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Concilier tradition et modernité dans toute innovation

David Fayon est Responsable Écosystème Innovation et Prospective au sein du Groupe La Poste

1/ L’idée de service public revient au cœur du débat sur la souveraineté, en quoi cela constitue-t-il une opportunité autant qu’un appel pour le Groupe La Poste ?

Au préalable, notre Constitution à savoir la Ve République du 4 octobre 1958 qui a évolué depuis indique dès son préambule « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ». Le titre premier de notre Constitution est par ailleurs intitulé « De la souveraineté » avec un principe « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (art. 2). Ceci est complété par l’art. 3 « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et dans ce même article et son alinéa 2, nous avons le fait que la souveraineté est une est indivisible « aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ».

Ceci étant posé, la souveraineté est plurielle, elle concerne bien évidemment la souveraineté industrielle et dans ce domaine depuis le premier choc pétrolier en 1973 et surtout pendant les années 1980 puis les erreurs commises par les gouvernements et les industries (comme la non-montée en gamme de nos produits français, les délocalisations vers les pays où la main-d’œuvre était moins chère, les transferts de technologie vers les pays en développement, les taxes confiscatoires pour les entreprises notamment PME familiales avant la loi Dutreil qui ont occasionné des disparitions et des ventes à des acteurs étrangers et des démantèlements, la suppression des écosystèmes de TPE/PME en régions là où se joue l’innovation, le coûteux passage aux 35 heures et surtout la sous-estimation du potentiel de la réunification allemande nous a fait décliner ; ce dernier point nous coûte aujourd’hui en matière de balance commerciale environ 12 milliards par an de déficit avec l’Allemagne notre premier partenaire (68,4 milliards d’euros d’exportation vs 80,8 milliards d’euros d’importation en 2021), ce qui correspond au gain annuel supposé pour la réformette des retraites avec le passage de l’âge de départ de 62 à 64 ans !

C’est aussi la souveraineté alimentaire et la France qui est une terre agricole a décliné avec des importations massives de fruits et légumes que nous pourrions planter sur notre territoire, le fait qu’un poulet sur deux est à présent importé sans compter les aberrations écologiques en matière de CO2 comme l’importation de cerises du Chili en hiver, de moutons de Nouvelle-Zélande ou plus récemment de farine de grillon pour intégration dans l’alimentation avec des possibles effets secondaires depuis le seul Vietnam (avec le start-up Cricket One qui a le monopole de ce marché !) et négocié au plus haut niveau européen par la Commissaire Ursula von der Leyen !

Il existe d’autres souverainetés comme la souveraineté linguistique (on le voit avec le rôle de la francophonie et le Français largement plus parlé en dehors de nos frontières du fait de notre histoire), la souveraineté culturelle (avec la fameuse exception pour ne pas être bombardé de productions hollywoodiennes) et la souveraineté énergétique dont on mesure à peine l’importance avec la guerre en Ukraine et pour laquelle le passage au véhicule électrique sans politique globale et vision en lien avec la souveraineté industrielle mène à des catastrophes économiques et sociales d’ampleur.

Nous avons également la souveraineté en matière de Défense laquelle consiste à protéger notre pays et nos intérêts vitaux chez nous et partout dans le monde. On le constate souvent à nos dépends avec des fleurons français technologiques à protéger (Exxelia, Photonis, rachat en 2014 par General Electric à Alstom des activités énergétiques puis reprise par EDF des turbines Arabelle qui équipent une partie du parc des réacteurs nucléaires). Le passage sous pavillon américain ou de toute autre puissance étrangère entrave notre indépendance nationale ou européenne car ces entreprises sont des maillons stratégiques dans l’arsenal militaire.

C’est enfin – et c’est plus mon registre – la 7e souveraineté, la souveraineté numérique, où nous avons une troisième voix à construire pour ne pas être dépendant au niveau de la France et de l’Europe de solutions technologiques américaines et chinoises et nous enfoncer dans une tiers-mondisation numérique alors que c’est là que se jouent les emplois et la compétitivité de demain : intelligence artificielle, robotique, informatique quantique avec la nécessité d’avoir des champions locaux et de développer des écosystèmes sur l’ensemble de la chaîne de valeur du numérique : matériel, système d’exploitation et logiciels, données.

Le service public est un service d’intérêt général et le fait que des nations étrangères s’y immiscent est potentiellement dangereux pour notre indépendance tant nationale qu’au sein de l’Union européenne. L’équation à trouver pour les prochaines années sera de recréer des services publics de qualité pour les administrés, à moindre coût mais aussi avec un intérêt du travail accru pour les agents de l’administration et une question du sens dans les actions et tâches conduites. Ceci passera par une déconstruction des processus complexes, en silos et une reconstruction en mode agile et collaboratif pour avoir moins de lourdeurs dans le back office, et un front office, proche des citoyens et des administrés. C’est tout le contraire du rajout d’une couche de numérique sur des processus bancals et archaïques comme les rendez-vous pour les titres d’identité opérés pour la mairie de Paris où la pénurie est gérée. Et plus généralement il s’agit des 3 fonctions publiques, l’État, les collectivités territoriales et les hôpitaux où nous avons tous en tête des exemples traumatisant, les classes surchargées (passage d’une norme de 25 à 30 élèves en une génération) et avec un niveau qui baisse, les classements PISA l’attestent pour les maths par exemple), les hôpitaux avec la fermeture des lits et la gestion catastrophique de la crise sanitaire et les confinements occasionnés par le manque de lits pour les réanimations.

Dans ce contexte, La Poste est un acteur de confiance et de proximité. Ceci est incarné par le facteur. De nouveaux services sont développés et les Top directeurs pourront donner des exemples d’un acteur tourné vers l’avenir avec le plan stratégique « La Poste 2030 », des services à la personne pour les seniors comme Veiller sur mes parents ou la tablette Ardoiz, l’identité numérique. Mais aussi dans les 3 France décrites par le général Pierre de Villiers dans son livre L’équilibre est un courage, la France des villes (on a des programmes dans les ZFE pour les centres villes avec des vélos cargo pour la livraison de colis), la France des banlieues et la France des campagnes. Nous avons des objectifs comme la neutralité carbone, l’inclusivité, des critères de responsabilité sociale et environnementale. Tout ceci permet à La Poste d’établir un pont entre service public et souveraineté. J’ajoute à cela que La Poste applique scrupuleusement le RGPD et les obligations légales. La Poste qui existe depuis Louis XI a toujours réussi ses mutations et a accompagné les évolutions de la société. Récemment Docaposte a recruté l’ancien directeur de l’ANSSI. C’est un signal fort pour la sécurité, le développement du Groupe à l’international avec des opérations stratégiques à venir dont je ne peux vous parler.

2/ Y-a-t-il dans notre société des aspects qui doivent impérativement échapper à l’innovation ? On pense notamment aux questions de bioéthiques.

Déjà dans notre Constitution est inscrit le principe de précaution. Cela permet d’éviter en théorie des possibles conséquences néfastes de l’innovation sur l’homme. A contrario, le principe d’expérimentation est roi et prévaut dans d’autres pays comme les États-Unis. Ils ne s’en privent pas, par exemple pour exploiter la ressource énergétique qu’est le gaz de schiste et ils utilisent la fracturation hydraulique, ce qui a des possibles conséquences défavorables à l’environnement au niveau du sous-sol. Il est important de noter comme dirait notre « ami » ChatGPT – mais il fallait que je le place au moins une fois dans l’interview pour nourrir un autre ami qui nous veut du bien, Google pour le référencement de cette interview – que principe de précaution n’est pas systématiquement gage de sécurité. Nous l’avons vu avec la vaccination imposée de facto et non de jure et les rappels de doses à répétition lors de la crise de la Covid sur la population y compris chez les plus jeunes qui désiraient continuer à avoir une vie sociale alors que pour les 12-25 ans, il n’est pas complotiste d’affirmer que les bénéfices sont bien inférieurs aux risques. C’est surtout la fortune des Pfizer et Moderna qui ont été faites. Et plus récemment avec la décision d’intégrer dans l’alimentation et les produits semi-transformés jusqu’à 5 % d’insectes alors que le vrai principe de précaution consisterait à consommer moins de viande rouge !

Par rapport aux questions de bioéthiques, on a parfois l’impression est que le terme est galvaudé comme le projet de loi sur la bioéthique qui comporte des dispositions qui n’en sont pas avec une appellation qui pourrait prêter à confusion comme l’utilisation des embryons qui peut heurter les croyances de certains citoyens. Sans compter les possibles dérives dans l’évolution du droit positif, comme les mères porteuses. On a cette idée venue de Norvège – qui n’est pas un pays de l’Union européenne mais de l’AELE – d’utiliser les utérus des mères en état de mort cérébrale comme mère porteuse.

L’innovation n’est pas forcément chez nous mais ailleurs dans un monde globalisé et dans différentes formes, certaines sont positives pour l’homme, d’autres sujettes à débat, réserves ou opposition. Pour parodier Gusteau dans le film Ratatouille, « tout le monde peut innover » mais avec des garde-fous car « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Être progressiste doit s’ancrer dans une histoire, une réalité. C’est le sens de concilier tradition et modernité dans toute innovation qui soit positive tant pour le court terme que le long terme.

3/ L’innovation actuelle vous semble-t-elle suffisamment respectueuse de la somme des innovations qui l’ont précédée (et permise) ?

Nous assistons potentiellement à un accroissement de la complexité des innovations avec souvent une combinaison de technologies pour en créer une nouvelle à l’image d’un assemblage d’atomes pour constituer des molécules. Je ne dirai pas qu’il y ait une « innovation actuelle » si ce n’est la plus grande prise en compte du développement durable et de l’impact environnementale et des questions qui se posent en amont de l’innovation. Nous avons aussi la question qui est dans l’ADN de la Silicon Valley et de San Francisco qui se répand dans le monde, à savoir que tout problème est matière à une solution, que la solution à ce problème est une opportunité business et que celle-ci sera potentiellement traitée par une innovation ou une solution pragmatique.

Nous avons désormais des questions à nous poser en amont au même titre que l’éthique, et ce d’autant plus que nous sommes dans un monde VUCA (volatile, incertain, complexe, ambigu) auquel je préfère l’adoption d’une posture VICO (vision, intelligence collective, olfactif) qui redonne la patate.

L’innovation actuelle repose pour certains visionnaires sur une forte intuition ou la capacité à convaincre d’un nouvel outil ou d’un usage créateur de valeur. Nous avions le sens inné du marketing chez Steve Jobs. Il est à présent présent chez Elon Musk mais avec une autre dimension même si humainement la personne n’est pas chaleureuse.

4/ Comment définir, mais surtout garantir l’idée de « liberté numérique » sans aller jusqu’à nous affranchir de toute dépendance à cet environnement ?

Ce serait l’idée de pouvoir choisir de façon éclairée sa vie numérique et ses outils qui vont avec. Il faudrait un consentement éclairé pour cela, que les algorithmes soient plus transparents et pas vus comme des boîtes noires opaques, que le stockage des données et l’utilisation faite et que la portabilité transparaissent mieux, que les composantes de la solution numérique soient connues, X % de la valeur ajoutée des États-Unis, Y % de Chine, Z % d’Europe, T % d’ailleurs. Établir un « Yuka du numérique » en quelque sorte. C’est une idée que je lance en réponse à votre question comme une bouteille à la mer et qui pourrait éclairer le citoyen dans ses choix : pourquoi opter pour une solution en open source ou une solution propriétaire selon les cas, comment choisir une solution qui a un meilleur impact CO2 ou de l’utilisation des matières premières dans sa construction ou son utilisation, etc.

Mais c’est aussi être dans un monde phygital où la liberté numérique irait de pair avec la liberté dans le monde physique puisque les deux sont interdépendants. Cela suppose le droit à la déconnexion, la vigilance contre les addictions et les cyberdépendances. Tout ne se passe pas dans les métavers et nous avons besoin de moment dans la vie physique, admirer un paysage, partager un bon repas avec des amis. Au même titre que nous avons deux hémisphères du cerveau avec des liens forts entre les deux parties, il en est de même avec les deux univers numérique et physique avec une liberté de curseur pour passer de l’un à l’autre en étant conscient des opportunités et des risques mais aussi avec la réalité virtuelle et la réalité augmentée d’être simultanément dans les deux mondes qui se superposent et qui ne sont pas donnés à tous avec une fracture phygitale possible.

5/ Ixana, une société américaine propose une technologie, le Wi-R, qui permet de transmettre ses données personnelles, uniquement par la conductivité du corps humain. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Effectivement cette société Ixana présente un concept novateur, le « wire-like wireless », le fait de se passer de capteurs, le corps humain le devenant. Plus besoin de vêtements connectés ou de devices. C’est une facilité. Mais pour avoir celle-ci, la question à se poser est de savoir s’il y a un risque notamment pour le piratage, les libertés individuelles. Est-ce que l’on peut être libre de ne pas transmettre ses données personnelles et quand, où, comment, pourquoi ? Toutes ces questions me font penser à la citation attribuée à Benjamin Franklin, le père fondateur des États-Unis, « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».

Plus généralement, on peut jouer aux apprentis sorciers avec l’homme augmenté, des implants ou des puces pour augmenter son intelligence. À ce titre, Neuralink est une des entreprises co-créées par Elon Musk pour des implants cérébraux. Cela peut être utile pour lutter contre des maladies dégénérescentes et correspond dans ce cas à l’homme réparé lequel est à ne pas confondre avec l’homme augmenté où l’on pourrait avoir une sélection par l’argent – qui comme disait mon père « demeure la plus juste si tout le monde a le même revenu ». Concrètement, des implants pourraient permettre en cas de défaillance de retrouver ses capacités originelles sans toutefois les dépasser, c’est le garde-fou à observer. En effet si les implants ou une IA greffée dans le corps humain le rend plus intelligent, certains individus moins intelligents et fortunés deviendraient plus intelligents que d’autres mais de milieux plus modestes. C’est aussi cette question éthique à se poser. Une autre question et Laurent Alexandre l’évoque aussi, celle des singes augmentés car les expériences débutent souvent sur les animaux (par exemple la chienne Laïka envoyée dans l’espace en 1957 juste après le premier satellite artificielle russe Spoutnik, qui sont de fait les bêta-testeurs même si le bien-être animal n’a pas toujours été considéré avant d’être généralisées sur l’homme. Ces singes augmentés pourraient ubériser l’homme dans des chaînes de montage dans les usines 4.0. On pense inévitablement au roman culte de Pierre Boulle adaptée au cinéma, La planète des singes et à ses risques. Si un jour les singes augmentés dépassaient l’homme ?

6/ La capacité de stockage du cerveau humain s’élève à 10 puissance 15 octets, qui équivaut à l’ensemble de toutes les données web mondiales. Quel besoin de machines ?

Sur le papier on pourrait dire qu’un seul homme est l’équivalent du Web dans son ensemble mais sans être cogniticien il convient de distinguer la capacité théorique et la capacité réelle. Albert Einstein disait que nous utilisions en moyenne que 10 % de notre potentiel. Et il faudrait certainement que tous les neurones et toutes les synapses soient connectés et sollicités simultanément. La machine a toujours été là pour libérer l’homme et lui permettre à la fois de réaliser d’autres tâches plus épanouissantes, de se désaliéner et aussi avoir du temps libre, le tout dans des proportions raisonnables pour l’équilibre de la société. Force est de constater que parfois on devient l’esclave de la machine.

7/ À en croire certains, l’innovation ne peut se passer de financements massifs. Qu’en pensez-vous ?

Nous avons deux types d’innovation à distinguer, d’une part l’innovation incrémentale qui consiste à améliorer un produit ou un service existant par des caractéristiques ou fonctionnalités nouvelles ou optimisées. C’est par exemple le cas des versions successives de l’iPhone depuis la première version apparue en 2007. Et nous avons d’autre part l’innovation disruptive qui suppose un changement de paradigme, nouvelle technologie, processus radicalement différent, etc. C’est le cas par exemple du passage de la bougie à l’ampoule pour l’éclairage ou plus récemment le tsunami provoqué par ChatGPT et le saut de l’intelligence artificielle « classique » ou passive vers l’intelligence artificielle générative, capable de créer (texte ou code avec ChatGPT, images avec Dall-E ou Midjourney, musique avec MusicLM de Google).

Il existe aussi l’innovation frugale ou low cost, comme décrite dans le livre de Navi Radjou, qui permet d’innover avec des moyens réduits et l’ingéniosité de la débrouillardise. Ce type d’innovation qui a un côté « système D » répond à des besoins de terrain et notamment respecte plus l’environnement avec souvent récupération d’éléments, recyclages ou encore micro-paiement ou micro-crédit comme les solutions développées par M-PESA au Kenya et étendues à des pays d’Afrique et à l’Inde. Toutefois, certaines innovations comme l’informatique quantique nécessitent à la fois des gros investissements, beaucoup de jeux de données et des marchés suffisamment grands. L’innovation dite à « deep impact » répond souvent à cela. Nous avons besoin des deux aux deux extrémités du spectre.

Indépendamment du financement massif pour certaines innovations de nature souvent plus disruptive, nous avons à intégrer également la notion du temps long dans l’innovation qui est importante surtout si les couches pour l’informatique sont toutes impactées, du matériel aux données en passant par les logiciels car plusieurs facteurs sont à prendre en compte. Ou encore pour faire de la R&D au niveau mondial car il existe des process de standardisation avec des comités de normalisation qui se réunissent plusieurs fois par an avec du lobbying pour discuter et proposer/imposer des solutions qui peuvent devenir des standards. Prenons le cas par exemple de F2R2 qui commercialise les adresses des Frogans et qui représentent une disruption par rapport aux sites Web, en matière de présentation, d’économie d’énergie par un facteur supérieur à 10, d’ergonomie. Les fondateurs ont dû discuter avec les organismes de gouvernance d’Internet – que je décris dans mon livre paru voici 10 ans, Géopolitique d’Internet – qui gouverne le monde -, à savoir l’ICANN pour les noms de domaine, l’IETF pour la production de RFC sans compter la nécessaire création d’un fonds de dotation. Ceci a permis d’aboutir à un standard ouvert, à un langage de développement, le FDSL pour les Frogans pour permettre une utilisation gratuite comme HTML pour le Web. Ce temps qui est d’une décennie doit être financé. Ce n’est pas la même chose de disposer d’une levée de fonds de 10 millions en lançant une start-up dans les services et de disposer de cette même somme pour des actions de fondation pour un service qui pourra reposer sur les pierres que l’on aura bâties dans un édifice plus ambitieux et complexe. Il s’agit en l’espèce d’un marathon de l’innovation où l’on peut aussi avoir le phénomène du mur des 30 km environ où l’on se doit de tenir et de gérer son effort jusqu’à la délivrance et la commercialisation rendue possible de son produit ou service. Outre F2R2 qui a l’exclusivité mondiale de la commercialisation des adresses des Frogans pour 10 ans via l’organisation de standardisation OP3FT et qui est une initiative française bien qu’embarquant des acteurs américains et chinois, on pourrait aussi citer l’ambitieux projet de datacenter souverain Titan Datacenter. Cet acteur ambitionne des datacenters à haute performance avec une certification Tier IV obtenue laquelle est le plus haut niveau existant en termes de disponibilité, d’efficacité et de sécurité, permettant de répondre aux besoins des clients et des secteurs d’activité les plus exigeants. Outre le gigantisme d’un datacenter qui nécessite une construction d’un bâtiment sur plus de 100 mètres de long avec les contraintes administratives liées au permis de construire, au diagnostic préalable de l’INRAP, etc., on a des innovations structurantes comme le recyclage de l’eau avec une économie à plusieurs chiffres qui complètent l’offre Titan Cloud de cloud souverain haute performance.

L’innovation logicielle de type TikTok est plus simple mais l’enjeu est ensuite plus commercial, de nature à pouvoir disposer de la masse critique et un service qui décolle. En effet, le temps de développement selon les types d’innovation n’est pas le même et ce, avant même de parler du temps de la transition et de l’adoption.

8/ Le courrier papier, un peu comme le livre, ne s’est pas laissé absorber par le numérique. Comment le comprenez-vous ?

Tout d’abord, tous les opérateurs postaux connaissent une chute des flux de courrier qui a été initiée surtout après la crise de 2008 du fait notamment de la dématérialisation (factures, bulletins de paie, etc.) qui est souvent proposée par les acteurs. Il n’est pas sûr que le bilan énergétique soit meilleur. Du reste la France est plus boisée sur l’ensemble du territoire (31 % en 2020) que voici un siècle où nous étions à un peu plus de 25 %. Le courrier papier génère aussi une économie de la filière pâte à papier et bois. A contrario, le mél et les volumineuses pièces jointes occasionnent des coûts de stockage et un impact énergétique qui est souvent défavorable.

Cet état de fait implique aux postes de se réinventer, de trouver de nouveaux usages, de nouveaux relais de croissance. À La Poste, on s’appuie sur les facteurs qui sont dotés d’un smartphone avec des applications autour, Facteo, de la première flotte de véhicules électriques en Europe, des bâtiments qui peuvent être intelligents avec des capteurs côté Internet des objets, etc. Des services sont créés autour comme la mesure de la qualité de l’air avec Geoptis. S’agissant du livre papier, il résiste pour l’heure face au livre numérique. Il s’agit d’un phénomène culturel, nous restons attachés à la matérialité du livre. Néanmoins le livre numérique a du succès aux États-Unis mais l’histoire du pays n’est que de 250 ans alors que l’Europe, en particulier la France et l’Italie, ainsi que la Chine ont plus de 2 millénaires d’histoire. Gutenberg précède la création des États-Unis. Les États-Unis sont tournés vers le futur car ils ont un maigre passé. Ceci peut expliquer les adoptions du Kindle. Pour autant allier tradition et modernité est préférable à une modernité et modernité désincarnée.

9/ Que pensez-vous de l’idée selon laquelle la moitié de l’innovation tient à la manière dont on la présente au monde ?

