. Si Microsoft Azure détient les données de santé des Français et qu’AWS domine le marché du CAC40, cela ne signifie pas que la souveraineté numérique est une cause perdue, mais plutôt qu’il est temps d’accorder une priorité stratégique à cette question.

8/ Quelles vous paraissent être les pistes imaginables des futurs supports et véhicules (physiques ou non) de nos données ?

La data avance à pas de géant, les estimations en termes de consommation dans les prochaines années sont incroyables. Le cloud sera pour moi l’endroit de toutes les données. Les vitesses de connexions, l’amélioration des disques durs mécaniques et SSD, la baisse des prix sur ces produits, pousseront les clients à aller vers le cloud avec tous les avantages qu’il propose comme sa scalabilité ou sa disponibilité, sans investissement majeur à réaliser.

9/ Vous sentez-vous portés par l’écosystème de la « tech souveraine » (ou souveraine tech si vous préférez !), par les médias tech français, par la représentation nationale, par le gouvernement ?

Chez Leviia, nous avons toujours adopté une approche autonome. Nous ne nous concentrons pas sur ce que font les autres ou sur ce que nous pourrions attendre d’eux. Notre philosophie est simple : faire de notre mieux pour répondre aux besoins de nos clients. Nous croyons fermement que si nous offrons un produit et un service de qualité, cela parlera de lui-même et le soutien et la reconnaissance suivront naturellement. Nous préférons être acteurs de notre destinée et ne pas attendre que les choses viennent à nous.

10/ La question des données revêt une dimension dramatique, avec les histoires de transfert, de « traite », de prédation, d’attaques, d’espionnage. L’avez-vous bien présente à l’esprit dans le cadre de votre activité, ou vous contentez-vous d’apporter une bonne solution technique à vos clients ? Autrement dit, peut-on s’engager dans une proposition technique souveraine sans une vision « stratégique » du sujet ?

Pour nous la question est plutôt : peut-on s’engager dans une proposition technique souveraine sans une vision « politique » du sujet. La réponse est non. Notre démarche est intrinsèquement liée à une vision politique et éthique plus large. Elle ne vise pas simplement à proposer un produit à des clients, mais à répondre à des besoins fondamentaux comme l’indépendance ou la préservation de la vie privée. Cette capacité à décider, à choisir, est au cœur de la notion de liberté. Et cette liberté qui transcende la simple technique est profondément politique. C’est pour cette raison que notre engagement va bien au-delà : il vise à redonner le contrôle, aux entreprises et individus, de leurs données et, par extension, de leur destin.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

« Tous les Français doivent retenir ce quatrain par coeur. »
François Cheng, membre de l’Académie française

 

 



Newsletter n°69 - 20 octobre 2023

⭕️ Éditorial

Quels outils dans les mains de quel Prince ?

La question de la souveraineté technologique en recèle trois autres : Quels outils ? Dans les mains de quel Prince ? À quelles fins ? La technologie, ce discours sur l’usage des moyens, devrait nous permettre d’observer qu’aujourd’hui, le « technique » a soumis le politique. C’est la « tech » qui est devenue souveraine. C’est elle qui imprime dans nos esprits sa « pensée computationnelle ». Nul n’envisage plus le gouvernement de la Cité que sous l’angle de l’optimisation (du temps, des coûts, des processus etc.). Plus aucune référence axiologique ne permet d’apprécier le bien fondé d’un nouvel outil ou de ses usages. C’est l’efficacité qui doit régner en tout. C’est la raison pour laquelle elle se fournit à elle-même son propre étalon de mesure. C’est bien simple, tout doit aller plus vite. Pas mieux. Plus vite. Eh bien, voyons peut-être le réveil de la souveraineté technologique comme le lent sursaut du Prince, qui souhaite enfin reprendre la main sur le cours des choses.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 20 octobre 2023, Laurent Izard,
qui est Professeur de Chaire Supérieure en CPGE



L’extraterritorialité du droit américain nous impose des contraintes inadmissibles.


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1/ Vous avez écrit en 2019 un ouvrage intitulé « La France vendue à la découpe. ». Quels morceaux reste-t-il de la bête ? 

La bête est encore bien vivante, fort heureusement ! La France reste riche de ses grands groupes mondialisés comme de ses multiples PME porteuses d’avenir. Mais depuis une quarantaine d’années, elle s’est considérablement affaiblie : nos dirigeants successifs ont engagé notre pays dans un processus d’intégration internationale qui a conduit à restreindre peu à peu notre souveraineté économique. Ils ont notamment accepté – voire dans certains cas encouragé – la prise de contrôle par des investisseurs internationaux de la plupart de nos grands fleurons industriels mais aussi de multiples entreprises de taille plus modeste, notamment dans les technologies de pointe. Nicolas Dufourq, directeur général de Bpifrance, n’hésite pas à écrire : « La tech française est extrêmement attractive, essentiellement pour les grands groupes américains. Il faut avoir conscience en particulier que dans des mondes comme la medtech ou la biotech, le pourcentage d’entreprises qui à la fin sont rachetées par des grands groupes américains est considérable », de l’ordre de 80% »… On ne peut donc que déplorer un déclassement de notre pays au niveau international associé à une perte d’indépendance dont on a pu percevoir certains effets lors de la récente crise sanitaire. 

Il est toutefois difficile en quelques lignes, de dresser un état des lieux exhaustif, mais quatre constats s’imposent :

1. Depuis le début des années 1980, le recul de l’industrie dans la valeur ajoutée évaluée en prix courants est tout sauf négligeable puisque sa contribution au PIB est passée de 24 % à 10 %, ce qui fait de notre pays la nation la moins industrialisée d’Europe, à égalité avec la Grèce. Des évolutions inquiétantes qui ne sont évidemment pas sans liens avec la perte de contrôle de nos entreprises industrielles et qui dégradent notre balance commerciale. Plus grave encore, lorsque la production importée se substitue à la production nationale, les destructions d’emploi qui en résultent ne se limitent évidemment pas aux seules entreprises industrielles.

2. Toujours sur la même période, nous sommes devenus davantage dépendants en matière énergétique. Certes, certains évènements externes conjoncturels ont accentué cette dépendance. Mais les choix politiques y participent grandement. Par exemple la vente d’Alstom Power à General Electric nous a placés dans une situation de dépendance par rapport à nos amis américains, qui pourraient rapidement mettre la France dans le noir, si tel était leur désir. Et le rachat annoncé en grande pompe de Geast (la filiale de General Electric qui fabrique les précieuses turbines Arabelle) par EDF n’est pas de nature à rassurer totalement, car General Electric a « américanisé » certains composants des turbines Arabelle, ce qui rend désormais les Français otages du gouvernement américain… D’autre part, au sein de l’UE, les contraintes de l’ARENH, les pressions sur la taxonomie énergétique et la volonté de développer l’éolien marquent l’objectif des Allemands de s’approprier la souveraineté énergétique en Europe en imposant leur modèle d’énergies intermittentes, l’Energiewende. Il faut savoir que la France ne fabrique aucune éolienne : 65% des éoliennes installées en France sont allemandes, 30% sont danoises. Et 45 % des sociétés d’exploitation électrique de ces éoliennes sont allemandes. À l’arrivée, le prix de l’énergie en France s’est accru fortement et nous avons abandonné un avantage concurrentiel majeur…

3. Nous sommes devenus militairement dépendants de nos partenaires européens et américains : aucune entreprise française n’est aujourd’hui capable de fabriquer des armes de poing à grande échelle. Le fabricant de munitions Manurhin a été cédé en 2018, au groupe de défense des Émirats Arabes Unis Emirates Défense Industries Company. Et nous sommes de ce fait le seul pays membre du Conseil permanent de l’ONU qui ne produit plus de munitions de petit calibre. La fabrication des missiles de MBDA est éclatée entre plusieurs pays en application des préconisations de son PDG, qui plaide pour une « spécialisation poussée » des différentes unités de son groupe afin de parvenir à une « dépendance mutuelle » ! Et les programmes franco-allemands sur les véhicules blindés ou les avions de combat sont au point mort…

4. Notre recherche n’en finit plus de s’étioler : nos meilleurs chercheurs s’exportent vers les USA ou même vers la Chine, l’effort de recherche de nos entreprises s’amenuise dangereusement et les spécialistes s’inquiètent particulièrement de la recherche en ingénierie, ce maillon essentiel entre la recherche et la mise sur le marché d’un produit : trop souvent considérée comme une sous-recherche, nous l’avons de facto abandonnée à la Chine…

2/ Comment mettre en parallèle cet état de fait avec des acquisitions que la France aurait faites à l’occasion d’autres ventes à l’étranger ? Voyez-vous un équilibre ? 

La France réalise également, et c’est heureux, de belles acquisitions à l’étranger. On pense par exemple au rachat de Bombardier Transport par Alstom ferroviaire en janvier 2021. Mais ce genre d’acquisitions pousse certains à soutenir qu’il y aurait un réel équilibre entre nos acquisitions et les multiples pertes de contrôle de nos entreprises de toutes tailles, rachetées par des investisseurs étrangers. Pour d’autres, le compte n’y est pas, mais c’est la loi du marché, et il faudrait s’y soumettre docilement sans trop prêter attention à qui contrôle le capital des entreprises, car « ce qui compte, c’est avant tout la pérennité de l’entreprise et la sauvegarde de l’emploi ». Je ne peux souscrire à ces deux points de vue qui ignorent la réalité économique comme les impératifs de préservation de notre souveraineté : il est en effet impératif de garder le contrôle d’activités vitales pour notre pays. Et je plaide pour un nouvel élargissement du concept d’entreprise stratégique qui permettrait d’étendre le périmètre de nos entreprises soumises au contrôle IEF. D’autre part, n’oublions jamais que les propriétaires sont également les décideurs : on ne peut attendre d’actionnaires étrangers qu’ils prennent en compte nos intérêts nationaux, même majeurs, dans leurs décisions stratégiques : on a d’ailleurs pu constater à plusieurs reprises que les entreprises qui ouvrent largement leur capital à des investisseurs étrangers sont davantage exposées à des risques de délocalisation ou de démantèlement. Le mythe de l’apporteur de capitaux étranger, sauveur de nos entreprises en difficulté ne résiste pas longtemps à l’analyse, d’autant plus que les investisseurs étrangers préfèrent acquérir des entreprises en bonne santé, qui rentabilisent plus rapidement l’investissement initial. En définitive, faute d’études exhaustives sur les acquisitions et ventes d’entreprises françaises, il est difficile de dresser un bilan chiffré. Mais l’activisme des prédateurs étrangers, notamment américains et chinois, ne laisse guère planer de doute sur le solde de ce bilan…

3/ Nous avons établi un recensement des pertes essuyées, des cessions effectuées par notre pays depuis 1974, que nous avons appelé « La France a cédé« . Au figuré, comment décrire selon vous la façon dont nous aurions cédé ? 

On pourrait illustrer et expliquer ce processus par un mélange de résignation, de cécité, de naïveté, de pessimisme et d’opportunisme quelque peu malsain… Nous avons cédé notre industrie parce que nous avons naïvement cru qu’une économie moderne était une économie de créativité et de service, en oubliant que l’industrie était une source incontournable de richesse et d’équilibre de notre balance commerciale. Nous avons cédé parce que nous avons obéi servilement aux lois du marché, et en particulier au dogme de la libre circulation des capitaux. Nous avons en effet pensé qu’il convenait de respecter à la lettre les règles de l’OMC et plus généralement de l’économie mondialisée en adoptant une logique ricardienne sans même prévoir des garde-fous qui s’imposaient pourtant. Nous avons cédé parce que nous avons refusé de protéger nos entreprises alors que leurs concurrents directs n’étaient pas soumis aux mêmes règles sociales, fiscales ou environnementales, ce qui a créé une distorsion concurrentielle insoutenable. Nous avons cédé parce que nous n’avons pas été capables de lutter contre l’extraterritorialité du droit américain, qui nous impose des contraintes inadmissibles (normes ITAR, droit de regard sur nos clients…). Nous avons cédé parce que nous n’avons pas su orienter l’épargne des ménages vers l’industrie et le capital risque. Nous avons cédé en délaissant notre recherche et en paupérisant nos universitaires et nos chercheurs. Nous avons cédé parce que nous avons renoncé à produire des biens de qualité à forte valeur ajoutée, alors que nous en avions la capacité, au profit de biens milieu de gamme, moins chers mais davantage exposés à la concurrence asiatique. Bref, nous avons cédé parce que nous avons perdu la confiance en nous-mêmes…

 4/ En 2023, est-il plus « intéressant » de manquer de loyauté dans le cadre de son mandat, public ou privé ? 

Il faudrait dans un premier temps définir ce que l’on entend par loyauté, et surtout préciser à l’égard de qui doit s’exercer cette loyauté : une entreprise ? Le peuple français ? Ses dirigeants ? Ou l’Union européenne ?… Ce n’est pas la même chose et les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. Mais lorsque le PDG d’un grand groupe industriel se voit attribuer une « prime exceptionnelle » de plusieurs millions d’euros pour avoir négocié la cession de son entreprise à une multinationale américaine, il est légitime de s’interroger, d’abord sur ses mérites, et plus loin sur ses réelles motivations. On peut toujours justifier une telle opération par des considérations financières et la « nécessité de préparer l’avenir d’un groupe » qui « ne disposerait pas de la taille critique pour affronter la concurrence », mais on peut aussi considérer, à l’instar de Loïk Le Floch-Prigent qu’il s’agit parfois, a minima, d’un acte « irresponsable » révélant « un mépris total à l’égard du personnel, des clients, du peuple et de ses représentants ». 

Dans la même veine, lorsque des médecins, conseillers du gouvernement, perçoivent d’importantes commissions de la part de laboratoires pharmaceutiques privés, il est légitime de s’interroger sur leur intégrité et la qualité de leurs recommandations en matière vaccinale. Mon propos n’est certainement pas de dire que les élites sont systématiquement corrompues. Mais il est des situations qu’il vaut mieux éviter pour ne pas créer de suspicions malsaines chez nos concitoyens. J’ose espérer toutefois, peut-être un peu naïvement, que les comportements vertueux sont, in fine, récompensés et que les actes déloyaux réalisés par nos élites sont révélés et sanctionnés. 

5/ Lesquelles de vos leçons vos étudiants arrivés sur le marché du travail pourraient-ils être rapidement tentés d’oublier ?

Je m’efforce d’enseigner à mes étudiants que nos engagements internationaux, y compris européens, ne doivent jamais conduire à négliger nos intérêts nationaux ; que la loyauté à l’égard d’une entreprise trouve sa limite dans le respect de l’intérêt général et du bien commun ; que si le « système » fonctionne mal, ce n’est pas une raison pour vouloir l’anéantir et en rebâtir un autre sur des bases plus qu’incertaines ; qu’en matière de relations internationales, nous n’avons pas d’amis, seulement des alliés ou des partenaires ; qu’il faut se garder de tout pessimisme destructeur, pouvant engendrer un  refus de l’engagement, un grave déficit démographique via une nouvelle baisse de la natalité, une perte de confiance en l’avenir, etc. Je voudrais aussi que mes étudiants retiennent que nous avons une grande chance d’habiter en France, et que nous pouvons être fiers de notre passé comme de notre culture. Et enfin que le respect de valeurs personnelles et d’une vie ordonnée ne peuvent que faire grandir et rendre heureux…

Mais il est vrai que confrontés à la dureté du marché du travail et aux impératifs de court terme, mes ex-étudiants risquent de rapidement oublier ces belles paroles. Je ne suis pas inquiet sur leur capacité à intégrer le marché du travail. Mais sauront-ils adopter un comportement pertinent et équilibré, en acceptant les contraintes légitimes que les entreprises leur imposeront, sans faire preuve de servilité lorsque les sollicitations se feront trop pressantes ? Sauront-ils préserver leur éthique personnelle lorsqu’ils devront choisir entre le respect des valeurs et le risque de compromettre leur entreprise ou leur avenir professionnel ? Dans un contexte de corruption généralisée ou de petits arrangements entre amis, sauront-ils rester intègres ou céderont-ils aux sirènes de l’argent facile ? Accepteront-ils les sacrifices liés à notre impératif de réindustrialisation et de maitrise de la dette publique ? Et enfin, dans un contexte d’intensification de la mondialisation, sauront-ils sauvegarder notre indépendance, notre système social et l’art de vivre à la française ?

 6/ Quels sont les atouts matériels et moraux sur lesquels la France pourrait capitaliser ? 

Notre pays dispose encore de nombreux atouts qui constituent autant d’avantages concurrentiels. Il est impossible de tous les citer mais je mentionnerai les éléments suivants : 

Les multiples prédations d’entreprises françaises, notamment dans le domaine de la tech, aussi dommageables soient elles, révèlent paradoxalement la dynamique entrepreneuriale de leurs dirigeants et la qualité de nos PME et jeunes pousses dans des secteurs d’avenir. On pense notamment aux récentes acquisitions d’Aldebaran, TRAD, Exxelia, Webhelp, Linxens, Tronics, Alsid, Ingenico, Sqreen… et beaucoup d‘autres encore. D’autre part, la France reste bien positionnée dans certains secteurs, comme par exemple l’aéronautique, l’énergie, la santé, l’assainissement et le traitement des déchets, le luxe, le tourisme ou encore l’automobile, même si dans ce dernier cas, le passage à marche forcée vers le tout électrique accroit notre dépendance et ressemble fort à un suicide industriel…

Plus généralement, notre pays dispose d’une main d’œuvre de qualité, techniquement performante, même si, là encore, l’abandon de notre industrie, la fuite des cerveaux et une politique énergétique hasardeuse commencent à générer des pertes de compétence, notamment dans le nucléaire et la high-tech. Et n’oublions pas que nous restons dans le peloton de tête des pays de l’OCDE en termes de productivité horaire du travail.

D’autre part, nous avons pendant longtemps bénéficié d’un atout stratégique lié à notre politique énergétique : notre investissement dans le nucléaire a longtemps permis à nos entreprises de bénéficier de l’électricité la moins chère d’Europe. Malgré plusieurs obstacles techniques et juridiques, il ne parait pas impossible de bénéficier à nouveau de cet avantage décisif, si toutefois nos dirigeants optent pour une politique claire et volontariste en la matière.

Enfin, la richesse culturelle de notre pays, le savoir-faire à la française, l’image positive de nos produits à l’étranger, la qualité de nos infrastructures et réseaux de communication, la solidité de nos Institutions, constituent autant d’atouts qui nous permettent de rester optimistes malgré un environnement économique et politique particulièrement dégradé. 

Quant aux atouts moraux, je vois principalement notre capacité à garder une certaine indépendance d’esprit, un réel sens du devoir et un patriotisme populaire partagés par de nombreux Français (pas tous hélas !). Je crois également à notre faculté de résilience qui nous permettra, je l’espère, d’affronter et de surmonter avec succès les crises à venir.

7/ Etablissez-vous un lien entre la nature d’un régime politique et la propension de ses « élites » à choisir la gamelle au détriment du drapeau ? 

Ce lien n’est pas évident, car lorsque l’on observe les différents régimes politiques contemporains, intra ou extra européens, on ne peut hélas que trop souvent constater, au sein des élites, et à des degrés divers, une prédominance des intérêts privés, voire personnels, au détriment des intérêts collectifs et nationaux. Il est toutefois possible d’avancer les hypothèses suivantes : 

– Une réelle répartition des pouvoirs conduit naturellement à des systèmes de contrôle croisés qui restreignent les risques de corruption généralisée ou de mise en avant excessive des intérêts personnels. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur d’une réforme profonde de la justice, qui aujourd’hui n’est pas un véritable pouvoir indépendant… 

– Lorsque les régimes politiques incorporent dans leur fonctionnement institutionnel une dose suffisante de démocratie directe, les risques de dérives sont moins importants. 

– De stricts régimes d’incompatibilités et une traque systématique des conflits d’intérêts réduisent les occasions de privilégier des intérêts personnels ou étrangers. Nous en avons une très belle illustration avec la gestion de la crise du Covid…

– Faute d’un pouvoir exécutif suffisamment fort, les intérêts politiques partisans, les jeux d’alliance et les compromissions conduisent à négliger l’intérêt national. C’est pourquoi je m’inquiète d’une montée en puissance de la petite musique invitant à réformer en profondeur nos Institutions pour créer une VIe République. Le retour à un régime parlementaire dont nous avons pu par le passé constater l’inefficacité ne contribuerait pas à résoudre nos problèmes, bien au contraire.  

– Enfin, il existe une tendance des élites excessivement européanisées, voire mondialisées, à privilégier la gamelle, parfois bien fournie, au détriment du drapeau, considéré comme peu attractif…

8/ Si l’on suit la pensée dominante, l’idée même d’ingérence étrangère relève du complotisme. C’est un peu comme le meilleur tour de l’antique adversaire, qui consiste à faire croire qu’il n’existe pas. Qu’est-ce que cela vous inspire ? 

Il faudrait aujourd’hui être aveugle ou d’une totale mauvaise fois pour affirmer qu’il n’existe pas d’ingérence étrangère au sein de nos Institutions politiques comme au sein des organes décisionnels des entreprises publiques ou privées. Cette ingérence s’exerce à plusieurs niveaux : 

– Elle prend d’abord la forme d’un espionnage généralisé. Nos dirigeants commencent tout juste à prendre conscience de l’ampleur du pillage de nos technologies et savoir-faire industriels. Ce pillage, le mot n’est pas trop fort, résulte principalement de l’espionnage industriel pratiqué par certaines grandes puissances. C’est d’ailleurs le terme qu’a utilisé Bruno Le Maire en Janvier 2018 : « Ouverture ne veut pas dire pillage de nos technologies, de nos compétences, de nos savoir-faire », a martelé notre ministre en visite à Pékin. Mais ne soyons pas naïfs : il sera difficile d’éradiquer les pratiques d’espionnage américaines ou chinoises, tant celles-ci se sont perfectionnées et quasi « institutionnalisées »…

– L’ingérence étrangère se révèle également à travers l’intervention accrue des États dans les politiques d’investissements directs étrangers (IDE). Plusieurs États développent de véritables politiques d’expansion de leurs firmes nationales ou fonds souverains. Derrière des objectifs légitimes – et parfois affirmés – de sécurisation économique ou militaire, de co-développement des pays cibles ou de partenariats équilibrés, se révèlent peu à peu des enjeux de puissance, dans le cadre d’une guerre économique qui ne dit pas son nom. Tout se passe notamment comme si l’Administration américaine réalisait un véritable benchmarking à l’échelle mondiale pour identifier et éventuellement acquérir les firmes étrangères disposant d’une avance technologique sur ses propres entreprises ou présentant un risque pour sa sécurité militaire ou économique. La CIA n’hésite plus à investir directement dans les start-up françaises via son fonds In-Q-Tel. 

– Les États-Unis disposent d’autre part de moyens de pression, politiques, financiers et juridiques qui leur permettent d’atteindre leurs objectifs : avec le Patriot Act, le Cloud Act et surtout le Foreign Corrupt Practices Act, la justice américaine dispose d’armes juridiques redoutables, le site Internet du Department of Justice décrivant très ouvertement les procédures en cours, dont bien peu concernent des firmes américaines… Mais les Chinois ne sont pas en reste et jouent les pays européeens les uns contre les autres pour imposer leur présence dans le cadre de la politique des « Routes de la soie ».

– Doivent également être évoquées ici les multiples actions internationales de lobbying, dont on commence seulement à percevoir l’ampleur, mais qui visent les Institutions européennes comme les gouvernements des pays européens. 

Que peut-on dire de plus ? Contrairement au diable, les auteurs des ingérences étrangères n’éprouvent même plus le besoin de se cacher ou de nier leur activisme…

9/ L’impératif de souveraineté a été exhumé et tout le monde ne jure plus aujourd’hui que par elle. Verserait-on dans la thanatopraxie ou assiste-t-on à une véritable résurrection ? 

Dans un contexte de guerre économique mondialisée, le concept de souveraineté revient effectivement au centre des débats, opposant deux logiques : d’un côté, celle conservant une confiance inébranlable dans l’efficacité des mécanismes auto-régulateurs des marchés, de l’autre celle, davantage colbertiste, qui justifie une intervention ciblée de l’État en raison des déséquilibres économiques structurels liés à une mondialisation économique insuffisamment régulée et dont nous sommes les victimes.
Cette deuxième logique semble confortée par la crise sanitaire de 2020 et les difficultés d’approvisionnement qu’elle a générées. Celles-ci ont contribué à sensibiliser l’opinion publique aux risques d’une désindustrialisation assumée de notre pays et à l’impératif d’un contrôle sur la disponibilité de certains produits stratégiques. 

Comme le dit très justement Éric Delbecque, expert en intelligence économique et stratégique: « La souveraineté industrielle n’est pas un concept ringard de nostalgiques des grands programmes gaullistes mais une condition de la sécurité de la nation. »

Car sans souveraineté économique, il ne peut en effet exister de véritable souveraineté politique. Il ne s’agit évidemment pas de défendre ici une indépendance intégrale – tant certains processus engagés au niveau supranational paraissent irréversibles – et encore moins une économie autarcique.

Mais ce qui est intéressant c’est l’inflexion politique de nos dirigeants qui, au-delà des discours, est devenue perceptible à travers quelques évènements récents : 

Il s’agit tout d’abord de la nationalisation temporaire des Chantiers de l’Atlantique, convoités par le géant italien Fincantieri, qui a conduit au blocage provisoire de l’opération. Plus récemment le véto de Bercy au rachat de notre spécialiste de la vision nocturne Photonis par l’américain Teledyne prouve que le dispositif juridique de protection de nos entreprises stratégiques n’est pas seulement théorique mais peut constituer une réelle arme défensive efficace lorsque nos dirigeants osent s’en servir… Peu après, le rapide refus du Ministre de l’économie suite à la « lettre d’intention non-engageante en vue d’un rapprochement amical », adressée aux dirigeants de Carrefour par le la canadien Couche-Tard, montre que cette préoccupation nouvelle du pouvoir exécutif ne se limite pas aux entreprises qui intéressent notre défense nationale ou la haute technologie. De même, le récent rappel à l’ordre du même ministre au groupe Volkswagen afin que celui-ci respecte ses engagements de production de moteurs diesel secondaires à destination de sous-marins français, en application des textes sur les investissements étrangers en France, témoigne d’une fermeté nouvelle et plutôt inattendue… Enfin, les efforts visant à maintenir dans le giron français Segault – le fabricant de robinetteries équipant nos sous-marins nucléaires – marque peut-être le début d’une prise de conscience de l’impératif de souveraineté dans le domaine militaire. 

S’agit-il de thanatopraxie ? Étant naturellement optimiste, je crois que tout est encore possible, même une « résurrection » ou du moins un « réveil » à condition d’intégrer davantage encore les impératifs de souveraineté, dans les décisions politiques, aux niveaux français comme européen. 

10/ Que diriez-vous de la forme politique empruntée par l’Europe ? Elle a été présentée comme le nécessaire passage à l’échelle pour l’avenir de nos nations. Quel constat peut-on dresser aujourd’hui du succès de cette promesse ?

Même en étant patriote, il est difficile aujourd’hui de soutenir que tous les grands projets de demain peuvent s’envisager à la seule échelle nationale : on pense par exemple aux grands projets militaires, à la politique énergétique ou au contrôle des flux migratoires. 

Mais l’Union européenne, telle qu’elle existe actuellement, souffre de gaves faiblesses : 

– Une faiblesse démocratique tout d’abord : les organes de décision sont trop éloignés des européens, ce qui génère une perte de confiance dans l’efficacité voire l’intégrité des décideurs. Il convient donc de revoir en profondeur la répartition des pouvoirs, la définition de leurs missions et les processus de désignation des décideurs, tout en intégrant, pourquoi pas, une dose de démocratie directe. 

– Seconde faiblesse, l’Union européenne subit aujourd’hui une pression excessive des lobbies étrangers et se montre excessivement sensible aux comportements hégémoniques adoptés par l’Allemagne. 

– Une troisième faiblesse résulte de l’intégration trop rapide de nombreux pays de l’Est au sein de l’UE : cette politique nous coûte cher, accroit notre dépendance à l’égard des USA et complexifie les processus décisionnels… 

– Une quatrième faiblesse tient à l’« oubli » du principe de subsidiarité, qui conduit l’UE à vouloir tout régenter au niveau supranational, et à imposer des politiques dont certains peuples ne veulent pas. 

– Inversement, certains pays adoptent par opportunisme des comportements préjudiciables aux intérêts européens. Que penser d’un pays qui aujourd’hui, sans être sous la menace directe d’un conflit avec la Russie,  privilégie l’achat d’avions militaires américains au détriment des constructeurs européens ? 

Bref, je suis convaincu que l’Europe reste une belle idée, à condition de réformer en profondeur ses Institutions et d’accorder plus de place aux nations, qui doivent rester souveraines. 

 



⭕️ Mezze de tweets

 

 

 

 

 

 

 

 

 




⭕️ Hors spectre

Les Trois Grâces – Antonio Canova

“Les ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par les hommes pour venir en aide à leur lâcheté.” Euripide

 




Newsletter n°68 - 6 octobre 2023

⭕️ Éditorial

De la suite dans les idées

Certains diraient que nous avons de la suite dans les idées. Ils n’ont pas tout à fait tort. Le premier colloque que nous avons organisé vendredi dernier a réuni 140 personnes à Saint-Malo. Ce fut un grand moment, animé, convivial, à haute teneur en iode, en phosphore et en blé noir. Si vous étiez là : merci de tout coeur ! Si vous n’y étiez pas : vous nous avez manqué ! Aussi, pour être bien certains de ne pas rater la prochaine édition, et de vous réunir plus nombreux encore, je vous donne dès aujourd’hui rendez-vous le vendredi 27 septembre 2024 au Palais du Grand Large à Saint-Malo. Notez-le dans vos agendas. Vous pourriez bien être surpris par la croissance de la petite « entreprise » corsaire le jour J !

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 6 octobre 2023, Alexandre Stachtchenko, qui est expert indépendant, conférencier Bitcoin et Web 3, entrepreneur et auteur



De Gaulle eut été en faveur de l’usage de Bitcoin


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



1/ Pouvez-vous brosser à larges traits la grande désintermédiation qui vient (si c’est le cas selon vous) ?

Je ne suis pas complètement convaincu de la « Grande Désintermédiation » qui vient. Pour faire un parallèle avec Internet, les promesses de Bitcoin se retrouvent déjà dans la déclaration d’indépendance du cyberespace de 1996. On y parle de la fin des Etats, de la reprise de contrôle par les individus etc. 30 ans plus tard, entre les GAFAM et la NSA, on est loin du compte en termes de décentralisation.

Est-ce que les cryptos permettent de se passer du système financier ? Oui. Leur principal apport, qui est absolument fondamental, c’est le retour de la propriété privée, et ce dans l’espace numérique. On peut à nouveau posséder par soi-même, en propre. Pas besoin de passer par un tiers pour tenir notre « compte ». Comme le cash dans le monde physique, qu’on peut posséder dans un portefeuille personnel, hors de la banque.

Est-ce que les cryptos vont tuer les banques ? Probablement pas. Car la volonté de vouloir confier ses finances personnelles ou la garde de ses actifs à des professionnels persistera. De la même façon qu’Internet n’a pas conduit l’humanité à héberger ses propres serveurs SMTP pour s’envoyer des emails, ni tué les Etats ou La Poste etc.

En revanche, une banque qui ne se sera pas adaptée à la gestion des actifs numériques en tous genres mourra, c’est fort probable. La désintermédiation n’est pas une fin en soi. C’est un moyen. Dans le cas de Bitcoin, l’objectif de la décentralisation, c’est la résilience, et non l’efficience.

Je reprends le parallèle avec Internet : historiquement, l’utilité originelle d’Internet en tant que réseau décentralisé était que le système puisse continuer de fonctionner en cas d’attaque nucléaire. L’objectif n’était pas l’efficience, mais la résilience.

Bitcoin est moins « efficient » que le système bancaire. Mais il est plus résilient. Et de la même façon qu’Internet a fini par devenir aussi plus efficient que la quasi-totalité des systèmes alternatifs, il y a fort à parier que Bitcoin le deviendra aussi. Déjà aujourd’hui, faire des transactions sur Bitcoin à l’international par exemple est plus efficient que sur le système traditionnel : quelques minutes contre quelques jours, quelques centimes ou euros de frais contre des frais variables atteignant 10% environ.

Ceci, sous le prisme de la souveraineté, est particulièrement intéressant, car c’est un réseau qui minimise les dépendances extérieures.

Si l’on se bat par exemple pour que le service public arrête d’utiliser Microsoft pour préférer Open Office ou Libre Office, ce n’est pas parce que ces logiciels sont meilleurs, mais parce qu’ils sont libres, indépendants, et donc ne soumettent pas l’Etat français aux desiderata d’une firme étrangère. La moindre efficience, qui peut passer par exemple par une plus mauvaise interface ou expérience utilisateur, est le prix à payer pour permettre à l’Etat de ne pas dépendre de l’extérieur dans ses décisions.

De la même façon, l’utilisation de Bitcoin pour le commerce international suit la même logique : on ne subit pas les conséquences de l’utilisation d’une monnaie étrangère comme le dollar.

La conséquence de la démocratisation de Bitcoin, toutes choses égales par ailleurs, ne serait pas tant la grande désintermédiation totale et complète, mais plutôt l’existence d’une alternative, d’un choix. Si vous souhaitez confier vos finances et vos actifs à des professionnels, libre à vous. Mais si vous ne le souhaitez pas, quelle que soit la raison (confiscation, manque de confiance, pas d’accès au système bancaire, lanceur d’alerte, etc.), alors vous pouvez (enfin !) ! La seule existence de cette alternative devrait favoriser également un système financier plus sain, car il se retrouve menacé par la fuite de ses clients, aujourd’hui garantis quoi qu’il fasse, puisque sans compte bancaire, on n’existe pas.

D’ailleurs, une des raisons majeures pour lesquelles les Banques Centrales, FED et BCE au premier rang, évoquent des problèmes de « stabilité financière » lorsqu’elles parlent des cryptos, c’est la capacité à sortir du système bancaire, dans lequel elles préféreraient continuer d’emprisonner tout le monde.

Pour l’anecdote, l’entreprise Custodia, fondée par Caitlin Long, aux Etats-Unis, s’est vu refuser une licence bancaire par la FED récemment au prétexte que cela menacerait la stabilité financière. Son seul tort est d’avoir voulu établir un modèle d’affaires dans lequel la banque facturerait à ses clients la conservation des fonds, mais ne rémunèrerait pas d’intérêts sur des dépôts, dans la mesure où elle ne ferait pas de crédit. La FED a donc estimé qu’un tel service menacerait la stabilité financière, car il offre
une sérénité trop forte à ses clients potentiels, qui pourraient fuir les banques traditionnelles, et donc les mettre à risque de défaut ou de crise de liquidité. C’est le monde à l’envers : la banque accusée de mettre en péril la stabilité financière est celle qui ne fait pas de crédit !

La menace que représentent les cryptos est du même acabit : dans un système où il n’existe pas d’alternative à des banques mastodontes devenues systémiques et dont le bilan est empli de crédits souvent toxiques ou bancals, il est nécessaire de continuer la fuite en avant géante si l’on ne veut pas voir l’édifice s’effondrer. Comme un vélo qui tombe s’il n’avance plus, les banques ne peuvent pas fonctionner si les épargnants retirent leurs dépôts. Dans ce cadre, Bitcoin représente une porte de sortie vers la sobriété, un « bank walk », sorte de bankrun discret, numérique, et lent, permettant d’épargner son argent sans le prêter à quelqu’un d’autre, ce qui compromet en effet la poursuite d’un système malade, qui se défend en attaquant les cryptos.

2/ Quel constat pouvez-vous dresser de la bancarisation de près de 95% des Français ? En quoi cela a-t-il été utile (aux Français) ? A leur patrimoine, à leur pouvoir d’achat ?

La bancarisation a été un processus nécessaire à l’émergence de la finance numérique. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le monde numérique est un monde où la rareté n’existe pas. C’est un espace infini. Un email envoyé à quelqu’un diffère fondamentalement d’une carte postale, son équivalent physique, car lorsque j’envoie une carte postale, par définition, je ne la possède plus ! A l’inverse, je ne supprime pas l’email de mon ordinateur pour pouvoir l’envoyer. Il est en réalité copié.

Or gérer des actifs de valeur suppose une finitude, une rareté. Un actif infini et accessible vaut 0 puisque l’offre est infiniment supérieure à la demande. Le numérique n’est donc fondamentalement pas adapté à la gestion de tout ce qui a de la valeur, en particulier la finance.

Pour pallier ce problème, on a transformé les actifs en dettes : en ouvrant un compte chez un tiers de confiance, une banque, qui deviendra responsable de la tenue du grand registre des créances (qui possède quoi, et qui doit quoi à qui), on permet de transformer les actifs en des informations. On ne « possède » plus quelque chose, on a l’information enregistrée quelque part que quelqu’un nous doit quelque chose. L’avantage de cela, c’est que le monde financier peut participer à la révolution numérique. Le
désavantage, c’est que si vous n’avez pas de compte bancaire, vous êtes exclu du corps social, et a fortiori de la mondialisation.

Dans les années 1960, il y a un gros demi-siècle, il y avait 6 millions de comptes bancaires pour 45 millions de français, selon les archives du Crédit Lyonnais. Aujourd’hui, le taux de bancarisation est supérieur à 95%, les enfants ont des comptes bancaires, et on est même obligés, par la loi, d’avoir un compte pour pouvoir faire des choses parfaitement basiques : ouvrir une entreprise, toucher un salaire etc.

Les Français sont donc passé en deux générations à peine d’une gestion de leurs actifs par la possession propre (les lingots d’or, le cash sous le matelas etc.) à la créance via le compte bancaire généralisé.

On peut apprécier le fait que cela rend le système plus efficace ou que le capital travaille mieux (il est moins thésaurisé par exemple). Mais cela le rend aussi moins résilient : le système bancaire français est un oligopole, tournant autour de 5 grands groupes bancaires, qui sont tous systémiques. À titre de comparaison, il y a encore aujourd’hui près de 5 000 banques en activité aux Etats-Unis. Ces groupes ne peuvent plus faire faillite, au risque d’emporter la France avec eux. Cela conduit évidemment aux comportements oligopolistiques classiques : blocage de la concurrence, frein à l’innovation, chantage à la faillite et socialisation des pertes.

On peut s’interroger par exemple sur le retard considérable pris par les Fintech françaises, en dépit des atouts incroyables dont dispose notre pays. Malgré un prix de l’octet parmi les moins chers, le fait d’avoir inventé la carte à puce, des banques d’envergures internationales, les meilleures infrastructures numériques et télécom d’Europe, etc., nous n’avons que deux licornes fintech : Lydia et Qonto. Vous noterez (oh ! bizarre !) que ce sont les deux seules qui n’ont pas eu besoin d’accéder aux informations bancaires de leurs clients pour se développer.

Une partie de la raison pour laquelle les Français se fournissent chez Revolut, Robinhood, e-toro ou Trade Republic est que l’oligopole bancaire français préfère saborder notre souveraineté pour s’acheter une dizaine d’années de tranquillité sur son marché domestique plutôt que de laisser la concurrence émerger et construire les champions de demain. Sans surprise, la même chose se passe dans l’industrie des cryptos, où les entreprises ne peuvent toujours pas opérer en France, se voyant refuser l’ouverture de comptes bancaires. Mais comme d’habitude, c’est emballé dans de bons sentiments : c’est pour protéger le consommateur ! Aucun souci cependant pour que feu Fidor Bank, ancienne filiale de BPCE, permettent à l’américain Kraken de disposer d’un compte bancaire en Allemagne.

Je précise mon propos : l’immense majorité des personnes travaillant dans l’industrie bancaire sont parfaitement intentionnées, et ne cautionnent pas cela, voire ne sont pas du tout au courant. Il s’agit là du résultat d’une situation de domination que la contingence naturelle et certaines décisions systémiques (réglementation par exemple) ont créé, et qui est savamment entretenue au niveau « politique » par les groupes d’intérêts.

En résumé, l’existence de professionnels financiers dont l’activité est d’intermédier l’épargne et l’économie réelle afin de stimuler l’économie, c’est-à-dire des banquiers, est parfaitement normale.C’est même sain.

Mais l’irruption du numérique a détruit le libre choix de l’individu en rendant obligatoire l’ouverture d’un compte bancaire pour participer à la vie sociale et économique. Cette absence de choix est dramatique pour la société, et pour les libertés individuelles évidemment, puisque les banques se retrouvent de plus en situation d’être le bras armé de politiques de contrôle toujours plus intrusive. Le fait que l’Europe a envisagé d’interdire les portefeuilles cryptos dits « non hébergés » (c’est-à-dire les portefeuilles personnels, l’équivalent numérique de votre portefeuille en cuir dans votre poche !) en dit très long sur la valeur que nous accordons à des principes et libertés fondamentaux comme la propriété ou la vie privée. La généralisation du compte bancaire a conduit le monde politique à être drogué au contrôle financier des individus, et il ne peut plus s’en passer. Ce que les Etats-Unis font à Snowden, ce que le Canada fait aux truckers, ce que la Chine fait aux manifestants hong-kongais, ce que les Talibans font aux femmes,… tout cela ne serait pas possible dans un monde où la bancarisation n’est pas indispensable.

3/ Est-ce que le concept de crypytoactif représente un moyen d’introduire la notion d’originalité et surtout de rareté, en matière de propriété sur le Net ?

Oui. C’est l’innovation radicale et fondamentale des cryptos : la propriété d’actifs rares.

4/ Quel lien établissez-vous entre le thème de la souveraineté et les cryptomonnaies ? Le droit de battre monnaie est directement lié à la souveraineté. Croyez-vous que les banques centrales vont se laisser docilement dépourvoir de ce privilège régalien ?

En réalité cette question se pose surtout pour Bitcoin. Le reste des cryptos n’a pas de prétention monétaire. La souveraineté et la monnaie sont deux thèmes évidemment liés. Mais la souveraineté ce n’est pas blanc ou noir. Pour reprendre l’exemple du logiciel libre que j’ai pris plus haut, on préférerait tous effectivement que le ministère de l’Education Nationale utilise un super logiciel français de traitement texte. Mais il n’existe pas. À défaut, il reste cependant préférable d’utiliser un logiciel libre, plutôt qu’un logiciel propriétaire américain.

De la même façon, si on l’on prend l’exemple du commerce international, les relations entre l’Iran et la France sont un cas d’école. La France n’a pas d’embargo avec l’Iran. Certains constructeurs automobiles français par exemple, en prévision de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, dès 2015, avaient une forte présence locale et s’apprêtaient à conquérir ce marché. Mais patatra, M. Trump décide de tout faire capoter, et réinstaure des sanctions unilatérales avec l’Iran.

Que fait la France, pays supposément indépendant ? Eh bien elle est bloquée : l’Iran ne veut pas d’euros, la France ne veut pas de Rial, et commercer en dollars est prohibé car le droit américain s’applique. Aucune banque française ne souhaite s’exposer à des amendes ou sanctions, certaines ayant même été récemment vaccinée… Et comme le secteur bancaire français est constitué d’un très petit nombre de très gros acteurs, tous sont exposés au marché américain.

Alors pour faire bonne figure et ne pas montrer notre incapacité à avoir un commerce extérieur indépendant et souverain, la France gesticule. Conjointement avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, elle annonce la création d’INSTEX en 2019, une usine à gaz destinée à offrir un support juridique pour commercer avec l’Iran sans utiliser le dollar. La suite était évidemment prévisible et est très bien résumée sur Wikipedia : « Fin janvier 2023, les actionnaires d’INSTEX prennent la décision de liquider l’entreprise, après la réalisation d’une unique transaction ». On n’osera pas demander combien d’argent public a été englouti dans ce projet.

La solution au problème était pourtant à portée de main et ne coûtait pas un sou d’argent public : Bitcoin.

Bitcoin n’est pas la monnaie des Etats-Unis. Bitcoin est un système de paiement indépendant, qui peut opérer en dehors de SWIFT, numérique, quasi instantané, et qui ne ferme pas le soir et le weekend.

En 1965, alors que les Etats-Unis commençaient à jouer un peu trop avec la confiance qui leur était accordée pour préserver le système monétaire international, De Gaulle disait: « Nous estimons nécessaire que les échanges internationaux soient établis comme c’était le cas avant les grands malheurs du monde sur une base monétaire indiscutable et qui ne porte la marque d’aucun pays en particulier. Quelle base ? En vérité on ne voit pas qu’il puisse y avoir réellement de critère d’étalon autre que l’or. »

A l’évidence, à l’époque, le monde n’était pas numérisé, et Bitcoin n’existait pas. Mais il est fort probable que De Gaulle eut été en faveur de l’usage de Bitcoin, car il aurait préféré commercer de manière souveraine avec les pays de son choix via un actif « qui ne porte la marque d’aucun pays en particulier », plutôt que d’être soumis à un pays étranger.

Alors est ce que passer de l’Euro au Bitcoin est une perte nette de souveraineté, quand la monnaie est un « privilège régalien » ? Pour l’international, sans doute que non. Disposer de cette alternative est plutôt un gain net. Pour le local, je me permets de remettre en cause les prémisses de la question. La monnaie est émise pour sa très grande majorité par les banques commerciales via le crédit. Ce ne sont plus les Etats qui créent la monnaie. Même le cash, pièces et billets, est créé par la BCE, dont les statuts garantissent l’indépendance vis-à-vis des Etats. La BCE, statutairement, ne doit pas faire de politique ! Son mandat unique est la stabilité des prix.

Alors bien sûr dans les faits, la BCE s’assoit allègrement sur cette indépendance. Lorsque l’on entend les gouverneurs successifs menacer de ne pas collaborer avec certains gouvernements, la Grèce ou l’Italie par exemple, si les électeurs venaient à faire « le mauvais choix », il s’agit bien évidemment d’une ingérence flagrance et d’une rupture complète du contrat des traités européens.

Car la contrepartie de cette indépendance de la BCE, c’est qu’elle n’est juridiquement responsable de rien. Elle ne rend pas de compte au parlement européen (tout au mieux depuis quelques années, elle daigne venir y expliquer sa politique), elle dispose de son propre droit du travail etc. Pour l’anecdote, il y a quelques années, un membre du bureau de la BCE avait communiqué des informations privilégiées à des entreprises financières sur une future décision concernant les taux directeurs. Dans n’importe quel autre contexte, un tel comportement aurait été constitutif d’un délit d’initiés, et sévèrement puni. Ici non, aucune punition, puisque la BCE n’est pas responsable juridiquement devant qui que ce soit. Plutôt qu’une punition, l’ironie étant sans limite, c’est la BCE qui a reproché publiquement aux média d’avoir parlé de l’incident.

Donc si la monnaie est un privilège régalien, la première chose à faire avant d’interdire Bitcoin serait en réalité de démanteler la BCE !

Par ailleurs, on peut légitimement se demander si l’Etat, sans la contrainte qu’implique un étalon sous-jacent comme le fut longtemps l’or, est digne de confiance pour gérer une monnaie infinie. Au stade actuel de ma réflexion, et éclairé des expériences historiques que furent les Assignats, ou le système le Law, ou encore plus récemment le dollar depuis 1971, je dirais que la réponse est non. La monnaie infinie dans les mains de l’Etat, c’est malheureusement le clientélisme débridé et l’irresponsabilité favorisée, qui permet d’entasser toujours plus de dettes, et de poursuivre une fuite en avant géante pour oublier les limites physiques de notre planète.

On me demande souvent « Mais si l’Etat ne crée plus la monnaie, comment peut-il se financer ?! ».

Je commencerais par dire que la question est déjà terriblement symptomatique de nos sociétés actuelles.

L’Etat se finance par l’impôt, qu’il peut prélever dans n’importe quelle monnaie, y compris en bitcoins. Cet impôt sert à financer un budget, voté par des représentants du peuple. Et le peuple consent à l’impôt en le payant.

Depuis la réforme du prélèvement à la source (permise par la généralisation des comptes bancaires…), bien que la mesure soit opérationnellement immensément plus efficiente, on a symboliquement perdu le consentement à l’impôt dans le processus. Ce n’est pas anodin, et c’est même révélateur.

Avec le covid, la boîte de Pandore a été complètement ouverte : l’argent est magique, il peut être créé sur commande en appuyant sur un bouton. Dans cette situation, il devient légitime pour n’importe quel français d’interroger l’utilité même de préserver un système d’imposition. Pourquoi ne pas simplement créer de l’argent pour sauver l’hôpital ? l’école ? l’environnement ? C’est tout simplement le début de l’’engrenage de l’hyperinflation, dont les conséquences sont abominables pour n’importe quelle société. Quand la monnaie meurt, la société ne tarde pas à suivre.

5/ Quels sont les courants de pensée qui sous-tendent la révolution crypto ? On entend parfois parler de libertarisme. On peut passer des heures à évoque le sujet, mais, qui, dans le monde du web3, pour garantir nos libertés, fédérer des communautés, prévenir l’atomisation du monde ?

La question me fait sourire car elle soupçonne un mouvement, dont l’alpha et l’’oméga est la liberté, de venir menacer nos libertés, qu’il faudrait donc garantir contre cette menace ! Ce soupçon est encore une fois assez révélateur de la drogue au contrôle que nous avons toutes et tous prise ces dernières années.

Je tiens à rappeler humblement par exemple que le RGPD européen est d’inspiration cypherpunk, car c’est dans le manifeste cypherpunk que l’on parle de minimisation de collecte des données, de consentement à cette collecte, et autres principes fondamentaux. Les licences Creative Commons sont aussi une inspiration de ces communautés. L’autre combat principal des cypherpunks est celui pour la préservation de la confidentialité et de la vie privée. Rappelons ici donc que l’anonymat est salutaire pour la société. Sans lui, pas de Voltaire, pas de George Sand, pas de Georges Orwell. Sans lui, impossible pour des groupes en minorité ou oppressés d’exprimer des témoignages ou de s’organiser. Comme je l’écrivais dans un article intitulé « Eloge de l’anonymat », celui-ci est une pratique salutaire pour faire émerger des nouvelles idées et innover. Car, rappelons-le, toute nouvelle idée commence par choquer. L’anonymat est garant d’une société libre, en particulier, de la toute-puissance de la pression sociale. Et c’est déjà extrêmement inquiétant qu’il soit suspect de le défendre. Cela étant dit, je partage l’inquiétude, ne me reconnaissant moi-même pas dans le courant libertarien, et n’étant pas un grand fan de l’atomisation de la société.

Je renvoie à ce titre à une conférence de Lawrence Lessig, avocat américain précurseur du numérique, et à l’origine de l’expression « Code is Law », ainsi que des licences Creative Commons, en 2015.

Cette conférence était donnée face à un public de précurseurs des cryptos, à Sydney, et s’intitulait « Déjà-vu all over again ». Un clin d’œil à sa propre expérience : les promesses de libertés maximales, d’émancipation totale, etc. sont du déjà-vu ! Ce sont les mêmes promesses que celles d’Internet dans les années 1990, dont lui-même était précurseur.

L’intérêt de cette conférence, c’est qu’il appelle ses successeurs, les précurseurs des cryptos, à ne pas commettre les mêmes erreurs qui ont conduit Internet à passer d’une promesse de liberté à un monde de surveillance, un panoptique foucaldien.

En particulier, il appelle les développeurs et ingénieurs à ne pas refaire la même erreur qui a consisté à se penser dans un monde virtuel, indépendant du monde physique, dans lequel les Etats n’auraient aucune prise. Cet hubris, ce sentiment de toute puissance, d’indépendance totale, a conduit les précurseurs d’Internet à une forme de naïveté, et par la suite à se faire déborder par les multinationales et les Etats, qui ont tranquillement et patiemment installé des oligopoles et des mécanismes de
contrôle parmi les plus intrusifs et pervers de l’Histoire.