Effectivement, on pourrait dire cela. Les présentations des nouveaux produits Apple lorsque Steve Jobs était vivant et désormais avec Tim Cook et surtout d’Elon Musk sont des shows avec une mise en scène millimétrée. N’oublions pas que chaque iPhone est présenté comme révolutionnaire alors que concrètement d’une version à la suivante, nous avons 10 % d’innovation plus ou moins grande et 90 % d’optimisation des versions précédentes. C’est un peu comme les lessives qui jadis lavaient plus blanc que blanc et qui avaient fait réagir Coluche dans un de ses sketchs.

On pourrait dire d’une certaine façon que l’innovation nous est vendue, parfois à la façon Obélix et compagnie. Il convient de se poser des questions comme est-ce que cette innovation va être utile, va me faire gagner du temps ou automatiser certaines tâches, va me permettre de trouver des informations, d’accélérer la prise de décision ou accomplir une tâche qui correspond à un besoin réel ?

10/ Pensez-vous que la quantique va nous permettre d’intégrer dans le champ de la recherche des incursions et peut-être des découvertes sur le continent… De l’esprit humain ?

La question serait plus à poser à Olivier Ezratty qui est le spécialiste en France du quantique. Je pense que le quantique répond une logique défensive dans le domaine bancaire ou du secret avec une potentielle atteinte à la sécurité car la cryptographie traditionnelle sera menacée par la capacité avec le quantique de casser des codes secrets très rapidement. Traditionnellement la cryptographie contemporaine est basée sur la capacité de factorisation des nombres premiers. C’est la technique employée par des algorithmes asymétriques de type RSA.

Nous n’avons pas une approche unique du quantique comme il n’existe pas qu’un seul métavers. Plusieurs choix sont opérés dans le quantique, que ce soit par IBM, Microsoft ou les projets de R&D en France. En tout cas, il s’agit d’une technologie disruptive à suivre et à investir.

Nous aurons d’autres usages qui viendront en avançant dans l’exploration de cette technologie qui correspond à un nouveau paradigme, le qubit et non le bit ou nous avons soit le 0 soit le 1. Le fait que les 2 états 0 et 1 peuvent se superposer induit une complexité et augmente le champ des possibles. De là à combiner intelligence artificielle générative et informatique quantique et l’on aurait potentiellement un Hyper HAL relayant 2001 L’odyssée de l’espace aux oubliettes…

David Fayon (www.davidfayon.fr) est co-auteur de La transformation digitale pour tous ! et de Pro en réseaux sociaux. Il est membre de plusieurs associations pour le développement du numérique en France et de la souveraineté numérique, mentor pour des start-up.




Dans 5 ans, plus aucun mot de passe ne résistera aux calculs de haute performance.

Émilie Bonnefoy est Co-fondatrice & CEO d’OPEN SEZAM 👾, membre du Cercle des Femmes de la Cybersécurité et auditrice IHEDN Majeure SNC 2022-2023


1/ Un récent article révèle que les hackers embauchent plus de femmes que les entreprises de cybersécurité. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Serait-ce le point culminant de la parité ? Les femmes seraient-elles donc aussi capables que les hommes de nuire ?

Je découvre ces chiffres à la lecture de l’article et comme probablement beaucoup de lecteurs j’imagine, ils m’interpellent. La problématique de la parité et plus globalement de la mixité des équipes dans les entreprises de sécurité est systémique. Elle démarre dès le cursus scolaire à travers les choix d’orientation et se poursuit dans la composition des équipes ensuite.
On observe toutefois à travers ces chiffres que les femmes ont un attrait certain pour la cybersécurité à condition que leurs compétences et le cadre de travail offert leur permette de s’épanouir. Et je regrette ici que certaines d’entre elles choisissent de basculer du côté “obscur” de la force. On imagine aisément ce qui peut être attrayant : travailler de chez soi, dans un environnement plus feutré, plus caché, plus libre car offrant souvent l’anonymat ou la pseudonymisation, sans véritable hiérarchie et probablement avec une rémunération équivalente à celle des hommes délivrant le même service.

Cela doit nous faire réfléchir sur deux choses :
Le cadre de travail et la culture dans l’entreprise sont-ils adaptés ? Le management est-il enclin à mettre en place un cadre de travail “sain”, c’est-à-dire et sans tomber dans le puritanisme, un cadre permettant à chaque salarié de se sentir valorisé pour ses compétences et ses qualités humaines ?

La structuration des équipes dirigeantes permet-elle d’intégrer cette problématique ? Regardons les comités de direction des 20 plus grandes entreprises de cybersécurité, combien de femmes au board ? C’est une bonne chose de faire de la sensibilisation, de financer des programmes associatifs, mais le plus efficace reste de montrer l’exemple. On connaît désormais l’efficacité des rôles modèles. Si on s’abstrait de l’aspect moral du raisonnement, c’est également une hérésie en terme de business. Comment favoriser l’adoption de bonnes pratiques ou de produits cybers lorsque ceux-ci sont uniquement développés par une catégorie de la population ? Cela pose aussi des questions sur l’efficience des solutions mises en œuvre pour favoriser la résilience des organisations face au risque cyber.

2/ Alors comme ça, vous allez enfin nous libérer du mot de passe ?

C’est effectivement l’ambition d’Open Sezam entreprise à mission de cybersécurité. 3 raisons à cela. Ils sont d’abord le premier vecteur des cyberattaques et à ce titre, un vrai frein dans la confiance que l’on peut avoir dans les usages numériques. La seconde raison tient aux grandes ruptures technologiques auxquelles nous nous préparons : dans 5 ans, plus aucun mot de passe ne résistera aux calculs de haute performance. Derrière chaque innovation de rupture (l’IA, le quantique…) il y a un usage détourné par les cyber-attaquants.

Enfin, l’Union Européenne et le gouvernement français sous l’impulsion de la Présidence européenne ont préparé une feuille de route ambitieuse pour accompagner nos organisations d’importances vitales, nos services essentiels, nos entreprises et en particulier nos PME vers une plus grande résilience face à un risque cyber croissant.

Pour les éditeurs de logiciels dont nous faisons partie, cela implique la nécessité de faire preuve d’une forte capacité d’innovation pour proposer des solutions simples d’usage, simples à déployer et adaptées à des cas d’usage de plus en plus complexes. C’est ce que nous faisons chez Open Sezam. Nous permettons aux entreprises de libérer les utilisateurs de leurs mots de passe grâce à une plateforme ultra-simple à déployer : nous nous interfaçons dans le système existant, de façon transparente. Les utilisateurs peuvent ensuite s’authentifier via un magic link ou via n’importe quel device grâce au lecteur de biométrie. L’UX de notre plateforme est simple et agréable tout en contenant les informations clés liées à la fréquentation des applications sur lesquelles nous déployons notre solution.

3/ Nos solutions françaises sont-elles condamnées au succès d’estime ou peuvent-elles, elles aussi, prétendre à une adoption massive dans le monde ?

C’est vrai que si l’on regarde le paysage des solutions cyber massivement adoptées sur le marché de la cybersécurité par exemple dans les différents cadrans Gartners, les acteurs français sont très minoritaires.

Plusieurs explications sont souvent avancées : le manque de soutien à l’innovation ou à l’internationalisation. On pense souvent au marché américain, très dynamique et très alimenté par les Israéliens qui y déploient nombreuses de leurs solutions.
Mais le marché européen est extrêmement important en volume. Ceux de l’Afrique et de l’Asie sont aussi identifiés par les experts comme de futurs marchés de masse.

Certains géants de la tech comme AWS sont devenus des acteurs incontournables dans notre secteur. Ils ont bénéficié d’un fort soutien du gouvernement américain qui ne caché par ses actions préférentielles dirigées vers les entreprises nationales. 1er fournisseur de Cloud au monde, AWS a crée le marché en invitant le concept de Cloud Public. Misant sur ses fortes capacités techniques et ses capacités à tirer le fruit de son expérience avec sa plateforme d’e-commence, l’entreprise est devenue une machine de guerre. L’attention portée au client, la mise en oeuvre de services ultra-simples d’usage qui permettent de réserver des instances avec une simple carte de crédit, c’est un peu comme un Mac-Do le dimanche soir : facile, pas si bon marché que ça mais c’est aussi le juste prix de la tranquillité.

En France et plus globalement, nous avons des personnes brillantes sur le plan technique, des entrepreneurs visionnaires, des sources de financement. Il faut simplement que nous prenions conscience que Rome ne n’est pas faite en un jour et arrêter de renoncer en pensant que la bataille est perdue.

4/ Vous avez une formation de juriste en droit public (des gens très bien !). Comment cela a-t-il orienté votre activité vers un sujet de souveraineté ?

J’ai choisi sans vraiment choisir. Le jour où j’ai mis un pied dans l’amphithéâtre j’ai regretté de ne pas avoir choisi une formation scientifique. C’est terrible, tout m’intéresse et je trouve que malheureusement nos formations ne soient pas plus transversales, plus éclectiques, notre monde est devenu tellement complexe…

J’ai cependant adoré ces années et en particulier la rigueur du syllogisme juridique, l’enjeu de protection de la chose publique qui mène vers la notion d’un intérêt à celui des individus : l’intérêt général. Le sujet de la souveraineté, c’est celui d’un Etat qui ne dépend pas d’un autre ou tout du moins qui consent à ses dépendances. C’est l’objectif d’atteindre le plus haut niveau d’indépendance possible pour décider et agir dans le respect de nos valeurs et de ce que l’on qualifie souvent de besoins vitaux. C’est un sujet qui m’a toujours passionné et qu’aujourd’hui je peux approfondir dans le cadre d’un cycle d’auditrice à l’IHEDN, une institution extraordinaire qui regroupe des dirigeants, des militaires, des cadres de l’Etat avec cette logique de décloisonner les réflexions et de proposer des actions concrètes au Secrétariat Général à la Défense et à la Sécurité Nationale dans un contexte de plus en plus complexe.

5/ Comment décririez-vous le rapport que nous entretenons en France avec les technologies venant de l’étranger, des Etats-Unis ou de la Chine ?

Un rapport un peu similaire avec celui du fast-food du dimanche soir : on sait que ça peut nous coûter un jour (notre autonomie de réflexion et d’action par exemple), que ça n’est pas si bon marché, que ça alimente un système assez précarisant…mais on s’en satisfait : c’est pratique, facile avec un goût doucereux et ça répond au besoin de se nourrir.
Malheureusement, ce ne sont pas simplement des technologies que nous importons. Ce sont aussi des usages et une certaine vision du monde – comme par exemple celui de la propriété des données.

6/ Prévoyez-vous l’atrophie de la mémoire humaine ?

Je suis presque trop optimiste pour imaginer ça ! Et puis il faudrait solliciter les grands spécialistes du sujet : les neurologues mais aussi les spécialistes en sciences cognitives. Sur ce plan, je vous recommande le livre de Gérald Bronner “L’Apocalypse Cognitive” qui montre comment le déferlement d’informations et la “dérégulation du marché cognitif” nous exposent à un risque civilisationnel en s’attaquant à notre cerveau.

7/ Pourquoi avez-vous choisi de développer une solution d’authentification plutôt qu’un déodorant sans paraben ou une marque de chaussettes bio ?

Ce sont surtout les rencontres et ce que j’ai découvert en étudiant la question de la gestion des accès et des identités. Les Anglais diraient : “What a mess” ! L’authentification, c’est le point de départ de tout, c’est la porte d’entrée de la maison. A quoi bon mettre en place une alarme, des barbelés, des barreaux aux fenêtres si la porte d’entrée de la maison reste ouverte ?
J’utilise du déodorant sans paraben et il m’arrive de porter des chaussettes bio. Si l’enjeu était aussi important que celui de la sécurité de nos usages numériques pour que la digitalisation soit vraiment un progrès pour notre humanité, je me serais posé la question 🙂
J’ai aussi la chance de travailler entourée d’amis brillants, curieux, qui ont soif d’apprendre et d’une grande humilité. Nous avons de grandes ambitions communes pour un projet qui a un fort impact sociétal.

8/ La biométrie peut impressionner. D’un côté, elle permet de s’affranchir des artefacts ou ces fichus mots de passe. Mais d’un autre, nous devons nous-même devenir ce moyen de tout sécuriser. Comment voyez-vous la ligne médiane entre ces deux chemins ?

Il est vrai qu’il faut être extrêmement vigilant sur l’usage de la biométrie et en France, nous avons la chance d’avoir des organismes étatiques comme la CNIL ou certains organismes de recherche comme l’INRIA qui étudient et mesurent le risque de compromission lié au stockage distant de données biométrique par exemple. Certains films d’anticipation sont assez proches de ce que l’on peut faire. Et il est donc absolument nécessaire que certaines autorités morales contrôlent le cadre déontologique de la mise en œuvre de ces technologies. Et donc parfois la question se pose de savoir si la sécurisation est bien légitime au regard du risque encouru.

S’il s’agit d’une problématique d’adoption de l’usage, le mot de passe peut aussi être remplacé par d’autres techniques comme par exemple ce que l’on appelle le “lien magique”.
Cela soulève une question fondamentale : quel niveau de sécurité un individu est-il prêt à accepter compte tenu du du niveau de risque et comment en tant qu’éditeur de logiciel nous trouvons le juste équilibre.

9/ On parle beaucoup de décentralisation en ce moment. Pensez-vous que cela peut avoir des conséquences politiques, comme un essor du concept de « souveraineté personnelle » par exemple ?

La décentralisation – et en particulier la décentralisation de l’identité que nous étudions de près chez Open Sezam – est une excellente opportunité de redonner du pouvoir aux individus sur l’usage de leurs données. C’est un domaine dans lequel nous avons en tant qu’européens une vision singulière et qui s’est illustrée par l’introduction du RGPD ou plus récemment par l’adoption du DMA et du DSA. La décentralisation permet également une meilleure gestion du risque pour les organisations soumises à des obligations légales et réglementaires. 

L’Union européenne a demandé aux États européens de mettre à disposition un portefeuille numérique mais on voit que c’est très compliqué – techniquement et politiquement – d’aboutir à des solutions satisfaisantes tant pour les pouvoirs publics que pour les utilisateurs in fine. Dans un contexte d’hyper-digitalisation et aujourd’hui dominé par les le modèle des plateformes spéculant sur l’exploitation des données, je pense que cette transition sera inévitable. La réglementation ne suffira pas et devra être nécessairement soutenue par des solutions technologiques. 

10/ L’application que vous conservez dans votre téléphone sur une île déserte (Pas de 4 ni de 5G ni évidemment de prise électrique). Trêve de plaisanterie : quel ouvrage ?

Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley !




"Notre souveraineté doit avoir le coeur en France et la raison dans l'Union Européenne"

Guilhem Giraud est fondateur et Président directeur général de TEMNO

1/ Que savez-vous sur nous ? (Guilhem Giraud est un ancien agent de la DST)

Voilà une excellente manière de briser la glace ! Et une question pas si anodine qu’il n’y paraît. Elle renvoie en effet au rapport qu’entretiennent les spécialistes de la surveillance – dont je suis (étant un ex-ingénieur de la DST, devenu fournisseur des services d’enquête et de renseignement) – avec leurs concitoyens. En savent-ils plus, du fait de leur fonction ? Cela est-il acceptable, voire souhaitable, ou au contraire à proscrire ? Je pense que vous trouverez toutes les nuances de réponses dans le landerneau de l’enquête et du renseignement. Pour ma part, je penche pour la dernière. Donc, pour résumer : sur vous, je ne sais rien de plus que n’importe quelle autre personne n’en saurait. Et c’est très bien ainsi. En tant que citoyen, je suis parfaitement « normal » !

Je note que, dans certaines régions du monde, il est d’usage, pour les administrations régaliennes, de confier à leurs prestataires de sécurité « carte blanche » pour la collecte d’informations. Il n’en va pas ainsi en France : les prestataires sont sollicités en tant que de besoin, dans le cadre de demandes bien précises, et il n’est pas attendu de leur part une fourniture de renseignement plus large. A l’heure où l’on écrit ses lignes, une nouvelle matière, le renseignement d’origine sources ouvertes (ROSO, ou encore OSINT), tend à bousculer cet équilibre. Il devient tentant, pour les demandeurs comme pour les offreurs, de s’appuyer sur des structures privées, dynamiques, pour collecter de grandes quantités d’information publiques et les organiser façon « big data ». Je ne pense pas que cela soit une bonne idée. Parce que cela revient à accélérer de manière exponentielle l’exposition de tous les citoyens à la surveillance numérique. Et il faut prendre garde qu’un jour on n’atteigne une sorte de limite, au-delà de laquelle les masses ainsi contrôlées vont se révolter contre leur condition.

2/ La démocratie est-elle soluble sans surveillance ou dans la surveillance ?

Il ne faut pas confondre démocratie et utopie. Ainsi, il me semble évident que la démocratie a besoin de surveillance pour garantir la sécurité de tous et pérenniser ainsi le contrat social. Au contraire, il serait précisément utopique d’abolir la surveillance au prétexte de vouloir construire une société ou il ferait bon vivre ensemble. De plus, l’Histoire nous a prouvé que les régimes fondés sur ce type de projet ont fini par se muer en enfers du point de vue des libertés individuelles. A fortiori, vu l’évolution géopolitique globale, et les innombrables menaces engendrées par le multilatéralisme et l’exacerbation de la concurrence entre nations qui en découle, nous avons besoin, plus que jamais, de sécurité.

Les Etats s’appuient sur la surveillance, entre autres procédés, pour contrer les multiples tentatives d’ingérence étrangère, cyberattaques, manipulations de l’information, … mais aussi pour identifier les ennemis de l’intérieur, les auto-radicalisés, et lutter contre les organisations criminelles. Mais ce qui est notable, et qui me permet de répondre à votre question de manière un peu plus fine, c’est qu’il n’a jamais été aussi nécessaire d’être très précautionneux dans la définition et la mise en oeuvre des outils de surveillance. Comme je l’ai mentionné plus haut, certaines nations comme les Etats-Unis ont déployé une doctrine maximaliste en matière de surveillance, pour laquelle la fin justifierait les moyens. Le big data y occupe une place importante, se présentant comme une évidence. Mais, à l’origine de cela, je ne peux pas m’empêcher d’apercevoir une vision très simpliste de la performance en matière de sécurité, qui voudrait que l’ambition en matière de résultats prime sur tout et se moque du respect d’autrui. Or, pour moi, la vraie performance c’est de concilier ambition et respect. Voila l’enjeu de notre époque. On ne peut plus opposer deux visions du monde, comme on l’a longtemps fait par exemple en matière d’écologie, avec d’un côté les tenants de la croissance, de la création d’emplois et de l’autre, les décroissants, les « Amish » comme ils ont pu être surnommés … Le futur, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais le meilleur des deux réunis. La surveillance s’inscrit parfaitement dans ce défi contemporain.

3/ La vie privée a-t-elle encore un sens dans un monde où tout ou presque est déposé en ligne ?

La vie privée a-t-elle déjà perdu son sens ? J’ai tendance à le penser, parce que je suis sensibilisé à la question, mais si vous vous livrez à un sondage sur le sujet autour de vous, vous constaterez que cela n’est pas vraiment une source de préoccupation. Une grande majorité continue à avoir le sentiment d’avoir une vie privée, malgré cet espionnage systématique, donc il n’y a pas vraiment de problème. D’ailleurs vous constaterez que le sujet ne passionne pas les médias. Le logiciel Pegasus a certes eu son heure de gloire, mais c’est parce qu’il a touché nos gouvernants.

A l’heure actuelle, il faut bien reconnaître que toutes ces informations volées via les apps et réseaux sociaux ne font en général qu’entretenir des mécanismes pour mieux vendre. Je doute fort qu’un service de renseignement, aussi bien équipé fût-il, soit en mesure de diriger ses capteurs sur un quidam de manière arbitraire. Mais la situation est en train d’évoluer : dans le cadre de mon activité quotidienne, je constate une pression croissante de la part d’éditeurs pour intégrer des techniques de surveillance indiscriminée via les réseaux sociaux ou les apps. Le plan est bien de nourrir in fine des gisements – souvent extra-territoriaux – d’enquête et de renseignement avec cette masse de données collectée via des logiciels commerciaux (et le domaine a même un nom : « ADINT », pour Adversiting Intelligence).
Je pense donc que, oui, dans un futur proche, la perception de cette menace va changer et que les citoyens vont apercevoir une réduction du domaine de leur vie privée. Par mesure d’anticipation, on ne peut que conseiller à chacun de réduire son exposition numérique.

4/ Quelle place l’Europe peut-elle prendre dans la course technologique ? (Précision : l’Europe ou l’UE ?)

Face aux géants que sont les Etats-Unis et la Chine, nous Français n’avons guère de choix : nous devons nous organiser au sein d’un ensemble plus grand, capable de rivaliser avec ces deux blocs. Et je ne vois que l’UE pour cela. Bien sûr, la sécurité nationale, la souveraineté, se nourrissent de la doctrine développée au sein des nations, et il n’est pas souhaitable de modifier cela. Mais, au moment de mettre en pratique nos projets d’indépendance, nous ne pouvons plus nous placer dans un réflexe de repli national, car une telle attitude nous voue à systématiquement échouer. Je l’ai constaté alors que j’étais employé en administration centrale, au milieu des années 2000 : l’attitude du gouvernement était alors très tranchée, elle consistait à considérer les entreprises numériques américaines comme des agents qu’il fallait réguler avant même de commencer une discussion commerciale. Mais nous nous sommes fait écraser à plate couture. Leur maîtrise technologique, leur puissance commerciale et l’appétit des populations pour jouir sans entrave des nouvelles fonctionnalités du numérique ont eu raison de nos règles.

Les nations européennes ne peuvent jouer indépendamment le rapport de force : il est tellement facile pour les Etats-Unis et la Chine de faire voler en éclats les belles intentions lorsque tel ou tel marché lucratif, créateur d’emplois, est proposé. Nos politiques ne résistent jamais à ce sirènes et transforment bien souvent nos beaux projets de champions nationaux en machines à reverser du revenu aux GAFAM via la location d’espace dans le « cloud ».