A cet égard, je m’inscris dans cette philosophie : je ne souhaite pas que les cryptos créent une forme de société parallèle dans laquelle l’individu est roi mais atomisé. Bitcoin aura des impacts dans le monde réel, mais il ne tuera pas les normes, la pression sociale, les lois ou les Etats. Et tant mieux. En revanche, un Etat qui ne s’adapterait pas aux nouvelles donnes est pour moi condamné à être relayé au rang de suiveur. Comme la France qui rejette Internet car « son mode de fonctionnement coopératif n’est pas conçu pour offrir des services commerciaux », dixit le rapport gouvernemental sur Internet de 1994, et qui se retrouve complètement colonisée, vassalisée, dans l’espace numérique.

Il faut donc trouver ce juste milieu, préserver nos libertés fondamentales, notre vie privée, et s’inspirer des courants cypherpunks à ce sujet. Mais il faut faire attention à ne pas céder à la sensation de toute puissance que crée ce nouveau monde, et se penser à l’écart de la réalité physique des sociétés humaines et de leurs relations internes et entre elles. Cela exige de faire un compromis entre les libertés individuelles et les règles collectives de vie en société.

Alors il reste l’alternative que malheureusement commence à préférer une partie de la classe politique : interdire.

Les derniers pays qui ont interdit les cryptos, ou ont pris des mesures s’en rapprochant, sont la Chine du Parti Communiste Chinois, et l’Afghanistan des Talibans. Au-delà de l’efficacité très modérée de ces interdictions, l’échantillon me semble assez éloquent, et raconte très bien ce que nous sommes en train de devenir : des sociétés de contrôle dont le modèle est la Chine et son crédit social. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si pour son Euro Numérique, Christine Lagarde rappelle régulièrement que nous sommes en retard sur la Chine.

Pour ma part, si on peut laisser la Chine et garder notre retard sur ce sujet, ça me va très bien.

En résumé, on peut supposer que les courants de pensée qui alimentent Bitcoin sont effectivement des courants ayant des sympathies pour les libertés individuelles et la vie privée, cypherpunks, libertaires, libertariens etc. Ce sont exactement les mêmes que ceux qui alimentaient Internet. Est-ce pour autant une garantie que leur « création » va s’exprimer selon leur souhait en maturant et avec l’adoption ? Rien n’est moins sûr, et Internet nous donne plutôt un exemple inverse. Je m’étais exprimé d’ailleurs sur l’attitude déplorable de la gauche française sur le sujet Bitcoin. Plutôt que de comprendre comment elle pourrait s’en servir pour faire avancer ses combats, elle est encore embourbée dans une tentative d’infréquentabilisation de Bitcoin, s’essayant à des assimilations douteuses avec l’extrême droite ou l’antisémitisme (sic…). A ce petit jeu-là, la gauche ne peut pas gagner car Bitcoin ne mourra pas. Après 15 ans à annoncer sa mort en vain, l’idée devrait commencer à être acceptée.

Et puisqu’il ne mourra pas, il vaut mieux se l’approprier plutôt que de le rejeter. Aux Etats-Unis, ce deuil a été fait par une partie de la gauche qui a commencé ce travail d’appropriation, heureusement. On peut citer Jason Maier, et son livre « À progressive case for Bitcoin », ou encore Alex Gladstein, directeur de la stratégie de la Human Rights Foundation, qui met en avant comment les militants des droits de l’Homme utilisent Bitcoin, et s’inspire par exemple de Roya Mahboob, entrepreneure afghane connue, qui est devenue une des plus ferventes défenseure de Bitcoin, lui ayant permis de sauver son propre patrimoine et d’aider des femmes à fuir l’Afghanistan.

On pourrait ajouter du point de vue plutôt économique et monétaire que Bitcoin a renouvelé l’intérêt pour une école de pensée économique qui avait été quasiment anéantie par le keynésianisme. Il s’agit de l’école autrichienne, plaidant, entre autres, pour que l’Etat ne gère pas la monnaie car la tentation est trop forte pour lui de faire n’importe quoi avec, et de la dévaluer à son profit en lésant les épargnants et entreprises, et favorisant le capitalisme de connivence, la proximité avec le robinet monétaire et les bons décisionnaires assurant une forme de richesse.

De mon côté, j’ajouterais à cela un point de vue plus écologique : le système monétaire actuel ne permet pas, systémiquement, la sobriété. L’inflation n’est pas un « bug », c’est une cible, un souhait, un objectif des Banques Centrales, afin de favoriser la consommation. Or, selon tous les scénarii du GIEC, on ne pourra pas atteindre nos objectifs climatiques sans un volet « sobriété » important.

I| existe une injonction à croître du système monétaire international, qui pousse notamment les épargnants à dépenser pour éviter d’être victimes de l’inflation. Et bizarrement, la monnaie, ce thermomètre et ce sang de l’économie, mesure de tous les indices et grandeurs, fondement de tous les échanges, de toutes les transactions, influençant tous les jours les décisions des agents économiques, a réussi à esquiver l’examen collectif. I! ne se trouve pas un écologiste, un économiste, un politique, pour dire que la monnaie actuelle nous conduit collectivement dans le mur climatique, de manière structurelle et systémique.

6/ Vous avez œuvré chez KPMG. Les grands cabinets sont-ils en train d’effectuer une mue sur ces sujets réputés sulfureux ?

Oui et non. De manière générale, je suis assez critique sur le monde du conseil. J’ai pu constater assez souvent que c’est un monde qui est prisonnier de ses clients, et qui préfère leur dire ce qu’ils veulent entendre plutôt que ce qu’ils doivent entendre. Si le monde du conseil fait sa mue, c’est parce que cela devient socialement acceptable de se positionner sur ces sujets pour les entreprises, et par transitivité, il devient donc nécessaire pour les cabinets d’avoir un discours cohérent et intelligent sur le sujet.

Chez KPMG, mais aussi avant l’acquisition, en tant que cabinet indépendant, nous avons essayé de porter une vision différente, avec des convictions fortes. Quitte à perdre des clients, qui parfois ne souhaitent que valider une décision déjà prise, et lui donner un tampon extérieur pour se déresponsabiliser. Et KPMG a d’ailleurs été courageux, en France comme à l’étranger d’ailleurs, en faisant partie des premiers cabinets à adopter une position plus équilibrée sur les cryptos. Pour preuve, KPMG a publié récemment une étude évoquant l’intérêt de Bitcoin pour les enjeux RSE, alors même que le discours « mainstream » considère encore aujourd’hui majoritairement Bitcoin comme une hérésie sous cet angle-là.

Aujourd’hui, un chemin énorme a été fait, mais nous ne sommes pas au bout de la route, et les contrefeux restent nombreux. Blockchain privée, puis tokens de banques, puis Monnaies Numériques de Banque Centrale, mais aussi du plus folklorique avec les Métavers etc. Tout est fait pour ne surtout pas parler de l’éléphant dans la pièce : Bitcoin. Non, Bitcoin ce n’est pas sérieux. C’est le terrorisme, c’est la pédophilie, ça détruit la planète plusieurs fois par jour, et puis ce n’est pas une monnaie. Même lorsque le Salvador a officialisé Bitcoin comme monnaie légale et officielle, le jeu de l’autruche s’est poursuivi : le Salvador, ce n’est pas vraiment un pays quoi. « Le Salvador, soyons sérieux » disait le ministre du numérique français.

A l’heure actuelle, la situation est toujours celle-ci : pour la plupart des entreprises françaises, Bitcoin est un tabou mais les actifs numériques commencent à devenir fréquentables. Les banques parlent de jetonisation de titres financiers, les entreprises classiques parlent de NFT etc. En conséquence, les cabinets de conseil s’adaptent. Ils étaient nombreux à faire la pub des blockchains privées inutiles pour vendre de la mise en place et du cloud (IBM disait déjà à l’époque que pour 1€ de blockchain vendu, c’était 10€ de Cloud vendu !), aujourd’hui, ils se positionnent sur la jetonisation et les NFT.

Mon propos n’est pas de dire que la jetonisation ou les NFT sont inutiles, loin de là. Amon humble avis d’ailleurs, je ne vois pas dans 10 ou 15 ans ce qui justifierait qu’un actif financier ne soit pas jetonisé, tant cela représente une optimisation majeure à tous les niveaux : accessibilité, disponibilité, coûts, rapidité etc. Etil est donc bien évidemment nécessaire de s’y préparer. Les NFT sont aussi une nouvelle façon d’interagir avec des communautés, ou de désintermédier l’art numérique. Donc il y a un énorme
progrès par rapport au « temps » des blockchains privées, qui elles ne fonctionnaient simplement pas.

En revanche, constater qu’il y a toujours un tabou sur Bitcoin me révolte. Il s’agit à mon sens de l’enjeu stratégique central. Mais le discours officiel et mainstream est absolument accaparé par des personnes ou institutions en conflit d’intérêt grossier et évident. Demander à une banque centrale ce qu’elle pense de Bitcoin, c’est demander à la Poste ce qu’elle pense de l’email, ou au canard ce qu’il pense du foie gras. Mais ça ne semble pas frapper grand monde dans l’univers médiatique, où leur avis est continuellement sollicité sur ce sujet, et ce sans contradiction.

En tout cas, en arrivant chez KPMG, mon ambition était d’en faire le « top of mind » du conseil sur les sujets cryptos en assumant des convictions, tout en étant intraitable sur le sérieux, les sources, la crédibilité, l’argumentation, l’expertise. J’espère y avoir contribué autant que faire se peut, et je suis très fier d’y avoir laissé une équipe extrêmement talentueuse et irriguée de cette philosophie. Sans aucun doute, nous avons contribué à ce que le sujet avance plus rapidement en France que si nous n’avions pas été là.

7/ Les politiques sont assez peu présents sur le thème des cryptoactifs. Pouvez-vous leur souffler 10 mesures de salut public qu’ils pourraient intégrer dans un programme électoral sans risque de perdre en route la moitié de leurs potentiels électeurs ?

Les politiques sont cyniques mais très pratico-pratiques : ils se posent très simplement la question de savoir si les cryptos sont un marché électoral intéressant. La réponse jusqu’à présent était un non franc et évident. Pour avoir eu des échanges avec des députés européens, peu avant les précédentes élections européennes, il était absolument transparent dans leur discours qu’ils n’allaient certainement pas risquer de perdre des voix sur un sujet aussi sulfureux. Le ratio risque/bénéfice était catastrophique.

Le premier combat est donc culturel : tant que les cryptos ne seront pas suffisamment adoptées, alors elles ne représenteront pas un enjeu intéressant pour les hommes et femmes politiques.

Nous sommes, je pense, dans une période de bascule à ce sujet. Aujourd’hui, il y a plus de français qui possèdent des cryptos, que de français qui possèdent des actions en propre. C’est environ 1 français sur 10. Ce n’est plus quelque chose de négligeable, et cela devient petit à petit un marché électoral. La crypto a offert à la France deux licornes, Ledger et Sorare, la première contribuant même à réindustrialiser une région sinistrée par la mondialisation, à Vierzon. Les messages politiques peuvent devenir attractifs. Mais attention, le plus gros facteur discriminant dans la détention de cryptos est l’âge. Les jeunes sont largement surreprésentés dans les détenteurs. Or les jeunes ne votent pas. Cela pourrait donc tempérer ou différer ce gain d’intérêt chez les politiques.

A ce titre, lors de la précédente présidentielle, plusieurs candidats avaient accepté l’invitation de Ledger à venir sur le site de leur usine à Vierzon pour s’exprimer sur le sujet des cryptos. Malheureusement, l’invasion Russe en Ukraine a complètement annihilé cette montée en puissance du sujet dans les média. Je suis persuadé que les cryptos avaient une dynamique pour elles qui auraient pu en faire un sujet de campagne, bien que mineur.

Concernant les mesures, l’Europe s’étant emparé du sujet, cela commence déjà à être trop tard. Cependant, il reste des sujets sur lesquelles nous pouvons être actifs. La première mesure à faire, qui ne coûte pas un seul euro, et qui serait majeure pour l’attractivité française, serait très simplement de prendre position publiquement en faveur de Bitcoin, et de lui reconnaître sa capacité à être une monnaie. Une version ambitieuse de cela pourrait être de commencer à faire accumuler des Bitcoins plutôt que de l’or par la Banque de France. Accumulation qui peut commencer par les actifs numériques saisis par la justice aussi.

Du point de vue économique, dans l’idée, il faudrait faire en sorte d’héberger à minima des plateformes d’échange majeures et des entreprises de minage en France.

Pour les premières, sans soutien de la puissance publique, il est impossible maintenant d’émerger parmi les mastodontes actuels que sont devenus les Coinbase, Kraken et autres. C’est dommage dans la mesure où une société comme Paymium a lancé son activité bien avant eux, mais encore en 2023 se voit fermer son compte bancaire. L’Etat doit garantir la possibilité d’ouvrir un compte bancaire, pourquoi pas via la Banque Postale, et de le maintenir dans le temps. Les prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) français sont quasiment tous positionnés en aval de la chaine de valeur, ce qui nous rend dépendant, en particulier de plateformes américaines. || me semble nécessaire, a minima au niveau européen, au mieux français, de disposer d’une grande plateforme d’échange.

Une façon de court-circuiter le problème du compte bancaire pourrait être simplement aussi de casser le monopole sur les comptes bancaires, ou la nécessité d’en ouvrir un pour lancer une entreprise. Déjà en Suisse, il est possible de constituer une société avec un apport en capital en crypto, conservé sur un portefeuille personnel. Forcer l’ouverture d’un compte alors qu’il existe maintenant une alternative relève d’un anachronisme qui n’a d’autre raison d’être que de protéger le secteur bancaire privé.

Pour les secondes, les entreprises de minage, il s’agit d’un enjeu majeur en termes de contrôle de la gouvernance du réseau. EDF pourrait parfaitement utiliser les surplus et les extra-capacités du nucléaire ou des ENR pour améliorer sa rentabilité, favoriser la transition énergétique et garantir la souveraineté nationale. Je peux personnellement assez bien projeter une vision où dans le futur une partie substantielle du minage serait opérée par des entreprises publiques d’électricité. Cela fait parfaitement sens pour profiter au mieux de la capacité du minage à effacer sa consommation du réseau à la demande, aidant ainsi les opérateurs à gérer celui-ci. Il pourrait être intéressant de favoriser l’émergence d’un producteur d’ASICs (les machines spécialisées pour le minage) en France aussi.

Il y a ensuite des mesures un peu plus techniques comme la fiscalité. Instaurer un régime fiscal simplifié pour les particuliers pour les paiements en crypto, avec un abattement forfaitaire, semble être une bonne idée pour ne pas freiner l’adoption. A l’heure actuelle, si vous achetez une baguette de pain en bitcoin, vous créez un événement fiscal vous forçant à calculer la plus-value réalisée en échangeant vos bitcoins contre une baguette de pain, puis à rapporter cette plus-value sur la valeur latente de l’ensemble de votre portefeuille d’actifs numériques. Autant dire que soit les gens ne déclarent pas, soit ils évitent de payer en crypto. Le seul abattement qui existe aujourd’hui est annuel, et non par opération de paiement.

Pour les sujets hors Bitcoin, il me semble crucial de favoriser l’émergence d’un stablecoin Euro digne de ce nom, et remettre la BCE à sa place sur le sujet de l’Euro Numérique, pour lequel elle n’a pas de mandat démocratique. Aujourd’hui à l’inverse, à cause d’un manque de compréhension du sujet et d’un amalgame fait avec le projet Libra/Diem de Facebook, les autorités se sont persuadées que les stablecoins étaient des menaces pour la « souveraineté monétaire ». Dans la réalité, les Etats-Unis, encore une fois, se frottent les mains, car les stablecoins sont en réalité une extension du domaine de la lutte. Aujourd’hui ils représentent une capitalisation supérieure à 100 milliards de dollars, et 99% sont des représentations du dollar américain. Au lieu de favoriser la compétitivité de l’euro dans l’espace numérique, le parlement européen a introduit dans le règlement MICA une épée de Damoclès, un Veto de la BCE permettant d’arrêter à sa convenance n’importe quel projet de stablecoin euro.

Enfin, il faut soutenir les efforts de l’industrie bancaire et financière à s’orienter vers la jetonisation des titres financiers traditionnels.

J’ajouterais sur un autre plan que briser le tabou autour de Bitcoin est aussi important dans le monde académique. Les personnes souhaitant aujourd’hui faire des thèses sur ce sujet sont des parias qui se voient refuser encadrement et financement, et sont donc obligés de camoufler leur véritable objet d’étude derrière des prétextes génériques comme « le numérique » « les start-ups » etc. C’est tout simplement indigne et choquant. Et ce problème n’est pas que Français malheureusement, des témoignages existant aussi aux Etats-Unis.

8/ Le mouvement de désintermédiation est un mouvement centrifuge. Est-il amené à pulvériser les corps sociaux auxquels nous sommes habitués, ou au contraire, travailler à la constitution de nouveaux ensembles politiques, de nouvelles cités « souveraines » ? Ou serions- nous « condamnés » à assurer seuls notre propre souveraineté personnelle, à ne plus compter que sur nous comme « alter de confiance » ?

La souveraineté personnelle n’est pas exclusive de la souveraineté collective, il s’agit d’un équilibre. Pour reprendre la distinction que fait Benjamin Constant dans son discours « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », la liberté a changé de signification au cours du temps. Dans la Grèce antique, berceau de la démocratie, la liberté avait pour prix. l’esclavage d’une partie significative de la population, et l’exclusion des femmes du corps social. Par ailleurs, même les citoyens n’étaient pas « libres » au sens moderne. En atteste la condamnation à mort de Socrate pour avoir simplement philosophé, et fut accusé ainsi de corrompre la jeunesse. La liberté antique était une liberté collective : Athènes est libre face aux Perses. C’est la cité qui exprime sa liberté.

Constant argue que les Lumières ont modifié le curseur, et ont introduit les concepts de libertés fondamentales. Ce sont les individus qui sont libres, et le collectif doit garantir les droits des individus. La loi préserve ma liberté de penser, de me déplacer, de me réunir, de manifester, etc.

La question que l’on peut poser à mon sens est : peut-on avoir une société où les libertés individuelles fondamentales sont garanties si l’Etat, ou le collectif, n’est pas suffisamment fort pour se prémunir d’influences, incursions, voire invasions étrangères ? Ma réponse personnelle serait plutôt non. Et à ce titre, c’est un arbitrage qu’il convient de faire, un contrat social : où placer le curseur pour préserver un maximum nos libertés fondamentales, tout en donnant la capacité à l’Etat d’être suffisamment fort
pour nous défendre tous en tant que collectif, nation, peuple.

Dans la société actuelle, il est largement possible d’argumenter que le curseur est dorénavant significativement déplacé vers les restrictions aux libertés fondamentales. Et ce n’est pas qu’une affaire de cryptos évidemment, il suffit de regarder l’actualité régulièrement. En ce moment, la nouveauté c’est d’interdire les VPN… Comme évoqué dans une autre question plus haut, notre société est droguée au contrôle, car elle est anesthésiée au risque, qui est le corollaire inévitable de la liberté. Une dictature est toujours mieux organisée qu’une société libre. Rousseau disait : « On vit aussi tranquille dans les cachots. En est-ce assez pour s’y trouver bien ? ».

L’Europe vivant dans un monde imaginaire et fantastique dans lequel il n’y a que des consommateurs qu’il faudrait protéger d’eux-mêmes, nous avons pris la fâcheuse tendance à empêcher et restreindre par précaution. Dans le monde des cryptos, ça se traduit par un régime juridique français encadrant les cryptos depuis 2019 (enregistrement auprès de l’Autorité des Marchés Financiers si vous souhaitez opérer en France). Quand on enlève la brume des bons sentiments, on constate que les entreprises françaises n’ont pas pu émerger face à la concurrence, et que les Français utilisent des services étrangers. Résultat des courses : la France perd une industrie, les Français utilisent des services étrangers, et ne sont même pas protégés, puisque ces services sont offshores et souvent moins-disants.

En résumé, je pense que la capacité à reprendre la possession de ses actifs, ou du moins, en avoir l’alternative accessible, est absolument salutaire pour se prémunir de dérives autoritaires qui sont en cours. Pour le dire autrement et de manière claire : les cryptos, Bitcoin en particulier, sont un test pour nos démocraties, permettant de révéler notre appétence collective à la liberté ou à la servitude volontaire et au contrôle. C’est un euphémisme que de dire que nous sommes en train de rater ce test, et que nous validons plutôt la thèse de La Boétie.

9/ Pouvez-vous (re)définir l’idée de « valeur » en 2023 ? Qu’est-ce qui donne de la valeur à un bien matériel ou immatériel et pour quelle raison ?

Question difficile. La valeur est subjective. La valeur de quelque chose c’est l’importance qu’on lui accorde relativement au reste. Le prix, lui, est une tentative de marché pour étalonner les valeurs entre elles et entre les individus. Dans un marché en concurrence pure et parfaite, le prix est le meilleur outil d’information des individus, leur permettant de prendre les décisions les plus éclairées quant à leur comportement économique. Le problème évidemment, c’est que la concurrence pure et parfaite est
un cadre théorique similaire au « sans frottements » en physique : il n’est jamais vrai.

Ce qu’on peut dire néanmoins, c’est que lorsque la monnaie se déprécie structurellement par l’inflation, c’est-à-dire qu’elle vous brûle les doigts, votre appétence pour des objets autres que la monnaie (actifs en tous genre, consommation etc.) augmente.

La construction du système monétaire n’est donc pas un simple artefact d’économiste de salon, mais quelque chose de systémique et d’anthropologique car elle vient affecter notre rapport au monde et à la valeur. Et plus fondamentalement, elle vient affecter la valeur qu’on accorde à la ressource la plus rare et la plus précieuse : le temps. Un système inflationniste incite à des comportements court-termistes. Si votre argent perd sa valeur tous les jours, vous n’avez aucun intérêt à préserver de l’épargne dans le temps. Vous êtes encouragés à l’insouciance de la consommation immédiate.

Je réitère donc l’idée exprimée plus haut : le système monétaire actuel est un système hédoniste qui ne permet pas la sobriété et incite les agents économiques à ne pas prévoir le long terme. C’est un chamboulement artificiel des systèmes de valeur des individus.

10/ Accepteriez-vous de décrire votre biotope psycho-politico-spirituel et essayer d’établir des liens de causalité avec votre promotion d’un monde désintermédié ? Que tenez-vous pour sacré ?

Comme évoqué plus haut, je n’ai pas d’affinité particulière pour la désintermédiation en tous temps en tous lieux et en tous contextes. Elle est un moyen, pas une fin. Je ne souhaite pas la disparition des Etats ou des Nations, mais peut-être qu’en France il pourrait être pertinent parfois de déléguer certaines compétences, de décentraliser le pouvoir. Je ne souhaite pas l’atomisation d’individus réduits à leur statut de consommateur parfait dans une économie mondialisée. Je déplore à ce titre que l’Europe soit incapable de se penser comme autre chose qu’un marché de consommation géant. Pour faire plaisir au consommateur, tout le monde se presse, mais dès qu’il s’agit de parler du citoyen il n’y a plus personne.

Je m’inscris personnellement dans une ligne que l’on pourrait historiquement rattacher à une sorte de gauche IIl° République, universaliste, laïque et souverainiste.

Etant donné le mouvement sinistrogyre de la politique, je suppose que ça me met aujourd’hui dans un camp un peu déserté à mi-chemin entre le libéralisme et le conservatisme gaullien. Mais je ne suis pas un grand fan des cases. Je déplore par exemple que la gauche soit obnubilée par les problématiques sociétales, mais aussi que la droite soit absente de la question écologique. Qu’une partie de la gauche renie largement l’universalisme et la laïcité émancipatrice, pour lui préférer un immobilisme identitaire, un refus de l’assimilation confinant au communautarisme, mais aussi que la droite soit aveugle aux inégalités que les fortunes diverses ont pu générer. De manière générale, je reconnais à la gauche une capacité à avoir une pensée systémique, et à intégrer dans son raisonnement les effets de l’environnement social et sociétal sur l’individu, ce qui est crucial pour éclairer la puissance publique. Mais je lui reproche de trop souvent franchir la ligne entre une pensée systémique et une pensée essentialisante et mono-factorielle, collant facilement des étiquettes et enfermant dans des cases les individus. A l’inverse, je reconnais à la droite la capacité de penser et défendre en général la liberté individuelle, mais je lui reproche son inclination contradictoire à préserver les rentes, ou encore sa naïveté sur les pressions systémiques auxquelles sont soumis les individus, affectant ainsi leur liberté
individuelle.

Je suis à l’heure actuelle assez orphelin politiquement donc. Mais je pense sincèrement que Bitcoin peut être une pierre angulaire d’un nouveau récit collectif qui nous permette de faire Nation. Un outil permettant de ralentir collectivement, et d’imposer à toutes et tous une sobriété systémique pour avoir une chance de préserver l’environnement, tout en évitant l’écueil de l’autoritarisme et en préservant les libertés fondamentales. Un outil de souveraineté dont de Gaulle aurait parfaitement pu se faire l’avocat. Un outil innovant sur lequel les cartes ne sont pas encore distribuées, ce qui signifie que nous
pourrions tirer notre épingle du jeu, et exercer une influence importante sur l’infrastructure financière
et monétaire de demain.

 



⭕️ Mezze de tweets

 

 

 

 

 

 

 

 

 




⭕️ Hors spectre

Black Spruce Ledge, N. C. Wyeth, 1939

 

En règle générale, les hommes civilisés sont plus malpolis que les sauvages car ils savent qu’ils peuvent se montrer grossiers sans se faire fendre le crâne pour autant. Robert E. Howard




Newsletter n°67 - 22 septembre 2023

⭕️ Éditorial

J’aurais aimé l’être

Depuis Saint-Malo, bien des agitations nationales mues par nos petits courants de pensée semblent vaines. Un vague sentiment s’en dégage comme une écume : la discorde nous empêchera d’avancer, et la discorde, chez un peuple comme le nôtre, cela ressemble furieusement à une mer d’orgueil. Je profite du fait que nous recevions aujourd’hui un marin, non pour faire des phrases*, mais pour exprimer en votre nom à tous ce besoin de grands vents pour l’intelligence française (*ça y ressemble un peu quand même). Je peux le dire, parmi les vies que j’aurais aimé avoir, il y a celle de marin. Il est probable que je l’idéalise. Mais j’y devine encore aujourd’hui la possibilité d’être soi autant que l’indispensable rouage d’un ensemble efficace et rutilant. Derrière mes histoires de souveraineté technologique, et ce colloque qui arrive comme un continent dont j’approche, c’est d’abord à cela que je songe. Un orchestre mouvant et organisé, composé de joyeux drilles fiables, polis par l’effort et la discipline, ivres de concorde et de fierté, et bien décidés à s’engager…

Pardon, j’oubliais le plus important : un Pacha qu’on ait envie de suivre par gros temps.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 22 septembre 2023, le Vice-amiral d’escadre (2S) Arnaud Coustillière, qui est président du Pôle d’Excellence Cyber.



On peut comparer les grands fonds au dark web


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


NB : Arnaud Coustillière tient à préciser qu’il s’exprime ici à titre personnel et que ses propos n’engagent que lui.

1/ La moitié de l’activité numérique mondiale sera bientôt dévolue à la sécurisation de l’autre ? Que pensez-vous de cette assertion ?

Je ne sais pas dire si elle est exacte, mais elle restitue bien le contexte global de très forte augmentation du niveau de menace et de sophistication des attaques. Elle frappe les esprits et interroge les acteurs de l’IT sur leurs priorités. Comme dans le monde réel, il ne peut y avoir de développement sans confiance et sécurité.

En premier lieu, la sécurité doit être conçue « by design », intégrée dès la conception dans l’architecture, elle concerne donc tous les acteurs de la chaine IT, avec une responsabilité forte des éditeurs de logiciel, notamment des plus grands qui ont des millions d’usagers. Quand vous achetez un produit manufacturé, vous avez des organismes de certification qui garantissent la « non dangerosité » du produit. Dans le numérique on doit faire confiance à l’éditeur, y compris dans sa stratégie et tempo de mise à jour… Cet état de fait n’est pas très vertueux… et fait reposer la sécurité by design sur les éditeurs privés, motivés souvent par d’autres priorités que la sécurité. C’est l’origine de tous les débats actuels autour de la « supply chain » qui est devenue un maillon faible. L’Appel de Paris lancé par la France en 2018 pointe bien ce point, tout comme le CIGREF qui représente les plus grandes entreprises françaises utilisatrices. Même si la situation n’est pas satisfaisante, les éditeurs comme les utilisateurs en sont de plus en plus conscients et deviennent plus exigeants ; la règlementation elle aussi évolue.

En second lieu, il y a la chaine Cyber en charge d’anticiper, de détecter, de corriger et de réagir face aux attaques ; il est vrai que face à une menace qui devient de plus en plus « industrielle » elle est amenée à de plus en plus se renforcer, à la fois en personnel qualifié avec de nouveaux métiers, mais aussi par le recours accru à de l’automatisation et l’emploi de big data, d’OSINT, d’IA, prochainement de puissances de calcul démultipliées par le quantique, pour traquer la menace le plus en amont possible, mais aussi au cœur des systèmes à protéger.

Les deux points clefs pour moi sont les places respectives entre des « actions humaines à forte valeur ajoutée » versus une « automatisation accrue pour traiter tout le reste ».

2/ Quel rôle la Bretagne joue-t-elle vis-à-vis de Paris dans la course à l' »excellence cyber » ? Voyez-vous une place particulière pour Saint-Malo, notamment au regard de son histoire ?

En 2013/14 vous avez eu la rencontre de deux politiques publiques qui ont propulsé la Bretagne au cœur du cyber régalien, loin devant les autres régions.

La première est liée aux suites du Livre blanc sur la sécurité et la défense nationales de 2008, puis celui de 2013, ils ont conduit à un très fort renforcement des structures cyber du ministère des Armées en Bretagne. L’écosystème breton historiquement fortement marqué par les Télécom y offrait un terreau favorable, avec en sus une concentration à DGA/MI (Bruz ) des compétences les plus pointues du ministère dans le domaine numérique. Assez naturellement, le ministère des armées a poursuivi et fortement renforcé la concentration de ses compétences les plus pointues et de sa R&D, rejoint ensuite par des unités opérationnelles. Tout cela est décrit dans le Pacte Défense Cyber promulgué en 2014 par Jean Yves Le Drian : « 50 mesures pour changer d’échelle », et placer l’excellence du ministère des Armées au service de la nation, élément indispensable pour recouvrer
une part de souveraineté dans ce domaine. La rapidité des transports entre Paris et Rennes est aussi un élément important pour cet écosystème régalien qui ne peut être que global avec un pied à Paris et un pied en Bretagne.

La seconde est la conséquence de la crise des « Bonnets rouges » qui s’est traduite par le Pacte d’avenir pour la Bretagne signé du premier ministre ; la région a fait du cyber l’une de ses grandes priorités pour son développement, mobilisant ainsi les grands acteurs régionaux et ses opérateurs comme BDI ou BCI par exemple.

Le Pôle d’Excellence Cyber fondé par le ministère et la région en 2014 en est l’une des réalisations concrètes. Six années plus tard, c’est plus de 8000 emplois Cyber qui sont comptabilisés en 2020 par l’étude « AUDIAR », du aussi au fort renforcement sur Rennes des grands de la Cyber (Orange,Thalès, Airbus, Sopra, Capgemini…) à proximité de la DGA, permettant l’essor de tout un ensemble de PME/TPE innovantes, et de startups. 10% des startups sont en Bretagne la mettant très largement en tête des régions. Mais leur marché n’est pas en Bretagne, il est national, européen puis mondial.

Un exemple en est SecureIC ou encore Diateam dont une part importante de leurs CA se fait hors d’Europe ; Glimps fondé par des anciens de la DGA et incubé à la « Defense Factory » à Rennes ouvre aujourd’hui une entité à Toronto au Canada ; Sekoia déjà fortement présente à Rennes va y installer prochainement son siège, ou encore DEFANTS entreprise rennaise citée par le Gartner en 2023. Thales y a un Lab d’expérimentation baptisé La Ruche, Capgemini y a inauguré lors de l’ECW 2022 l’un de ses lab d’Innovation « Défense et Cybersécurité », Orange est très implanté sur Rennes et Lannion.

La French Tech Rennes/St Malo « Le POOOL » tient une place importante dans ce dispositif, les territoires de Vannes/Lorient, Brest ou encore de Lannion ont aussi une forte dynamique. St Malo concentre aussi plusieurs sociétés innovantes comme Alcyconie et verra le 29 septembre un séminaire national « Cap sur la souveraineté numérique et technologique ».

Beaucoup d’organisations s’engagent aussi : le Clusir Bretagne, le Medef 35…La région Bretagne et le PEC ont su mobiliser un ensemble de partenaires pour gagner un EDIH Cyber européen, idem avec un appel à projets sur les compétences et métiers Cyber d’avenir dans le cadre de France 2030, sans parler du Campus et du CSIRT régionaux.

3/ Considérez-vous l’arsenal pénal adapté à la gravité des faits dont les cybercriminels se rendent coupables ?

Je dirais que l’arsenal pénal français me parait adapté mais qu’il devra continuer à s’adapter et surtout disposer de plus de moyens car la cybercriminalité s’envole. A la suite de la DGSI, la Gendarmerie tout comme la Police Judiciaire DCPJ ont pris depuis quelques années le tournant, Europol aussi avec de beaux succès récents. La Justice a développé un réseau de magistrats spécialisés mais c’est plus la coopération internationale qui pèche avec un certain nombre de pays qui ne coopèrent pas offrant des sanctuaires à certains groupes de cybercriminels. La convention de Budapest n’a que peu évolué depuis des années.

4/ La probabilité d’une multiplication des conflits par artefacts interposés joue-t-elle selon vous sur la perception que les jeunes candidats pourraient avoir de la carrière militaire ?

Je ne le pense pas, les gros flux de recrutement concernent les armées traditionnelles et les motivations sont de devenir marin, aviateur ou soldat. Ensuite presque cent ans après l’apparition de l’aviation militaire, une nouvelle composante se développe à partir des ressources des armées et des civils de la défense. Y recruter est un vrai défi car dans le numérique la concurrence est dure et la ressource rare. Je pense que les unités y seront davantage mixtes car pas forcément besoin d’être en zone de combat pour agir. C’est un défi pour le commandement, offrir des perspectives opérationnelles en poste de responsabilité et d’encadrement au-delà de cinq ans à de jeunes Master2 ou ingénieurs civils et militaires demande à adapter les structures, d’autant que les armées et nos services de renseignement recrutent sous tous les statuts civils et militaires. Certaines structures comme la DGSE y arrivent parfaitement.

En outre, le ministère des armées dans toutes ses composantes offre des métiers que le civil ne peut offrir : le combat numérique avec son volet « action », c’est passionnant et exaltant, et comme dans les autres composantes les carrières peuvent y être courtes. Les arguments ne manquent pas. Ne pas oublier qu’une grande partie des militaires font des carrières courtes de 5 à 10 ans, et que l’on devient de carrière donc en CDI qu’à l’issue de cette période pour ceux qui restent.

J’ai eu la chance d’être à la fondation de la cyberdéfense militaire et de ses premiers engagements ; la motivation des personnels sous statut civil était la même que celle de leur camarade sous statut militaire. Servir son pays mais dans un domaine nouveau en pleine mutation, où il faut innover. Le problème du recrutement initial n’est pas le plus compliqué, je suis en contact avec de nombreuses écoles, tant pour les sciences sociales que pour les sciences technologiques, l’attirance est là avec des motivations assez identiques aux autres domaines, mais celui de la fidélisation et des plans de carrières est plus compliquée, la capacité cyber en est à ses débuts, le cyber militaire a fêté ses dix ans en 2021, je reste optimiste, le COMCYBER saura trouver les solutions.

5/ Sur l’innovation technologique, trouvez-vous les milieux militaire, économique et académique suffisamment proches ?

Ils ne sont jamais assez proches bien sûr mais de nombreuses structures ou initiatives existent, le rôle du Pôle d’Excellence Cyber en est un exemple, décloisonner, favoriser un écosystème transverse sont dans nos gènes.

On voit aussi beaucoup de TPE fondées par des anciens du ministère ou de l’ANSSI, ou encore du CEA, sans parler de « spin off issues » de l’INRIA ou du CNRS et de différents centres de recherche, voire d’écoles comme EPITA, à travers la France, les IRT aussi et j’en oublie. La région rennaise en comporte un certain nombre.

En France l’innovation se porte plutôt bien, chaque année de nombreuses, voire trop de startups voient le jour, sont accompagnées, certaines disparaissent aussi. France 2030 mobilise beaucoup de moyens et d’acteurs, on peut penser au rôle de l’INRIA, au Campus Cyber national, au Pôle Systematic avec ses 900 membres, à Cyberbooster ou encore Auriga Capital, à la French tech qui a des antennes très dynamiques, notamment à New York ou à Singapour, à Paris Station F où Thalès est très présent.

La DGA n’est pas en reste avec sa CyberFactory basée à Rennes, ou encore les processus RAPID, et ses Programmes d’Etude Amont (PEA) qui alimentent le domaine Cyber et préparent l’avenir. DGA/MI ce sont aussi des centaines d’ingénieurs dédiés à ces sujets. Il en sort des sociétés comme GLIMPS par exemple. On peut aussi penser à ANOZRWAY. Mais la vraie difficulté est le passage à l’échelle pour transformer ces jeunes pousses souvent fragiles en scale-ups, puis PME aptes à conquérir des marchés européens, puis aller sur le marché américain ou asiatique…

Le marché national est trop étroit et fragmenté, comment doit-il se consolider, comment nouer des partenariats et avec qui ? Ce sont de vraies questions, tout comme les besoins en investissements pour pouvoir se développer rapidement et rester à la pointe de l’innovation. L’apparition de fonds à vocation souveraine bien comprise, il ne suffit pas d’être français, il faut avant tout gagner des marchés face à la concurrence souvent bien installée et très bien financée. Là encore de nombreuses initiatives ont vu le jour : Tikeau avec les fonds Brienne 3 puis 4, pour ne parler que du plus gros, sans oublier le rôle de la BPI et de la DGE, ou encore DefInnov et DefInvest en lien étroit avec le ministère des armées.

Des PME peuvent aujourd’hui lever des dizaines de millions d’euro en France, voire une centaine pour les dernières opérations : CHAPSVISION, TEHTRIS, PRELIGENS en sont des exemples. Mais cela pose aussi la question des dirigeants, être patron charismatique d’une TPE de quelques centaines d’employés ne garantit pas de pouvoir devenir patron d’une société de plusieurs milliers de personnes…

6/ On sait combien le défilé du 14 juillet dope chaque année le sentiment patriotique des Français. Que faudrait-il imaginer pour qu’ils tirent leurs trois couleurs de leurs poches les 364 autres jours de l’année ?

Le 14 juillet est effectivement un moment fort de cohésion nationale, mais on peut aussi penser aux finales des différentes coupes du monde. Ce sont des moments où la fierté d’être français se manifeste. Ils sont rares… et précieux dans un monde incertain, de plus en plus dangereux où la cohésion nationale est tous les jours attaquée par différentes idéologies, différentes formes de complotismes et de communautarismes ou ingérences extérieures. Le numérique amplifie tous les discours de haine, la désinformation a pris une très forte ampleur notamment grâce à toutes sortes d’outils, à base d’IA génératives notamment, qui faussent les perceptions. Il sera de plus en plus difficile de discerner la réalité et le vrai dans la masse d’informations accessibles et de source plus ou moins fiables, des TPE comme Storizy ou encore Pluralisme s’attaquent au sujet.

« Fier d’être français » est pour moi l’une des clefs, cela passe par l’éducation, la culture, la mise en avant d’évènements et d’initiatives positives. C’est une opération de reconstruction où les valeurs de la République doivent être fortement affirmées. Les armées sont intéressantes à regarder ; elles intègrent toutes les origines et composantes de la nation, autour de valeurs fortes et d’un cadre bien défini, permettent à des soldats de devenir officier, voire général. La force morale insufflée et la fierté des anciens et des traditions y tiennent une place importante pour fonder la cohésion. L’action d’association comme « Espérance banlieue » ou encore de l’Association des Membres de la Légion d’Honneur (SMLH) sont aussi des exemples qui montrent que cela est possible.

De nombreux militaires en retraite se sont investis dans ce type de projet depuis des années. On peut aussi penser au général de Villiers dont les ouvrages rencontrent un vrai succès. Quand on commande à tous niveaux, des unités militaires engagées dans l’action, que ce soit du groupe de combat confié à un sergent, ou au niveau d’un dispositif comme Barkhane, on est au contact de la jeunesse de toutes origines, la moyenne d’âge est plus proche des 25 ans que des 40 ans, pareil sur un navire de combat… Je suis certain que de nombreux militaires qui quittent l’institution relativement jeunes ont encore envie de servir dans un cadre civil ou associatif, de transmettre, de poursuivre leur engagement, idem en ce qui concerne les gendarmes ou les policiers, ils sont formés pour encadrer. Ils forment une ressource humaine qui pourrait être davantage mise à contribution dans des projets concrets, au contact sur le terrain.

7/ Quel avenir prédisez-vous à un monde dans lequel les belligérants seraient tenus d’employer les moyens de leurs adversaires pour maintenir leurs positions ? Nous pensons particulièrement au recours aux deepfakes dans le cadre des campagnes de déstabilisation et autres PsyOps ? (Le US Special Operations Command se prépare à mener de vastes campagnes de déstabilisation en ligne en recourant à l’usage de #deepfakes, selon des documents contractuels fédéraux )

En ce qui concerne les unités militaires, même si elles comprennent des civils, placées sous le commandement du CEMA (Chef d’état-major des Armées), je ne peux qu’être en désaccord, une démocratie ne peut se comporter comme une autocratie ou une bande de voyous, c’est une question d’éthique et de valeurs. Comme en ce qui concerne la torture, le viol ou toutes sortes d’exactions que l’on voit en période de guerre, ce sont des choses répréhensibles y compris pénalement en droit national et international. L’action des forces militaires françaises est clairement encadrée par le Droit des Conflits armés (DCA) et le Droit International Humanitaire (DIH), et le droit pénal national. Cela fixe un cadre qui dans les ordres d’opérations se traduit par des règles d’engagement et de comportement, certaines cibles comme les hôpitaux sont interdites par exemple. Le cyber n’y déroge pas même si l’application en est plus complexe et nouvelle que dans les domaines traditionnels.

Le DCA autorise cependant la ruse, mais pas la perfidie. Se faire passer pour un adversaire et le tromper, fausser ses perceptions : OUI à condition de s’attaquer aux belligérants à ceux qui participent à la confrontation ; forces militaires et étatiques bien sûr mais aussi aux « groupes armés » partie prenante. Se faire passer pour la Croix Rouge, commettre des appels à la haine : NON. Le ministère des Armées a d’ailleurs produit un document public donnant sa vision juridique du combat numérique ; se démarquant d’ailleurs du Manuel dit de Tallinn qui est très influencé par le droit anglo-saxon qui est plus permissif en termes d’emploi de la force. Dans ce cadre le recours aux technologies, s’attaquer à la force morale adverse, y compris en utilisant des deep fake, des avatars ou autres moyens d’action informatique n’est pas interdit à condition de respecter le cadre fixé. La guerre informationnelle n’est pas nouvelle… il suffit de relire Sun Tzu… Briser la force morale de l’adversaire, fausser ses perceptions et donc sa capacité de décision et d’action, gagner la confrontation sans devoir combattre… D’autres exemples très concrets peuvent être cités quand on regarde la préparation des grands débarquements de la guerre 39/45 afin in fine de surprendre l’adversaire. En ce qui concerne nos amis américains, on peut être plus circonspect et vigilant. L’IA au sein d’une coalition peut aussi servir à fausser la prise de décision des partenaires. Il y a tout juste 20 ans Dominique de Villepin a pu prononcer son discours devant l’ONU car la France bénéficiait d’un renseignement satellitaire autonome et souverain. Il ne faut pas non plus oublier les révélations Snowden qui lèvent en 2013 le voile sur les agissements des services de renseignement US et leur espionnage de masse.

L’introduction en masse de l’IA générative, des réseaux sociaux, de la désinformation va rendre l’appréciation de situation beaucoup plus complexe. Aujourd’hui face à toutes les technologies d’IA notamment générative la question de l’appréciation souveraine se pose. C’est bien pour cela qu’une cyberdéfense autonome couvrant tous les volets d’action est un élément fort de notre souveraineté stratégique, et pas seulement une question économique. L’Etat en a pris conscience, la création récente de VIGINUM, et le renforcement depuis 2011 du cyber dans les armées et les services de renseignement en est un autre. Mais, je le concède la voie est étroite car ces technologies sont totalement duales et tirées par la dynamique du numérique civil, cela ne peut se concevoir que dans une politique globale reposant sur une forme de souveraineté technologique, ou plutôt d’autonomie stratégique, car face à un domaine difficilement maitrisable marqué par une suprématie américaine et chinoise, et où les autocraties ne respectent pas les mêmes règles, il faut trouver une voie qui préserve notre autonomie d’appréciation et d’action, notre éthique. La confrontation est tant économique, culturelle que stratégique, avec un volet militaire qui n’est pas forcément premier.

8/ Nous vous savons attachés à la question : qu’apportent les profils atypiques en matière de cyberdéfense ?

L’une des clefs essentielles du cyber ce sont les compétences, les talents. Nous avons besoin de tous les talents et les neuro-atypiques, notamment les asperger, en recèlent beaucoup. En général, ils sont très concentrés sur le problème à résoudre, sur le respect des consignes, ils vont au fond des choses et raisonnent différemment « out of the box », font preuve d’une très grande loyauté, certains développent des facultés étonnantes, ont un rapport aux chiffres ou au codage différents. Ce sont des qualités précieuses. Pourquoi s’en priver ? Pourquoi les laisser au bord de la route ? C’est pour cela que nous avons lancé un manifeste pour l’inclusion que nous proposons aux membres du PEC et aux exposants à l’European Cyber Week (ECW) de signer. Nos amis israéliens et américains ne s’y sont pas trompés et développent des programmes d’accueil spécifiques notamment en matière de codage, de renseignement, de crypto, de « retro engineering » ou encore de cyber.

Nous avons lancé en 2018 un programme d’accueil au sein du ministère des armées, certaines grandes entreprises comme Airbus ou Capgemini ont aussi des programmes, l’Etat a lancé l’initiative « Aspi Friendly » avec un ensemble d’universités et d’écoles pour des formations allant jusqu’au master. Mais ce sont des personnes qui ont besoin d’un environnement adapté et bienveillant, de beaucoup d’attentions ; ils doivent être accompagnés par des organismes spécialisés. C’est important et cet accompagnement est la clef de leur bonne intégration. Au sein du PEC, nous avons un groupe de travail sur le sujet avec des membres mais aussi des entités spécialisées comme Auticonsul, Avencod ou encore AFG autisme. Mais ce qui est important c’est de faire du concret… Lors de l’ECW 2023 nous lançons un challenge spécialisé à leur profit. Ensuite je tiens à signaler l’excellente coopération que nous avons avec l’institut Solacroup (IMTS) de Dinard, ou encore Rennes Métropole et le rectorat. Nous devrions présenter et diffuser lors de l’ECW 2023 un guide pratique d’accueil. Pour ceux que cela intéresse, vous pouvez consulter sur le site du PEC – en cours de refonte – le nouveau sera présenté lors de l’ECW 2023 -, les podcasts qui reprennent les tables rondes de l’ECW 2022, les témoignages y sont décoiffants….

9/ Internet a souvent été comparé au domaine maritime. Trouvez-vous qu’il est encore possible de filer utilement la métaphore en 2023 ?

Bien sur toute proportion gardée, on peut aussi le comparer à un gigantesque combat urbain. Ce sont des métaphores pour faire référence à des choses connues et rendre plus compréhensibles les défis posés et les solutions trouvées par nos ainés, mais il est clair que cela s’arrête assez vite car le numérique a un tempo bien plus rapide, ses innovations et nouveaux services irriguent toutes les activités humaines, les technologies sont duales, les frontières classiques sont gommées. On peut perdre la guerre en mer si on perd sa maîtrise, Napoléon et Hitler en sont des exemples, la mer apporte un recul stratégique et les flux logistiques permettent de peser sur les confrontations à terre, là où les hommes vivent, mais on ne la gagne pas la guerre en mer, cela se finit toujours à terre. Le numérique est un peu comparable… On peut être défait avant de combattre, être désorganisé par des attaques informatiques et informationnelles, d’autant que la guerre est de plus en plus globale et ne se limite pas à la seule action militaire, il permet de mener des actions de tout genre au cœur de la nation attaquée. Le rêve de Sun Tzu était de gagner une confrontation sans combattre par des actions de renseignement et de sabotage, en faussant les perceptions, par des actions indirectes qui brisent les forces morales et la confiance dans ses capacités et structures de commandement et de gouvernance. Préserver ou perdre la supériorité numérique est un facteur important, voire essentiel dans la confrontation. C’est bien pour cela que depuis les années 2000 la guerre informatique, offensive et défensive, est devenue structurante dans les moyens d’action des nations. En France le tournant a été pris en 2008 par le Livre blanc sur la sécurité et la défense qui en a fait une priorité. L’histoire tout d’abord nous apporte des exemples : l’époque d’extension du commerce maritime avec son lot de pirates, de corsaires, de libertaires qui côtoient l’activité militaire, de pêche et commerciale des nations avec encore l’expansion des grandes compagnies maritimes qui vont défier les rois, un peu aujourd’hui comme les GAFA et autres grands acteurs civils du numériques, qui sont des attributs de puissance et d’influence, voire de mise sous dépendance pour ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme effréné des évolutions technologiques, on peut penser au traitements et circulations des données, à l’intelligence artificielle, ou encore à la 5G, aux câbles sous-marins, aux data center et à leur puissance de calcul, au quantique…. La mer est source de richesses et d’échange, mais voit aussi son lot de prédateurs aux statuts divers, d’actions à distance contre la terre, de blocus…. Cet espace est non régulé autrement que par la force, les cargaisons diverses or, drogue, thé, esclaves, biens manufacturés crée de la richesse et permettent la domination et l’expansion des nations maritimes. La cargaison d’un côté, les données de l’autre. Les Etats ont réagi et su trouver des formes de souverainetés maritimes à géométrie variable, su s’accorder et coopérer face à la piraterie. Le droit maritime a mis 300 ans à éclore et à se structurer, pour le numérique on ne peut pas être dans le même calendrier…… Force est de constater que si les droits nationaux savent rapidement évoluer, il n’en est absolument pas de même pour le droit international où peu de progrès ont été faits depuis 2009. Beaucoup de choses restent à inventer…. Ensuite la mer est un espace toujours en mouvement, un monde fluide, d’une force qui vous dépasse… avec ses zones plus ou moins bien connues comme les grands fonds… On peut les comparer au « dark web » très mal cartographié et en mouvement….

10/ Quel personnage historique s’étant illustré jusqu’au XVIIIème siècle feriez-vous volontiers intervenir à notre époque ? Et pour quelle raison ?