Notre seule chance, c’est de placer nos ambitions et nos talents derrière le rempart que constitue l’UE, car sa taille et son organisation, sa capacité à créer des règles de droit, font d’elle un vrai compétiteur au plan mondial. Il nous faut apprendre à maîtriser une technique de souveraineté à deux niveaux. Le coeur dans notre patrie et la raison dans la communauté européenne, en quelque sorte !

5/ Les Etats vous semblent-ils plus menacés aujourd’hui ? Et le cas échéant, dans quelle mesure et de quelle manière ?

Clairement, oui. Et à ce sujet, la mode du « cloud » s’est transformé à mon avis en un véritable fléau. Voilà des années, bientôt des décennies, qu’un mouvement naturel nous incline à confier l’hébergement et le traitement de nos données à des serveurs situés en-dehors du territoire national, bien souvent aux Etats-Unis. On peut parler de dogme. Impossible en effet pour un DSI d’une entité publique ou privée de remettre en question cet état de fait. Mais les problèmes induits par ce fonctionnement sont de taille. Du point de vue strictement commercial en premier lieu, l’approche semble maintenant être remise en question car les opérateurs du cloud sont experts pour drainer les revenus et à l’heure du bilan, l’ « addiction est douloureuse » pour les clients, si je peux me permettre ce calembour. Mais le véritable enjeu est stratégique : les experts en politique internationale disent que nous sommes entrés dans une ère de « guerre totale » et qu’il va falloir nous interroger sur les impacts possibles de telle ou telle action de nos ennemis sur nos systèmes. En matière numérique, le constat est vertigineux : que se passera-t-il si l’ennemi parvient à couper les liens numériques qui nous connectent avec nos données situées aux Etats-Unis ? Quels services « tomberont » ? Notre prise en charge par les hôpitaux ? Le contrôle des flux à nos frontières ? Les transactions bancaires ? Aucune entité sans doute ne connaît l’impact exact qu’aurait une telle action. Inutile de se perdre en conjectures, il faut lancer un plan drastique de rapatriement de nos données sur le territoire.

6/ Quels conseils donneriez-vous aux pratiquants de l’OSINT ?

Je n’aurai pas la prétention d’être donneur de conseils sur un domaine aussi « vibrant » que l’OSINT. Je peux simplement décrire ma démarche : j’ai observé récemment l’irruption de ces techniques dans l’univers de mes clients, les enquêteurs (le renseignement ayant depuis longtemps recours à des recherches en sources ouvertes). Et je me questionne donc sur la meilleure manière d’intégrer leur apport à mon offre. Là encore, ma conclusion est assez simple : pour rester cohérent avec mes principes et les habitudes de mes clients, je privilégie une approche proportionnée. Je refuse catégoriquement la collecte indiscriminée – même en OSINT -, au prétexte qu’une portion infinitésimale de mes recherches pourrait un jour servir à une enquête.

7/ En 2023, le terme de souveraineté relève-t-il selon vous de l’anachronisme ?

Ce que je pense, c’est qu’il est miné. Aux Etats-Unis, alors que la maîtrise du numérique est assurée à travers de nombreux acteurs locaux, le projet de souveraineté signifie « rester souverain ». En France, comme dans de nombreux autres pays, le même projet signifie plutôt « (re)devenir souverain ». C’est donc un projet d’émancipation, clairement identifié comme tel par le reste du monde. Or les Etats-Unis se sont fait une spécialité de saboter tous nos projets d’émancipation. J’en ai une illustration bien précise : alors que, dans les années 2000, le recrutement d’un haut fonctionnaire par une officine américaine faisait scandale (j’ai encore en tête le cas d’Yves Galland, recruté par Boeing en 2003), ce type de mouvement est devenu la norme. Je conserve une photo d’une visite de Sarkozy – alors ministre de l’Intérieur – dans mon bureau en 2005. Autour de lui, deux de ses conseillers. Aujourd’hui, ils ont des postes éminents, l’un dans la représentation d’un GAFAM en France, l’autre dans une société de conseil américaine !

Pour remédier à cela, et travailler à un projet souverain – parce que c’est mon envie profonde -, mon ambition est de promouvoir d’autres valeurs. Je pense qu’il existe aujourd’hui une piste très intéressante, qui peut nous emmener vers plus de souveraineté : il s’agit de mettre en oeuvre un meilleur partage de la responsabilité en matière numérique. En effet, ce que j’observe, c’est que pour ce qui concerne l’équipement numérique et le cyber, l’Etat français propose une structure très verticale, considérant le citoyen utilisateur du numérique comme une entité vulnérable, exposée aux vicissitudes du monde extérieur, et donc à protéger. Notez que cela semble convenir également au citoyen dont il est question. Mais cette organisation ne permet pas de dégager de dynamique forte, car elle ne repose pas sur des mouvements qui prennent leur origine dans la masse. Regardez ce qui fait le succès des réseaux sociaux : la viralité, le fait qu’un grand nombre d’individus s’approprient rapidement des phénomènes. Il faudrait être capable de produire ce type de mouvement. Que le citoyen se sente naturellement en responsabilité de devenir un acteur du système et qu’il développe des habitudes de protection, spontanément. Et je crois précisément que le temps est venu. Ainsi, le thème de la protection de l’environnement a envahi toutes les sphères d’influence, précisément car une majorité de citoyens adhère aux principes de préservation de l’environnement et a intégré ces critères dans sa grille de lecture du monde. Pourquoi tout-cela n’aurait-il pas lieu également dans le numérique ? Le stockage de nos données à l’autre bout du monde, là où l’énergie produite est très loin d’être « verte » ; la surutilisation d’applications pour des motifs terriblement futiles … tout cela n’est-il pas profondément révoltant, car destructeur de notre environnement ? J’ai le sentiment diffus qu’il suffirait de quelques étincelles pour déclencher une prise de conscience massive qui nous emmènerait vers la souveraineté.

8/ Pensez-vous que le recours à des technologies étrangères présente un risque pour ses utilisateurs ?

Clairement oui. Aujourd’hui quand vous créez un compte sur une plateforme de type GAFAM, vous achetez sans intermédiaire et consommez un bien élaboré sous d’autres latitudes. Vous vous privez des mécanismes élaborés par la France et l’Union Européenne dans un but de protection du consommateur. Sur votre chemin vers la consommation de ces services, il y a certes un contrat. Mais la facilité d’agrément procurée par la case « J’accepte » d’une part et l’envie de la fonctionnalité d’autre part créent un rapport de forces très déséquilibré. Tout le monde coche la case sans réfléchir.

Mais ces technologies sont loin d’être anodines. Elles sont certes immatérielles mais ont un impact très important sur nos vies. Certes, le pillage de données personnelles ne peut pas être considéré comme un danger, j’en conviens. Mais que dire des risques portant sur la santé mentale : combien d’adolescents se sont véritablement retrouvés prisonniers de leurs réseaux sociaux, se coupant de la richesse de leur environnement et développant des carences affectives, voire de véritables maladies mentales ? Ne constate-t-on pas très régulièrement des phénomènes de harcèlement, rendus possibles par ces réseaux, et qui parfois ont des issues très funestes ? Tous ces dangers sont bien réels.

Il semblerait que nos politiques aient fini par s’en émouvoir et créer des instances pour limiter l’exposition des plus jeunes. Mais encore une fois, je ne peux m’empêcher de m’amuser de notre manque de souveraineté en la matière, puisque seule l’application chinoise TikTok se retrouve sous le boisseau. Les applications américaines seraient donc inoffensives ? Ou bien n’aurions-nous pas importé un débat qui outre-atlantique est, pour le coup, purement souverain ?

9/ Devra-t-on bientôt se former à l’auto-défense cyber ? On peut parfois avoir l’impression comme internaute d’attendre « patiemment » l’attaque sans jouir d’aucun moyen de riposte.

L’impression que tout cela me donne, c’est que nous sommes dans une période de transition, puisque nous avons massivement adopté l’outil numérique sans être correctement outillés pour en faire un bon usage. Nous avons créé un monde virtuel, parallèle à notre monde physique fait d’interactions en face-à-face. Dans ce monde, tout est virtuel mais l’impact sur nos personnes est quant à lui bien réel. La probabilité d’y être attaqué et de subir un préjudice est devenue très forte.
Un concept d’auto-défense cyber est effectivement une bonne idée. Il pourrait s’inscrire dans ce mouvement de « responsabilité numérique » que j’appelle de mes voeux. L’éducation nationale en premier lieu doit consacrer plus de temps à sensibiliser les jeunes aux dangers du numérique, et devrait sans doute proposer des ateliers pratiques pour traiter concrètement les différents cas d’attaques.

10/ Antoine Rivaroli, dit de Rivarol, écrivit un jour : « Quand les peuples cessent d’estimer, ils cessent d’obéir. »
Qu’est-ce que cela vous inspire à notre époque de contestations populaires croissantes ?

Cette observation recouvre très exactement ce qui se passe actuellement pour la France en Afrique : c’est précisément l’estime que les Africains pouvaient avoir de la France qui est sapée par la Russie. Nos élites sont présentées comme décadentes, moralement faibles, et plus dignes d’être considérées comme des modèles.

Sur le territoire national, le jeu est plus complexe. Car si l’on peut affirmer que l’estime et l’autorité de nos représentants ont été entamées par une longue période de crise politique, donnant des spectacles désolants d’individus s’invectivant et s’adressant des gestes obscènes dans les lieux les plus sacrés de notre démocratie, l’exécutif s’est saisi des nouveaux modes de communication, beaucoup plus rapides et interactifs que l’ORTF d’antan, pour transcender sa condition. Il a en effet érigé comme des principes supérieurs, quasi divins, un ensemble de nécessités qui ne souffrent pas la contestation : la crise sanitaire, puis la crise énergétique découlant de la situation géopolitique … Depuis trois ans maintenant nous vivons en quasi-état de siège et n’avons d’autre choix que nous conformer aux prescriptions pour éviter le péril de l’effondrement. L’estime que nous avons de nos gouvernants n’est plus considérée dans cette équation. Le problème, à mon sens, c’est que cette manière de gouverner fait naître des frustrations immenses.

Encore une fois, je ne peux m’empêcher de voir le rôle des réseaux sociaux dans cette entreprise de contrôle des foules. Déformation professionnelle sans doute !

Crédits photo de l’entretien : Adélaïde Yvert

 

 




Pas une seule entreprise française n’est référencée sur le marché public de la donnée

Tristan Méneret est fondateur et CEO d’IN FRANCE 🇫🇷

1/ Qu’est-ce qu’un territoire en 2023 ?

On retrouve dans le dictionnaire Larousse deux définitions pour le territoire. Premièrement une notion géographique « Étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain. » et deuxièmement une notion juridique « Étendue de pays sur laquelle s’exerce une autorité, une juridiction. ». Dans mon métier où nous traitons des milliards de données territoriales rattachées à un identifiant unique, le code commune INSEE, nous en oublions parfois la définition réelle. Étant né à La Rochelle, on m’expliquait à l’école qu’avant d’être en Charente-Maritime, nous faisions partie du territoire du Pays d’Aunis. Pourquoi cela ? Car avec nos voisins, nous partagions une histoire vieille de l’époque des carolingiens où nous avons toujours résisté aux différents régimes et même connu un siège sous François 1er où les rochelais ont préféré mourir plutôt que de se rendre. Nous sommes bien loin d’un code commune INSEE dans une base de données. La notion de territoire est donc selon moi difficile à définir clairement car elle est à la fois personnelle, locale et administrative.

2/ On voit beaucoup d’acteurs s’intéresser à la data avec des arguments liés à leur valorisation au service de ceux qui les produisent. Mais n’est-ce pas finalement qu’une nouvelle forme de négoce, et si non, pour quelle raisons ?  

La donnée a toujours été une valeur précieuse pour faire tourner une civilisation et une économie. Elle sert entre autres à valoriser un bien, une marchandise ou un service depuis que le commerce existe. Celui qui produit cette donnée en est le chef d’orchestre et a donc un rôle déterminant. Auparavant cette donnée était décentralisée, non structurée et parfois mal documentée. Il était donc difficile d’en tirer quelque chose à grande échelle. Certains acteurs y ont vu une opportunité pour vendre des indicateurs clés pour donner du rythme à un marché économique. Par exemple Moody’s qui vend des notations d’entreprises à d’autres acteurs économiques qui vont l’utiliser pour vendre plus cher ou moins cher un service. Les acteurs consolidants et rendant compréhensible cette donnée produisent donc un nouveau marché qui s’apparente à une nouvelle forme de négoce (à plusieurs milliers de milliards $) où toute donnée est bonne à prendre. D’ailleurs rien n’est jamais gratuit quand on parle de données : « si c’est gratuit, c’est toi le produit » (vos données).

3/ Vous êtes fondateur d’une structure qui s’appelle IN FRANCE ? Pourquoi ne pas avoir choisi « IN EUROPE » ? (sic)  

Très bonne question qui revient aujourd’hui sur la table dans nos comités de direction. Pour y répondre il faut revenir à genèse du projet avant même que l’entreprise s’appelle IN France. Au départ l’entreprise s’appelait Patriote Lab. Après avoir travaillé sur le marché américain pendant plusieurs années, je comprenais qu’il était urgent de travailler sur un patriotisme économique permettant aux territoires d’être plus résilients. Je me suis alors heurté à la définition très personnelle que chacun a du patriotisme en France, non pas celle avec laquelle j’ai initialement créé Patriote Lab à savoir « Aimer ses valeurs sans rejeter celles des autres ». Même si ma vision est européenne, je reste persuadé qu’une résilience économique doit d’abord se jouer à l’échelle d’une région, d’un pays puis d’une alliance européenne.

Tout compte fait, pourquoi acheter des biens polonais alors qu’ils existent au bout de ma rue ? C’était donc décidé, avec mon associé de l’époque Yves Jégo – ancien ministre de l’Outre-mer – nous avons décidé de changer le nom de l’entreprise en IN France. Commencer par un pays avant de raisonner à l’échelle de l’Europe.

4/ Vous êtes passé par l’Institut National du Service Public (ancien ENA). Pensez-vous que l’idée de service public connaît un retour en grâce ? Quelles vous en semblent les raisons autant que la manifestation ?  

Je suis actuellement le Cycle des Hautes Études Européennes à l’INSP où je découvre les rouages du service public en particulier au sein des institutions européennes. Étant entrepreneur, le fonctionnement du service public était assez trouble et l’a priori que j’en avais n’était pas bien plus clair. Je découvre que c’est une institution très complexe où le monde de la politique rencontre le monde opérationnel. Deux mondes qui parfois ne servent pas les mêmes intérêts et sur un agenda différent. Cependant, j’observe que plusieurs projets innovants ont vu le jour ces dernières en particulier sous l’impulsion de directives européennes (je pense ici en particulier de l’Open Data Act). L’influence européenne dans le service public français me semble importante et nécessaire pour le faire évoluer plus rapidement. En effet, penser des projets à plusieurs avec des visions et cultures différentes permet d’avoir une vision plus globale et plus fiable d’une idée, d’un projet. Mon idée du service public ces dernières années est de plus en plus novatrice et dans l’air du temps où les agendas politiques et opérationnels se rejoignent de plus en plus pour servir des enjeux communs de manière plus efficace.

5/ Quels sont les critères qui permettent de dire d’une entreprise qu’elle est « française » ? Le lieu où se trouve son siège, l’identité de ses actionnaires, le but qu’elle poursuit ? Un faisceau de critères ?  

On peut envisager deux niveaux de réponses à cette question. Le premier niveau est légal, en analysant la table de capitalisation et des droits de votes de l’entreprise. Une entreprise est considérée étrangère dès lors qu’elle est détenue en majorité par une personne physique ou morale de nationalité étrangère. A cela il faut compléter cette vision capitalistique par l’analyse des droits de votes qui parfois peuvent être différents de la part de détention du capital.

Le deuxième niveau est le but qu’elle poursuit et son impact sur le territoire. Certaines entreprises au capital social 100% français et aux marques très francophones ne produisent absolument rien sur le territoire national. Elles ne génèrent ni emploi, ni fiscalité indirecte et induite. Parfois même, leurs marchandises ou services ne passent même pas par la France, on l’observe beaucoup dans le luxe et textile. Selon moi, la définition d’une entreprise française peut s’hériter par sa détention du capital social ou s’hériter par l’impact qu’elle génère sur le territoire. Mais peut-on vraiment qualifier de française une entreprise au capital 100% français qui ne produit ni biens et services sur le territoire ?

6/ Comment travaillez-vous l’open data ?

Nous récupérons l’open-data directement depuis les serveurs du gouvernement, data.gouv.fr est un formidable hub. Cela nous garantit de traiter uniquement des données certifiées par le gouvernement et d’assurer l’intégrité des résultats que nous communiquons. L’open-data permet de se passer de systèmes gourmands en énergie comme les blockchains, qui selon moi bénéficient d’une publicité bien trop importante pour l’usage que l’on en fait. En effet, les fichiers stocks disponibles sur les serveurs du gouvernement permettent d’en assurer leur intégrité et surtout de permettre à chacun de vérifier les informations communiquées par des études ou communications.

7/ Pouvez-vous dresser un bref panorama des grands secteurs d’activité en France au regard de leur degré de souveraineté ?  

Nous sommes en train de poursuivre notre analyse sur la France entière mais je peux vous communiquer un panorama des grands secteurs d’activité en Île-de-France au regard de leur détention capitalistique. Entre 2019 et 2021, 5.5% du chiffre d’affaires produits en Île-de-France étaient produit par une entreprise étrangère. Les grands secteurs où la dépendance étrangère est la plus forte sur le chiffre d’affaires cumulé en Île-de-France sont :

  • Commerce de gros de combustibles et de produits annexes 20%
  • Commerce de voitures et de véhicules automobiles légers 18%
  • Conseil informatique 14%

8/ Quand on a fait l’Ecole de Guerre Economique, comment considère-t-on le marché ? Comme un lieu d’échange ou comme un vaste champ de bataille ?  

L’École de Guerre Économique permet de découvrir l’univers de l’intelligence économique et d’acquérir une vision plus complète de l’économie et de ses parties prenantes. Après cette formation, on envisage le marché comme un vaste champ de bataille où les échanges commerciaux ne sont plus que des biens, marchandises et services mais des enjeux stratégiques qui prennent parfois part à un contrat des enjeux plus globaux. L’affaire qui m’a le plus marquée est celle de l’embargo sur les exportations de viande d’agneaux, de chèvres et de moutons de Nouvelle-Zélande suite à la capture du couple Tureng dans l’affaire du Rainbow Warrior. La guerre économique est aujourd’hui une réalité, elle touche toutes les entreprises et tous les secteurs. Il est selon moi nécessaire que cette matière soit abordée dans l’ensemble de écoles de commerce françaises afin de former des cadres ayant une vision plus globale et stratégique du marché dans lequel ils vont évoluer.

9/ Vous dites avoir un problème avec le fonctionnement de la centrale d’achat de l’État, l’UGAP. Pouvez-vous nous en dire la nature ?

Nous travaillons avec des collectivités et ministères français. Pour contractualiser avec eux nous devons passer par l’Union des Groupements d’Achats Publics (UGAP) qui délègue le marché de la donnée à trois entreprises : Accenture (🇺🇸), CGI (🇨🇦), Inop’s (🇧🇪). Pas une seule entreprise française n’est référencée sur le marché public de la donnée et il faut leur donner entre 20 et 25% de notre contrat juste pour qu’ils contractualisent avec l’UGAP, donc de l’argent public. C’est une parfaite aberration qu’une passoire d’argent public français soit en place aux yeux de tous et que rien ne change. Même si ces trois sociétés ont un impact positif en France sur l’emploi, l’économie et la fiscalité, je trouve cela insensé que pour travailler avec l’État français, nous devions donner un quart de cet argent à des entreprises étrangères uniquement pour faire le passe-plat.

10/ Pouvez-vous citer trois ouvrages qui ont durablement marqué votre façon de comprendre le monde ?

Je retiendrai ces trois ouvrages qui m’ont permis de mieux comprendre le monde qui nous entoure, tant au niveau de l’information et des stimuli qui nous entourent. Apocalypse cognitive de Gerald Bronner, un état des lieux complet autour de la désindustrialisation française et d’une vision positive de l’industrie. Vers la renaissance industrielle de Anaïs Voy-Gillis et enfin, Le manuel d’intelligence économique de Christian Harbulot afin de revenir sur les bases académiques de la guerre économique.

 




Parce que souverainetés alimentaire et numérique vont de pair !

Sébastien Picardat est directeur général chez Agdatahub

1/ Comment se positionne le monde agricole français par rapport aux enjeux de souveraineté technologique ?

Il se positionne très bien ! Agdatahub en est d’ailleurs la preuve. Je rappelle que notre entreprise a été fondée par et pour le secteur agricole, aujourd’hui rejoint par des acteurs technologiques français de premier plan, afin que la valeur des données issues des champs et des élevages français, une fois collectées, échangées et traitées par différents acteurs, revienne, en fin de parcours, aux exploitants agricoles.

Plus largement, la mission que nous a confié le monde agricole français est également de veiller à ce que les données de la “Ferme France” ne circulent pas n’importe comment, n’importe où et vers n’importe qui.

Agdatahub est donc la traduction directe que souverainetés alimentaire et numérique vont de pair, en sa qualité d’intermédiaire de données tiers de confiance !

D’ailleurs, nous ne sommes qu’une illustration récente de la capacité du secteur agricole à se mobiliser et à jouer collectif face à des enjeux stratégiques majeurs pour les filières. Rappelons que c’est à la sortie de la Seconde Guerre mondiale que des élus agricoles visionnaires ont su mobiliser leurs propres outils économiques pour reconstruire la France : sa banque (le Crédit Agricole), son assurance (Groupama), son assurance maladie (la MSA), ses coopératives… C’est aussi à cette période que les Instituts techniques agricoles et les Chambres d’agriculture ont accéléré le développement agricole. Aujourd’hui encore, l’activité R&D est financée majoritairement par les agriculteurs au travers de fonds dédiés comme le CASDAR et les Cotisations Volontaires Obligatoires (CVO) des Interprofessions. A ce titre, on peut affirmer que la souveraineté technologique agricole est assurée par des fonds et une gouvernance professionnelle, en lien avec l’État.