Etant marin je ne peux que penser à Surcouf chef de guerre plein d’audace qui pensait hors des sentiers battus pour surprendre et défaire ses adversaires pourtant plus puissants, être mobile, les surprendre pour acquérir localement la supériorité et les défaire en leur imposant l’heure, le lieu et le contexte de l’attaque. Un chef de guerre. Dans le numérique c’est un peu comparable, il faut combiner innovation tactique, et innovation technologique, un petit groupe audacieux peut mettre à mal une organisation bien plus puissante en exploitant ses faiblesses et ses failles, pas en allant l’attaquer de front, là où il est puissant. L’initiative revient souvent à l’attaquant et une organisation complexe est très difficile à défendre, trouver et exploiter le point faible, le maillon faible souvent humain par ruse, gagner la guerre du temps par la surprise. Cela ne s’improvise pas… il faut beaucoup d’agilité intellectuelle, d’entrainement, de connaissance du terrain, et savoir prendre des risques calculés. Le combat comporte toujours un volet « force morale » et cohésion de ses équipes. Le Cyber n’y déroge pas.

 



⭕️ Mezze de tweets

 




⭕️ Hors spectre

La Prise du Kent par Surcouf  par Julien Lepelletier

« Il n’y a pas d’endroit où l’on peut respirer plus librement que sur le pont d’un navire. » Elsa Triolet

 




Newsletter n°66 - 15 septembre 2023

⭕️ Éditorial

Idéation & maillot à fleurs
Même si je suis sur le point de réaliser un rêve en faisant converger au même et bel endroit un assez grand nombre de personnes ressources, désireuses de faire joliment avancer les choses une pinte de Duchesse Anne à la main, sans revenir sur les sempiternelles querelles sémantiques, je me suis mis en tête de formuler une énième définition de la souveraineté. Pour votre parfaite connaissance des conditions dans lesquelles j’y suis parvenu, je dois vous avouer que sur les coups de 19h, j’ai, hier, laissé glisser mon bulbe en effusion dans une eau couleur menthe sous un ciel d’absolue porcelaine, et que j’ai nagé pendant une bonne heure à la poursuite des termes appropriés. Il faut parfois savoir se donner du mal à la tâche. Sur la méthode, nombreux sont les auteurs qui ont vanté les mérites de la marche dans le processus d’idéation. Peu, étonnamment, mentionnent les vertus du bain énergique en maillot à fleurs. Comme c’est dommage. Voici donc ma définition. La souveraineté pourrait être la capacité de mobiliser les ressources matérielles et immatérielles d’une communauté de destin dans le but de la mettre durablement à l’abri du danger, du besoin et de la médiocrité. Le vendredi 29 septembre au Palais du Grand Large, rejoignez-nous donc pour les travaux pratiques, et un bon bain, si vous goûtez l’eau à 15°. Au pire, vous l’allongerez avec autre chose.

 

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 15 septembre 2023 Camille Roux, qui est présidente et cofondatrice de Themiis.



L’autonomie stratégique va de pair avec la souveraineté.


⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


1) Quelle place la France occupe-t-elle aujourd’hui dans le concert des nations et des organisations ?

Depuis il y a eu les images lors des manifestations des gilets jaunes contaminées par les black blocks et cette photo symbolique des destructions de l’arc de triomphe…sorte d’image apocalyptique en miroir de la France d’aujourd’hui. Or pour rayonner, pour dire les choses simplement, il faut que « cela aille bien chez soi ». Dans les relations internationales, son terrain de jeu s’est réduit également, la France a des forces militaires pré-positionnées un peu partout dans le monde, un réseau diplomatique qui reste important même s’il s’est réduit ces dernières années, mais on mesure qu’elle a du mal à peser, par exemple dans la zone indo-Pacifique, au milieu des grands. Sur tous les grands dossiers internationaux de ces dernières années, Syrie, Libye, Iran, Liban notamment, la France a peu souvent joué un rôle de premier plan, ou bien, pire son implication a été fortement critiquée (cf cas de la Libye avec les conséquences que l’on connait).

Donc faite de « succès achevés et de malheurs exemplaires » pour reprendre l’expression du Général de Gaulle, la France a perdu son rang dans le grand concert mondial des nations. Cela dit, faire ce constat, cela ne veut pas dire que tout serait inexorablement en déclin. La France a des atouts, elle reste ce pays « poil à gratter » qui a une façon particulière d’aborder les sujets, et il faut au-delà de notre statut (membre permanent du conseil de sécurité, 27 représentations permanentes ou délégations auprès des instances internationales, etc.), retravailler nos fondamentaux (est ce que la notion de puissance d’équilibre(s) fonctionne encore ?), afin que ce que la France a à dire soit écouté, et suivi. Il faut revoir pour cela le contenu, mais aussi les vecteurs, et la forme de notre présence dans le concert des nations, pour redevenir une puissance de confiance.

2/ Comment la cybermenace vous semble-t-elle en mesure de redistribuer les cartesdans les relations internationales ?

Nous sommes dans une cyberguerre mondiale. L’espace cyber est sans doute l’espace le plus confrontationnel à l’heure actuelle. La cour pénale internationale vient d’ailleurs de considérer cette semaine que des actes commis dans le cyberespace pourraient constituer des crimes de guerre. La quasi-totalité de nos vies étant régie par des réseaux informatiques, cela multiplie nos potentielles fragilités, et divise le monde en deux camps : ceux qui ont les moyens de mener ces attaques, et de les exploiter ensuite, et ceux qui restent à la traine. Ce différentiel technologique gigantesque entre les nations redistribue très clairement les cartes. Parce que les potentialités et les conséquences de ces cybercrimes sont énormes et peuvent donner un avantage très grand à celui qui les commet (en termes d’informations piratées, de surveillance – cf Pegasus- ou de paralysie de la cible notamment). Toutes les notions de sécurité, de confidentialité, de contrôle, sont remises en cause. Avant on employait à tout va « combien de divisions », aujourd’hui il faut dire aussi « combien de hackers » ? Enfin, le cyber c’est l’espace du façonnement des opinions publiques, et donc du contrôle des marqueurs démocratiques (influence sur les élections par exemple). C’est par essence même un outil clé de souveraineté. Dans ce monde soi-disant ultra contrôlé, régulé, normé qu’est le nôtre, l’espace cyber est enfin le lieu où s’opèrent des réorganisations sociétales profondes (dark web, ventes mafieuses, crypto monnaies etc..) qui elles aussi participent à redistribuer les cartes dans les relations internationales.

3/ Comment pouvez-vous décrire le niveau d’acculturation de la France aux enjeux de la guerre informationnelle ?

Je pense qu’il faut dissocier 2 choses : l’action de l’État en matière de guerre informationnelle pour commencer. Celle-ci est beaucoup plus offensive qu’elle ne l’était il y a quelques années à mon sens, et parmi ces actions, il faut distinguer celles qui sont
ouvertes (officielles) et celles qui sont clandestines. Sur ce dernier volet, nous n’allons sûrement pas assez loin car nous sommes d’abord une démocratie – nos modalités d’actions diffèrent des régimes autoritaires-, et nous sommes aussi régis par des mécanismes de transparence et de contrôle qui nous limitent sûrement. En face, ceux qui nous affrontent dans les champs immatériels, n’ont pas les mêmes retenues ou états d’âme. Ce qui est probable, c’est que nous avons mis du temps à rentrer dans une culture offensive de la guerre informationnelle, et à contrer les attaques envers la France par exemple en provenant des puissances étrangères. Elles ont commencé il y a longtemps pour ce qui est de l’Afrique, on s’est réveillé tard. On en voit les résultats aujourd’hui très clairement. Mais au niveau de l’État, les esprits sont quasiment tous sensibilisés à cette guerre informationnelle. Et historiquement d’ailleurs, la France a été à la pointe de ces sujets, même si cela avait été délaissé depuis la fin de guerre froide pour diverses raisons.

4/ Percevez-vous des signes qui annoncent l’avènement d’un monde différent que le monde globalisé auquel on est habitué ? Et le cas échéant, quelle forme le voyez-vous adopter ?
Oui il y a un certain nombre de signes. La globalisation, c’est-à-dire l’intégration des marchés sur le plan mondial, ne va pas disparaître du jour au lendemain. En revanche elle va changer de forme, et la dynamique des flux va se réorienter. D’abord pour des considérations très pragmatiques de fonctionnement des chaînes d’approvisionnement, de coût du transport, de l’énergie, des pénuries, des sanctions, etc. Et en parallèle, le sens des appartenances des groupes nationaux va se modifier, et les repères qui leur sont liés, vont changer de grammaire. Le tableau est le suivant : pluri-polarité et multi-alignement du sud global, regroupement de pays dans une forme de croisade anti-occident , en tout cas dans un mouvement de refus de son hégémonisme (voir le dernier sommet des BRICS) sur le thème des valeurs (après la contre-culture, mouvement que l’on pourrait qualifier de « contre-décadence » ) et de la monnaie (dédollarisation de l’économie même si on en est encore loin), antagonisme Chine –États-Unis, décrochage économique sévère de régions entières dû entre autres aux instabilités politiques, sécuritaires et climatiques, prégnance et développement des mafias dans tous les secteurs économiques, multiplication et accroissement des menaces cyber, compétition encore plus féroce pour les ressources, réveils identitaires, migrations climatiques. En prenant en compte tous ces paramètres, nous allons vers un monde ultra instable, chaotique, avec à la fois d’une part une dynamique de la norme, du tout contrôle, et de la transparence (qui serait plutôt l’apanage ce que l’on nomme « l’occident »), avec l’idée que plus on est anxieux plus on régule comme action de réassurance, et d’un autre un monde plus sauvage, pas forcément moins contrôlé en revanche pour ce qui est des régimes autoritaires, mais dans tous les cas moins régulé. Avec en toile de fond, la fin du monopole occidental sur les affaires du monde, la fin des alliances traditionnelles, et une diplomatie obscurcie par de la gestion de crises permanentes. Et donc in fine, on chemine de plus en plus vers des groupes de pays qui se réuniraient sur des considérations plus politiques qu’économiques (avec des blocs où le volume des échanges ne serait pas forcément le critère de réunion), et donc vers une mondialisation / globalisation que l’on pourrait qualifier de fragmentée. Ce monde a commencé depuis le début des années 2000 en fait. Beaucoup ont refusé de le voir ou ronronnaient tranquillement avec des schémas de pensée anciens, parce qu’ils étaient confortables et qu’ils étaient surtout plus rassurants pour une partie de l’Occident.
5/ Quelle est la vision dont le président de la République vous semble porteur pour l’avenir de notre pays ?

Le président de la république me semble porteur avant tout d’une vision essentiellement économique pour l’avenir de notre pays. Beaucoup de réformes ont été menées, certaines sont allées dans le bon sens. La France a su conquérir beaucoup d’activités financières de la City après le BREXIT, les investissements directs étrangers (IDE) sont dynamiques, ce qui est un signe de la vitalité de l’attractivité économique du pays, dans un environnement international complexe. Mais il manque quelque peu cette patte politique, c’est-à-dire savoir sentir la France éternelle, ses régions, ses particularismes, comprendre les symboles qui sont induits dans toute action politique ; un certaine culture des relations internationales également fait défaut (on ne passe pas uniquement quelques heures dans un pays en Afrique…) et des rapports de force (nos alliés ne sont pas toujours nos amis). Et donc, il manque cette vision d’ensemble. Non pas pour en faire un fourre-tout économico-diplomatico-sécuritaire, mais pour avoir une vraie stratégie et se fixer un cap et des lignes rouges. Aujourd’hui par exemple, on parle de souveraineté à tous les étages, mais, – et votre site s’en fait noblement souvent l’écho – , des fleurons stratégiques et des pans entiers de notre industrie passent entre les mains de capitaux étrangers, ce qui compromet sérieusement notre souveraineté industrielle. En outre, le Président porte une vision essentiellement européenne, nul ne peut lui contester cela, qui peine parfois à réorienter sa politique en cours de marche, quand nos partenaires principaux ne sont plus forcément nos alliés sur une certain nombre de sujets (exemple de l’Allemagne).  Enfin, le Président est conscient de l’importance de la dynamique de l’influence, dont il a fait une priorité stratégique depuis 2022. Quels outils va-t-il mettre en place pour cela ? Je suis partagée entre l’idée de dire « enfin ! » et d’un autre côté, le propre de l’influence, c’est justement d’en faire sans jamais le dire…. Plus on va véhiculer un discours officiel de l’influence, plus on risque de se voir rejeté.

6/ L’idée de coopération semble battue en brèche par la vivacité et la brutalité des antagonismes. Pouvez-vous nous donner des motifs d’espérance ?

Plus il y aura des crises, et plus il y aura un besoin de coopération, dans tous les domaines. Il nous faut être plus créatifs et multiplier les formes de coopération, et savoir aussi… agir entre les lignes…et donc il faut également favoriser l’émergence de nouveaux acteurs de la coopération, société civile ou entreprises privées. La confrontation amène aussi des idées, des nouvelles alliances…. Un peu comme les couteaux qui s’aiguisent entre eux. De cette brutalité des antagonismes que vous évoquez, il peut sortir aussi de grandes choses. Cette accélération des crises ces dernières années, cela a sans doute contribué aussi à nous réveiller et à sortir d’une certaine torpeur qui nous empêchait quelque part de réfléchir à de nouveaux mécanismes de coopération. Ce qui est certain, c’est que dans cette idée de coopération, cela ne sera plus les pays du Nord pour les pays du Sud, mais certains pays du Nord avec certains pays du Sud.

7/ Dans l’argumentaire de Themiis, vous parlez d’autonomie stratégique et non de souveraineté. Est-ce à dessein et si oui pour quelle raison ?

L’autonomie stratégique va de pair avec la souveraineté. Sans autonomie stratégique, un pays est dépendant et ne peut jouir réellement de sa souveraineté. C’est une composante de la souveraineté si vous préférez.

8/ On peut lire beaucoup de commentaires condescendants à l’endroit de l’Afrique. Dans quels domaines pensez-vous que nous autres Français devrions nous y prendre à deux fois avant de verser dans ce travers ?

Notre désinfluence en Afrique c’est le grand sujet du moment. La claque est magistrale. Beaucoup de choses ont été dites, écrites sur ce sujet, je ne vais pas y revenir. La question que je me pose toujours c’est: quand est ce que l’administration et les hommes
politiques rendront des comptes de leurs actions ? Pour répondre à votre question, dans tous les domaines on devrait s’y prendre à deux fois avant d’être condescendant ! Convaincre l’autre, ce n’est pas le mépriser, lui donner des leçons et l’humilier. Pour construire des partenariats solides, il faut se mettre à la place de l’autre, le comprendre, saisir ses évolutions, ses besoins, ses envies, ses réticences. Le monde a tellement changé ces 20 dernières années, tout va très vite, et on ne nous attend pas. Donc il faut être agile, à l’affut des changements, pragmatiques et gracieux. Or on est trop engourdis dans notre mode de fonctionnement, on met trop de temps à percevoir les changements (exemple en Afrique : les sociétés africaines changeaient et on continuait avec une « coopération à la papa »), on est régi par l’idéologie, et on est « lourdingue » avec une position de donneur de leçons qui
insupporte. Donc on nous met dehors.

9/ Qu’est-ce qu’une nation heureuse en 2023 ?

Ce serait une nation où il y aurait moins de confrontations entre les différentes composantes de la société, plus d’harmonie, moins de rapports de force entre les groupes sociaux, où les familles ne seraient pas angoissées pour remplir leur réfrigérateur et terminer le mois, où chaque parent pourrait se dire que l’ascenseur social fonctionne encore et que nos enfants vivront mieux que la génération précédente. Bref une nation où l’on pourrait vivre dignement de son travail et pouvoir se projeter dans l’avenir avec sérénité et espérance. Une nation heureuse c’est une nation où on ne serait pas esclave des autres, et où notre mode de pensée resterait libre de toute emprise des algorithmes…. Ce serait une nation où l’on se serait ré approprié la notion du temps. Ce serait aussi une nation qui est fière d’elle-même, qui n’aurait pas à devoir sans arrêt s’excuser de son histoire, de ses traditions, qui aurait fait la synthèse avec paix et courage de ses échecs et de ses succès, et dans laquelle l’apprentissage des connaissances et surtout la capacité à raisonner, seraient au cœur du projet de société. Ce qui menace aujourd’hui fondamentalement, c’est l’obscurantisme, la violence mécanique, immédiate, systématisée, dans le débat et dans l’espace publics. En d’autres termes, ce serait une nation qui replacerait l’individu au centre de préoccupations primaires : vivre en harmonie avec son environnement, se redonner du temps, s’instruire, s’élever spirituellement quelle que soit la manière, et en même temps une nation qui rattacherait cet individu à un collectif qui ferait sens.

10/ Que diriez-vous à quelqu’un qui hésiterait à l’idée de soumettre sa candidature à une session nationale de l’IHEDN (majeure souveraineté bien sûr) ?

Je lui dirais qu’il faut y aller les yeux fermés ! A l’IHEDN, on arrive souvent à un âge où on a déjà parcouru un petit bout de chemin. Si vous êtes sélectionné, c’est que l’Institut considère que vous avez réussi plus ou moins dans votre vie professionnelle, au sens où vous allez compter auprès de vos pairs pour faire passer des messages sur la résilience de la nation par exemple, ou l’esprit de défense. Non seulement cela va vous remettre dans le bain de la formation, ce qui est essentiel tout au long de la vie, comme si vous retourniez sur les bancs de l’université, mais surtout, à ce stade justement de votre développement personnel et professionnel, cela évite que vous vous ankylosiez ou vous sclérosiez ! Le sel de cette formation, c’est de confronter ses points de vue, ses idées (y compris reçues), avec des gens qui ont un parcours radicalement différent du votre, en mélangeant des chefs d’entreprises, petites et grandes, syndicalistes, chercheurs, journalistes, personnes travaillant dans le secteur associatif, ONG, civils et militaires, etc… Ce brassage est intellectuellement stimulant et humainement très riche. Vous apprenez à découvrir des gens avec des parcours dont les aspérités ne se devinent pas au premier abord. Ceux qui en tirent vraiment partie sont ceux qui ouvrent leurs chakras et sont capables de se dire : ok, je reprends tout de zéro. Et pour reprendre Pierre Desproges, ne pas oublier d’être un peu fêlé pour laisser entrer la lumière….

 



⭕️ Mezze de tweets

 

 

 

 

 




⭕️ Hors spectre

Triptyque de l’Apocalypse, détail. Augustin Frison-Roche

J’ai su depuis mes premières années de vie qu’il était plus important d’être bon, que d’être intelligent. Edith Stein

 




Newsletter n°65 - 8 septembre 2023

⭕️ Éditorial

Vivant, populaire, paysan

Le programme détaillé de notre colloque est en ligne. Cette matière vivante, dynamique, nourrie de l’intervention à venir de trente-deux personnalités, est sans doute amenée à évoluer ça et là d’ici l’échéance. Mais l’essentiel est acquis, et prêt à être partagé avec vous. Je profite de cet éditorial pour vous dire combien je suis heureux que nous ayons obtenu, après le patronage de Jean-Noël Barrot, un ancrage politique breton à cet événement, avec la participation de Jérôme Tré-Hardy, Conseiller régional délégué au numérique, à la cybersécurité et aux données, que vous connaissez tous. Dans trois semaines, nous nous retrouverons ainsi à Saint-Malo pour un moment d’écologie intellectuelle, soucieux d’aller aux ressources essentielles de notre sujet : comment poursuivre l’intérêt supérieur de notre nation ? Ce sera un moment festif et ouvert sur le monde (et sur la mer !), mais aussi populaire, puisque nous parlerons de notre peuple, et paysan, puisque nous évoquerons notre pays et en invoquerons le génie. Au 29 !

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 8 septembre 2023 Lorraine Tournyol du Clos Dang-Vu,

qui est Conseillère spéciale du président de l’

Elle a notamment publié pour l’institut un rapport incontournable : « Repenser la souveraineté »


Créons une agence nationale de la souveraineté à partir du modèle ANSSI 🇫🇷 !



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



1/ Certains reprochent au terme “souveraineté” de relever de l’anachronisme. Qu’en pensez-vous?

Si l’idée est de dire qu’il est dépassé de parler de souveraineté, je ne suis absolument pas d’accord !

La question de la souveraineté, c’est celle du contrôle : qui gouverne ? Qui décide ? Qui a le dernier mot ? C’est une question aussi fondamentale que, à titre individuel, celle de se nourrir, se protéger, aller et venir… Des fonctions essentielles vous dirait Maslow !!! C’est donc un terme très actuel, intemporel même. A sa naissance, la Ve République l’a inscrite dans sa Constitution (le Titre 1er s’intitule “de la Souveraineté”), l’ONU également (article 2 de sa charte). Et, aujourd’hui, la souveraineté revient sur le devant de la scène dans ce deuxième quinquennat : deux de nos ministères (Bercy et Agriculture) en portent le nom. La souveraineté n’est donc pas un anachronisme et nos fragilités structurelles actuelles viennent d’ailleurs sans doute de son affaiblissement.

2/ Pouvez-vous nous dire ce qu’est la « tragédie des horizons » ?

La Tragédie des horizons est à la fois le titre et un chapitre de ma note stratégique de l’Institut Choiseul sur la souveraineté, écrite début 2022. C’est une expression que j’ai adaptée de la réflexion climatique. Les horizons en question sont ceux du long terme et du court terme. La tragédie vient de leur opposition fréquente et, parfois, insoluble. Ainsi, la défense de la souveraineté se pense à long terme or, à long terme, nous serons tous morts. Et, entre temps, il nous faut vivre au mieux !

Par exemple, l’industrie textile française a dépéri dans les années 1980, du fait de la concurrence asiatique (chinoise puis bengladaise, pakistannaise ou vietnamienne) : elle y a perdu les 2/3 de ses effectifs (de 1986 à 2004) ! Mais pour les entreprises qui se sont délocalisées, détruire des emplois en France (dans les Vosges ou le Nord-Pas-de-Calais notamment) était parfois la seule solution pour ne pas sombrer elles-mêmes…

En résumé, la tragédie des horizons se joue donc quand on est confronté au dilemme “souveraineté durable vs survie immédiate !

3/ Les règles actuelles du libre-échange vous semblent-elles « fair » (justes) pour tous ? Et si non, à qui profitent-elles ?

Le libre-échange est avant tout un mythe, un concept idéal comme celui de la “concurrence pure et parfaite” des théories économiques. Un échange est toujours un rapport de force et n’est jamais parfaitement libre. Le libre-échange absolu, c’est simplement la loi de la jungle, la loi du plus fort. Mais sans liberté, pas d’échange non plus ! Les économies planifiées, à la mode stalinienne, ont toujours été des désastres…

Je crois donc qu’il faut être pragmatique. Aucun pays ne peut aujourd’hui vivre replié sur lui même. Et au milieu de tant d’interdépendances entre États, le commerce est un levier clé de la souveraineté. Pour moi, le libre échange est donc un moyen et pas une fin, dont le cadre doit être établi en vue du bien commun de la Nation. Pour paraphraser Machiavel (guerre), “le libre échange est juste quand il est nécessaire.”

Le rôle des institutions est donc de préserver dans les échanges la plus grande liberté possible qui ne devienne pas nuisible. On appelle cela parfois le protectionnisme ciblé (Friedrich List 1843), qui n’est ni plus ni moins que ce qu’a fait De Gaulle avec le nucléaire, ce qu’on fait les Japonais pour les voitures, ce que font les USA avec l’Inflation Reduction Act et que tente aujourd’hui l’Europe sur les semis conducteurs et les batteries électriques avec les PIIEC (projet important d’intérêt européen commun).

4/ Que vous inspire l’inscription d’une idée de souveraineté pérenne dans le cadre d’une alternance politique perpétuelle ? Qu’est-ce que cela suppose pour être viable ?

La protection de la souveraineté, on l’a dit, est une stratégie de long terme. C’est l’un des sujets qui dépassent les clivages politiques.

En théorie, on pourrait imaginer de nombreux dispositifs de garantie de défense de la souveraineté par les gouvernements successifs – ou plutôt d’interdiction d’aliénation de la souveraineté. C’est d’ailleurs déjà en partie le rôle du Conseil constitutionnel, notamment dans son contrôle des engagements internationaux de la France. On pourrait aussi l’affecter comme mission supplémentaire à une des commissions parlementaires (celle des Lois par exemple).

Mais il faut rester prudent pour ne pas tomber dans un gouvernement des juges ou une démocratie parlementaire type IVe République (sauf si c’est ce que nous voulons, naturellement). C’est le gouvernement qui conduit la politique de la Nation, et il est sain qu’il ait une certaine liberté de manoeuvre. Le contrôle ne doit pas exclure la confiance !

D’autant plus que la défense de la souveraineté est une stratégie de long terme qui nécessite parfois des ajustements pragmatiques de court terme. Par exemple, dans l’histoire du développement d’une production nucléaire propre d’électricité, il a été nécessaire de reconnaître la moindre qualité du modèle initial graphite FR pour se tourner vers un modèle plus performant vapeur US (modifié par la suite en modèle à eau pressurisée) via achat temporaire d’une licence tout en investissant massivement dans une technologie propre qui nous a permis par la suite de devenir indépendant.

En revanche, aux élections, peut-être que chaque président sortant devrait répondre de son bilan en ce domaine, soit devant le Parlement représentant la Nation (seule détentrice de la souveraineté en propre), soit directement devant le peuple (télévision ou internet). Et que chaque candidat devrait aussi présenter un projet personnel en ce sens.

5/ La France agit-elle et s’exprime-t-elle comme une puissance ? En assume-t-elle seulement l’idée ?

La France a été une grande puissance. Elle l’est de moins en moins. On peut jouer sur les mots, “ancienne grande puissance”, “puissance régionale à rayonnement mondial”. La France n’est probablement plus une grande puissance, même si elle en a conservé quelques attributs (membre permanent du Conseil de sécurité de l ONU, grand réseau diplomatique, 2ème territoire maritime mondial, énergie nucléaire maîtrisée, armée non négligeable) et le potentiel à le redevenir.

En revanche, ce qui la plaçait clairement au coeur de la scène internationale (son empire colonial, son influence militaire et politique, sa politique étrangère “non alignée”, son industrie, ses services publics, etc.) s’efface peu à peu depuis 70 ans. Ce qui se passe en Afrique ou au sein de l’OTAN montre que, à tort ou à raison, nous nous y résignons.

6/ Que penserait le Duc de Choiseul de la situation de la France s’il était réveillé de son profond sommeil ?

Qui était donc Étienne François de Choiseul ? Un homme d’État de Louis XV, ministre des Affaires étrangères, secrétaire d’Etat à la guerre et à la Marine puis Premier ministre. Il est à peine ministre quand la France essuie une défaite des plus humiliantes contre l’Angleterre et la Prusse (guerre de 7 ans). Au moral, il s’agissait d’un homme intelligent et courageux, qui apercevait chez les gens leur talent avant leur caste.

C’est à lui que l’on doit la renaissance de la Marine française, dès 1761, par une vision large, de long terme et astucieuse. Par exemple, pour pallier à la fois la pénurie de marins, les arriérés de soldes non payés et le manque général d’argent, il invente un nouveau modèle d’équipage en puisant dans les milices garde-côtes : il y a donc désormais à bord « une proportion plus grande d’hommes moins habitués à la navigation, voire totalement étrangers à la mer, mais solidement encadrés par un petit groupe d’officiers mariniers et matelots expérimentés » (Le Goff). Tant bien que mal, il redevient possible d’armer des bâtiments.

On admire en lui son ingéniosité à trouver, dans un contexte difficile, tous les moyens possibles de mettre en oeuvre sa force réformatrice au service de la puissance française.

Je pense que Choiseul ferait du Choiseul en restaurant la fierté d’être français, en repoussant les ingérences et en tissant des alliances intelligentes « en famille ».

7/ Dans tous les domaines, c’est l’image de l’oligarchie qui vient en premier pour décrire notre pays. Comment ressourcer nos élites pour nous sortir enfin de la consanguine pusillanimité ?

Je ne crois pas que la France soit une oligarchie, elle est bel et bien une démocratie ! Mais tout régime même le plus égalitaire est dirigé par une élite. Je crois même qu’en termes de corruption et copinages, la situation est plus saine qu’il y a 30 ans (sous le règne des grands barons de province comme on les appelait, et qui contrôlaient toute une région comme un monarque) ou même que sous la IVème République.

La République française est dirigée par une élite mais qui oublie parfois qu’elle est impuissante à diriger seule. Il lui faut le soutien politique et financier du Peuple. Il lui faut un contrat social, qui est plus qu’une seule élection. Or le peuple ne peut pas signer un contrat social dont il ne comprend pas les termes !

Aujourd’hui, nos moyens financiers étant rares (notre dette est à 113% de notre PIB), les priorités doivent être d’autant plus claires avec des ordres grandeur précis, des efforts également répartis entre les différents acteurs. Notre personnel politique, comme nos lois, sont devenus “bavards”, c’est-à-dire qu’il y a des messages, des annonces, des chiffres mais on ne sait plus ce qui relève du souhait, de l’obligation, de l’engagement, de l’objectif… On ne hiérarchise pas suffisamment les priorités et on évalue mal les coûts de leurs actions. Ce qui conduit à l’éparpillement de nos ressources et nos efforts.

Je pense que nos élites ne sont pas assez ambitieuses pour notre pays et souffrent d’un manque de vision ou, pour certaines, de formation.

8/ Quels sont à vos yeux les dix premières mesures que devrait prendre un nouveau gouvernement afin de recouvrer une forme de souveraineté technologique ?

1. Priorité des priorités : le cloud souverain ! S’appuyer sur les clouds de confiance déjà existants et développer une stratégie pour obtenir au plus tôt un produit parfaitement indépendant.

2. Appuyer la concentration et l’interoperabilité des logiciels européens, pour avoir des vraies offres communes et viables en mesure de concurrencer les GAFAM dans les appels d’offres.

3. Soutenir la réindustrialisation des entreprises de technologie françaises, aider à la relocalisation des entreprises existantes, garder et amplifier nos pépites, concentrer nos efforts sur des champions couplée à l’aménagement du territoire.

4. Alerter et aider à la sécurisation des chaînes d’approvisionnement au profit de toutes les équipementiers électroniques stratégiques.

5. La souveraineté est l’affaire de tous ! Rédiger un livre blanc avec des bonnes pratiques de la souveraineté technologique en entreprise (formation, achats, recrutement, externalisation…). Mettre des formations à usage des dirigeants en ligne : embarquer tous les dirigeants d’entreprise est selon moi une priorité, pas uniquement pour des questions d’exemplarité mais pour qu’ils soient moteurs dans la défense de la souveraineté

6. Avoir des incentives positives pour les entreprises qui joueront le jeu de la réindustrialisation et de la souveraineté appliquée à leurs process et principes RSE.

7. Mener une politique d’éducation agressive en faveur de la scientification de notre jeunesse, du recrutement et du maintien de nos chercheurs et ingénieurs dans nos entreprises françaises. Proposer des financements et des contrats de 10 ans, sous condition de réussite à la formation supérieure, pour tous les élèves ruraux ou défavorisés (modèle de l’incitation à l’installation des médecins).

8. Entrer résolument dans une phase de planification à 5 ans de notre vision . Mettre des priorités (et donc savoir renoncer pour éviter la dispersion des efforts) et dérouler un plan d’action. Mandater le commissariat au plan pour remettre des travaux d’ici 6 mois, avec budgétisation et timeline.

9. Créer une agence nationale de la souveraineté à partir du modèle ANSSI, étendu à la sécurité physique et économique. Notre défense économique est trop éclatée alors que la menace est globale.

10. Communiquer clairement sur le plan national, sur l’urgence d’une mobilisation et sur des Quick wins. Pour montrer que le changement, c’est maintenant !

9/ Ursula von der Leyen est pressentie pour devenir secrétaire générale de l’OTAN. Comment réagir sereinement à cette perspective ?

L’OTAN a pour but la sauvegarde de la liberté et de la sécurité de tous ses membres par des moyens politiques et militaires. Il faut donc en théorie des capacités mobilisatrices et non partisanes même si, en pratique, l’OTAN a clairement une hypertrophie anglo-saxonne qui mériterait, du point de vue français, un rééquilibrage net. Les guerres US récentes menées avec ou sans l’OTAN souffrent en effet globalement d’un manque de vision et de plan de continuité dans la paix (Afghanistan, Irak, Syrie, Ukraine).

Or on ne peut pas dire qu’à la Commission Européenne, Ursula von der Leyen soit parvenue à mobiliser et unir. Pour l’Ukraine, l’UE est même sortie divisée, avec un pan entier de l’UE désormais sous parapluie US. Et si Ursula von der Leyen fait tout en effet pour devenir secrétaire général de l’OTAN, elle le fait surtout en adoptant de manière très régulière la position des USA car elle aura besoin de leur adoubement. À l’OTAN, Ursula von der Leyen ne sera pas forcément le meilleur soldat pour défendre les intérêts français. Ursula von der Leyen saura-t-elle ou voudra-t-elle prendre un nouveau tournant ? Si non, ce sera la continuité avec un risque accru de marginalisation des non-atlantistes.

10/ L’argent, la force, le nombre et la technique occupent beaucoup de place dans notre quotidien. Y voyez-vous encore un avenir pour l’esprit ? Avec un e minuscule et / ou majuscule.

L’argent, la force, le nombre et la technique sont des éléments importants, bien sûr. Ce sont des facilitateurs (en cas d’abondance), ou des contraintes (en cas de manque). Pour exprimer l’importance de ces facteurs physiques, Napoléon disait : “les États font la politique de leur géographie”. Mais, réciproquement, la géographie est parfois modifiée par la politique. Matière et esprit interagissent.

La politique nationale, l’esprit patriotique, l’unité citoyenne sont aussi nécessaires à la souveraineté, et trop souvent oubliés. Plusieurs fois dans l’histoire, la France s’est trouvée matériellement dans un état déplorable et, plusieurs fois, une volonté politique, un sursaut national lui a permis de se relever. On pense bien sûr au 18 juin 1940. Mais aussi au 9 juin 1815, acte final du congrès de Vienne : sans Talleyrand, la France napoléonienne, détestée et vaincue par le reste de l’Europe y aurait été dépecée.

On pense aussi à cette anecdote célèbre pendant la seconde guerre : un ministre anglais demandait à Churchill s’il était pertinent d’augmenter le budget de la culture et ne pas plutôt le transférer aux armées. Churchill avait répondu : “Si nous ne défendons pas notre culture , pourquoi nous battons nous?”

Aujourd’hui, après avoir parlé d’État providence à propos du modèle social français, certains en viennent à parler “d’État nounou”. Ce qui pose une question : que voulons-nous être ? Une grande puissance ? Un Luxembourg, un Koweït ? Ce sont des choses à mettre au clair dans le contrat social pour éviter les malentendus.




⭕️ Mezze de tweets




⭕️ Hors spectre

Renier la beauté du monde, c’est pécher contre la Lumière. Dieu ne pardonne pas cette insulte.  Xavier Graal

 




Newsletter n°64 - 1er septembre 2023

⭕️ Éditorial

Maintenant

La technologie ne parle plus que d’elle-même. Depuis qu’elle s’est dépouillée de son premier sens, qui est le discours moral sur l’usage des outils, elle ne cherche plus, comme dirait Alain Supiot, que l’optimisation. De quoi ? Eh bien d’elle-même bien sûr ! Nous devrions convoquer la téléologie mais aussi l’axiologie dans nos réflexions ordinaires sur la « tech ». Quelles sont les fins que nous poursuivons, les faims qui nous mobilisent, les valeurs morales qui nous animent dans cette perpétuelle course à l’efficacité ? Le chant des sirènes de l’IA nous détourne insidieusement de cette réflexion nécessaire. Où sont donc passés les usages bénéfiques ? Aussi, pourquoi ne pas nous poser à nouveau les questions élémentaires à ce sujet ? Quoi, pour qui, pourquoi, comment, quand ? Quoi : les moyens de nous tenir durablement et collectivement à l’abri du besoin, du danger et de la médiocrité. Pour qui ? Le peuple seul souverain. Pourquoi ? Assurer la pérennité de sa communauté de destin dans l’Histoire. Comment ? En cultivant activement et loyalement ses ressources indivises et l’héritage de son génie national. Quand ? Maintenant, tout de suite. Et si vous êtes de ceux qui joignent le geste à la parole, le 29 septembre à Saint-Malo !

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui, vendredi 1er septembre 2023
Maï-Linh Camus,
qui est présidente et fondatrice du cabinet Prisme Intelligence


Il n’y a pas de manipulation de l’opinion sans une opinion manipulable.



⭕️ Conciliabule

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



1/ Vous avez servi cinq ans sous les drapeaux, qu’est-ce que cela a changé dans votre manière d’envisager votre activité professionnelle de chef d’entreprise ?


Lors de la réalisation d’une mission il est indispensable d’être efficace et concret. Un objectif est donné, il faut le réaliser ! Cela implique d’être capable de réagir vite, de savoir s’adapter et surtout de bien comprendre le besoin initial pour aller à l’essentiel. Cette rigueur s’applique entièrement au sein des Forces Armées. En tant que dirigeante du cabinet Prisme Intelligence, dans le secteur du renseignement d’affaires, j’applique ces mêmes exigences. J’ai la volonté d’être concrète, efficace et d’apporter une vision appuyée sur le terrain aux dirigeants que j’accompagne Cela s’illustre par la capacité à être efficace dans les techniques de recherche du renseignement et pertinente dans la sélection de ce qui est ensuite communiqué au dirigeant. Savoir lire et comprendre le besoin du dirigeant est nécessaire, ce qui nécessite très souvent d’aller au-delà des premières impressions. Il faut donc faire preuve d’analyse et inscrire nos actions dans la stratégie globale du dirigeant. Nous pouvons être tentés par la curiosité mal placée et se laisser submerger par la surinformation pour finalement noyer l’essentiel. En tant que professionnel du renseignement je me dois d’être objective, factuelle et de travailler sans biais d’interprétation.


2/ Le renseignement continue d’intriguer. Qui peut ou doit le pratiquer, et à quelle fin ? Peut-être même que, tel Monsieur Jourdain, nous y avons tous recours peu ou prou, sans le savoir ?

Le renseignement permet de prendre en compte son environnement pour prendre des décisions. Chaque individu a recours au renseignement quotidiennement de manière inconsciente. C’est un instinctif que de prendre en compte les éléments mis à notre disposition pour prendre la meilleure décision, et un processus qui donc en effet se rapproche de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir ! Néanmoins, dans certains domaines tel que le renseignement étatique ou le renseignement d’affaires, il est indispensable de faire appel à des professionnels formés et aguerris. 
L’amateurisme ou la barbouzerie, dans le pire des cas, ne peuvent pas être tolérés. Les enjeux sont bien trop importants et le cadre légal est très strict. Selon moi, il est nécessaire de toujours se demander : « faire du renseignement pour quoi faire et avec quel objectif ? » Avant de réaliser une mission de renseignement, il est important de savoir quels sont les intérêts que nous allons servir et pour quelle finalité. Cela permet de se concentrer sur le cœur de la mission mais également de se situer d’un point de vue éthique.

Au sein du cabinet Prisme Intelligence, nous travaillons uniquement avec des professionnels du renseignement aux savoir-faire particuliers capables d’agir dans le monde entier avec des années d’expériences dans le domaine du renseignement, de l’investigation économique, de la diplomatie et des opérations militaires


3/ Comment analysez-vous, si vous l’observez-vous aussi, l’entreprise de discrédit (de ridiculisation) à l’œuvre contre toute expression, dans l’espace médiatique, de l’idée même de la puissance de la France ?

Aujourd’hui, il y a un débat sur le positionnement de la France sur l’espace mondial du fait de sa place particulière qui bénéficie de relais de puissance important lui permettant d’exprimer une voie à part sur la scène internationale. Il est en effet aisé de trouver sur les médias des articles moquant l’idée de puissance de la France tant sur le plan économique, militaire, social et culturelle. La France se veut être une puissance de premier plan malgré un positionnement réel économique, militaire ou culturel factuellement moyen. Cette place unique s’appuie sur des démultiplicateurs exceptionnels de puissance, héritages de l’Histoire : une place de membre permanent au Conseil de sécurité, la possession de l’arme nucléaire, un réseau diplomatique et culturel de premier rang, un statut de membre fondateur et de puissance moteur au sein de l’Union Européenne… Régulièrement les ressources investies pour maintenir actifs ces relais de puissance sont remises en question, jugées plus utiles peut-être pour être réorientées vers des priorités plus internes ou alors vues comme soutenant une vision passéiste des relations internationales. Plus grave peut-être, cette remise en cause peut également être le fruit de puissances étrangères agissant pour leur propre compte et cherchant à diminuer, critiquer ou restreindre la puissance française.

Néanmoins, cette remise en cause n’est pas autant systématique qu’on veut nous le faire penser.

La France est une puissance d’équilibres (selon les mots du président Macron) qui cherche à défendre une vision particulière des relations internationales et de l’équilibre du Monde. Cette vision est régulièrement expliquée, défendue et argumentée dans les médias, elle est donc présente pour qui se donne la peine de l’écouter ! La question à se poser, sans forcément d’ailleurs chercher à se positionner, serait donc davantage celle de la capacité de résonance : les deux discours sont présents mais il semble que celui critiquant ou relativisant cette place de la puissance française fasse meilleure recette. Je suis donc modérée, et je ne relève pas l’impression d’une entreprise de discrédit systématique à l’encontre de la puissance de la France. En effet, je constate que si le discours négatif est très présent, il existe également dans le même temps des défenseurs de l’idée de puissance de la France dont je fais partie. Il s’agit donc peut-être plutôt d’une question de perception individuelle ou collective.


4/ Les Etats-Unis ont recours aux deepfakes dans le cadre de campagnes de déstabilisation. Devrons-nous inéluctablement nous déplacer sur ce terrain ou est-il encore envisageable en 2023 de livrer cette bataille économique et informationnelle « à la loyale » ? 

Le recours aux deepfakes est avéré dans le cadre de luttes d’influences entre États, voire entre groupes d’opinion et de pression.
Se positionner ou non sur ce terrain renvoie pour les États, les sociétés et les individus au choix des armes avec lesquelles ils se battent : faut-il se priver de quelque chose qui sera utilisé sans états d’âme par l’adversaire ? La question des valeurs est centrale et aujourd’hui la France préfère opposer une capacité de déconstruction des narratifs intentionnellement faussés pour construire sa légitimité et celle de sa stratégie d’influence.

Cependant, dans un conflit plus important, avec des enjeux vitaux, la question resterait posée. Jusqu’où aller par nécessité de s’opposer à la stratégie adverse sans pour autant détruire sa propre légitimité ? C’est plus délicat qu’il n’y parait car aujourd’hui on voit par exemple qu’un État comme la Russie pourtant reconnu comme manipulant faits et vérité au service de ses objectifs obtient malgré tout de réels succès dans certaines opinions publiques. Je n’ai pas la prétention d’apporter une réponse tranchée, tant elle serait dépendante du contexte et des intérêts mis en cause, en revanche je crois que l’éventuel usage de deepfakes pourrait toujours se faire de manière encadrée, légitime, peut-être comme un dernier recours, sans exclure les autres procédés « à la loyale » qui restent le fondement d’une posture légitime et crédible. Au sein d’une entreprise le sujet se simplifie, et s’il est évident que les experts de Prisme Intelligence sont formés à la détection des fakes news et très sensibilisés au deepfake, le recours à cette dernière stratégie est totalement en-dehors du champ éthique du cabinet.

5/ Si l’on en croit les enseignements d’Edward Bernays, l’auteur du fameux ouvrage « Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie », le peuple est le dindon de notre farce contemporaine. Quels conseils concrets pourriez-vous nous donner pour nous former et assumer une opinion vraiment personnelle ?

Il n’y a pas de manipulation de l’opinion sans une opinion manipulable.

Aujourd’hui il est plus qu’indispensable de s’éduquer, de se former, de se sensibiliser à la manipulation de l’information pour tout simplement pour ne pas en être victime et garder son libre arbitre. C’est exactement ce que je souhaitais dire sur la question des fake news : elles ne valent que tant qu’il existe un public suffisamment vulnérable pour y être sensible.

Il est nécessaire de garder en tête qu’une information est par essence toujours plus ou moins biaisée par le média qui la diffuse, par le contexte (politique, climatique, géopolitique, économique…) qui nous entoure mais aussi par nos propres biais d’interprétation. Quand nous partons du principe que l’information est biaisée, il est de notre devoir de se renseigner avec quelques actes réflexes tout simple :
– Réaliser des recherches sur un canal différent de celui où nous avons eu la première information ;
– Multiplier les sources d’informations et leur positionnement (politique, économique, …) ;
– Prendre de la hauteur et mettre de côté nos émotions dans l’interprétation de l’information ;
– Discuter avec des personnes différentes capables de confronter notre lecture.

A ce moment-là on peut dire que nous cultivons la fameuse « pensée complexe » et nous pouvons nous faire une réelle opinion de l’information. Je prends souvent l’exemple de la pièce de théâtre. Imaginez que vous l’observez depuis votre fauteuil puis vous changez de place. Si la pièce est similaire mais vous percevez des différences subtiles, c’est que vous devez varier les sources de l’information (média, …). Si la pièce est sensiblement différente, c’est que l’information a été manipulée et donc à vous de faire quelques recherches pour trouver la vérité. Il est important de ne pas tomber dans le panneau de l’information « instantanée », non sourcée et de prendre pour argent comptant ce que vous pouvez lire et écouter sur un unique média.

La cabinet Prisme Intelligence accompagne des dirigeants sensibilisés à la maitrise de l’information stratégique afin qu’ils puissent obtenir les informations dont ils ont besoin pour prendre les bonnes décisions, de manière consciente et éclairée. Cela peut paraitre logique, mais ce n’est pas une chose aisée car la surinformation noie totalement le renseignement pertinent. La prochaine étape est d’intervenir auprès du public afin de le sensibiliser à la manipulation de l’information afin qu’il n’en soit pas victime.


6/ Dans le combat armé, il est une dimension importante : celle des forces dites « morales ». Comment selon vous l’importer dans le cadre de la guerre économique et technologique ?

Derrière l’idée de forces dites « morales » se cache l’idée de résilience.

Dans le combat armé, c’est l’idée de faire appel à des capacités autres que physiques pour faire face à une adversité peut être très violente. Ce peut être la discipline, la camaraderie, la cohésion, l’amitié, ou encore même si cela pourra faire sourire le patriotisme ou même la Foi ! Tout ce qui peut permettre au soldat de mettre en perspective ce qu’il vit pour lui donner du sens, et ce faisant prendre du recul et se détacher pour préserver sa capacité de réflexion, son esprit critique et ses valeurs. Cette violence peut tout à fait s’exprimer également dans le champ économique par des actions de concurrence hostiles très déstabilisatrices.

Le contexte économique lui-même peut d’ailleurs être vu comme intrinsèquement violent, avec des conséquences humaines réelles : mise au chômage, familles qui basculent dans la pauvreté, ou encore suicides d’artisans, de paysans, de dirigeants, voire pour aller encore plus loin et sur un autre niveau, actions de déstabilisation personnelle dans le cadre de l’espionnages industriel. On pourrait trouver beaucoup d’exemples permettant de réaliser un parallèle entre le combat et l’économie !

Importer l’idée de forces dites « morales » en tant que tel n’est peut-être pas immédiatement transposable dans l’univers économique et technologique. En revanche, l’idée de résilience l’est selon moi bien davantage. En effet, la capacité de diversifier ses ressources, de connaître ses concurrents, de prendre en compte son environnement d’affaires afin d’anticiper les risques et de maitriser l’information stratégique sont par exemple des moyens de diversifier les assises de son entreprise et de mieux garantir sa capacité de développement.


7/ Que diriez-vous à l’une de nos lectrices qui aimerait intégrer l’ESM Saint Cyr ?

Foncez, dépassez-vous et n’ayez aucune limite !

L’académie des écoles militaires de Saint-Cyr a tout à vous apprendre, tant sur les valeurs que sur votre propre personnalité. Beaucoup se révèlent à l’issue de la formation militaire, c’est une expérience incroyable qui mérite d’être vécue. Évidemment, ce n’est pas chose aisée. Il faudra beaucoup de persévérance et de résilience, de volonté et de combativité car devenir soldat et chef n’est pas anodin. Ce qui est certain en revanche c’est que vous serez au meilleur endroit pour le devenir.


8/ Qu’est-ce à vos yeux qu’un pays allié de la France aujourd’hui ?

Je ferai une définition assez simple : un pays allié est un pays qui partage les mêmes valeurs, une proximité de vision politique, avec des liens économiques et culturels privilégiés et/ou encore faisant partie d’une même alliance politique et/ou militaire (ex : UE / OTAN). Sans que cela soit un détail, je crois aussi qu’un pays allié est aussi un pays avec lequel on peut s’opposer sur certains points sans remettre en cause le fond de la relation (ex : les États-Unis pour la guerre d’Irak 2003). Avec ces deux définitions, on comprend que je vois la France disposer de beaucoup d’alliés ! En revanche, l’importance des uns et des autres évolue et diffère selon le contexte et le domaine considéré : sur le plan militaire notre allié principal est les États-Unis mais en termes économiques, nous développons davantage de synergies avec nos partenaires de l’Union européenne, par exemple.


9/ Le terme de souveraineté est durablement revenu sur le devant de la scène, mettant en lumière l’importance du verbe dans les rapports de force. Quelle réalité, mais aussi quelle aura attribuez-vous à ce mot ?

Le mot souveraineté est aujourd’hui au cœur des débats et c’est une réalité qui s’est réimposée avec force dans presque tous les domaines : politique, économique, militaire, mais aussi médical, culturel…

On relève ainsi des efforts importants de la part des politiques mais aussi et surtout des acteurs économiques pour préserver et maintenir la souveraineté de notre pays, voire la restaurer des crises majeures comme le COVID ou la guerre en Ukraine ayant mis en lumière la vulnérabilité de certains secteurs critiques. Ces actions ont à saluer ! Je m’inscris entièrement dans cette démarche, car le renseignement d’affaires est un outil au service de la souveraineté nationale. Engagée auprès des entreprises françaises, j’ai créé le cabinet Prisme Intelligence pour apporter un avantage concurrentiel aux acteurs économiques français afin d’être plus compétitifs dans le monde entier. En effet, c’est avec des entreprises françaises plus concurrentielles et rentables que la France peut préserver sa souveraineté !


10/ Pouvez-vous citer une vertu que vous vous efforcez de cultiver quotidiennement, (et non pas « au quotidien » selon l’atroce locution en vogue) ?

L’audace !

Depuis toujours j’ai l’audace d’oser prendre des chemins non conventionnels et d’entreprendre. Aujourd’hui, il semble courant de communiquer sur l’intelligence économique. J’ai osé assumer le terme « renseignement d’affaires » et je ne me prive pas de communiquer sur la matière afin d’apporter un maximum de clarté sur les pratiques. Il me semble indispensable, dans le renseignement d’affaire, de savoir faire preuve de clarté tant sur le positionnement de nos activités que sur les méthodes employées. Cela permet dès le départ de définir avec le dirigeant ce qu’il est possible de réaliser ou non dans le cadre qui nous est défini. Il n’y aurait rien de pire que de ne pas se comprendre, ou de répondre de manière erronée à un besoin ! Vous pouvez me lire sur LinkedIn où je publie régulièrement et échange avec les dirigeants. Je cultive l’audace dans chacun des dossiers que je traite. Cela permet d’obtenir une vision globale du sujet, d’apporter aux dirigeants une vraie plus-value en lui assurant un renseignement complet. Travailler avec audace, c’est aborder les sujets avec un prisme différent. Et je terminerai en citant la devise du 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine : « qui ose gagne » que j’applique quotidiennement.