Comprendre cet historique est fondamental pour comprendre la genèse d’Agdatahub et sa contribution à la structuration en cours du numérique agricole en France.

Aujourd’hui, une nouvelle étape se joue. Une nouvelle occasion de s’unir, se [ré]unir face à cet enjeu de souveraineté numérique. En effet, les forces en présence du numérique agricole sont multiples et dispersées, avec une appétence, comme dans de nombreux domaines, à se maintenir en silos.

Nous avons d’une part des start-up principalement orientées vers des outils d’aide à la décision et la disruption de processus métiers à optimiser (comme l’assurance, la distribution d’intrants, les services environnementaux, les circuits courts, etc.).

Par ailleurs, on constate un équipement massif des exploitations agricoles avec une multitude d’objets connectés assurant progressivement la collecte automatisée d’informations indispensables à la gestion de l’exploitation, mais aussi les acteurs des filières comme les coopératives, les négoces, industriels et conseillers qui numérisent leurs processus métier.

Ajoutons à cela, sur un autre axe, les incontournables que sont les géants mondiaux du numérique, avec notamment la prééminence des GAMAM (Google, Amazon, Méta, Apple, Microsoft)…

Vis-à-vis de ces derniers acteurs, la solution pour que les forces agricoles, technologiques, économiques françaises en présence servent l’ambition d’une agriculture française forte, c’est la circulation régulée des données, et le moyen d’y parvenir est de casser les silos.

C’est là qu’Agdatahub intervient. Alors oui, nous sommes parfois vu comme un OVNI et, certains nous regardent même de travers. Pourtant, notre ambition est simplement de mettre au service de tous les acteurs du secteur agricole de France une expertise data mutualisée et une infrastructure sécurisée afin que les données circulent dans le respect du consentement des agriculteurs et ce au bénéfice du plus grand nombre, notamment des consommateurs, sans être soumises aux mesures extraterritoriales américaines.

2/ Les exploitants agricoles sont-ils eux aussi atteints d’Atlantite aigüe ?

Nullement. Est-ce que vous vous entendiez par « Atlantite aigüe », le rejet de toute technologie provenant des États-Unis ou, au contraire, l’acceptation sans réserve de technologie made in USA ?

Les agriculteurs français n’ont pas le luxe d’être autrement que pragmatiques. Ils ont besoin avant tout d’outils efficaces. La question de l’origine est seconde, elle n’est pas moins importante mais intervient dans un deuxième temps. Les exploitants agricoles sont des chefs d’entreprise (presque) comme les autres. Ils recherchent avant tout l’optimisation de leur temps, l’efficacité économique et technique, ainsi que la facilité d’usage de leurs outils de travail.

On peut l’appeler « bon sens paysan », si on veut. C’est surtout de la logique. Les exploitants agricoles se dirigent vers des services numériques efficaces, simples d’usage, accessibles voire gratuits et disponibles facilement. Si les outils français, il y a dix ans, avaient réuni ces caractéristiques, les agriculteurs les auraient utilisés en masse.

Rappelons d’ailleurs que, dans le cadre du suivi sanitaire des élevages au début des années 1980, les éleveurs français utilisaient massivement une innovation française pour collecter leurs données… c’était le Minitel !

Ma prescription face à cette « maladie de l’Atlantite » largement répandue chez tous les utilisateurs du numérique : que les services numériques conçus, développés et opérés en France soient orientés vers les besoins de l’utilisateur final, plutôt que vers le plaisir des ingénieurs !

3/ Pouvez-vous évaluer la proportion de maîtrise que les exploitants ont réussi à conserver sur nos données agricoles ?

La réponse est facile : la maîtrise que les agriculteurs ont sur leurs données est quasi nulle !

J’aime bien citer l’exemple du président d’Agdatahub, Sébastien Windsor, qui est agriculteur en Normandie. Sur son exploitation, il élève des cochons mais aussi produit des céréales, des oléagineux et du lin. Il y a recensé plus de 30 sources de données : moissonneuse-batteuse pour le rendement et la qualité de la moisson, stations météo, ruches connectées pour suivre la production de miel, distributeur d’aliments pour ses cochons… Chacun de ses outils génèrent des données en local. Elles sont ensuite transférées sur le cloud de chaque prestataire. Dans ce cadre, comment Sébastien pourrait-il avoir de la visibilité sur ce que deviennent ces données agricoles ? Par exemple : quels usages sont faits de ses données ? Où sont-elles stockées ? A qui appartiennent-elles réellement ? Peut-il les récupérer en cas de changement de fournisseurs ?

Autant de questions sans réponses claires car il y a autant de contrats que d’outils et certaines clauses peuvent rester imprécises. En effet, un fournisseur de services peut lui-même avoir besoin de faire passer les données à un tiers, sans forcément le spécifier et, là, on ne s’en sort plus. Quand les exploitants agricoles interrogent leurs partenaires ou leurs fournisseurs de numérique, ils ont difficilement des réponses et ce n’est pas normal.

Au-delà d’une incapacité des services clients à se mettre à niveau pour comprendre leurs utilisateurs, c’est la clarté des modèles économiques de chacun qui est en jeu, et aussi la manière dont les données des agriculteurs génèrent du chiffre d’affaires… pour d’autres !

Heureusement, des solutions émergent. Ainsi, les organisations agricoles (notamment la FNSEA) ont anticipé les enjeux autour des données agricoles et de leur valorisation par d’autres acteurs que les exploitations agricoles.

Le syndicat européen des agriculteurs (COPA) a rédigé le code de conduite européen de partage des données agricoles, dès 2017. Il a été décliné en France par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, via la charte Data-Agri. Un label a même été créé et, à l’issue d’une procédure d’audit, les conditions générales d’utilisation des outils numériques agricoles qui répondent aux principes de Data-Agri, peuvent l’obtenir.

Toutefois, les enjeux économiques autour des données agricoles sont suffisamment importants pour que le volontariat ne suffise pas à établir un climat de confiance équilibré entre les agriculteurs et leurs partenaires numériques. Il faudra toute la puissance de la réglementation européenne (identique dans tous les États Membres) pour rétablir une relation équilibrée entre 10 millions d’exploitations agricoles et leurs 500 000 partenaires en Europe.

4/ Quelle est selon vous la nature du rapport qui relie les enjeux de progrès technologique et ceux liés à la préservation / valorisation écologique ?

Nous sommes sur un rapport gagnant-gagnant. En faisant circuler les données agricoles, on alimente un cercle vertueux bénéfique au plus grand nombre et donc également à l’écosystème environnemental.

De façon plus précise, ce rapport est complexe et multifacette. Les données collectées sur les exploitations viennent améliorer les outils d’aide à la décision. Il s’agit par exemple de logiciels qui vont permettre de limiter les intrants, d’améliorer le bien-être animal et les conditions de travail des exploitants agricoles, d’augmenter le rendement ou encore d’améliorer la traçabilité…

On obtient alors des fermes plus performantes économiquement, des ressources naturelles économisées, de la pénibilité réduite pour les agriculteurs, des animaux qui bénéficient d’un suivi plus individualisé, des consommateurs mieux informés. Des éléments essentiels à la réussite de la transition agroécologique, à l’échelle individuelle mais aussi collective.

En résumé, le rapport entre les enjeux de progrès technologique et la préservation / valorisation écologique dans le monde agricole dépend fortement de la manière dont les technologies sont utilisées. Il est essentiel de concevoir et d’appliquer les technologies numérique, génétiques, agricoles… de manière responsable et durable, donc en tenant compte des impacts sur l’environnement, la santé humaine et la société dans son ensemble.

Plus que jamais, avec l’accélération des progrès technologiques, une réflexion éthique et déontologique est nécessaire. En ce domaine, la France, le monde agricole français et ses partenaires peuvent montrer la voie et être exemplaire.

5/ Gaia-X a essuyé de nombreuses critiques à son départ. Que pouvez-vous nous dire qui soit de nature à réconcilier ses détracteurs avec la démarche ?

Gaia-X a vécu un faux départ, avec une « incompréhension » initiale entre les Français et les Allemands autour de la définition de la « souveraineté ». Cela a ensuite amené certains à assimiler Gaia-X à une infrastructure cloud concurrente aux GAMAM.

Cette incompréhension est liée à des définitions différentes de la souveraineté. Pour les Allemands : il s’agit de permettre à toute organisation de pouvoir changer librement et simplement de fournisseur d’infrastructure cloud. Pour nous, Français, la souveraineté, c’est permettre à la France (à ses administrations et à ses entreprises) d’être technologiquement indépendant et de bénéficier de prestataires non soumis aux législations extraterritoriales (notamment le Cloud Act américain).

Cette ambiguïté larvée sur les objectifs initiaux de Gaia-X a vu son apogée sur la question de l’ouverture ou non à l’adhésion des GAMAM américains et des BATX chinois à l’association Gaia-X. On peut y voir une « crise d’ado » qui s’est traduite par l’affirmation d’une ligne pragmatique actant l’ouverture de l’association aux acteurs non européens, mais à leur non-participation au board de Gaia-X. Je regrette toutefois que cela ne soit pas valable pour leur association représentative « DIGITALEUROPE ».

Les conclusions de cette période mouvementée ont été bénéfiques pour Gaia-X qui, aujourd’hui, réconcilie ces deux visions, rappelant le concept cher au général De Gaulle, et détaillé dans ses mémoires, lié à l’affirmation de la souveraineté dans l’interdépendance.

Gaia-X se fixe comme objectifs, d’une part, de définir des spécifications fonctionnelles et techniques d’interopérabilité entre les différentes briques technologiques nécessaire aux espaces de données (data spaces) et, d’autre part, de contribuer à fournir aux utilisateurs des services numériques une information fiable et objective sur le niveau de souveraineté grâce à 3 niveaux de labellisation.

Espérons que cette vision sera reprise au sein du Data Spaces Support Center, copiloté par les trois autres organisations de la Data Spaces Business Alliance (BDVA, IDSA, Fiware) qui ont parfois une vision plus « atlantiste » ! La Commission Européenne qui finance ce projet devra y être vigilante.

Quoi qu’il en soit, l’enjeu prioritaire pour la réussite des usages du numérique au sein du secteur agricole (comme de tous les secteurs économiques) est de fournir aux décideurs une grille de lecture compréhensible couvrant les dimensions juridiques, économiques et technologiques des offres de services numériques au regard de la souveraineté. Faisons le pari de nouvelles passes d’armes feutrées mêlant lobbying, communication et marketing ! A ce titre, le rôle de la puissance publique sera fondamental pour informer objectivement les décideurs sur ces enjeux stratégiques de l’économie de la donnée.

Pour revenir sur la question initiale, réconcilier les détracteurs de Gaia-X avec la démarche, je rappellerais 4 points clés liés à l’ADN de Gaia-X, sa mission… :

En premier lieu, la sécurité des données et le besoin d’accroître la confiance sur ce point.

Puis la collaboration européenne car seuls nous n’aurons pas la taille critique pour peser au niveau mondial.

La transparence de la démarche et l’ouverture sur l’ensemble des parties-prenantes est un autre point clé.

La stimulation de l’innovation induite par l’application des lignes directrices Gaia-X et donc la création de nouveau produit et service numériques est le dernier point.

6/ Le paysan de demain est-il nécessairement une pointure en technologies ? 

Oui… et non ! Comme sur tous les autres aspects du pilotage de son exploitation, l‘agriculteur doit être expert en tout : agronomie, gestion économique et comptable, dimension technique, administratif… Le numérique vient ajouter l’expertise data ou plutôt la culture data !

Je parle bien de culture et de data, et non de formation et technologies. Demander à tous les exploitants agricoles d’être des geeks serait aussi incohérent que de demander à tous les médecins de l’être !

À l’opposé, pour les premiers comme pour les seconds, il est indispensable d’informer et d’éduquer sur la maîtrise et les possibilités de l’usage des données si l’on veut construire un climat de confiance entre les agriculteurs et leurs partenaires, entre les professionnels de santé et leurs prestataires.

Sur le versant agricole, c’est aussi la condition sine qua none pour que la maîtrise de la data soit synonyme d’amélioration du revenu agricole. Voici deux exemples sur l’amélioration du revenu agricole grâce aux données : un relai de croissance sur la segmentation de la mise en marché des matières premières agricoles grâce aux primes qualité et/ou l’émergence de nouvelles sources de revenu, comme le crédit carbone ; l’optimisation des charges d’exploitation (phytos, semences, fertilisants, aliments du bétail) est possible grâce aux outils d’aide à la décision ou de simulation.

En définitive, le paysan de demain ne sera pas nécessairement une pointure en technologies mais disposera d’une culture lui permettant d’appréhender le champ des possibles en termes de data.

7 / Comment faire en sorte que l’Homme soit au cœur de notre réflexion sur la data et non le contraire ? 

C’est simple, en mettant les données au service de l’Homme et non l’inverse. C’est d’ailleurs l’ADN d’Agdatahub depuis sa création : faire que les agriculteurs gardent la main sur leurs données tout en libérant leur circulation (sous certaines conditions) car elles sont essentielles à l’innovation et à la transition agroécologique.

Ainsi, nous avons développé Agritrust, qui comprend notamment un module de gestion des consentements à l’usage de leurs données, fondé sur la première identité numérique agricole, en co-innovation avec Orange Business Services et IN Groupe (l’expert de l’identité en France, qui est dans toutes les poches avec les cartes d’identité, les passeports…).

Il s’agit de lier l’identité de la personne physique (via France Connect) avec l’identité de la personne morale (celle de l’exploitation, via le Registre National des Entreprises qui est censé remplacé le Registre des actifs agricoles depuis le 1er janvier 2023) pour émettre des preuves de consentements à l’usage des données.

Agdatahub et Agritrust sont les preuves tangibles que la nécessaire réflexion éthique et déontologique que j’ai mentionnée au début de notre entretien peut se transformer en outil permettant de remettre l’Homme au cœur de la réflexion sur la data mais aussi au cœur des usages.

8 / Quel est l’état de fédération et de financement des acteurs de l’AgriTech en France ? 

L’AgriTech française est très dynamique, en pleine expansion et développement. Les start-up se fédèrent au sein de deux associations principales ou plutôt trois pour ne pas oublier la dimension viti-vinicole (Ferme Digitale, CoFarming, WineTech). Les différents acteurs s’épanouissent également au sein des territoires dans des pôles de compétitivité comme Agri Sud-Ouest Innovation, Vitagora ou Végépolys Valley… sans oublier le rôle joué par les grands groupes industriels et les GAMAM.

Concernant le financement des acteurs de l’AgriTech, il y a des financements publics européens (Horizon Europe / Digital Europ Program) et français (France 2030, avec les opérateurs Bpifrance et la Caisse des Dépôts et Consignations).

En termes de financement, l’AgriTech en France est soutenue par plusieurs sources de financement publiques et privées. Le gouvernement français a lancé plusieurs initiatives pour encourager l’innovation dans l’agriculture, telles que le plan de relance de l’économie qui a alloué 100 millions d’euros à la transition écologique de l’agriculture, ou encore le Programme d’Investissements d’Avenir qui a alloué 40 millions d’euros pour le développement du domaine.

D’autre part, des fonds d’investissement et des incubateurs spécialisés dans l’AgriTech ont émergé ces dernières années, tels que Capagro, Demeter Partners, Station V ou encore Hectar.

Malgré ces initiatives et celles au niveau européen, il reste encore des défis pour financer l’AgriTech en France. En effet, les investissements y sont considérés comme risqués car nécessitent souvent des investissements à long terme pour être rentables. Il est donc important de continuer à encourager l’investissement et l’innovation dans l’AgriTech en France pour garantir le développement de ce secteur prometteur tout en prenant en compte les spécificités du calendrier agricole…

La dernière levée de fonds d’Agdatahub est toutefois un signal positif fort pour l’ensemble du domaine. La pluralité des acteurs qui y participent ajoutée aux associés historiques montrent clairement que notre secteur est au cœur de l’économie de demain.

Au-delà des soutiens publics à l’innovations et aux acteurs technologiques, il convient de pointer qu’une des limites au déploiement massif du numérique en agriculture est le déficit d’experts data au sein des organisations collectives, des acteurs publics et des entreprises. Même s’il faut (parfois) rappeler que l’agriculture s’exerce au cœur des territoires ruraux, l’attractivité du secteur agricole pour des compétences de geek ou data manager reste malheureusement limitée, sans compter la concurrence avec les demandes des autres secteurs économiques. Les compétences humaines restent donc clé pour l’usage massif du numérique !

9/ Il paraît que l’avenir de la planète et de notre assiette passe par le steak de cancrelat aux nèfles ? 

L’avenir de la planète passe par le progrès scientifique et technique, rien de plus, rien de moins. On a tendance à l’oublier mais l’agriculture est la base de toute société humaine. La transformation des chasseurs cueilleurs nomades d’il y a 10 000 ans en fermier sédentaires, en cultivateurs, a marqué une évolution majeure de la civilisation. Il s’agissait de produire sur un territoire donné de quoi nourrir sa famille, son village, son royaume, son pays, tout en préservant les ressources pour les générations futures.

L’agriculteur est avant tout un « gestionnaire de ressources » limitées comme la terre et l’eau. Son savoir-faire ancestral, en cours de numérisation avec les technologies modernes, doit lui permettre de préserver ses moyens de production et son environnement. C’est pourquoi produire plus (pour plus d’habitants sur Terre) et mieux (en préservant les ressources) est l’alpha et l’omega de l’agriculture.

Alors oui, la science, grâce aux biotechnologies et à la sélection variétale, peut permettre à du maïs de consommer moins d’eau ou au blé d’être plus productif par hectare sans remettre en cause ses terres. Et finalement, permettre aux habitants de la Terre de profiter d’un bon steak… Tout est question d’équilibre et de répartition des ressources !

10 / On a la fâcheuse impression que les thèses malthusiennes reprennent du poil de la bête. Comment dépasser intelligemment la désolante opposition population / ressources ?

En innovant ! La bonne adéquation entre la population (ou plutôt son augmentation) et les ressources (ou plutôt leur amenuisement) est une vraie question. Il ne faut pas l’éluder, au contraire. Selon moi, et c’est une opinion partagée par bon nombre d’acteurs du secteur agricole, les nouvelles technologies peuvent permettre de répondre à cette quadrature du cercle.

Mobiliser conjointement les agro-science et les technologies de l’information permet d’ouvrir un nouveau champ des possibles grâce à l’utilisation des technologies dans la sélection génétique, l’adaptation dynamique de l’alimentation en fonction des besoins physiologiques ou de la disponibilité des produits agricoles pour les populations.

Prévisions, simulations et prospective sont autant d’outils disponibles pour mieux répartir les ressources, gérer les productions et assurer le développement socio-économique. Bien sûr, certains préfèrent utiliser ces outils pour accaparer les ressources ou les accumuler à des fins guerrières ou de pouvoir. Voilà peut-être la revanche de Malthus ?

11/ Qu’est-ce que vous inspire la fermeture en série de nos boulangeries ?

Une inquiétude réelle. Derrière chaque boulangerie qui ferme, c’est le débouché du blé produit par des céréaliers et transformé en farine par les meuniers qui se condamnent. J’ai lu l’alerte émise par le regroupement Grain de blé, en rapport avec la hausse du prix de l’énergie, selon laquelle 8 boulangeries sur 10 risquent de fermer si elles ne bénéficient pas du bouclier tarifaire… On a du mal à l’imaginer.

Les boulangeries sont le poumon d’un village, d’un quartier, aux côtés du bistrot, de l’épicerie et du boucher. Ce sont, bien souvent, des entreprises familiales au cœur des territoires qui n’ont plus les moyens de faire face à ces aléas des prix de l’énergie, principale charge après les charges salariales.

La guerre en Ukraine menée par la Russie fait donc également des victimes économiques au fond de nos campagnes et au cœur de nos villes via l’arme énergétique, tout en s’accaparant les terres ukrainiennes pour produire du blé qui lui fournit les ressources financières pour approvisionner son armée en armes et munitions.

Heureusement, nous avons des acteurs mobilisés autour de la souveraineté alimentaire. Là encore, je veux croire que les données vont apporter des solutions, du producteur au consommateur, tout en accompagnant les transitions agroécologiques.

 




Je ne suis pas une somme de données personnelles, je suis un homme libre.

Hubert Stefani est Chief Innovation Officer – Associé chez NovagenConseil et SWATICS
1/ L’aspiration à la souveraineté numérique n’est pas revendiquée aujourd’hui que par des nations. Elle l’est aussi par des régions, des municipalités, des entreprises, et même des personnes ! Vous paraît-elle de nature à favoriser un morcèlement de l’autorité de l’Etat ?

Avant que nous ne transposions au numérique notre souhait d’agir au cœur de territoires sécurisés et sous contrôle, nous avons construit notre exposition par les usages. Nous avons créé (que l’on soit individu ou entreprise) des identités qui nous ont permis de communiquer, agir, consommer sans nous préoccuper véritablement du cadre légal que cela impliquait, ni de l’utilisation des données que nous concédions. Désormais, pour les différents maillages évoqués, nous mesurons à quel point cette première phase d’adoption a pu constituer au fil du temps une vulnérabilité que chacun voudrait voire atténuée. Si ce n’est un morcellement, il y a au moins un flottement sur ce sujet. L’état prend enfin des mesures qui sont en cohérence avec la sensibilité du sujet : prenons l’exemple de l’hébergement des données de santé, qui recoupe à la fois les données des personnes, le besoin des acteurs du monde médical en information sécurisée et exploitable, et doit symboliser notre capacité à traiter en toute confiance ces données… C’est en ce moment même que se décide de reconstruire le HDS selon une approche véritablement souveraine, ce qui n’était pas le cas de la première mouture.