⭕️ Mezze de tweets

 



⭕️ Hors spectre

 

« Le fort est, chez Nietzsche, une individualité supérieure qui ne cherche pas à dominer les autres, ce qui serait un signe de faiblesse. Au contraire, le fort,  fondamentalement, recherche la solitude de l’esprit, la distance, le quant-à-soi. Souvent, en effet, ce qu’on appelle la société n’est qu’un rassemblement fondé sur la faiblesse. On a peur de penser par soi-même. On suit ce que les autres pensent. On se rassemble avec eux et l’ont dit du mal de ceux qui n’entrent pas dans le moule du conformisme collectif.  » Nietzsche ou la passion de la vie / Bertrand Vergely

 




Newsletter n°63 - 30 juin 2023

⭕️ Éditorial

En beauté

Nous finissons en beauté cette « saison » de nos entretiens avec une grande dame de l’intelligence économique, unanimement respectée à ce titre et à bien d’autres. Une fois n’est pas coutume, nous pouvons sortir de notre réserve et dire notre alignement avec la vision de celle qui fut Déléguée interministérielle à l’intelligence économique de juin à 2013 à juin 2015. Nous espérons que vous prendrez plaisir à lire cet entretien, comme vous avez trouvé de l’intérêt dans les précédents et nous l’espérons, dans ceux que nous ne manquerons pas de publier à la rentrée, en septembre. Claude Revel figure parmi la petite trentaine de brillants intervenants présents à l’occasion de notre colloque du 29 septembre au Palais du Grand Large à Saint-Malo. Réservez cette date. Nous serons 200 face à la mer et au Fort National. Ce sera l’occasion de nous rencontrer, de nous présenter, de débattre, de resserrer nos rangs et de choquer nos verres. Ce sera le moment de vivre un colloque pas comme les autres, riche en propositions concrètes. Enfin, nombreux sont ceux parmi vous qui nous ont demandé comment nous soutenir. Eh bien c’est simple, venez le 29 septembre, jour de grande marée placé non sous le haut patronage de quelque ministre, mais sous la protection des saints archanges Michel, Gabriel et Raphaël. Au 29 septembre ! 

Bertrand Leblanc-Barbedienne


Nous avons aujourd’hui le très grand honneur de recevoir Claude Revel, qui est essayiste et politiste – présidente du GIE FRANCE SPORT EXPERTISE, dirigeante du think tank SKEMA PUBLIKA, administratrice CLASQUIN, et présidente d’Information & Strategies.


La vision budgétaire a remplacé la vision politique.



⭕️ Le grand entretien

 

1/ Vous êtes une pionnière dans la mise en œuvre de l’intelligence économique. Quel regard portez-vous sur l’essor qu’a connu cette discipline depuis la création de l’OBSIC en 1989 ?

D’abord notons que l’OBSIC était un organisme privé, créé fin 1988 à l’initiative des grands groupes de BTP français qui se lançaient à l’international et financé par eux. Nous avons au début reçu une petite participation du ministère de l’Equipement et du ministère des affaires étrangères sous forme d’un contrat de prestation, comme coup de pouce à une initiative de regroupement qui leur paraissait très pertinente. Il était entendu qu’ils se retireraient au bout d’un an et c’est ce qui s’est passé, ce qui ne nous pas empêchés de continuer à leur envoyer systématiquement nos rapports et notes, dans une logique de partenariat public-privé efficace.

Il y avait à l’époque dans l’administration et dans les grandes entreprises, bien avant le rapport Martre, des personnes sensibilisées à l’intérêt de comprendre et anticiper les marchés internationaux, même si nous n’appelions pas cela intelligence économique, mais c’est bien ce que nous faisions et qui s’est développé par la suite en lobbying réglementaire international auprès des grandes institutions. Je suis sûre qu’il y a eu d’autres initiatives du même genre dans d’autres secteurs, mais moins connues.

Après le rapport Martre de 1994, il y a eu des tentatives d’action commune public-privé, puis c’est retombé, puis le rapport Carayon de 2003 a vraiment relancé les choses. En est sortie notamment la nomination d’Alain Juillet comme Haut Responsable à l’IE.

Depuis lors, l’IE d’Etat a subi des hauts et des bas, dus en grande partie au cloisonnement de l’organisation administrative et au fait que jamais ce projet d’IE d’Etat n’a été totalement porté par un politique. C’est à mon époque, de 2013 à 2015, qu’il y a eu un projet véritablement global mais dès fin 2015 il a été éclaté entre plusieurs ministères. Ce projet global, embrassant tout le spectre de l’IE, est encore à re créer. Il nous manque notamment aujourd’hui pour le secteur public une orientation commune sur l’influence, articulée avec les acteurs non étatiques.

En revanche côté entreprises, il me semble qu’il y a eu pas mal d’avancées, une vraie sensibilisation, notamment à la sécurisation. Tout n’est pas fait mais le secteur privé s’est globalement plus organisé que le public.

2/ Que pouvez-vous nous dire du Think Tank SKEMA PUBLIKA dont vous assurez le développement, notamment au regard des questions que nous traitons habituellement sur Souveraine Tech ?

Ce think tank a été créé pour porter une pensée d’origine et de portée internationales, non franco-française, sur des sujets sociétaux et géopolitiques, avec une volonté d’anticipation sur tous les sujets, sans agenda politique si ce n’est d’être indépendante et issue de l’esprit critique, le tout assorti de pistes de recommandations, pour le débat public et pour les décideurs de politiques publiques.

Nous avons une proximité intellectuelle avec Souveraine Tech, dans la mesure où nous essayons de ne pas être enfermés dans les schémas mentaux qui souvent formatent les élites et les débats français et où nous cherchons toujours à décrypter, notamment avec les outils critiques de l’intelligence économique. Même si ce n’est pas notre objectif initial, nous pensons ainsi contribuer au renforcement et au rayonnement international d’une pensée française ouverte et constructive sur le monde. La souveraineté d’un pays n’est pas le repli mais au contraire la capacité à affirmer sa singularité et à être moteur dans un monde ouvert aux influences.

3/ Au XIVe siècle, Jean BURIDAN écrivait : « La volonté est l’intelligence et l’intelligence est la volonté. » De quoi manquons-nous exactement aujourd’hui ?

On peut aussi rappeler la phrase attribuée à Gramsci « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Je dirais qu’aujourd’hui en France et dans beaucoup de pays occidentaux, nous avons beaucoup d’intelligence mais manquons, non seulement de volonté, mais aussi de courage. Quand je dis « nous », je pense à ceux qui sont en charge de l’intérêt général, du bien commun, de la liberté d’expression, base de la démocratie. Car cette volonté ne manque pas, en revanche, aux forces économiques et idéologiques qui ont construit ce que j’ai appelé dans mon livre « La gouvernance mondiale a commencé » de 2006, la gouvernance libéralo-morale qui s’est développée avec la mondialisation financière et qui a conduit à un ordre mondial intenable. Il faut du courage pour s’y opposer, pour se réformer et bien sûr aussi une profonde intelligence des situations.

4/ Le génie de la lampe vous octroie le pouvoir de soumettre à la lecture intégrale d’un ouvrage un politique, un chef d’entreprise et un patron de média. Quels ouvrages faites-vous lire ? Et qui les faites vous lire ?

A un politique l’inévitable mais ô combien riche « Art de la guerre » de Sun Tzu, à un chef d’entreprise, notamment dans la tech, « 1984 » de George Orwell et à un patron de media « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury. A tous un livre de psychologie qui m’a beaucoup marquée « Que dites-vous après avoir dit bonjour ?» de Eric Berne, pour l’analyse dite transactionnelle des rapports humains. Pour tous, il faut également lire Jung, notamment sa théorie sur les archétypes. Des réflexions globales embrassant la technologie et la philosophie seraient également utiles, comme celles de Jean Staune.

5/ Aujourd’hui tout est technique, chiffré et assujetti à l’idée de rendement, d’efficacité ou d’optimisation. La règle de droit vous semble-t’elle encore échapper à ce vilain régime ?

Je crains que non. On a un peu perdu dans le droit la notion de principe au profit exclusif de l’outil. Il est clair que l’influence du droit anglo-saxon, la common law, y a été pour quelque chose. On le voit à fond dans les directives européennes, en matière de comptabilité et de finance par exemple mais aussi pour tout ce qui est gouvernance et ne parlons pas de la fiscalité. Cela touche aussi le droit des contrats. La longueur et le détail des textes sont effrayants, et j’irais jusqu’à dire que c’est contraire à l’efficacité, car lorsqu’on veut tout détailler, on oublie toujours quelque chose alors que la notion de droit romain de principe de droit interprété par le juge permet l’adaptation. Mais la règle de droit compliquée fait aussi le bonheur des cabinets d’avocats et de consultants.

6/ Internet est-il ou est il à vos yeux devenu un « service public » et le cas échéant quelles conséquences cela appelle-t’il ?

Oui l’internet est devenu aussi indispensable que l’eau et l’électricité pour toutes nos activités publiques et privées. La donnée est devenue source de richesse, pour l’instant surtout pour les grands groupes privés multinationaux qui ont initié l’internet et le dirigent. Nous avons laissé passer tous ces développements sans réaction, alors que beaucoup déjà alertaient. Il y a des évolutions, par exemple une participation publique au sein de l’ICANN. Mais la question de fond de l’accès pour tous n’est pas réglée. Rappelons d’ailleurs que pour l’eau et l’électricité, c’est le mouvement inverse qui se produit puisqu’elles sont déléguées à des groupes privés, pour censément faire régner la concurrence et les meilleurs prix. Les Etats ne sont pas organisés pour changer cet état de choses, même pour ceux qui le souhaiteraient, sans compter l’esprit général qui est encore que ce qui est privé est toujours plus efficace. Certes cela est vrai pour les activités commerciales mais quand on parle de besoins du peuple, on doit considérer différemment les choses. Il faut une grande réflexion au niveau mondial, déjà européen, mais on n’est pas actuellement parti pour cela.

7/ Le monde ne parle plus que d’IA. Y’aurait-il de notre part une bien utile diversion ou exonération, pour n’avoir plus à puiser dans le génie ou effectuer le devoir humains ?

Pour faire l’IA il a fallu puiser dans le génie humain. En elle-même, elle est extraordinaire. Mais là encore, on a laissé et on laisse se développer des outils et des produits commerciaux avec fascination et sans en faire l’objet d’une réflexion politique, et même philosophique. Quand je dis on, ce sont les gouvernants car nombre de philosophes et sociologues analysent et alertent. Des comités d’éthique se sont créés par ci par là, et c’est bien mais pas suffisant.

Alors c’est vrai, le risque majeur est de déléguer à des outils gérés par des individus des décisions d’ordre politique. Oui l’IA va nous faciliter la vie mais si nous ne réagissons pas au niveau politique, elle continuera à être gérée par quelques-uns, les mêmes qui aujourd’hui nous parlent de revenu universel, bien pratique pour tenir les populations tranquilles avec en parallèle des produits d’entertainment et une éducation citoyenne dégradée qui leur feront oublier de faire appel à leur intelligence propre, à juger et aussi leurs devoirs de citoyens.

J’ai cependant confiance dans un sursaut, toutes les nouvelles technologies ont d’abord été captées par des individus plus ou moins prédateurs puis cela a été repris en mains pour l’intérêt général. J’ai le regret de dire que ce sursaut ne viendra peut-être pas de l’occident mais d’autres zones du monde, par exemple les BRICS, qui aujourd’hui s’organisent pour un nouvel ordre mondial. L’IA en fait partie. Il serait très utile de discuter avec eux dans des enceintes multilatérales, pour de bon et pas via des réunions grandioses et des rapports.

8/ Que vous inspire l’allocation financière invraisemblable qui est faite à destination des startups ?

La vision budgétaire a remplacé la vision politique. En négatif comme en positif : on fait des « coupes » et des « rabots » dans les services publics parce qu’il faut faire des économies, et en sens inverse, quand on veut favoriser un secteur, ou face à une situation de crise, on répand l’argent en pensant ainsi répondre aux enjeux.

Le mot start up est aussi devenu magique. Or pour favoriser les activités entrepreneuriales technologiques innovantes et anticipatrices, il faut à la fois bien plus et bien moins qu’ouvrir systématiquement le portefeuille (des Français). Il faut bien plus, car pour favoriser l’essor des ces petites entreprises issues de la recherche, il faut d’abord dé bureaucratiser les processus, s’attaquer à la réforme de l’Etat et des administrations en général, qui est l’une des causes souvent avancées de départ à l’étranger de chercheurs entrepreneurs innovants. Il faut aussi anticiper, on n’est pas démuni d’intelligences sur ce point, mais le lien avec les décisions opérationnelles qui devraient en découler est bancal. Et on pourrait donner bien moins et plus efficacement, que d’argent pourrait être économisé en établissant des priorités, en les suivant réellement et en évitant les incohérences réglementaires, fiscales et les redondances de structures.

9/ Un sujet qui est peu abordé : la déconnexion croissante entre le langage et le réel, une vieille dispute de plusieurs siècles entre nominalistes et réalistes : la trouvez-vous d’actualité et pour quelles raisons ?

Hyper d’actualité ! Pour m’éviter de re-rédiger…! je reprends ci-dessous quelques lignes de mon livre « Nous et le reste du monde » de 2007, désolée de me citer mais c’est par facilité.

« Dans la pensée enfantine, il y a des mots qui produisent des effets magiques : « Tu l’as dit, tu l’es », disent les enfants. Le mode d’information privilégié est le conte.

Le technocrate n’en est parfois pas loin. Le verbe est la réalité. On l’a dit, on l’a promis, on l’a écrit – donc c’est fait. Il en est ainsi des mots qu’on emploie de manière incantatoire : la « concertation », la « coordination », la « simplification », et depuis quelque temps, dans le commerce extérieur, « chasser en meute »… Le politique pour sa part affectionne « l’écoute ». L’énoncé même de ces mots dispense de précisions, ils sont des sésames censés par eux-mêmes produire des effets. Ainsi, l’on se réunit souvent pour se coordonner, sans bien savoir sur quoi et en quoi. Mais c’est une action qui se suffit à elle-même. […]

Il s’agit d’un problème de prise sur la réalité, qui conduit à de graves faux-sens dans la communication. Quand un politique « écoute », celui qui lui parle a le sentiment que de ce dialogue va naître une action. C’est d’ailleurs pour cela qu’il parle. Or son interlocuteur politique pense quasiment, lui, qu’il a déjà fait son travail en se prêtant au dialogue. Pour le reste, il fera attribuer quelques crédits et l’affaire sera réglée. […]

Cette « pensée magique » est amplifiée par la puissance des médias, qui par le seul fait de reprendre une annonce lui « donnent du corps ». On pense souvent que les promesses non tenues des politiciens révèlent leur cynisme. Peut-être, mais elles révèlent aussi leur « croyance magique », du moins en ce qui concerne les gouvernants en place : le pouvoir dont ils disposent leur donne le sentiment que leur seul verbe devient réalité, par un tour de main. C’est le syndrome des écrouelles : la mythologie veut que le roi de France n’ait eu qu’à se montrer aux malades pour qu’ils en guérissent. »

10/ Tout le monde cite à l’envi Voltaire et sa disposition à se battre pour que ceux dont il ne partage pas les idées aient le droit de les exprimer. Dans les faits, les voix discordantes ont tôt fait d’être sèchement ostracisées. Qu’est-ce que cela dit de l’état de santé de notre démocratie ?

Comme je l’ai dit, nous sommes aujourd’hui dans un ordre mondial occidental a priori fondé sur la recherche de la démocratie mais qui a été largement capté par des intérêts multinationaux parfaitement respectables mais dont le but premier et c’est normal n’est pas l’intérêt général. Les Etats sont censés garantir ce dernier mais d’une part sont affaiblis par rapport à ces nouveaux pouvoirs, d’autre part sont de plus en plus intellectuellement soumis à des règles de conduite et schémas de pensée qui à mon avis s’éloignent sur le fond de la recherche absolue de liberté qui a été la base des Lumières (même si des dérives en ont découlé).

On peut gloser à juste titre sur les pouvoirs arbitraires qui se développent dans le monde. Cependant, à un moindre degré mais qui pourrait devenir très préoccupant, dans le monde occidental des mots comme le « bien », la « bienveillance, la « bonne gouvernance », etc. utiles à la base sont devenus des mots magiques pour fonder des politiques qui ont de plus en plus tendance à vouloir contrôler ceux qui de leur point de vue y dérogent et à devenir des couperets face à l’esprit critique et aux interprétations divergentes. Les médias se sont approprié les mots des pouvoirs, sans les remettre en cause, sauf par des critiques personnelles ou d’ordre politicien, ce qui distrait à tous les sens du terme, et cela est grave. Sans compter la faiblesse de l’enseignement de l’esprit critique, pourtant indispensable face à la force décuplée des technologies de l’information.

La réglementation des contenus de l’information doit être utilisée « d’une main tremblante » comme le disait Montesquieu pour la loi en général. Je ne suis même pas sûre que beaucoup de gouvernants se rendent compte des dérives possibles de leurs bonnes intentions face à la liberté d’expression. C’est pour cela que les outils de l’intelligence stratégique, à savoir la veille permanente pour comprendre et anticiper le monde et la sensibilisation aux influences seraient indispensables dans les enseignements. Avec en additif des bases solides d’histoire et de philosophie, y compris des sciences.

 

Claude Revel, esprit critique et décence commune

 




⭕️ Mezze de tweets

https://twitter.com/SouveraineTech/status/1674175870553010177?s=20

 

 



⭕️ Hors spectre


Saints archanges, Michel, Gabriel et Raphaël

 

La solitude est essentielle à la fraternité. Gabriel Marcel

 




Newsletter n°62 - 23 juin 2023

⭕️ Éditorial

Un gros mythe en stuc rose

Je crois, en contexte, avoir un petit accent plutôt correct en anglais, qui est une langue que j’aime, notamment du fait qu’elle m’a donné dans mes jeunes années accès à la musique des années 80 (la meilleure). Et non, je n’ai pas lu Shakespeare dans le texte, alas ! J’ai, par curiosité, écouté certaines « keynotes » données à l’occasion de VivaTech et me suis spontanément posé cette question : Mais personne ne veut donc leur dire qu’ils ne se rendent pas service en la disant (si mal) en anglais ? Arrêtez un peu avec « la langue de l’international ». C’est évidemment un gros mythe en stuc rose posé au milieu du monde par ceux qui tiennent la boutique de l’anglophonie, en partie de ce fait ! Ça n’est pas parce que l’on parle anglais que l’on devient puissant ou charismatique (du tout). Et c’est précisément quand on est devenu puissant qu’il faudrait savoir oser parler français, avec panache ! Les recevez-vous sur LinkedIn ces courriers commerciaux non sollicités qui semblent trouver normal de vous « propose a meeting » quand tu t’appelles Jean-Michel ? STOP. Sommes-nous enfin décidés à comprendre que la langue peut parfois s’apparenter à un innocent outil de sujétion cognitive ? Bien sûr qu’il faut savoir parler l’anglais (two pints, please). Mais il faudrait apprendre aussi à ne le parler pas ! Cheers !

Bertrand Leblanc-Barbedienne



Nous recevons aujourd’hui David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs des documentaires La Bataille d’Airbus (ARTE) et Guerre fantôme : la vente d’Alstom à General Electric (LCP).


On ne peut pas reprocher aux États-Unis de défendre leurs intérêts,
on peut en revanche reprocher aux élites françaises de ne pas défendre les nôtres.



⭕️ Le grand entretien

1/ Pourquoi se lancer dans la réalisation d’un tel documentaire ?

Notre précédent film sorti en 2017 qui révélait le scandale entourant la vente d’Alstom a eu un certain retentissement. Il a été visionné par des employés d’Airbus qui ont pris contact avec nous quelques mois plus tard. Airbus était au cœur de la tempête judiciaire à l’époque, et ces employés se sont reconnus dans l’affaire Alstom au point de craindre un dénouement similaire, à savoir l’infiltration de leur entreprise par des agents étrangers, et son démantèlement par un concurrent américain. Les deux sujets nous semblaient donc être dans une même continuité.

Et puis il y avait une question d’échelle : Alstom était certes un grand groupe, mais Airbus est une immense entreprise internationale, un symbole européen et l’unique concurrent des américains dans l’aéronautique. Airbus est aussi une entreprise stratégique officiant dans les domaines militaires les plus sensibles, comme les hélicoptères, les avions de chasse, les missiles tactiques et les missiles nucléaires. L’enjeu nous a donc semblé porté à une autre échelle. De là à lancer la production du film, il nous aura fallu 2 ans de plus pour convaincre Arte de se lancer dans l’aventure.

2/ Le vrai sujet, est-ce la corruption dans les affaires ou la loi extraterritoriale américaine ?

Il n’est pas question de minimiser la corruption dans ces dossiers. Elle est bien avérée et documentée, en particulier dans l’affaire Airbus qui a cet égard, était particulièrement gratinée ! Mais notre rôle est d’aller au-delà du simple constat que la corruption existe dans les grands groupes (ce qui n’est pas un scoop en soit), et de montrer la guerre économique qui sous-tend cette lutte contre la corruption. Et pour cause, certains n’osent pas dénoncer l’extraterritorialité du droit américain, qui cache visiblement d’autres objectifs. Certains pays, comme l’Allemagne, sont réticents à dénoncer cet impérialisme juridique, de peur de froisser les Américains d’une part, et par crainte de faire montre de complaisance dans la lutte contre la corruption. Or le sujet n’est pas là. On peut d’ailleurs retourner la question : si la loi américain poursuite en priorité des entreprises européennes, doit-on en conclure que les entreprises américaines sont moins corrompues ? Ou est-ce tout simplement parce que leur corruption à elles n’est jamais sanctionnée ?

3/ Vous avez été amenés à interroger beaucoup de monde. Y-a-t’il un témoignage ou un témoin qui vous a marqué ou touché plus que les autres ? Et le cas échéant, pour quelles raisons ?

L’histoire de Ian Foxley, le lanceur d’alerte britannique interrogé au début du film, nous a particulièrement touché. Cet ex-cadre d’une filiale britannique d’Airbus a découvert des faits de corruption en Arabie saoudite où il travaillait, et a tenté de faire éclater l’affaire. Il a vécu par la suite un véritable calvaire, en subissant toutes sortes de pression et en voyant sa vie professionnelle réduite à néant, sans parler de l’impact sur sa famille. Le FBI l’a approché pour en savoir plus ses trouvailles à cette époque, et nous pensons que cette rencontre explique les évènements que nous relatons dans le film. Opiniâtre, il a tout de même réussi à faire juger son affaire en 2020, soit dix ans après avoir révélé les malversations dont il a été témoin.

4/ Qu’attendez-vous exactement de la diffusion de votre documentaire le mardi 27 juin à 20h55 sur Arte ?

Nous espérons que le public sera au rendez-vous. Le monde a été largement bouleversé pendant que nous faisions ce film, que ce soit par la pandémie ou la guerre en Ukraine. Ces deux évènements ont remis au centre du débat public les notions de souveraineté et d’ingérence étrangère. La Bataille d’Airbus est largement centrée sur ces deux thématiques, et nous espérons que le film contribuera à alimenter intelligemment ce débat nécessaire.

5/ Vous auriez pu choisir comme bande sonore du documentaire le tube de Depeche Mode, « Everything counts », dont le refrain est « The grabbing hands / Grab all they can / All for themselves – after all / It’s a competitive world ». Qu’en pensez-vous ?

Il aurait fallu avoir plus de budget pour la musique alors ! (rire)

Plus sérieusement, l’espionnage est au cœur des dossiers Alstom et Airbus. Que ce soit par l’entremise de leurs lois, de leurs procédures ou de leurs services de renseignement, les Américains collectent toutes sortes de données économiques sensibles sur leurs concurrents, afin de rester les plus compétitifs possibles.

Les affaires Alstom et Airbus ont vu le jour parce que les Etats-Unis sont en mesure de collecter de nombreuses données compromettantes sur ces entreprises, et de monter un dossier anticorruption contre elles. Ils l’admettent publiquement d’ailleurs. Nous avons retrouvé une interview de James Woolsey, qui était le directeur de la CIA au moment où éclatait l’affaire Echelon. Cette interview du Figaro publiée en 2000 a complètement disparu depuis, mais nous avons réussi à retrouver une version papier.

Voici ce que disait James Woolsey :

« LE FIGARO – Alors, vous nous espionnez ?
James Woolsey – […] Oui, les Etats-Unis ont clandestinement amassé des renseignements contre des firmes européennes. Eh oui, je crois que c’est tout à fait justifié. Soyons clairs : il n’est pas question d’espionnage industriel au profit d’entreprises américaines. Cela, les Etats-Unis ne le font absolument pas. Notre objectif est triple et limité. Surveiller les entreprises qui rompent les sanctions décidées par l’ONU ou par les Etats-Unis. Suivre à la trace les technologies duales. Et pour finir traquer la corruption dans le commerce international. »

Les Américains ne sont plus aussi cash dans leurs déclarations, mais les méthodes n’ont pas changé. Les révélations d’Edward Snowden ont non seulement révélé que les Etats-Unis espionnaient des citoyens du monde entier, mais aussi, et on le dit moins, des entreprises rivales des Etats-Unis. Wikileaks a confirmé cela en révélant que la NSA recueille des informations sur toutes les sociétés françaises présentes sur des marchés supérieurs à 200 millions de dollars.

Avec une telle masse d’informations, et une recherche si orientée, comment ne pas vouloir en faire profiter leur industrie ? C’est comme ça que vous vous retrouvez avec une affaire Alstom. La vraie question est plutôt celle-ci : quelle a été notre réaction ces 20 dernières années sur ces sujets ? Et c’est là que c’est le plus révoltant. Dans l’affaire Airbus on montre que l’on commence à prendre quelques mesures défensives, mais c’est très tardif et sûrement insuffisant.