Voilà un exemple qui pourrait nous donner confiance dans notre capacité à avoir une approche cohérente, aussi bien dans les intentions (protection des données personnelles, indépendance des infrastructures sensibles) que dans les faits. L’Etat doit favoriser les conditions d’émergence d’acteurs de taille critique pour que les différentes aspirations à la souveraineté numérique puissent se réaliser.

2/ Les données sont des attributs modernes de la personne. Comment revenir au « sujet » (joke) et faire primer la personne sur la somme de données qui le caractérisent ? Corollaire de la question : croyez-vous dans l’incarnation et / ou dans le calcul ?

Nos utilisations du numérique (je réalise des commandes, j’ai un CV sur une plateforme avec mon parcours, j’ai des activités sportives mesurées…) définissent notre portrait ‘robot’. Les outils qui les exploitent s’appuient sur cette vision pour nous proposer des services (souvent fort appréciables). Or ces services nous incarnent dans des groupes de similarité (des segments ou clusters) et ce de manière de plus en plus subtile.

J’ajouterais que nous laissons bien plus d’informations que nous ne l’ imaginons, et que les acteurs (GAFAM notamment) qui multiplient ces points de contacts ont une connaissance vertigineuse de nos vies : un rendez-vous chez un médecin spécialisé, des itinéraires utilisés régulièrement, des ‘Like’ sur des vidéos. La combinaison donne un pouvoir descriptif et prescriptif (tu devrais …., nous te suggérons….) vertigineux et ceci d’autant plus que ce ne sont pas des règles déterministes qui sont en vigueur (si… alors…), mais des approches par ‘apprentissage machine’ dont on ne sait pas toujours quelles logiques algorithmiques ont été utilisées pour arriver à leurs conclusions.

Si l’on a en France des règles qui empêchent les compagnies d’assurance de s’appuyer sur des données médicales pour établir certains contrats, on est en droit de douter de ce que certains GAFAM mettront en place alors qu’ils développent ces nouveaux marchés (Cf Amazon).
Pour faire primer la personne sur les données, le RGPD est un cadre intéressant, qui monte en puissance. Des approches complémentaires sont évoquées, qu’il faudra encore mûrir pour assainir l’utilisation des données telle qu’elle est faite actuellement : Explicabilité et Audit des algorithmes, ‘Nutri-score’ des données utilisées.

3/ Que vous inspire la récente déclaration du ministre finlandais des transports et communications, Timo Harraka, selon qui « « la confidentialité est un nom de code pour la méfiance. Pour profiter des avantages de la libre circulation des données, il faut plus de confiance et moins d’appréhension. »

Est-ce de l’inconscience ? du cynisme ?  Pour les raisons exposées ci-dessus, on se doit d’avoir une approche bien plus défensive de l’usage des données. D’autant que lors de changements règlementaires, on pourrait imaginer des assouplissements qui libèrent l’usage de données confidentielles, au détriment de la vie privée. Et que dire de ce qu’implique un piratage de données (dont on ne peut pas exclure la probabilité de survenance – le présent est suffisamment riche de ce genre d’événements).
… Mais tentons de lui donner le bénéfice du doute et interprétons cette phrase positivement : Il y a des opportunités à faire circuler et converger des données : nous l’avons vu lors du covid, il y a eu des initiatives privées pour dynamiser les services d’informations, de prise de rendez-vous. Des services à haute valeur ajoutée se font jour quand on libère les données.
Mais on ne peut en aucun cas décréter la confiance si l’on ne prend pas des mesures de protection. Pseudonymisation, Anonymisation, Echantillonnage, Chiffrement seront nécessaires pour allier confiance et innovation.

4/ L’Ecole des Mines dont vous êtes issu a été fondée le 19 mars 1783 sur ordonnance du roi Louis XVI, dans le but de former des « directeurs intelligents » pour les mines du royaume de France. Vous voyez-vous comme un ‘directeur intelligent pour les mines de données de la République » ?

Dans mon parcours il ne m’est pas vraiment arrivé d’œuvrer concrètement dans des mines. Néanmoins, dans nos projets de plateforme Data, nous employons volontiers le vocabulaire de l’industrie de l’énergie et des extractions : extraction, Raffinage, Bronze, Gold, Pipeline De Données, Gisements. Cela montre bien que nous sommes en présence d’une matière qui recèle des éléments – des gisements d’informations – qu’il s’agira de valoriser par de multiples processus techniques complexes.

Pour ce qui est de « l’intelligence » que l’on peut insuffler dans cette extraction, elle se décline selon plusieurs acceptions, parmi lesquelles: évaluation en amont des opportunités (orienter ses efforts sur des projets qui ont une valeur avérée), frugalité (ajuster des moyens adaptés à sa mission), créativité ( il en faut pour assembler les activités et algorithmes selon une approche originale, différenciante) mais aussi éthique ( anticiper les manipulations de données sensibles qui nécessitent des traitements spécifiques ou même qui exigent d’écarter certaines approches ).
On peut pousser un peu plus loin le jeu des différences entre minerai et données : les cycles projets ne s’expriment pas en années mais en quelques semaines seulement, pour disposer d’un premier cycle complet de valorisation des données. Nous construisons et itérons sur des architectures logicielles complexes avec de faibles investissements, ce qui porte le rythme d’innovation à un niveau inégalé. Ou encore : la valeur des données s’accroît d’autant plus qu’on s’en sert.

5/ Il nous est demandé de croire que la data va « optimiser » le monde (le grand mot) et libérer l’être humain. On a surtout l’impression que ça n’est là que le prolongement du vaste mouvement de marchandisation universelle dans l’univers immatériel du numérique. Qu’en pensez-vous ?

On pourrait invoquer ici ‘Les Temps Modernes’ de Chaplin : est-ce que l’on améliore les rouages de l’économie dans le but de se libérer et accéder à un ‘progrès’ ou n’est-on pas finalement un de ces rouages dont la machine a besoin pour satisfaire son existence propre. Quand on laisse des données de géolocalisation, ou que l’on est appelé à laisser son avis(c’est à dire de quantifier une émotion ou une réflexion, ou encore l’appréciation d’un repas), ne joue-t-on pas le jeu des plateformes qui se nourrissent de ces signaux pour s’augmenter perpétuellement.

J’aime personnellement distinguer ce qui est de l’ordre de l’entreprise et de la sphère privée. En entreprise, quand on fait parler les données intelligemment pour optimiser ses processus, on parle de Business Intelligence, il s’agit là du coeur de notre activité chez Novagen Conseil. On éclaire les décisions de nos clients sur la base d’indicateurs qui peuvent mobiliser des données multiples, difficiles à traiter, et auxquelles on offre une vitrine qui leur donne matière à décider et orienter leurs actions. C’est très efficace, le terrain de jeu est passionnant, mais de là à le décliner à la sphère privée… Je n’ai pas envie d’être le Chaplin qui tourne encore des boulons en rentrant chez moi, mais j’ai bien conscience que j’ai du mal à marquer véritablement cette frontière…. Et quel impact, demain, aura la montée en puissance du metavers dans cette séparation des sphères privées et publiques ?

6/ L’intelligence artificielle qui débarque en Europe a-t-elle bien été entrainée à partir des tombereaux de données des Européens braconnées par les GAFAM ?

Nous avons été des contributeurs actifs et très innocents de ces intelligences artificielles, en acceptant sans discernement des usages qui au final ne nous récompensent pas à hauteur de la valeur que nous avons apportée. Nous pouvons nous en émouvoir, mais commençons par ne pas adopter sans discernement des solutions de captations des données.

Pour expliquer cette situation, on doit dire qu’il y a des Intelligences Artificielles très performantes qui éclosent hors des GAFAM, mais il est vrai que ceux-ci ont une avance conséquente dans les résultats qu’ils obtiennent, dans la capacité de les distribuer mais surtout dans leur puissance de collecte des données. Ils ont construit un cercle vertueux (ou vicieux selon que l’on se place de leur point de vue ou de celui des utilisateurs) où les clients de leurs services (Déplacement, Recherche de site, Réseaux sociaux, Mails) sont des contributeurs actifs ( rédiger des Posts, des communications, évaluer la qualité d’un contenu, s’exprimer, partager ses coordonnées GPS ). Les services ainsi constitués rendent des services très appréciables. Un des problèmes majeurs est que la valeur qui en est dégagée se concentre dramatiquement entre une poignée d’acteurs qui concentrent le monopole du cycle de gestion de ces données… et donc des bénéfices privés qui en découlent.

Il n’y a que très peu d’initiatives (ou alors balbutiantes) qui rétribuent les usagers, ne serait-ce qu’un peu. On pourrait citer le navigateur Brave qui avait initié le paiement par token (crypto monnaie) à ses utilisateurs qui concèdent le partage des données ; d’autres acteurs cherchent prochainement à rétribuer les contributeurs en tirant profit d’architectures blockchain : le sujet est à suivre.

Je voudrais illustrer mes propos par un exemple. Microsoft a créé un assistant de développement de code informatique appelé Copilot, dont on s’est rendu compte qu’il avait avalé tout le contenu de Github (plateforme largement ‘gratuite’ appartenant à Microsoft). Le problème est qu’il proposait des morceaux de code qui étaient protégés par des licences open-sources qui en limitaient l’utilisation. Nous ne manquons pas d’exemples où un cas similaire se décline sur de nombreuses sources de données pour lesquelles la ‘zone grise’ des usages a largement été exploitée (Images, Sons, Textes).

7/ Comment imaginez-vous une possible place de marché pour l’échange de cette « commodity » moderne qu’est la donnée ?

Des solutions existent et il y a de véritables opportunités de marchés, encore peu exploitées, qui sont confirmées en observant comment ces secteurs fonctionnent actuellement. Par exemple, dans le monde pharmaceutique avec lequel j’ai travaillé, des éditeurs se sont développés en proposant des solutions de gestion aux acteurs, consolidant ainsi une somme de données qu’ils savent très bien valoriser (flux de distribution, prescriptions, tendances…). Voici une situation qui commence à être contestée par une approche place de marché qui redonne aux pharmacies ou groupements une possibilité de valorisation plus directe de leur ‘trésor numérique’. Des places de marchés commencent à émerger. On doit pouvoir créer une échelle de règles simples à complexes pour préserver la sécurité et les usages.

L’anonymisation et la pseudonymisation permettent de partager la données sans la purger de tout signal intéressant : on peut effectuer des statistiques, des analyses sans accéder aux données nominatives, « l’apprentissage fédéré » pourrait aussi rendre des services : cette technologie permet aux algorithmes d’apprendre des données sans les faire sortir de leur hébergement sécurisé ( une application en est l’imagerie médicale dont on exploiterait les données de chaque hôpital sans avoir à réunir les clichés en un seul endroit).

Au-delà de la technologie, il faut encore travailler sur les usages, créer des écosystèmes de taille critique pour rentabiliser l’effort de partage. Les acteurs français du partage des données que je connais proposent des études d’opportunités aux entreprises. Identifié depuis quelques années , ce marché du « partage de la data » commence à décoller.

8/ Vous expliquez-vous ce mariage anachronique qui réunit dans une même expression deux termes issus d’époques si lointaines l’une de l’autre : « la souveraineté des données » ?

Les données sont immatérielles, ‘liquides’ ; nous les copions, déplaçons ; nous les manipulons par flots d’information. Il est effectivement difficile d’imaginer des frontières posées sur une matière si malléable, ubiquitaire ; d’autant plus qu’on les stocke dans les nuages [Cloud], c’est à dire des infrastructures distantes, mutualisées, proposant des services qui accentuent continuellement l’abstraction des couches matérielles ( nous parlons d’architectures sans serveurs – serverless).

Pour nous assurer que la propriété et l’utilisation de nos propres données sont bien respectées, nous devons prendre des précautions que l’on ajustera selon nos différentes activités numériques.
Cela nécessite :
– D’être très précautionneux avec ses données critiques : choisir des fournisseurs dont on ne soupçonne pas qu’il peuvent s’affranchir de la protection des données ( le cloud act, par exemple),
– De se mettre en ordre de marche pour se créer son patrimoine Data (et ne pas constituer celui de ses fournisseurs). Sur le sujet du Web Marketing qui m’occupe, Google occupe une place hégémonique sur la publicité, le référencement, la recherche ET l’analyse de la performance avec Analytics, tout ceci en ne respectant pas le RGPD. Il est dans ce cas vital d’adopter une solution qui donne à l’entreprise une autonomie et une objectivité dans les indicateurs de pilotage de sa performance marketing… Et grâce à laquelle nous n’aurons pas à payer pour extraire nos propres données.
– D’adopter des solutions très performantes et souples, et moins ‘souveraines’ pour nos usages périphériques.

9/ Voyez-vous quelque chose de puissant, mais surtout de « noble » dans le web marketing qu’il pourrait être utile de porter à notre connaissance ?

Partons du constat qu’il est essentiel de faire connaître son identité, sa marque. Les leviers sont aujourd’hui nombreux et diversifiés, sans oublier qu’ils évoluent à un rythme effréné. Ceci rend la tâche d’autant plus complexe, au point d’y perdre beaucoup de temps, de moyen, et d’argent. La fuite en avant vers du ‘toujours plus de présence, toujours plus d’investissements’ peut être fortement contreproductive. Voilà pour le constat négatif que l’on peut en faire ; auquel on peut ajouter que les solutions proposées par les plateformes elles-mêmes, conduisent à des doutes légitimes sur l’objectivité des préconisations : leur laisser le soin de suggérer ce qui est bon en investissement (mots-clés, publicités), c’est se livrer à une dépendance aveugle.

Il est donc nécessaire de reprendre le contrôle pour entretenir sa notoriété avec des investissements efficients, éclairés par des informations objectives et complètes, mais pas nominative ; c’est précisément l’objet de notre solution SWATICS. Une analyse de son écosystème Web Marketing sans dépendance à des tiers, avec des données qui alimentent le patrimoine data de nos clients.
Je reste par ailleurs convaincu que l’on peut développer une marque sans avoir accès à un parcours nominatif ( ‘graal’ que recherchent de nombreux responsables marketing  – et on me l’a demandé à de multiples reprises lors de conception de stratégies Data – pourtant pas nécessaire pour disposer de l’essentiel de la valeur ajoutée de la Data et non conforme à la réglementation Européenne.

10/ Dans la grande course à la gouvernance et au « calcul », qu’est-ce qui est selon vous de nature à distinguer foncièrement les nations européennes de leurs homologues dans le monde ?

Force est de constater que dans les dernières étapes de cette course, nous n’avons pas été les plus rapides. Nous n’avons pas fait éclore les champions numériques avec une taille critique qui tire tout l’écosystème et nous nous sommes retrouvés face à une seule alternative : les fournisseurs Américains ou les fournisseurs Chinois. Ces derniers ont grandi au cœur d’un marché immense et protégé, tandis que les Etats-Unis ont fait preuve de pragmatisme en ne posant pas d’entrave au développement de géants (absence de lois anti-trust, pourtant monnaies courantes jusqu’à l’avènement du WEB), ce qui leur a donné une présence et une avance technologique qui a conduit à leur domination du moment.

Après un attentisme et des errements quant au numérique dans son ensemble, on peut noter que les derniers DMA et DSA offrent à L’Europe des moyens d’imposer des règles qui donnent des conditions de développement de solutions européennes, en particulier pour celles qui sont habilitées à traiter des données sensibles, sans risque d’application de lois extra territoriales.
L’Europe aspire à une gouvernance de la donnée qui soit équilibrée, protectrice et qui n’étouffe pas l’Innovation. On peut en apprécier la justesse avec la nouvelle version de L’hébergement des données de santé pour lequel ne devraient postuler uniquement des acteurs européens.

Il reste à noter que pour le calcul quantique, il y a une approche volontariste appréciable : voilà une technologie qui sera, par essence, proposée par un faible nombre d’acteurs de taille critique, et avec une puissance de calcul qui va redessiner le paysage du traitement des données. Il est vital de ne pas rater cette innovation de rupture, et il semble que nous ayons pris le bon train en marche !

Question subsidiaire : à combien estimez-vous la somme de vos données personnelles ?

2€ ? 10€ ? Quelques milliers de dollars si j’en juge les prix d’acquisition de twitter ou de Linkedin dans lesquels je publie ? Pour botter en touche, je pourrais paraphraser Patrick MCGoohan dans ‘Le prisonnier’ en arguant que « Je ne suis pas une somme de données personnelles, je suis un homme libre », et que j’espère exister au-delà des principes purement quantitatifs. Pour conclure, il y a un principe auquel je ne dérogerai pas en tant que citoyen et footballeur : jamais je ne porterai des protèges tibia connectés ; mon style de jeu n’est pas quantifiable, et ne le sera jamais!.

 

 

 




Une société a besoin de symboles et d’un récit national qui soit en phase avec le réel.

Nicolas Moinet est Professeur des universités à l’IAE de Poitiers et chercheur associé au CR 451
1/ Au lieu, ou en plus d’enseigner le marketing dans nos écoles de commerce, que pensez-vous de l’idée de familiariser nos étudiants avec l’intelligence économique (IE) ?

Oui bien sûr, en plus. Mais je dirais : pas que dans les écoles de commerce. Les écoles d’ingénieurs sont tout aussi essentielles si ce n’est plus. Et les universités dans de nombreux domaines aussi. En amont, n’oublions pas les lycées : l’IE aurait toute sa place dans les programmes d’économie ou de géopolitique, à l’instar de ce qui s’est passé pour le renseignement longtemps oublié comme s’il n’avait pas joué un rôle majeur dans l’histoire…

On pourrait aussi mieux former les jeunes générations à la recherche d’information et à son analyse. Car contrairement à ce qu’on pense, ils ne savent pas bien naviguer et investiguer sur un web qui leur semble naturel et dont ils perçoivent mal les ressorts et soubassements. Nous les testons lorsqu’ils arrivent dans nos formations et sommes toujours étonné de leur naïveté, par exemple sur l’interrogation de Google ou la méconnaissance du Deep Web et du Dark Web.

Il faut donc former à l’IE à tous les étages de manière différenciée. Vous voyez tout de suite l’ampleur de la tâche. Mais avant de s’intéresser au « Qui ? », posons la question du « Quoi ? » et évidemment du « Pourquoi ? ».

Je définis l’IE comme une dynamique collective qui vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. L’IE c’est du renseignement ouvert (OSINT) et de la veille, de la protection et de la sécurité de l’information, des connaissances et de l’image d’une organisation (réputation) et, last but not least, de l’influence. C’est tout cela ensemble, une stratégie intégrée, un système qui permet d’être plus agile que l’adversaire, qu’il s’agisse d’un État, d’une entreprise ou de tout autre type d’organisation (ONG, association, groupe de hackers, etc.). Développer une dynamique d’IE implique d’adopter un esprit réseau et une vision stratégique qui mêle l’offensif et le défensif, être en mesure de saisir par exemple des opportunités que procurent les menaces contre lesquelles on doit dans le même temps se prémunir. L’intelligence économique est donc à la fois une posture, une culture, des méthodes et des outils. Cet aspect révolutionnaire d’un OVNI né, pour ce qui concerne la France, dans les années 90 (avec le fameux Rapport Martre) explique qu’il ait connu tant de résistances mais que celles-ci n’aient pu l’arrêter comme les digues ne peuvent arrêter les tsunamis. C’est pourquoi se mettre en mouvement est essentiel.

2/ L’idée que nos entreprises passent les unes après les autres sous pavillon étranger est en train de gagner les esprits. Comment les pouvoirs publics pourraient-ils mieux communiquer sur les actions mises en place pour empêcher cela, notamment par le biais du SISSE ?

Pour gagner en agilité et autant se protéger des prédations que se projeter sur des marchés, il faut jouer collectif. Le SISSE est une pièce maîtresse mais il faut élargir la question car l’agilité vient du dispositif et du maillage, de la capacité à manœuvrer l’ensemble de nos pièces sur un échiquier à plusieurs niveaux dont certains sont invisibles.  C’est le cœur du discours de l’IE : si la compétence est individuelle, l’intelligence est collective. Les militaires ne peuvent gagner seuls une guerre. La nation doit les soutenir et c’est toute une chaîne qui s’organise. Il en va de même dans la guerre économique. Le SISSE et ses relais communiquent mais trop peu écoutent : citoyens, entreprises, politiques. Cela rejoint votre première question. Pour écouter, il faut être attentif et donc avoir été formé. Finalement, il s’agit d’une langue vivante. Écouteriez-vous un orateur qui parlerait une langue que vous n’avez pas apprise ? Par exemple, j’ai, depuis près 30 ans que je travaille dans ce domaine, fait de nombreuses conférences sur la sécurité économique. Je suis même appelé par des clubs d’entrepreneurs. Ils sont intéressés et écoutent. Mais après ? Certes, des services comme la DGSI, la DRSD ou la Gendarmerie vont à leur rencontre pour leur prodiguer des conseils et mener des audits. Mais avec des moyens nécessairement limités, des priorités d’action et, face à eux, des responsables d’entreprise qui ont le nez sur le guidon, déjà de multiples problèmes à régler et une culture de la sécurité souvent faible. La question n’est donc pas tant de communiquer que d’armer nos entrepreneurs, les former à mieux se battre dans des environnements hostiles. Certains y arrivent bien mais nous comptons trop de pertes et les chiffres du commerce extérieur, par exemple, sont là pour nous le signifier. Enfin, si l’on vent vraiment développer les pratiques, il va falloir inscrire la sécurité économique comme une obligation légale avec des médiateurs en charge de les faire respecter tout en apportant des solutions. Pour les PME, je pense plus particulièrement aux experts-comptables.

3/ Quelle différence établissez-vous, toutes proportions gardées, entre le marché, la guerre froide et la guerre économique ?

Le réel est multiforme et traiter de ces notions indépendamment revient à analyser notre environnement de manière partielle et partiale. Il y a des activités et des acteurs publics comme privés traversés par des logiques de marché, des rapports de force qui révèlent la guerre économique et des intérêts de puissance qui relèvent de la guerre froide. Et pour complexifier le tout, chacun s’engage dans le jeu avec des matrices culturelles propres, des dispositifs plus ou moins agiles et une vision du jeu particulière. Je suis toujours étonné quand certains balaient d’un revers de main la notion de guerre économique au prétexte que l’idée ne leur plait pas ou qu’elle remet en cause des dogmes néo-libéraux qui ont pourtant démontré leur vacuité. Étonnant et dangereux. Certes, le réel est un construit, mais certaines politiques et manœuvres sont indéniables. Faire comme si elles n’existaient pas revient à attendre la foudre en s’abritant sous un arbre. Risqué, non ? Car elle ne tombe pas toujours sur le village d’à côté.

Il est donc plus que temps de changer de paradigme. Passons de la vision séquentielle et surannée « Temps de paix/ Temps de crise / Temps de Guerre » à celle plus intelligente de « Compétition – Contestation – Affrontement » portée notamment par le Chef d’État-Major des Armées et qui, on le comprend, ne concerne pas que les militaires. Deux livres récents – non (encore j’espère…) traduits en France – illustrent bien ce triptyque : The Weaponisation of Everything: A Field Guide to the New Way of War du britannique Mark Galeotti et Chip War: The Fight for the World’s Most Critical Technology de l’américain Chris Miller. Avant-gardiste, le français Raphaël Chauvancy a parfaitement analysé ce changement de paradigme dans Les nouveaux visages de la guerre : Comment la France doit se préparer aux conflits de demain. En fait, il suffit de lire les experts pour savoir mais je passe mon temps à côtoyer des décideurs publics comme privés qui m’expliquent ne pas en avoir le temps. Voilà qui me semble risqué lorsqu’on est dans la réflexion et dans l’action stratégique. A moins de préférer jouer à la roulette russe. C’est pourquoi j’ai lancé une petite chaîne de vidéos (Pépites et Prismes), espérant donner un peu de matière à ceux qui doivent décider ou conseiller. Et j’ai d’ailleurs eu quelques retours positifs, notamment étrangers, comme celui du général Isaac Ben Israël, dont j’avais présenté l’ouvrage Philosophie du renseignement. Nul n’est prophète dans son pays, dit-on.

Dans l’Hexagone, il y a tout de même quelques lueurs d’espoir sur la prise de conscience intellectuelle. Ainsi le dernier ouvrage d’Ali Laïdi – Histoire mondiale du protectionnisme – a-t-il reçu à Bercy en décembre dernier le prix du livre d’économie. De même, l’ouvrage collectif que j’ai co-dirigé avec Christian Harbulot et Lucie Laurent – Guerre économique : Qui est l’ennemi ? – connait un réel succès et nombreux sont ses lecteurs qui nous demandent comment mieux s’engager dans le combat pour la France. Notre pays ne manque pas de bonnes volontés mais il y a une carence dans leur pilotage.

4/ Les Etats-Unis sont nos alliés, mais ils sont aussi de véritables prédateurs économiques, si l’on en croit l’économiste Michel Volle. Comment nourrit-on une alliance avec un prédateur ? En lui offrant notre cœur sur un plateau ?

Il ne vaut mieux pas ! Même si la vassalité peut être confortable… pour certains du moins. Mais à terme, c’est un jeu perdant et dangereux. Lorsque l’on refuse le patriotisme, on finit avec le nationalisme. Les Etats-Unis sont certes nos alliés militaires mais aussi nos compétiteurs économiques et souvent nos principaux prédateurs. Ils rachètent certaines de nos entreprises stratégiques en faisant pression, notamment par l’extraterritorialité de leur droit, un processus que nous avons accepté et même permis. C’est un de nos grands échecs stratégiques. Nous n’avons rien vu venir, des manœuvres de Transparency International aux avertissements d’anciens directeurs de la CIA comme James Woolsey. Alors, nous avons fait comme si… et le retour de manivelle a été terrible ! Il nous faut urgemment renouer avec cette pensée de l’indépendance stratégique chère à De Gaulle dont on cite toujours le courage et la volonté sans en suivre réellement le sillage. Comme si évoquer un glorieux passé suffisait à nous assurer un avenir radieux. Une pensée donc et des actes car il peut être tentant d’en rester aux discours.

Pour peser face à la puissance américaine, il faut également renforcer notre présence au sein des institutions européennes à tous les étages et pas seulement les plus élevés. Nous n’investissons pas assez l’Union et ne profitons pas assez du marché intérieur européen ainsi que le démontre bien Nicolas Ravailhe, chiffres d’Eurostat à l’appui, dans ses billets sur le site de l’École de Pensée sur la Guerre Économique (www.epge.fr). Notre diplomatie économique n’est pas au niveau, ce qu’a bien constaté le Président de la République. Enfin, la meilleure défense c’est parfois l’attaque… ce qui n’est pas évident dans notre culture défensive.

Là où il y a une volonté il y a un chemin même dans un rapport du faible au fort. Ceci est d’autant possible que certaines entreprises françaises comme Dassault ou Thalès montrent l’exemple. Il ne faut pas avoir peu d’aller contester une suprématie dès lors qu’elle n’est pas juste et même en contradiction avec les valeurs qu’elle défend. En contrepoint de l’affaire General Electric/Alstom, analysons comment Jean Boustani et le groupe Privinvest ont gagné face au DOJ, déjugé par la cour du district Est de New-York. Nous avons publié les comptes-rendus d’audition du procès sur le site de l’EPGE et il y a là une matière stratégique pour qui voudrait s’en saisir. Oui, pour qui voudrait…

5/ Comment percevez-vous la pérennité des économistes qui peuvent soutenir un jour une chose à la télé, et le contraire quelques mois plus tard ? Nous pensons ici tout particulièrement à la question de la souveraineté.

« Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent » disait Edgar Faure. Et il y a un autre phénomène bien connu. Être à contre-courant n’est jamais bien vu. Durant la guerre froide, il valait mieux avoir tort avec Jean-Paul Sartre que raison avec Raymond Aron. Durant la Pax Americana qui a suivi, il valait mieux avoir tort avec Alain Minc que raison avec Christian Harbulot. De ce point de vue, rien ne change. Et il n’est donc pas étonnant de voir sur les plateaux de télé les mêmes qui hier prônaient les thèses inverses. Ils ne se sont pas trompés, ce sont les circonstances qui ont changé, ce qui arrange bien au passage tous ceux qui avaient regardé le monde avec des œillères. Car celui qui avait raison avant les autres vous renvoie au visage vos propres carences. Pourtant, n’est pas là le cœur de la condition humaine (humus – humilité – humain) : reconnaître ses failles, faire son introspection pour mieux s’élever. Au-delà de notre petite communauté, voyez comment notre premier Prix Nobel d’économie – Maurice Allais – fut largement ignoré de son temps. A la fois libéral et protectionniste, il dérangeait au début des années 90 et les médias, empreints de la théorie fumeuse de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, lui préféraient des économistes moins iconoclastes. A ce propos, il me semble bien que le même Fukuyama fût l’invité du dernier Rassemblement des Entreprises de France pour expliquer son erreur d’analyse…

Parallèlement – et même parfois dans un univers parallèle -, les tenants de l’intelligence économique montrent depuis plus de trente ans, grâce à l’analyse comparée internationale, que les économies les plus performantes sont celles qui, fortes de leur maillage public-privé, savent jouer en double commande : ouverture pour conquérir et fermeture pour protéger. Les puissances modernes sont celles qui ont fait du renseignement et de l’influence des leviers au service de leurs intérêts stratégiques. Elles s’appuient d’ailleurs sur des auteurs américains souvent non traduits comme Harold Wilensky (Organizational Intelligence) ou plus récemment Richard D’Aveni (Strategic Supremacy). Regardez, par exemple, le site du Secret Intelligence Service britannique (www.sis.gov.uk) et son slogan : « We work overseas to help make the UK a safer and more prosperous place. » « Safer » on s’en doutait mais « Prosperous » c’est plus intéressant, non ?

6/ Vous considérez que dans une démonstration, la valeur pédagogique de l’anecdote ((du grec ancien ἀνέκδοτος , anékdotos « non publié, inédit ») est sous-estimée. Auriez-vous svp une anecdote à nous livrer, qui achèverait de nous faire entendre ou comprendre quelque leçon ?

Oui c’est Michel Volle qui dans son essai Prédation et Prédateurs note l’importance des anecdotes déconsidérées par les économistes. J’aime citer ce passage : « Il ne convient d’ailleurs pas de mépriser les anecdotes : seul le syllogisme permet de comprendre mais l’anecdote, elle, permet de réaliser, de comprendre que ce dont on parle est réel et de l’assimiler comme si on l’avait vécu. Que les économistes prennent garde à ne pas faire comme ces théologiens qui au XVIIème siècle, ont refusé de regarder dans la lunette astronomique que leur tendait Galilée : cela ne pouvait rien leur apprendre, pensaient-ils, puisque tout est déjà dans Aristote et Saint Thomas. »

Vous voulez une anecdote… en voici plusieurs qui sont liées. Je fais une mission d’études au Japon. J’arrive au Japan Information Center for Science & Technology où je suis reçu comme savent le faire les Japonais avec amabilité et déférence. Première question : « Alors, Monsieur Moinet, comment s’est passée votre visite d’hier à l’Agence pour la Science et la Technologie. » Imaginez l’équivalent en France. Pas sûr que l’information circule de manière aussi fluide entre nos ministères et agences… J’enchaîne par un entretien dans un autre ministère, celui de l’industrie. A la fin de la réunion, je comprends que la personne qui me parle depuis le début est l’assistant du directeur qui, lui, écoute et prend des notes en retrait. Enfin, je termine la soirée dans un pub anglais en face de la maison franco-japonaise où je suis hébergé. En ce mois de juillet, celle-ci est déserte. Une pinte de bière à la main, des ingénieurs et scientifiques expatriés anglais se réunissent au sous-sol pour échanger des informations. Le groupe n’est pas fermé mais je suis le seul français… A la fin de la soirée ils se mettent à jouer du Rock et à chanter « God save the Queen ».

7/ L’intelligence économique repose sur trois piliers : la sécurité, l’influence et le renseignement. Comment pourriez-vous décrire franchement l’état de la France au regard de ces trois impératifs ?

Le monde du renseignement et de la sécurité a connu depuis 2008 et le livre blanc de la Défense une montée en puissance et une reconnaissance institutionnelle indéniable et importante. Les moyens ont suivi et le grand public s’est ouvert à ces questions, notamment en raison des attentats qui ont touché notre territoire. Quand j’ai commencé à travailler dans le domaine en 1993 (à Intelco, département du Groupe Défense Conseil International), parler de renseignement, même ouvert, était tabou. Nous avons donc beaucoup milité pour que cette fonction trouve ses lettres de noblesse. Mon premier ouvrage Les PME face au défi de l’intelligence économique (Dunod, 1997 co-écrit avec Laurent Hassid et Pascal Jacques-Gustave) était d’ailleurs sous-titré : Le renseignement sans complexe. Dans le monde économique, qui ne peut être déconnecté du reste, beaucoup a été fait mais, suivant les époques et sans un effort constant, excepté au niveau des formations (Universités, Écoles et institutions telles l’IHEDN ou l’IHEMI). C’est d’ailleurs ce qui explique qu’il y ait désormais des milliers de professionnels formés à l’intelligence économique en France. C’est un vrai succès ! Ces jeunes professionnels ont irrigué le monde économique et instillent dans les entreprises les méthodes et outils de l’IE. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Soyons patients. Pour changer une culture, il faut du temps et jouer sur le principe de la contagion. Cela ne se décrète pas mais s’organise et c’est avant tout de la conduite du changement organisationnel et managérial. Les sociétés françaises d’IE ont connu une vraie croissance à l’instar de l’ADIT et le marché se développe. L’existence et le développement d’un Syndicat de l’IE le prouve (www.synfie.fr).

Il y eut un âge d’or de l’IE au niveau étatique après le rapport du député Bernard Carayon avec la création d’un Haut Responsable à l’Intelligence Économique puis celle de Délégué Interministériel à l’Intelligence Économique et des personnalités comme Alain Juillet ou Claude Revel. Des régions comme la Normandie ou la Nouvelle-Aquitaine se sont saisies du sujet mais il reste toutes les autres. Les CCI qui étaient à la pointe sur ces questions n’ont pas su jouer collectif et ont subi de plein fouet une réforme qui a annihilé leurs capacités d’action. Les MEDEF se sont emparés timidement du sujet. Les Préfectures ont, un temps, joué un rôle de pivot mais, là aussi, la politique publique n’a pas été pérenne faute de formation des cadres et de masse critique du dispositif. D’où un repli de l’État sur la sécurité économique, une fonction qu’il connaît bien. Mais là aussi, il y a des trous dans la raquette et un manque de coordination interministériel des trois piliers. D’autant que l’un d’eux, l’influence, reste le parent pauvre du système. Il y a un verrou culturel à faire sauter mais, pour cela, il faut des artificiers. Au niveau de la Défense Nationale, qui est généralement en avance sur ces questions, il aura fallu attendre la récente revue stratégique de 2022 pour que l’influence soit considérée comme une fonction stratégique à part entière.

Donc, pour résumer, l’intelligence économique avance à la manière des montagnes russes. Il faut désormais rassembler ce qui est épars et muscler les dispositifs à tous les étages. D’où la proposition de loi et la mission d’information qui vient d’être créée au Sénat sous l’impulsion de Marie-Noëlle Lienemann et dont le co-rapporteur Jean-Baptiste Lemoyne a été ministre de l’Industrie. Une logique trans-partisane de bon augure pour une montée en puissance de l’IE alors que notre économie a plus que jamais besoin de se revitaliser.

8/ Pourquoi continuons-nous à nous bercer d’illusions au sujet de la coopération ou du couple franco-allemand, quand le moindre profane convoqué pour observer la situation ne pourrait que conclure à l’évident rapport de force ? Est-ce la peur de la guerre entre nos deux nations ?

Peut-être avons-nous une vision idéalisée du couple (rires). Woody Allen explique qu’un couple c’est quand deux personnes n’en font plus qu’une mais la question est de savoir laquelle… A méditer. Plus sérieusement (quoi que), dans les relations internationales, il n’y a pas de respect de l’autre sans rapport de forces assumé. Il y a une tendance des acteurs à être forts avec les faibles et faibles avec les forts. Avant de critiquer l’Allemagne, posons-nous la question de notre stratégie. Quelle est-elle ? Outre-Rhin, je vois une stratégie de puissance et une capacité à chasser en meute que nous n’avons pas souvent et pas suffisamment. Chez nous, c’est moins clair même si le brouillard se dissipe depuis la crise du Covid et que parler de souveraineté n’est plus un gros mot (enfin !) et n’est pas le pré carré des souverainistes. Ensuite, il faut tout mettre sur la table d’autant que les Allemands aiment les discussions franches et directes. Dans des domaines comme l’énergie, le spatial ou l’armement, les tensions sont fortes. Mais nous ne pourrons pas gagner en nous combattant. Il va donc falloir jouer cartes sur tables. Mais cela, c’est le rôle de la diplomatie et avant tout du Président de la République. La guerre en Ukraine a finalement été un révélateur et, pour reprendre votre image du couple, a conduit à une crise qui peut permettre de se rephaser sans idéaliser la relation. Une relation qui passe d’ailleurs par un renouveau de la connaissance de l’autre et notamment de sa langue (malheureusement en perte de vitesse dans l’éducation nationale). Pour se comprendre, dialoguer et négocier, il faut d’abord se connaître. L’incommunication conduit toujours au conflit.

9/ Comment comprendre le paradoxe entre le succès de l’idée d’agilité et le poncif selon lequel les nations doivent impérativement se fondre dans un magma pour espérer agir avec efficacité, « à l’échelle » ? Pour le dire autrement, la nation vous semble-t-elle ou non l’échelon indépassable de l’organisation économique d’un peuple ?

Une nation, c’est une histoire, une langue commune, un projet, des valeurs, une volonté de vivre ensemble. Les puissances économiques sont toutes des nations fortes. C’est indéniable. Les États restent les maîtres du jeu et, contrairement à ce que l’on entend souvent, ce n’est pas parce qu’une multinationale a un chiffre d’affaires supérieur au PIB de tel pays qu’elle est plus puissante que lui. Ce dernier conserve le monopole de la violence légitime et peut la démanteler à tout instant. Pour moi, l’État-Nation est donc le socle, les fondations… mais pas tout l’édifice. La vie, c’est surtout une question de diversité, de flux et de mouvement. La galaxie est belle parce qu’elle est composée de plusieurs planètes qui exercent entre elles des attractions. Mais aussi d’étoiles, de poussière interstellaire… et de trous noirs ! La France ne sera jamais grande sans l’Europe mais on peut discuter de quelle Europe il doit s’agir. Une union qui nous permette d’être plus agile ou une communauté qui nous paralyse ? L’UE –sous l’influence de ses pays les plus libéraux – a longtemps prôné une politique de la concurrence sans politique industrielle, ce qui est une hérésie. Elle peut être pourtant un bouclier efficace dans certains domaines à condition que la subsidiarité reste la règle.

Pour moi, il faut donc penser en termes d’articulation et non d’échelon, conception administrative certes mais pas stratégique. Au niveau des territoires, la Normandie montre qu’il est pertinent de développer des fonds souverains pour protéger des entreprises considérées comme stratégiques. Ce ne sont pas nécessairement celles considérées comme vitales par l’État. Et alors…Pourtant, j’ai assisté parfois à des discussions surréalistes entre représentants de l’État sur le bon échelon et la nécessité de savoir qui devait décider de ce qui est stratégique ou non. Agissons à tous les niveaux en bonne intelligence, c’est cela l’agilité.

10/ Comment expliquez-vous le douloureux et continuel écartèlement idéologique de notre pays ? Autour de quoi, ou de qui recréer la nécessaire unité ?

Nos schémas de pensée nous emprisonnent et c’est pourquoi nous avons besoin de penseurs qui décalent notre regard. Observons le réel, confrontons les points de vue, communiquons. « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. », disait Montaigne. Les grands médias français ont, de ce point de vue, une lourde responsabilité. D’où la profusion de médias alternatifs, parfois contrôlés par des puissances étrangères (exemple de RT), et qui peuvent diffuser des contenus délirants et pernicieux. C’est cette Apocalypse cognitive bien analysée par le sociologue Gérald Bronner.

L’incommunication conduit à la défiance. Je vous invite à ce sujet le remarquable ouvrage des économistes Yann Algan et Pierre Cahuc : La société de défiance ou comment le modèle social français s’auto-détruit. Pas sûr qu’il ait pris tant de rides que cela. De même, La France sous nos yeux, des politologues Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Pour faire de la stratégie, il faut déjà comprendre qui l’on est. Nos institutions ont dérivé et nous avons oublié l’essentiel : une société a besoin de symboles et d’un récit national qui soit en phase avec le réel. On ne peut pas faire référence en permanence au général de Gaulle et saborder dans le même temps sa puissance. Bien entendu, la tâche est immense mais, pour moi, la priorité des priorités, c’est l’éducation nationale : renouer avec les Lumières, remettre l’esprit scientifique au cœur de la formation, ne pas confondre bienveillance et complaisance… La tâche est immense mais pas impossible. Il en va de notre survie.

 




Souveraineté et technologies ne sont pas des oxymores

Stéphane Couleaud est fondateur et CEO de Webmecanik
1/ Comment voyez-vous l’avenir du secteur SaaS français ?

Distinguons l’activité des SaaS utilisés par les entreprises françaises de l’activité des éditeurs de logiciel en SaaS dont le siège social est en France.

Sur ces 10 dernières années, le chiffre d’affaires des éditeurs de SaaS français a doublé, et le chiffre d’affaires en business model d’abonnement est passé de 10% à 43% (Rapport annuel 2021 par Numeum et Ernst & Young). Mais les Dassault Systèmes et autres Critéo sont les arbres qui cachent la forêt: seulement 147 éditeurs seulement sont au-dessus des 10 M€ de ventes. Pourtant le nombre est important, la qualité est là, et le spectre fonctionnel couvre les besoins. Il n’y a qu’à regarder la richesse des graphiques les représentant, comme par exemple le travail fait par MartechTribe sur l’ensemble du monde pas zone géographique et domaines fonctionnels de la Martech.

Pour fixer les ordres de grandeur, on peut considérer que l’édition de logiciel en France c’est à peu près 19 milliards d’euros par an, le SaaS représente une moitié de ce chiffres, et 60% est réalisé à l’international, ce qui fait que les acteurs français réalise approximativement 3 milliards d’euros sur le territoire national en SaaS.

Si l’on regarde maintenant par le prisme du marché que représente la France pour les acteurs mondiaux du SaaS, sans surprise et comme depuis toujours dans l’informatique, la France est le troisième marché en Europe (12,5% du marché européen)  après l’Allemagne (18,5%)  et le  Royaume-Unis (15,7%, mais doit-on encore les considérer comme Européens ?). L’Europe étant le deuxième marché au monde derrière les USA et devant l’Asie.

D’après le dernier rapport de Technavio, le marché mondial du SaaS est d’environ 180 milliards de dollars. la France représente à peu près 3% du marché mondial, on peut donc estimer le marché Français à un peu moins de 6 milliards d’euros.

Ce qui signifie que nous captons la moitié de notre marché national. Essentiellement grace à des champions locomotives comme Dassauklt Systèmes (CATIA) ou Cegid (ERP, Logiciel comptables). Aux USA on frôle les 100%.

En revanche les chiffres sont sans appel concernant le nombre d’acteur de logiciel en SaaS dans le monde : les USA ultra-dominent (17.000 en 2022, contre 1.000 à 2.000 pour les poursuivants directs – source Statista), grâce à un environnement étatique hyper favorable d’investissement massif dans les nouvelles technologies de façon directe (fiscalité, formation, création de fonds) et indirecte (marché réservés aux sociétés US comme la Défense ou les services gouvernementaux et une préférence nationale exacerbée). A ce titre, lisez “Le Mythe de l’Entrepreneur” d’Anthony Galluzzo.