6/ Les animations qui émaillent votre propos sont très réussies et ajoutent à l’impact de la narration. On sent bien que s’est joué là un drame en plusieurs actes. Quelle en serait la morale selon vous ?

Le fond de ces affaires étant très complexe, nous essayons de vulgariser au maximum les choses pour le grand public. Il ne s’agit pas simplement de pédagogie, mais surtout d’impliquer émotionnellement le spectateur, en lui racontant une histoire marquante. C’est pourquoi nous mobilisons beaucoup de codes narratifs à la culture populaire, comme les séries TV, le cinéma, les jeux vidéo ou la bande dessinée. Cela donne un parti pris visuel tranché dans lequel nous alternons entre reconstitutions avec des acteurs, des séquences en 2D ou en 3D, et des passages en dessin animé. Nous aimons également multiplier twists et flash-back pour rendre la narration plus impactante.

7/ Avez-vous rencontré des difficultés particulières ou été mis en difficulté dans le cadre de cette réalisation ?

La principale difficulté réside dans la reconstitution de faits qui se sont étalés sur une décennie entière. Nos nombreux interlocuteurs avaient parfois des difficultés à situer précisément tel ou tel évènement dans le temps. Sans compter les rumeurs impossibles à prouver, l’inimitié entre tels et tels clans d’Airbus qui parfois brouillent les pistes. Si nous avons pu interroger près de 100 personnes en off durant cette enquête, il a fallu mettre en place une méthodologie rigoureuse pour faire le tri des informations, établir une chronologie etc.

Ensuite la chaîne allemande qui codiffuse le film avec Arte, la NDR, a rendu la réalisation du film très compliquée. Nos partis pris visuels et esthétiques leurs déplaisaient, et la critique de l’impérialisme juridique américain sous l’angle de la guerre économique les mettait mal à l’aise. L’affaire n’est pas du tout perçue de la même manière en Allemagne. Il a fallu exprimer ces points de vue contradictoire dans un seul et même film. On s’est donc trouvé en plein psychodrame franco-allemand digne d’un sommet de l’Union Européenne. Cela a rendu la production compliquée : elle a duré trois ans quasiment à plein temps.

8/ Une forme de discernement, tout en nuance, est perceptible dans la narration du documentaire. On sent comme une envie de comprendre, qui en forme le fil rouge. Quelle était votre vision des choses en amont ? Et correspond-elle à celle que vous en avez eue en aval ?

Notre point de vue sur l’affaire a beaucoup évolué au fur et à mesure de la production. Le film est conçu pour que le spectateur suive le même cheminement que nous pendant notre enquête. Là où l’affaire Alstom était en grande partie terminée lorsque nous avons travaillé dessus, l’affaire Airbus nous semblait elle, en perpétuel mouvement. Nous avons suivi cette évolution, et le film tente de retranscrire ce point de vue de l’enquêteur qui évolue sans cesse.

L’affaire Alstom a beaucoup influencé notre perception d’Airbus, au début du moins. Idem chez nombre d’interlocuteurs, de l’entreprise ou de l’Etat, qui partageaient cette grille de lecture. Or, si les deux affaires sont étroitement liées, elles sont très différentes. Nous avons dû jongler avec ce paradoxe tout au long de l’enquête.

9/ Le mot de souveraineté est sur toutes les bouches aujourd’hui. Qu’est-ce que « La Bataille d’Airbus » en dit exactement, surtout en matière juridique ?

Que la souveraineté est avant tout une question de volonté politique. Nos élites ont multiplié les renoncements sur les questions de souveraineté, sous couvert d’une mondialisation inéluctable et d’une union européenne sur laquelle on se défausse lorsqu’on refuse de traiter un sujet.

L’affaire Airbus montre au contraire qu’avec une nouvelle loi, 4 ou 5 magistrats et une stratégie claire, il est tout à fait possible de défendre ses intérêts nationaux face à l’hyperpuissance américaine. Notre grande crainte est que cette affaire n’ait été qu’un sursaut de circonstance, un simple coup de com’ lié au hasard du calendrier, et qui ne sera pas suivi d’une stratégie pérenne dans le temps.

10/ Après avoir vu votre documentaire, on conserve un goût amer lié à l’arrogance manifeste des Américains dans ce récit. S’agit-il là selon vous des Etats-Unis ou d’une certaine élite aux mains desquelles se trouvent actuellement les Etats-Unis 

La doctrine d’intelligence économique américaine a vu le jour sous Bill Clinton il y a plus de 30 ans, et est devenue réellement offensive après le 11 septembre. L’extraterritorialité fait consensus chez les démocrates comme chez les républicains, elle n’est pas donc liée à l’élite politique actuelle en particulier. Si nous sommes parfois critique vis-à-vis des Etats-Unis, en montrant les manœuvres déloyales qu’ils déploient à notre encontre, nous devons d’abord être sévères avec nous-mêmes : le grand coupable de l’affaire Alstom, c’était avant tout la gestion désastreuse du dossier par l’Etat français. On ne peut pas reprocher aux Etats-Unis de défendre leurs intérêts, on peut en revanche reprocher aux élites françaises de ne pas défendre les nôtres.

 

 




⭕️ Mezze de tweets

 

 

 



⭕️ Hors spectre

https://www.youtube.com/watch?v=Sa22eu1FWyo&feature=youtu.be

Diffusion à la TV le mardi 27 juin à 20h55 sur Arte

 

« Dieu donne à la franchise, à la fidélité, à la droiture un accent qui ne peut être ni contrefait, ni méconnu.” Joseph de Maistre

 




Newsletter n°61 - 16 juin 2023

⭕️ Éditorial

Assis sur les levées

Nous nous asseyons sur les levées. Pas un jour sans que nous soyons tenus de nous réjouir du fait que quatre ou cinq ingénieurs et un génie du marketing, dont le nez perle encore de la Blédine aient « levé » des dizaines voire des centaines de millions d’euros sur une idée « disruptive » avec des pépites d’IA à l’intérieur. Par décence, attendez voir que ça marche ou que ça crache un peu avant de parler de ce qui a été pompé. Dans ce monde si responsable et durable et bas carbone et inclusif et solidaire, représentez-vous un peu, si tout ce discours a un sens quelconque, ce que 100 millions peuvent représenter pour un Français qui a déjà du mal à s’offrir un vivasteak. Arrêtez de nous mentir, tout ça ne vaut pas tout ça, évidemment. Enfin pas tout à fait. Et puis tout ne se règle pas à coup de virements quand même. Parlez nous de souveraineté, d’humanité, de rentabilité, de pérennité, parlez-nous d’avancées, de percées, de service, de prouesses, de noblesse, de conquêtes… Parlez-nous de la France de la tech discrète, attelée, ouvragière, productive, opiniâtre… Parlez-nous de la tech UTILE ici et maintenant. Pas, ou en tout cas un tout petit peu moins de celle qui gagne au grattage ou au tirage. Et par pitié, arrêtez, par souci d’hygiène mentale, de psalmodier ces montants obscènes qui ne représentent en vérité que de lointains paris faits sur 9 canassons dans le seul espoir que le 10ème gagne la course.

Bertrand Leblanc-Barbedienne




Nous recevons aujourd’hui Dominique Luzeaux, qui est Directeur de l’Agence du Numérique de Défense


La souveraineté en matière de défense n’est pas une option.



⭕️ Le grand entretien

1/ En matière de défense, la souveraineté vous paraît-elle être une option ? Et si non, quelle définition personnelle en donneriez-vous ?

Une définition assez largement répandue aujourd’hui est celle de Louis Le Fur, né en 1870 : « la souveraineté est la qualité de l’État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté ».
Une telle définition repose cependant sur une hypothèse où on avait des environnements fermés ou tout au moins où les échanges entre divers environnements politico-économiques étaient maîtrisés en quantité et qualité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui dans un monde ouvert, où l’incertain et le complexe règnent, d’autant plus quand on aborde la question du numérique, lequel pose un espace sans frontières sur l’espace géo-politico-industriel.
Pour avoir une définition plus opérationnelle, je pense qu’il faut prendre les choses autrement, en partant de la liberté d’appréciation, de décision et d’action. Les différentes éditions des Livres Blancs pour la Défense et la Revue Nationale Stratégique soulignent que l’autonomie stratégique est perçue comme le moyen pour un État d’exercer sa souveraineté, afin de détenir cette liberté d’appréciation, de décision et d’action. D’ailleurs, cette recherche d’autonomie stratégique est un des principes fondateurs de notre politique de dissuasion nucléaire depuis des décennies, théorisée par le général Lucien Poirier : c’est « la faculté pour un peuple de choisir librement, à l’abri de toute pression étrangère, le projet politique qu’il juge conforme à ses intérêts et à ses ressources ».
Par conséquent, pour un État, sauf à avoir intégré dans sa politique le fait de dépendre d’un autre pour se défendre, la souveraineté en matière de défense n’est pas une option.
Ceci dit, au-delà de cette réflexion axée sur la stratégie politique, on peut aussi s’intéresser à la souveraineté industrielle, à la souveraineté technologique, concepts qui reprennent la définition générale en la particularisant respectivement au domaine de la production industrielle, ou à telle ou telle technologie. La question tient alors de la maîtrise : dans la mesure où il n’est pas possible de tout vouloir maîtriser, selon les niveaux souhaités sur cette autonomie souhaitée, on aura des niveaux différents de souveraineté : souveraineté dégradée, quand on recherche maîtrise et résilience limitées au périmètre vital ; souveraineté partielle, maîtrise et résilience de activités critiques ; souveraineté complète, maîtrise et résilience étendues. Le vrai sujet est donc de définir ces différents périmètres, en fonction de la stratégie politique en amont, et en fonction des ressources budgétaires et humaines en aval.

2/ Les temps étranges que nous traversons vous paraissent-ils propices à un rapprochement entre les mondes civil et militaire ?

En fait, il n’y jamais deux mondes indépendants qui s’ignoreraient. De nombreuses technologies et applications civiles sont issues de développements issus du monde militaire, et réciproquement le monde militaire se nourrit des innovations et développements civils. Il est donc essentiel que ces deux mondes s’appuient l’un sur l’autre, tant en matière d’innovation que sur le plan industriel.
Si l’on peut dire qu’en général le monde civil avance plus vite, notamment dans le domaine numérique, et que le monde militaire a alors intérêt à profiter de cette dynamique, il convient aussi de noter que le monde militaire permet des investissements ciblés sur des segments de niche, ce qui peut ensuite entraîner des applications inédites dans le monde civil. D’un côté, la logique de rentabilité court terme et d’agilité, de l’autre côté l’investissement plus long terme et davantage de conservatisme pour garder une maîtrise permanente de ses moyens. Ceci dit, les révolutions technologiques s’enchaînent, et les distinctions évoquées ci-dessus tendent à s’effacer, en particulier dans la mesure où les conflits actuels sont souvent asymétriques, le « faible » recherchant dans la disruption provenant du monde civil un avantage sur le « fort » qui, lui, s’appuie sur son existant issu du monde militaire. On le voit en Ukraine, mais cela avait déjà été le cas en Irak ou en Afghanistan.

3/ Quelles sont les métamorphoses auxquelles nos armées doivent se préparer ?

L’objectif recherché par les armées est de détenir la capacité convergente d’analyse, d’intégration et de partage au sein d’un système qui orchestre les milieux (Terre, Air, Mer, Espace) et les champs (informationnel, électromagnétique, cybernétique) entre eux, incarnant le bout-en-bout métier tactique-opératif-stratégique. Il s’agit de se doter d’une capacité de conduite et de commandement interarmées d’une opération OTAN interconnectant les différentes plateformes dédiées aux milieux ou aux champs, ce que l’on appelle le concept multi-milieu multi-champ (M2MC).
L’effet final recherché est de pouvoir transporter, partager, exploiter en temps réel, stocker, administrer et sécuriser des données via les services/applications métier standard, en mode « plug and fight » avec nos alliés et partenaires de circonstance d’une opération majeure.

Aujourd’hui, l’efficacité des armées est intrinsèquement dépendante de leur environnement numérique, primordial pour les opérations comme pour les activités organiques, qui ne cesse de s’étendre et de se complexifier. Cet environnement numérique constitue désormais :
– la trame de la connectivité (compréhension des situations) et du combat collaboratif en M2MC (multi-domaine multi-champ) ;
-la toile de l’interopérabilité technique, déterminante pour notre ambition nation-cadre (OTAN, coalition ad hoc, UE).
Au plan opérationnel, la maîtrise de notre environnement numérique est centrale pour « gagner la guerre avant la guerre ». Elle est liée aux 6 aptitudes structurantes des armées:
– moyen de la supériorité informationnelle et du renseignement préalable à l’action (Anticiper) ;
– maîtrise de la donnée, de la réactivité des forces et de l’orchestration des effets (Combattre), aptitude d’autant plus prégnante en engagement de haute intensité ;
– clé de l’intégration M2MC (Intégrer) ;
– facteur de continuité tout au long de la chaîne de commandement, de résilience des forces et des systèmes d’armes (Se protéger) ;
– moyen de renforcer l’assise organique des armées (flux logistiques, gestion des stocks, optimisation de la disponibilité des moyens, etc.) (Soutenir et durer) ;
– support propre au champ informationnel et trame du milieu cyber (Influencer).

Le numérique modifie le contexte militaire tout autant qu’il transforme notre société : rapidité de transmission d’informations, nouveaux espaces de conflictualité tels le cyberespace, mais aussi l’espace avec sa militarisation éventuelle et les menaces sur les différents satellites. Il convient donc de s’y adapter en permanence.

4/ Est-ce que l’une des manières de limiter l’exposition de nos données militaires à un ennemi potentiel n’est pas simplement d’en produire moins en nous montrant plus efficaces ? Le mot à la mode est sobriété, n’est-ce pas ?

Les données sont un avantage clé : les réduire serait se priver de moyens d’appréciation, de décision et d’action. La sobriété n’est pas dans la production de données, mais dans la consommation de ressources (matérielles, énergétiques) lors de leur utilisation.
Par contre, évidemment, il faut maîtriser et réduire au maximum la recopie multiple de la même donnée, et c’est dans une telle recherche d’efficacité (partage, mutualisation), qu’il convient de raisonner en termes de sobriété.

L’enjeu clé en termes d’exposition de nos données à un ennemi potentiel est en fait celui de la sécurité des données et de leur accès. Le chiffrement, la séparation des réseaux, l’étiquetage des données en y intégrant des attributs quant à leur droit d’accès (cf. modèle ABAC) sont des éléments de réponse technique.

5/ Si Gustave Le Bon revenait à la vie, quel chapitre ajouterait-il selon vous à sa Psychologie des Foules ?

L’ouvrage de Gustave Le Bon date de la fin du XIXe siècle et est terriblement moderne. Évidemment il ne connaissait pas les réseaux sociaux numériques, mais ses considérations sur la psychologie des foules s’appliquent directement. Les communautés d’intérêt, ou les phénomènes de « like » ou de « bashing », répondent aux principes décrits par Gustave Le Bon : la foule n’est pas une simple somme de ses membres, mais développe une « âme », qui peut soit mener à un sentiment de « puissance » et à des actes violents qu’un individu n’aurait pas commis, soit mener à un « évanouissement » de la personnalité individuelle. En effet les utilisateurs des réseaux sociaux, qui se cachent derrière l’anonymat ou un pseudonyme, manifestent les traits d’irresponsabilité notés par Gustave Le Bon, face à leurs prises de position (si tant est qu’un commentaire jeté sur un réseau social est une véritable prise de position réfléchie et assumée). Gustave Le Bon n’aurait donc pas rajouté un chapitre, mais aurait trouvé dans certaines utilisations sociétales du numérique d’autres exemples pour illustrer ses considérations !

6/ Hors la menace armée, de quoi devons-nous nous défendre aujourd’hui ?

La Revue Nationale Stratégique, publiée en novembre 2022 par le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, rappelle les intérêts nationaux de sécurité :
– protection du territoire national ;
– sécurité des États en application des traités par lesquels nous sommes liés ;
– stabilité de notre voisinage compte tenu des répercussions immédiates que toute crise y émergeant aurait sur notre propre territoire, métropolitain comme ultramarin ;
– liberté d’accès aux espaces communs dont le cyberespace, mais aussi le spatial et les espaces aéromaritimes.

La cybersécurité, la cyberdéfense, plus généralement la résilience cyber, est donc affirmée comme clé pour maintenir l’autonomie de décision et d’action de la France qui, rappelons-le, est membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, 7e économie mondiale contrôlant la 2e Zone économique exclusive, et est doté de l’arme nucléaire.
Les espaces communs (cyber, spatial, fonds marins et espaces aéromaritimes) font aujourd’hui l’objet d’une compétition de puissance renouvelée. Leur importance opérationnelle comme géographique croît alors que les règles communes qui les gouvernent sont insuffisantes, fragilisées ou contestées.

Sans rentrer dans le détail, en attaques physiques, il suffit de se remémorer entre autres les dommages récents subis par certains câbles sous-marins qui ont ralenti le trafic Internet pour certaines régions mondiales, les dommages sur des fibres terrestres en Allemagne récemment ou en France il y a 2 ans.
La menace est donc multiforme, d’où la nécessité de rechercher des réponses variées, ce qui nécessite de faire évoluer nos modèles d’armées.

7/ Le numérique de défense obéit-il à vos yeux aux lois de la science économique ou de l’économie politique ?

En temps de paix, ces lois s’appliquent nécessairement, dans la mesure où la politique d’un gouvernement est globale et ne se concentre pas uniquement sur l’aspect défense. C’est l’enjeu de nos modèles démocratiques de savoir raisonner ainsi globalement, écouter le citoyen tout en préservant les intérêts de l’Etat, répondre aux problématiques actuelles sans obérer l’avenir.
Évidemment, le numérique de défense pourrait profiter d’une augmentation budgétaire plus forte encore, mais cela se ferait alors au détriment d’autres choix, car les ressources budgétaires sont limitées par l’exercice de recherche d’équilibre politique et économique. Ce sont donc bien les règles de l’économie et de la politique qui déterminent les ressources disponibles pour le numérique de défense.

La situation serait tout autre en temps de guerre. Ceci dit, on serait alors dans un autre contexte politique et économique, avec d’autres lois. Donc, in fine, nonobstant ce changement de référentiel, on pourrait alors dire que l’on suivrait ces nouvelles lois !

8/ Les Armées pourraient-elles intégrer durablement et par défaut des solutions logicielles « souveraines », au point d’en nationaliser certaines ?

Que veut vraiment dire « nationaliser » ? Je pense qu’il faut plutôt poser la question en termes de définition de champions, par domaine, nationaux et/ou européens. Par ailleurs, ce n’est pas qu’une question qui préoccuperait potentiellement les Armées, c’est une question de défense et de résilience de l’État.

Le numérique s’exerce macroscopiquement dans trois domaines : les données qui sont le cœur de l’enjeu, les applications informatiques qui permettent leur traitement, et les réseaux qui transmettent les échanges au sein de l’espace numérique.

Chaque domaine a ses propres enjeux de maîtrise.
Pour les données, il faut en contrôler la quantité, la qualité, la propriété. Il faut maîtriser l’accès à ces données, ainsi que la perte des données, fût-elle intentionnelle ou pas.

Les applications informatiques nécessitent l’acquisition de calculateurs et logiciels de nouvelle génération ayant en particulier des capacités d’apprentissage, d’où des questions de maîtrise de la confiance de ces logiciels. Si l’on ne peut chercher à maîtriser l’ensemble de la chaîne des calculateurs (ceci dit, c’est ce que fait par exemple Amazon Web Services, construisant l’ensemble des ressources matérielles nécessaires pour fournir commercialement les services), la maîtrise de la définition et de la fabrication de certains composants électroniques est clé. Mais l’est tout autant la maîtrise de certaines matières premières, comme les terres rares ou autres éléments rentrant dans la composition des équipements électroniques. Si la découverte de gisements est possible (comme en Suède très récemment), c’est plutôt la voie du recyclage qu’il faudrait développer de manière intensive.

Enfin, pour les réseaux, la maîtrise physique de bout en bout (terre, mer, air et espace) se décline au travers de leur sécurisation, de leur intégrité et de leur approvisionnement énergétique. N’oublions pas que le cyberespace n’est pas que virtuel et la couche de transport en est une empreinte physique majeure.

Tout ceci montre l’importance de la sécurisation et de la maîtrise de certaines technologies pour garantir la capacité à utiliser certains moyens d’action. Mais encore faut-il savoir les produire, et ensuite les distribuer et en rendre possible l’accès.
Une telle analyse doit se faire sur toute la chaîne de valeur du numérique : maîtrise des technologies ; maîtrise de la production de ces technologies, des produits et services associés ; maîtrise de la commercialisation et de la distribution des produits et services. Ces 3 dimensions sont à considérer, de la même manière qu’une maison a des fondations, des murs, et un toit.

Pour entamer un dialogue constructif avec l’industrie du numérique française, mais aussi avec certains établissements de recherche et de développement ainsi qu’avec des associations professionnelles et syndicales pour évaluer l’impact sociétal de certaines orientations, j’ai contribué à la création en 2022 du GINUM, le groupement des intervenants du numérique dans les domaines de la défense, de la sécurité et des enjeux d’importance vitale, pour un numérique souverain et responsable en France.

Les trois objectifs principaux du GINUM sont :
– fédérer l’expertise technologique, académique et industrielle des acteurs du numérique français ;
– organiser le dialogue entre institutionnels et acteurs du secteur ;
– promouvoir un numérique au bénéfice de la souveraineté et de la responsabilité sociétale et environnementale.

9/ Que vous inspire le fait que le US Special Operations Command n’ait aucun scrupule à faire usage des deepfakes dans le cadre de ses campagnes de déstabilisation ?

La Revue Nationale Stratégique souligne que certains États utilisent de plus en plus systématiquement l’arme cyber afin de défendre leurs intérêts stratégiques ou dans le cadre de tensions géopolitiques. Ces stratégies hybrides (attaques cyber et numérique, espace) exploitent la difficulté, pour la plupart des États démocratiques, d’apporter une réponse efficace compatible avec le respect des engagements, traités et principes politiques au fondement de l’ordre international.

Un de nos enjeux est donc d’accélérer, d’adapter, de compléter notre posture stratégique face à des menaces qui évoluent dans leur allure, dans leur nature et dans leur espace, dans un cadre de plus en plus marqué par ces stratégies hybrides ou de déni d’accès pour peser sur nos intérêts (exploitation des vulnérabilités des flux ou infrastructures logistiques, des espaces aéromaritimes). Ceci amène à de nouveaux modes de réponse : LID (lutte informatique défensive), LIO (lutte informatique offensive), et désormais LII (lutte informatique d’influence), qui s’exerce dans les différentes dimensions diplomatique, militaire, économique, mais aussi culturelle, sportive, linguistique, informationnelle.

Dans le champ de la lutte contre les manipulations de l’information venant de compétiteurs étrangers, la France doit disposer d’un large éventail d’options de réponse. En particulier, il y a un besoin d’outils de riposte tant juridiques que numériques contre les intermédiaires (« proxies ») que des puissances hostiles utilisent afin de démultiplier leurs actions de contestation ou de compétition, tout en maintenant un déni plausible.

Cette posture est d’autant plus nécessaire que des entreprises privées développent progressivement des capacités offensives, des armes et des outils d’espionnage cyber sophistiqués prêts à l’emploi. Cette course à l’armement cyber accroît le risque d’escalade. La menace cybercriminelle, qui atteint un niveau inédit de sophistication et de désinhibition, constitue donc un défi stratégique pour notre sécurité nationale.

10/ L’atlantisme technologique qui affecte notre pays vous paraît-il aller dans le sens des intérêts de notre vieille nation ?

Je ne suis pas convaincu qu’il y ait un atlantisme technologique. Il est manifeste que dans le numérique, les champions Outre-Atlantique investissent massivement chaque année. Mais sur le strict plan des ressources budgétaires, l’Europe et certains de ses membres économiquement les plus favorisés pourraient tout autant le faire.
En fait, ce qui fait la différence, c’est qu’il n’y a pas forcément de volonté d’investir durablement, au-delà des changements de majorité, et c’est là le problème.

Une compétence dans le numérique se construit sur une décennie, avec une logique d’investissement qui ne doit pas souffrir d’à-coups. Pour avoir l’effet escompté, une telle politique doit, sur le plan financier, éviter tout saupoudrage et dispersion des efforts, et donc amener à des choix et des renoncements, assumés dans la durée.
Par ailleurs, n’oublions pas que la première société de pose de câbles sous-marins était française ; que le protocole TCP-IP faisant aujourd’hui fonctionner Internet est basé sur la commutation de paquets, idée française à l’origine ; que le Minitel était un concept disruptif et novateur préfigurant le déploiement généralisé futur de l’ordinateur individuel au sein de chaque foyer, ainsi que l’accès de tout public à des sites non institutionnels, tels les 3615 préfigurant les sites Internet de charme ; que Rhône-Poulenc était il y a 30 ans un des leaders de la chimie et du traitement des terres rares…
Donc ce n’est pas le potentiel d’innovation qui nous fait potentiellement défaut. C’est par contre une volonté politique, qui ne se cacherait pas derrière l’illusion d’un libéralisme économique élevé au niveau européen, qui n’est pas compatible simultanément des logiques de rentabilité court terme et d’investissement long terme.

La clé du changement pour un redressement de notre industrie, tant au niveau national qu’européen : priorisation des moyens et mise en œuvre d’une politique industrielle cohérente. Cela passe par : revoir les dispositifs visant à mettre en synergies les acteurs publics et privés, définir des modes de gouvernance appropriés, et mettre en place des structures coopératives dans la durée.

Pour le mot de la fin, pour traiter la problématique de la souveraineté numérique, il faudrait l’organiser suivant un triptyque, avec une double logique de centralisation de la gouvernance et de décentralisation territoriale de l’exécution, la cohérence globale de la mise en œuvre de la politique publique étant garantie par la boucle de régulation.