 

L’avenir sera différent selon que l’Etat français et les Etats européens s’approprieront les outils de préférence nationale des américains, et ouvriront notamment leurs marchés de défense nationale et gouvernementaux en priorité. L’outil fiscal est aussi essentiel, en ne permettant pas aux multinationales US de défiscaliser leurs revenus sur le territoire européen versus des entreprises européennes qui, elles, payent de 15% à 30% en moyenne sur leur revenus. Procurant à la fois une concurrence déloyale en capacité d’investissement, mais également un appauvrissement de nos territoires (santé, formation, innovation, infrastructures).

2/ Vous avez pratiqué des entreprises américaines (Oracle, BMC Software, Salesforce, Lucent). Quel est votre sentiment au sujet de notre prétendue incapacité à les égaler (technicité, scalabilité etc) ?

Ce qui est remarquable lorsqu’on se balade dans les locaux des sièges sociaux de ces boîtes, c’est le nombre de Français un peu partout. Que ce soit en management, ou en dans les équipes R&D. La qualité de nos formations (Polytechnique, Arts et Métiers, Insead, etc.) est internationalement reconnue. Notre recherche fondamentale universitaire est un joyau que nous maltraitons mais qui reste de qualité par la passion des femmes et des hommes qui passent outre l’absence de reconnaissance morale et matérielle.

Là où les Américains sont très forts, c’est dans la définition d’un marché. Dans les logiciels, j’ai l’habitude de dire que tant que les américains n’ont pas créé un acronyme (BI pour Business Intelligence, CRM pour Customer Relationship Management, ERP pour Enterprise Resources Planning, etc.), ce n’est pas la peine d’y aller. Car quand vous dites “mon logiciel est un CRM” vous n’avez plus à expliquer ce que c’est, et les matrices d’investissement des entreprises sont claires et vous n’avez qu’à vous positionner dessus. Bien sûr, reste à se placer versus la concurrence. Mais c’est tellement plus simple que l’évangélisation depuis rien.

Le fait d’avoir des marchés protégés à des prix élevés permet de gagner une base installée qui ensuite donne les moyens de partir se battre à l’international et de racheter les indépendants locaux. La Pax Romana à l’américaine passe par le soft power culturel des films mais aussi par la maîtrise des technologies utilisées dans le monde entier. D’où le fait que la Chine devienne la menace numéro 1 pour les USA, là où l’Europe s’est entièrement soumise.

Enfin le management est 100% engagé sur le fait de gagner de l’argent. Rien d’autre ne compte. Et soit vous l’acceptez et vous gagnez très bien votre vie, soit vous sortez. Le productivisme est partout. C’est super tant que vous êtes en forme suffisante et sans faiblesse apparente. Le mythe américain à un prix : celui de l’hyper individualisme bien exprimé dans Les Loups de Wall Street. Entre autres.

3/ Vous êtes passé par Saint Cyr. En quoi cela joue-t-il sur votre perception de chaque situation ?

Sûrement une forme de conscience du sacrifice humain et des investissements financiers que nécessite la volonté d’indépendance. Et que sans cela, on bascule forcément dans la soumission. Le fait d’avoir vu que nous étions incapables de projeter l’ensemble de notre division aéroportés sans l’aide logistique des Américains et des Russes (nous avons loué jusqu’à il y a peu les fameux Antonov – d’ailleurs Ukrainiens – sur chaque théâtre d’opération extérieur important) a été un choc.

Ensuite que nous ne nous appartenons pas, que la liberté est un leurre, nous appartenons à nos Etats. Le corollaire est que le mythe de l’entrepreneur qui se réalise tout seul n’existe pas. Comment créer une startup dans un Etat qui n’assure pas la protection de ses citoyens, leur formation, leur santé, les infrastructure, la logistique de l’eau et de la nourriture ? Impensable de créer une startup au milieu des snipers en risquant sa vie tous les jours pour aller chercher de l’eau insalubre. Que devient-on lorsque le cadre législatif ou la doxa politique changent du jour au lendemain ?

Là où les Américains nous dépassent et de loin, c’est le protectionnisme et le pillage organisé. Ils n’ont pas d’états d’âme. Le libéralisme ne concerne que les autres pour y prendre des talents, des matières premières ou des marchés. Les lois extra-territoriales en sont la parfaite illustration. A sens unique, permet de piller partout dans le monde les données au travers de quatre critères : l’utilisation du dollar, de citoyens US, avoir des opérations aux USA ou utiliser des matériels ou logiciels américains. A partir de là tout est permis, et n’importe qui – personne morale ou physique – peut être poursuivi (et arrêté) pour non respect de lois américaines, alors que ces dernières ne vous concernent normalement pas en tant que citoyen et habitant d’un autre Etat. Le plus beau est qu’aucun pays n’oppose aux USA de lois comparables.

Mais c’est l’ADN de l’Amérique depuis sa genèse : un génocide indien de masse, une appropriation des terres et une exploitation de ses dernières avec de la main d’oeuvre gratuite.

Bref, la théorie du Général de Gaulle “en géopolitique il n’y a ni alliés ni amis, il y a juste des intérêts” n’a pas vieilli d’un pouce.

4/ Ne part-on pas toujours perdant quand on réfléchit en termes d’alternative aux solutions américaines ?

Airbus a été créé de toutes pièces et d’une feuille blanche avec une volonté politique européenne (Allemagne, France, Espagne, Italie) de lutter contre la toute puissance aéronautique des USA de l’époque (Douglas, Boeing, Lockheed Martin, etc.). Avec les mêmes paradigmes que dans les logiciels aujourd’hui (marché protégés militaires, mise en place de lois pour empêcher les avions étranger de pénétrer le marché, imposition du dollar dans les contrats, etc.). La prise de conscience aura été de voir le magnifique Concorde empêché de toute commercialisation aux USA grâce à des lois sur le bruit créées sur mesure à la demande du secteur aéronautique US.

Je peux parler du programme nucléaire et de la création d’une filière ex-nihilo, du plan téléphonie qui a permis d’être dans les années ‘80 le pays pionnier dans le domaine après avoir été à la traîne 20 ans plus tôt. Les transports avec Alstom et l’incroyable TGV qui en 1981 a pris 20 ans d’avance sur tout le monde.

Bref, quand on veut, on peut. Mais jamais seul, toujours collectivement et avec le souci de la maîtrise totale en toute indépendance.

5/ Les Etats-Unis continuent d’agir en pionniers, dans tous les sens du terme. Est-ce là une dimension qui fait défaut aux Européens, jusque dans leur conception du marketing ?

La qualité de pionnier m’interroge. Techniquement, beaucoup de technologies proviennent d’Europe. L’application World Wide Web est née au CERN, en revanche son application business l’a été par Marc Andreessen avec Mosaic qui va devenir le leader mondial des browsers web (temporairement) avec Netscape. Je me souviens de l’inventeur génial – Roland Moreno – de la carte à puce sans microprocesseur, et la société Gemplus (qui a marqué ma première aventure dans le logiciel, son Pdg – Marc Lassus – m’avait remis en 1995 le premier prix de la création d’entreprise d’un montant de 10.000 francs)  qui en aura été le leader mondial. Et … victime d’un espionnage économique intense puis d’une prise de contrôle par les services de renseignement américains.

Là encore, ce qui nous manque ce n’est ni la créativité, ni l’esprit d’entreprise. C’est la force brute d’une Europe qui s’engage frontalement, économiquement, législativement et militairement contre nos prédateurs.

6/ Qu’est-ce qui distingue foncièrement un CRM français ?

Des CRM il y en a eu de toutes nationalités. Je me souviens que dans les années ‘90 Sibel côtoyait Amdocs (Israélien) et Clarify (Nortel, Canadien). Des CRM existent dans tous les pays et pour tous les verticaux métiers, et de toutes les tailles de chiffre d’affaires. J’avais exploré la genèse du marché du CRM et son avenir pour en conclure que l’importance est d’avoir un système ouvert aux applications du marché.

Si la question est la comparaison aux leaders actuels tels que Salesforce et Microsoft, alors nous revenons aux questions et réponses précédentes, et le sujet s’applique à tous les domaines technologiques, logiciels et cloud, puces et matières premières, énergies et monnaies.

7/ Pour quelles raisons avez-vous accepté ce grand entretien ?

SouveraineTech fait partie des initiatives citoyennes qui contribuent à ouvrir les consciences sur les enjeux de souveraineté. Nous nous sommes  endormis depuis le début des années ‘80 avec l’impression que la doxa ultra-libérale n’avait plus de concurrence (et le symbolique “there is no alternative” de Margaret Thatcher), renforcé par l’effondrement du bloc soviétique en 1989. Le monde des bisounours devenait la règle – du moins en Occident – et nos seuls enjeux stratégiques au quotidien étaient de savoir ce que nous devions consommer. Passer ses vacances en Thaïlande ou au Maroc ? Netflix ou Amazon ? Peugeot ou BMW ? McDo ou Burger King ? TikTok ou Instagram ?

Mais les conflits de civilisation ne cessent jamais. Cesser d’être un leader c’est se contraindre à se soumettre au plus fort.

Nous avons raté avec le traité de Maastricht en 1993 l’objectif d’une union européenne politique. Nous n’avons pas été volontaristes dans les années ‘90 pour construire l’Europe que le Général de Gaulle appelait de ses vœux de l’Atlantique à l’Oural. Enfin, l’OTAN est définitivement sorti de son rôle défensif lors de son engagement en Serbie en attaquant un pays sans que ce dernier n’ait  attaqué un de ses membres et reste un outil justifiant l’occupation militaire de l’Europe par les USA avec des bases actives importantes notamment en Allemagne ou en Italie.

 

 

Pour ces raisons, il m’apparaît important de rappeler les conditions de notre indépendance, quel en est le prix, du poids du soft power que nous subissons. D’où l’importance du volontarisme de chacun de nos concitoyens, dans sa vie personnelle et dans ses choix en entreprise. Le bien commun ne se construit qu’avec la conscience de vivre ensemble un objectif partagé et noble. Souveraineté et technologies ne sont pas des oxymores, mais bien un objectif à partager.

8/ Comment conjuguez-vous l’idée d’un tribut croissant de notre économie à l’automatisation avec celle de sa grande vulnérabilité face à la menace cyber ?

Toute avancée technologique vient avec sa menace intrinsèque. Si on parle d’automatisation, elle est paradoxalement tellement partout qu’on ne la voit même plus.

Voici quelques applications qui font désormais partie de notre quotidien :

  • Agents conversationnels pour nous assister lors d’un achat ou d’un SAV
  • Reconnaissance faciale sur les applications de nos smartphones
  • Imagerie pour assister les médecins dans le diagnostic
  • Capteurs permettant à un véhicule de rester sur sa trajectoire
  • Prévisions météo ou gestion de l’énergie par analyse et traitement d’un immense historique de données
  • Assistants vocaux comme Google Home ou Amazon Alexia par le traitement automatique du langage

Les technologies ne sont ni bonnes, ni mauvaises. Seules les intentions de leurs utilisateurs leur donnent une nature terrifiante ou secourable. “Il y a une idéologie derrière chaque technologie” (The impact of artificial intelligence on the labour market, Marguerita Lane & Anne Saint-Martin, OCDE 2021).

A ce sujet d’ailleurs, j’avais fait une synthèse du livre de Cathy O’Neil, Algorithmes – La Bombe à Retardement (ed. Les Arènes), qui montre que les risques liés aux biais des concepteurs et la manipulation volontaire sont des risques bien plus mortels pour nos sociétés que le risque criminel.

Même si les deux peuvent se conjuguer.  je vous laisse méditer sur la capacité de nuisance qu’ont acquis les initiateurs en 2015 du pillage simultané des données d’Ashley Madison – site de rencontres extra-conjugales Canadien – et du fichier des personnels classifiés Secret Défense au département de la sécurité des USA. Le casse du siècle, ce n’est plus d’entrer dans une banque centrale, mais sur les systèmes de données personnelles.

Là encore, la conscience précède l’action.

9/ Certains prétendent que l’idée de souveraineté numérique serait juste l’argument de service des faibles dans un marché concurrentiel. Qu’en pensez-vous ?

Les mêmes qui disent qu’ils n’ont rien à cacher, pour justifier de mettre des traceurs et des caméras partout. On a toujours un truc qu’on n’a pas envie d’étaler sur la place publique. De même, on a tout à perdre à se soumettre à perdre le leadership. Un compétiteur qui ne s’entraîne plus à être le meilleur est à la retraite.

Juste un contre-exemple sectoriel du risque incroyable de l’impact de la perte de maîtrise (et donc de souveraineté au niveau d’une personne morale) facile à comprendre. Celui des CHR (hôteliers et restaurateurs). Une société comme booking.com a réussi à capter son audience et une part incroyable de valeur ajoutée – plus de 20% ! –  avec un moteur de recherche devenu plateforme hégémonique une fois l’ensemble des acteurs présents dessus.

Ce qui est vrai sur un vertical métier, l’est tout autant au niveau d’une rivalité entre Etats. Le faible est celui qui en fait un déni. Le fort, celui qui en fait une stratégie.

10/ L’Europe semble avoir joué la carte de la vertu avec le RGPD. Mais a-t-elle finalement apporté autre chose qu’un cadre réglementaire à un vaste projet économique d’exploitation de la donnée ?

Si on schématise, la Chine utilise la donnée numérique à des fins de contrôle de son pouvoir sur les individus, les USA considèrent la data numérique comme une influence juridique et commerciale, l’Europe a mis le citoyen et son intimité au centre de sa régulation. Si on prend l’exemple de l’ Europe,  les réglementations e-Privacy, NIS et surtout le RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) ont changé la règle du jeu.

Ces 10 dernières années, ce sont les entreprises qui ont tiré le plus de profit de cet accès dé-régulés à la data. Le RGPD a pour ambition d’encadrer l’évolution digitale de nos sociétés. Ce projet lancé en 2012 suite aux incroyables révélations d’Edward Snowden a généré plus de 4 000 amendements. Le RGPD s’est positionné très clairement : il met au cœur du règlement les droits du citoyen et pas la position d’un simple consommateur – “redonner aux citoyens le contrôle sur leurs données” –  qui reprend le contrôle de ses données : Consentement, Contrôle, Sécurité.

C’est une position éthique fondatrice dans les nouveaux droits digitaux qui vont devoir émerger pour réguler notre époque. C’est la vocation universaliste de la France révolutionnaire et maintenant de la “vieille” Europe de la proposer à l’ensemble du monde. C’est tout aussi important que l’imposition d’un système métrique unique au XVIIIème siècle.




Les femmes de pouvoir sont des hommes comme les autres

Yasmine Douadi est fondatrice et CEO de RISKINTEL et Risk Summit.

1/ Quelle étymologie du mot risque a-t-elle votre faveur ? L’italien « risco » issu du latin « resecum » (« ce qui coupe », puis « rocher escarpé, écueil ») ou l’arabe رزق, « rizq » (« don fortuit ») ? Un mezze des deux peut-être ?

J’en reviendrais plutôt aux cindyniques du grec κίνδυνος / kíndunos, danger, pour « sciences du danger », qui sont consacrées à l’étude et à la prévention des risques. Au risque d’être terre à terre, le risque est avant tout un danger que l’on tente de prévoir, d’éviter, ou dont on veut limiter l’impact quand il se réalise. Derrière cette approche, il y a d’une part le facteur technique, par exemple en cybersécurité l’ensemble des moyens techniques (EDR, antivirus etc.) qui permettent de contrer la menace. Mais il y a d’autre part l’approche humaine, qui peut comporter une approche psychologique, sociologique, géopolitique, en intelligence économique par exemple. En ce sens, la cyber threat intelligence a une grande composante humaine et requiert des analystes pluridisciplinaires.

2/ L’hostilité est une dimension propre à l’Humanité. Mais nous vivons peut-être une sophistication de la menace, avec l’avènement du « tout cyber ». Les mécanismes de protection ou de repli sur de petites communautés plus sûres vous apparaît-il comme un réflexe assez sain ou comme l’expression d’une peur contre laquelle nous devons lutter sans cesse ?

Pour faire une analogie avec le Léviathan de Hobbes, qui a été écrit dans un contexte de guerre civile, lorsque le danger frappe à la porte de chacun, les humains ont plutôt tendance à s’en remettre à une autorité forte et englobante pour résoudre la situation. Le repli sur de petits groupes est en réalité une solution en désespoir de cause, en d’autres termes un pis-aller. Pour ceux qui connaissent la série américaine The Walking Dead, qui est une allégorie de l’état de nature, c’est le débat entre le petit groupe de Rick et Negan, nouveau Léviathan, être collectif extrêmement coercitif, dans un monde en délitement. Derrière ces constructions, la peur peut être un moteur, contre lequel il ne faut pas lutter mais plutôt remettre à sa place. Celui qui n’écoute pas ses peurs est un fou. L’homme courageux est au contraire à l’écoute de ses peurs et tente de les dépasser. La science du risque demande dès lors du courage et une action collective. Le changement majeur de notre époque est l’évolution rapide et la nature protéiforme de la menace, qui requiert une coopération entre les acteurs privés, mais aussi entre États, plutôt que la constitution d’un nouveau Léviathan planétaire selon moi. L’avenir est dans la coopération entre les différentes intelligences plutôt que dans une uniformisation des techniques de défense.

3) Que vous inspire l’idée selon laquelle il y a fort à parier que, demain, la moitié de l’économie mondiale sera dévolue à la « cyber-protection » de l’autre ?

La part de la « cyber-protection » de l’autre est amenée à suivre la digitalisation du monde. Plus là digitalisation progresse, plus la nécessité de sécuriser les SI se répand. En clair c’est un phénomène naturel dont le moteur est primordialement la digitalisation.

Dès lors, j’observe trois tendances possibles fortes. 

Premièrement, la digitalisation croissante des économies et modes de vies dans les pays en développement, notamment l’Afrique. Ce phénomène, qui arrive à son paroxysme en occident, créera des opportunités et défis majeurs en termes de cybersécurité. Les acteurs de la « cyber-protection » pourront utiliser les acquis de ce qui se fait en occident pour pénétrer les marchés émergents. Ils le font déjà d’ailleurs.

Deuxièmement, le métaverse, qui est perçu comme un nouveau continent par certains géants de la Tech. J’évoque cette tendance pour l’écarter car ce concept me parait ontologiquement dépassé. Pour faire une analogie, le métaverse est un terrain vague non constructible. Or les êtres humains se rassemblent autour d’intérêts ou de passions communes. Ce peut être un jeu sportif, un jeu vidéo, une fête, une projection cinématographique etc. Le vide n’attire personne, or le métaverse n’est que la promesse d’un vide digital dont les humains ne pourraient même pas s’approprier la matrice (le code) pour le modifier à loisir, mais où ils devraient tout acheter. C’est donc un projet bassement commercial représentant une régression anthropologique majeure. L’évolution ne nous y pas préparé, et je ne crois pas qu’elle nous y mènera. Les méta-verses existent aujourd’hui déjà, par exemple sous la forme de forums, de Discords, ou de jeux-vidéos comme MineCraft, Fortnite, League of Legend, Destiny etc. D’ailleurs, comme dans le vrai monde, les humains s’y rassemblent par communautés et sous communautés.

En dernier lieu, il y a la digitalisation du corps humain. C’est à la fois inquiétant et plein de possibilités. On pense tous au projet d’Elon Musk de connexion neuronale entre l’homme et la machine. Lorsque l’humain sera devenu une machine comme une autre, alors la question de la cyber-protection de l’autre se posera sous un angle totalement prométhéen. La culture cyberpunk a anticipé ce monde depuis longtemps, mais peut-être aurons nous la chance (ou malchance) de le voir advenir pour nous ou nos enfants.

4/ Diriez-vous que l’on a enterré un peu vite les veilles nations, et le cas échéant, pour quelles raisons ?

L’expression « vieilles nations » est selon moi un pléonasme. Pour reprendre l’analyse braudélienne, une nation se construit sur des générations par strates successives. Il n’est pas de jeune nation. On pourrait m’opposer le « contre-exemple » américain, mais en réalité, c’est le substrat et l’héritage européen qui a permis aux pères fondateurs de recréer un ensemble national sur une terre nouvelle. A cela s’ajoute une théorie raciale de la nation héritée des approches allemande et anglaise (l’Amérique WASP), qui a d’abord défini l’américain comme blanc, en opposition aux esclaves noirs et aux indigènes amérindiens. L’Amérique multiculturelle tente d’amender cet héritage mais on voit qu’elle a du mal et que cette société reste traversée par des fractures raciales et non culturelles. En clair, cette « jeune » nation porte en elle l’héritage millénaire de peuples européens.

Les nations existent et quand on veut enterrer le vieux modèle de l’État Nation, on parle avant tout de l’Etat Nation occidental. C’est un discours politique et performatif et non une analyse politique sérieuse. Le but pourrait être de dépasser ce modèle pour créer de nouveaux ensembles régionaux, comme l’Union Européenne ou une fusion-absorption Amérique-Europe. Derrière ce discours du dépassement des nations, il y a donc un projet politique qui a ses justifications théoriques, et dont il faut avoir conscience. Cela dit, le Brexit et la montée des « populismes » sont des illustrations de ce que les nations peuvent être tenaces.

5/ Sur une échelle de 1 à 10, comment évaluez-vous le risque d’une avarie numérique planétaire ? Et comment imaginez-vous les moyens d’y faire face ?

On peut repenser au bug de Fastly, une entreprise au rôle stratégique, dont la panne avait emporté des milliers de sites. Cette expérience souligne à quel point une petite erreur peut entraîner des conséquences à grande échelle. Cela dit, je ne crois pas à une avarie numérique planétaire qui viendrait d’une panne. Le net n’est pas décorrélé de la réalité. Il s’agit d’une infrastructure, comme une autre. Dès lors, le risque principal est plutôt celui d’une conflagration planétaire entre grandes puissances qui viendrait mettre à mal l’unité numérique planétaire en détruisant partiellement cette infrastructure ou en la partitionnant.

D’ailleurs, les nets russes, chinois et américains ne sont pas les mêmes. Le monde est certes interconnecté, mais une volonté politique guerrière pourrait très rapidement mettre fin à ce paradigme.

Le risque majeur est donc lié à un risque de guerre tout simplement. Par exemple, dans le contexte de la guerre en Ukraine, North Stream 2 a été détruit, coupant ainsi un peu plus la Russie de l’Europe. De même, le pont de Crimée a été atteint par les services Ukrainiens. En clair, une guerre détruit les infrastructures et réveille des fractures que l’on n’imaginait pas forcément. Du jour au lendemain, les Allemands de l’Est et de l’Ouest ont été divisés arbitrairement. Le même phénomène pourrait arriver dans le numérique.

6/ Quand on entend le terme « numérique », on pense nécessairement à la Gouvernance par les Nombres du Professeur Alain Supiot. La résilience, dans un monde régi par le calcul, est-ce que cela consiste à fonder, enfin, sur l’Homme et sa capacité à discerner ?

L’homme est fainéant par nature. Mais il est obligé de travailler pour survivre. C’est toute la métaphore du Jardin d’Eden, l’homme fainéant, chassé du jardin doit désormais travailler pour survivre. L’intelligence humaine est le corollaire de cette fainéantise. Comment en faire le plus possible avec le moins de moyen possible ? Tel est le pari des ingénieux, des ambitieux et de la société scientifique. Dès lors, la gouvernance par les nombres que critique Supiot me parait être un phénomène inévitable. La pénétration du calcul dans toutes les sphères de la vie nous la rend en réalité plus facile. L’enjeu sera pour l’homme d’être capable de discerner, avant qu’une IA toute puissante ne soit capable de le faire pour lui et mieux que lui.

7/ Que dit selon vous la montée en puissance des femmes dans les sphères du pouvoir, particulièrement s’agissant de leur rapport à la notion de risque ?

Les femmes de pouvoir sont des hommes comme les autres.

D’ailleurs, l’Angleterre de Thatcher et l’Allemagne de Merkel montrent que rien ne change vraiment quand des femmes arrivent à des postes de pouvoir. Pour autant, j’apporterai un bémol à votre question. En effet, cette montée en puissance n’existe pas selon moi. La plupart des lieux de décision et de pouvoir demeurent encore masculins. Christine Lagarde avait déclaré que si les traders étaient des femmes, la crise des subprimes n’aurait pas eu lieu. Elle faisait référence à la prétendue aversion au risque plus prégnante chez les femmes. Ce point de vue a peu de sens et met de côté une approche structuraliste qui me semble plus juste : ce sont les structures qui décident des hommes (ou femmes) qui vont les occuper. En clair, une femme ne pourra être trader que si justement elle possède la faible aversion au risque que demande cette profession. Une femme ne pourra obtenir un poste de pouvoir que si elle se coule dans le moule de la structure de pouvoir en question. Je vous renvoie à l’exemple de Blythe Masters, qui, bien que femme, a marqué le monde de la finance par l’invention de produits financiers aux conséquences financières et planétaires catastrophiques.

En clair, il ne faut rien attendre de la parité dans les structures de pouvoir en termes de changements sociaux. Car ce sont les structures qui décident et non les individus.

A titre personnel, je souhaite que chacun puisse réaliser son potentiel et je crois en la nécessité de la méritocratie. Il est donc essentiel pour moi que les femmes ne soient pas freinées uniquement parce qu’elles seraient des femmes. C’est un discours libéral assez basique de type « égalité des chances », mais c’est la condition d’une société harmonieuse. Il faut donc se concentrer sur les solutions concrètes qui permettront cette égalité des chances. Les simples discours de dénonciation ont en réalité un impact plus que limité sur le réel.

8/ A quelle avancée technologique renonceriez-vous par souci d’intégrité corporelle ? Seriez-vous prête par exemple à incorporer un moyen de paiement sous-cutané ?

Elon Musk veut nous rendre plus intelligents en nous implantant des puces dans le cerveau. D’autres aimeraient tracer nos moindres faits et gestes via une monnaie numérique. A moins que ce soit l’inverse. En réalité, je ne crois qu’en la technologie que l’individu maîtrise. Si votre outil est contrôlé par un tiers, alors ce tiers vous contrôle vous. C’est bien simple. Je pose la question autrement : seriez-vous d’accord pour déléguer le contrôle de vos fonctions corporelles à un autre être humain ? Imaginons que vous deviez entrer un login pour avoir accès au sommeil et au monde des rêves sur un Cloud. Est-ce ok ?

Cette question en apparence ubuesque se posera très bientôt de manière concrète au vu des dernières avancées technologiques.

9/ Comment comprenez-vous la notion de vérité dans un pays qui l’a décrétée « relative » il y a deux siècles et qui part aujourd’hui à la chasse aux « fausses » informations ?

Malheureusement, la vérité n’existe que dans les Evangiles, en tous les cas selon Jésus Christ.

Dans une société donnée, il y a des discours parfois alternatifs, parfois concurrents qui s’affrontent pour avoir le monopole de LA vérité. D’ailleurs, dans le concret, la vérité est le corollaire de la pureté. Or la recherche de la pureté conduit rarement à des rapports apaisés entre êtres humains. Derrière le spectre des Fake News, il y a en fait la crainte des pouvoirs publics de voir se propager des discours qui nuisent à la paix sociale et à un certain consensus démocratique. Cela dit, si le consensus existe, je me questionne sur la nécessité de la démocratie, qui est justement censée permettre l’expression des dissensus.

Le risque d’ingérences étrangères est quant à lui bien réel.

En clair, rien de nouveau sous le soleil, Fake News, est le nouveau nom d’un terme désormais désuet : « Propagande ».

Il faudra donc trouver un équilibre entre la chasse aux Fake News et la censure. Seul un système véritablement démocratique pourra y arriver mais ce n’est pas une mince affaire, notamment lorsqu’on constate qu’1/6 des jeunes Français est convaincu que la Terre est plate.

10/ Pouvez-vous nommer une musique, un tableau, une sculpture, un endroit sur terre, une personne, un mot ou une phrase qui ne cessent de vous bouleverser ?

La « Nuit étoilée » de Van Gogh, ou comment le chaos artistique représente un univers cosmique pourtant réglé comme une horloge.

 

 

 




Notre ambition est de faire de Saint-Malo le vaisseau amiral de la souveraineté numérique

Sébastien Tertrais est prospectiviste, faiseur de liens et essayiste
1/ Imaginez que vous vous trouviez dans une réunion d’ingénieurs hostiles à l’idée même de souveraineté technologique. Comment les faites-vous ne serait-ce que douter en rentrant chez eux ?

Des ingénieurs réservés à l’idée d’une souveraineté technologique, d’autres hostiles ? Assister à une telle réunion pourrait m’amuser. J’ai travaillé sur des dossiers autrement sensibles, avec des oppositions farouches, voire violentes. Réussir à avancer ensemble dans de tels contextes nécessite d’employer des méthodes somme toute assez simples, en ayant en permanence à l’esprit que, au bout du compte, si le point de vue n’évolue pas, alors que le sujet est à ce point important, il faudra savoir prendre les décisions qui s’imposent et faire preuve de fermeté.

La position d’un groupe d’individus face à un sujet donné est toujours le fait d’une culture collective, consciente ou non, construite à dessein ou non. La souveraineté technologique est un enjeu stratégique pour un pays en paix, raison pour laquelle des experts ayant constaté l’importance de nos dépendances alertent depuis des années. En période de trouble il devient majeur. Or ce n’est le plus souvent que lorsque les effets de nos manquements deviennent visibles que l’opinion publique comment à prendre la mesure de son importance. D’où l’importance d’agir en amont et d’informer ainsi que de guider ceux qui ont la charge de dossiers liés à ces enjeux, et en premier lieu les ingénieurs, qui ne sont pas de simples exécutants.

La formation des ingénieurs a ceci de particulier qu’une large place est donnée à la démarche expérimentale, à l’invention, à l’esprit critique. On prépare ces futurs professionnels à des process de réflexion où, à partir des observations d’une situation, ils émettront des hypothèses, expérimenteront, analyseront les résultats, les interpréteront et en tireront des conclusions. Ils disposent des prérequis intellectuels et procéduraux pour comprendre des systèmes complexes et sont donc aptes à faire évoluer leur point de vue.

Il faudra en conséquence user d’un peu de psychologie pour arriver à un regard plus juste sur le sujet, et ce bien avant la fin de la réunion. Je commencerai par mettre les choses à plat. Quelle définition chacun a de la souveraineté technologique, à quoi fait appel la notion même de souveraineté pour chacun, qu’est ce que la technologie, qu’est ce qui est constitutif de leur opposition à ce concept ?

Les différences de cultures d’un pays à un autre sont plus importantes qu’on ne veut bien le penser. En matière de souveraineté technologique, par exemple, les États-Unis et la Chine se posent beaucoup moins de questions que nous. Le sentiment patriotique des américains est tel que garantir la souveraineté technologique est pour chacun une évidence. C’est encore loin d’être une évidence en France.

On réalise bien souvent, quel que soit le sujet, que beaucoup d’idées reçues, de méconnaissance et de contre-vérités empêchent d’avoir des échanges constructifs. Abordons-les de front.

L’heure n’est plus aux tergiversations. Garantir notre souveraineté technologique est devenue une urgence qui nécessite que nous en déterminions le sens, son périmètre, ses frontières. Nous nous devons d’être en ordre de marche, et certains professionnels ne peuvent plus ne serait-ce que faire semblant d’en ignorer les enjeux.

2/ Imaginez maintenant que vous vous trouviez dans une réunion de personnes étrangères aux enjeux de souveraineté technologique. Comment parvenez-vous à les y sensibiliser ?

Depuis environ deux ans la souveraineté technologique reprend ses lettres de noblesses et c’est heureux. Cela reste toutefois encore trop confidentiel pour que les changements attendus n’adviennent. Là aussi il s’agit d’informer, de sensibiliser, d’évangéliser, car notre méconnaissance collective fait le lit de bien des travers, et laisse d’ores et déjà apparaitre d’importants dangers.

Un ami me faisait récemment remarquer que sa boite mail, associée à son mandat de président d’une association importante, n’avait pas une ergonomie intuitive. Celle-ci s’appuie sur Roundcube et garantit la pleine confidentialité de ses échanges. Il est habitué depuis de nombreuses années à sa messagerie Gmail, pourtant plus complexe avec ses différents onglets, la publicité qui se glisse dans certains, et dont il a oublié qu’il avait mis du temps à s’y habituer. C’est donc bien une affaire de conditionnement, et d’effort.
La souveraineté numérique est un des piliers de la souveraineté technologique. La gratuité apparente des solutions utilisées par une immense majorité de citoyens conduit à des dépendances fortes à des entreprises dont les modèles économiques sont très éloignés de celles qui font payer l’usage. En fermant les yeux sur ce qui se joue en coulisse nous devenons des moutons dociles de desseins qui n’ont pas pour objectif de servir nos intérêts, et nous nous rendons complices d’une forme moderne de vassalisation.

Dans le milieu des années 90 les géographes ont constaté que les distances entre les villes étaient à nouveau exprimées en temps de trajet. À nouveau car il fut une époque où les temps de trajets étaient aussi exprimés en jours à cheval. Grâce aux énergies fossiles nous avons raccourcis les distance entre les pays du monde. Les cartes isochrones sont une illustration intéressante de la manière dont nos modes de transports ont changé la géographie de la planète. Mais voilà, la pandémie liée au SARS-COV2 ou un simple porte-conteneur bloqué dans le canal de Suez rappellent à ceux qui l’auraient oublié la grande vulnérabilité de ce modèle.

Nous vivons depuis plusieurs décennies dans un tel confort qu’il fait illusion quant à la complexité et aux grandes vulnérabilités de ce modèle. Et ce sans même parler d’intelligence économique, sujet sensible aux conséquences pourtant considérables pour nos économies et la stabilité de nos démocraties. Nous l’oublions trop souvent, mais nous habitons sur une planète aux ressources limitées et épuisables, sujet largement documenté depuis plus d’une dizaine d’années. Certains approvisionnement se tendent et la Russie, par exemple, n’a pas attendu que nous réagissions pour commencer à tirer profit de la fonte des glaciers.
Garantir notre souveraineté technologique, autant que faire se peut, concerne à peu près tous les pans de nos vies, y compris le financement des retraites, sujet d’actualité s’il en est, ce dernier dépendant directement de l’activité économique des entreprises et de la collecte des cotisations et des taxes.

Nous sommes dans un monde aux composantes interdépendantes, où chaque acte compte, où les luttes sont plus féroces qu’il n’y parait, et les moyens utilisés par certains pays ne s’encombrent pas des mêmes précautions que les nôtres. L’affaire de la vente controversée d’Alstom à General Electric en 2014 en témoigne. L’ignorance et l’innocence sont des ferments majeurs de nos faiblesses.

On attend beaucoup des gouvernants qu’ils changent ou préservent le monde dans lequel nous vivons, mais chacun, par ses comportements, a sa part de responsabilité. Il s’agit de sensibiliser, d’informer. S’agissant d’un sujet technologique, l’utilisation de concepts accessibles et compréhensibles par le plus grand nombre est un préalable à la discussion, et dont nous ne pouvons pas nous passer. C’est le rôle de l’État et de ses institutions.

3/ Des chercheurs viennent de découvrir les secrets de la longévité du béton utilisé sous l’antiquité romaine. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport au « progrès » technique ?

Vous êtes perspicace ! Cette récente information m’avait déjà inspiré. Les constructions romaines résistent à l’épreuve des siècles là où nous constructions modernes peuvent se détériorer, sans entretien, après quelques décennies seulement. Il fallait qu’une explication soit trouvée un jour.

Des chercheurs pensent donc avoir identifié l’origine de la longévité des bétons utilisés dans la Rome antique. Elle résulterait de l’utilisation de chaux vive, et non pas de chaud éteinte comme on le pensait jusqu’à présent. Cette particularité conduit à ce que le béton, au contact de l’eau de pluie, produit une solution qui se recristallise ensuite en carbonate de calcium qui contribue ainsi à solidifier la construction.

L’on pourrait penser que nos ancêtres maitrisaient une technique depuis oubliée, mais ce n’est pas aussi simple. Rien ne permet d’être certain que les Romains étaient passés maitres en chimie et en mécanique, mais une chose est sûre :  L’histoire de notre civilisation s’inscrit dans une trajectoire, nous aurions tort de faire table rase du passé et de négliger l’importance de la transmission ou de la connaissance de nos ainés. C’est le paradoxe du sujet qui nous concerne, qu’on retrouve d’ailleurs sur d’autres sujets.

N’avez-vous pas remarqué à quel point notre société semble accorder une place démesurée aux personnes qui, sans grande expérience, sont pourtant persuadées de détenir la vérité et les solutions à certains des maux de notre monde moderne ? Avez-vous remarqué que les experts et connaisseurs sont rarement invités dans les émissions de grande écoute ? C’est un des drames de notre société, la négligence de l’expérience et des enseignements permis par nos ainés, ainsi qu’un inquiétant mépris de la science.

4/ Face à l’État, comment les régions peuvent-elles reprendre du pouvoir dans le cadre des mutations et des rapports de force technologiques ?

L’État peut beaucoup, mais ne peut pas tout, on l’oublie trop souvent. Nombre de décisions ou de compétences dépendent directement des régions, des départements, des villes, des EPCI, des pays, des cantons. Les services déconcentrés de l’État sont par ailleurs des leviers utiles et des accompagnateurs solides des initiatives locales, qui alimentent en retour la connaissance nationale.

Les élus constituent des communautés capables d’engager des rapports de force, de faciliter l’émergence et le développement d’initiatives locales. C’est l’ensemble de cette chaine qu’il faut mobiliser.

Si les régions, par exemple, s’engagent pour faire avancer, sur leur territoire, ces sujets, l’État s’en inspirera. Cela constituera une base d’appui qui sera aussi utile au gouvernement. Je parle ici d’expérience, au travers de la charge de sujets sensibles, où certaines régions pionnières ont servi de laboratoires expérimentaux suivis par les services de l’État, et dont les expériences réussies ont servi de modèles et donné lieu à des essaimages nationaux.

Il est donc nécessaire d’œuvrer de concert, collectivement, et de ne pas opposer État et collectivités territoriales, par exemple.

Mais pour cela il est urgentissime d’améliorer le niveau de connaissance et de compétences des élus, un des leviers prioritaires que nous devons actionner. Nous ne pouvons plus nous permettre d’avoir autant d’amateurisme aux différents postes politiques, un constat que je fais depuis plusieurs années déjà.

Il ne s’agit pas d’avoir affaire à des experts, mais à tout le moins à des généralistes, des citoyens conscients des limites de leurs connaissances, aptes à solliciter et à prendre en compte le conseil ou l’avis des professionnels.

Chaque être humain dispose de vingt-quatre heures dans une journée, il est parfaitement impossible de tout savoir, ni même d’être un bon connaisseur sur plusieurs sujets quand on n’a pas assez d’expérience. Être expert d’un sujet nécessite des années d’études et de pratique. Ceux qui ont de l’expérience n’osent pas s’investir en politique, ceux qui n’en ont que peu n’hésitent pas. Les experts ne parlent que du sujet qu’ils connaissent, et pourtant bon nombre de députés actuels, jeunes, sans beaucoup d’expérience, affichent sans le moindre doute des certitudes sur des sujets aussi variés que l’écologie, le nucléaire, l’économie, l’emploi. Ce niveau de la politique est affligeant.

Rien ne sera possible si cela ne change pas.

5/ L’humanité, dont on peut dire qu’elle épouse absolument l’idée de « résilience », après avoir survécu aux déluges, famines, guerres et autres pandémies, aime aujourd’hui à disserter sur le sujet. Serait-ce qu’elle se prépare à l’idée d’être brusquement privée de tout ce qui fait aujourd’hui son confort ?

On voit bien aujourd’hui combien le confort dans lequel nous sommes installés a conduit certains à perdre le sens de la valeur de choses. Si déjà nous sommes nombreux en France à déplorer le manque de conscience collective, le chacun pour soi et le développement de la complainte, nous sommes aussi perçus sur la scène internationale comme un peuple qui se plaint la bouche pleine, et nous laissons une triste impression de faiblesse.

Si l’on observe les comportements lors des blocages de raffinerie ou lors des confinements il y a de quoi être inquiet. Le chacun pour soi domine, et ce sont rarement les meilleurs qui poussent les autres pour obtenir ce qu’ils veulent. Nécessité fait loi, l’individualisme émerge bien vite dès qu’un grain de sable se glisse dans les rouages de notre pays, et l’appel au sens civique ne touche que ceux qui le possèdent déjà.

Quiconque a un peu voyagé dans des pays en guerre, ou qui l’ont connue dans un passé proche, peut percevoir la particularité des populations dont les murs des maisons ou les corps portent encore les stigmates des combats. Tous savent jusque dans leur chair ce que c’est que de tout perdre du jour au lendemain, d’avoir des troupes armées qui pilonnent leur ville, des membres de leur famille qui sont tués. Cette conscience traverse toutes les strates d’un pays, toutes les générations, et tous ou presque font corps.

La question pourrait ainsi être de savoir à partir de combien de générations n’ayant pas connues les drames d’une guerre, par exemple, la résilience d’un peuple peut définitivement se perdre. Le problème réside donc bien dans notre capacité à anticiper, dans la prise de conscience, qui dans l’idéal doit exister même lorsque tout va bien. On ne négocie par un contrat de mariage ou un pacte d’associé au moment d’un conflit, et les séries dystopiques sont là pour nous montrer ce que deviennent des civilisations qui ne se préparent pas au pire.

Il n’est donc pas certain que tous nos concitoyens soient aptes à s’adapter à un monde privé de tout confort, mais il ne fait aucun doute que certains s’y préparent.

6/ On peut avoir la vague impression qu’à part quelques chevaliers blancs, nos députés et sénateurs s’intéressent à la géopolitique numérique un tout petit peu plus qu’à leur dernier Kir-Cacahuètes au Café Bourbon. Que feriez-vous pour changer cette perception ?

Je vous présenterais volontiers un ami, expert en cybersécurité, capable de faire de la pédagogie auprès de publics très éloignés de ce sujet grâce à de simples Curly, ça pourrait aider.

Quoi qu’il en soit, vous avez entièrement raison. Rares sont les parlementaires et sénateurs à se sentir concernés par la géopolitique numérique. Comment pourrait-il en être autrement eu égard à la complexité de ces sujets, au manque de connaissance de ces acteurs, au fait que tout est fait pour qu’on se pose le moins de questions possibles ? Je crains qu’il ne nous soit désormais incontournable de sensibiliser l’ensemble des élus aux enjeux majeurs de notre société. Il n’est pas acceptable que des réseaux de maires utilisent WhatsApp pour leurs conversations professionnelles, ou des régions Zoom pour une réunion en visio sur le sujet de la souveraineté numérique (situation vécue). Des solutions souveraines et conforment à la RGPD existent. Le réseau des AMF et les institution doivent s’en faire les porte-parole, ils doivent prendre leur part.

La commande publique, doit elle aussi être associée. Nous ne sommes que trop complaisants avec les géants du numérique qui s’infiltrent dès l’école dans nos vies.

Cela crée dès le plus jeune âge une dépendance à ces outils, qui participe en retour largement à l’adoption de ceux-ci dans le cadre professionnel, et empêche l’utilisation de solutions pourtant garantes de la confidentialité et la propriété des données, aussi excellentes soient-elles.

La gratuité des outils numérique est une dangereuse illusion. Elle est aussi dangereuse que la première dose de crack offerte par les dealer.

7/ Alors que le monde entier revient de la mondialisation dite heureuse, on n’entend parler ici et là que des dangers du repli sur soi de la nation. Comme c’est étrange, n’est-ce pas ?

Nous sommes clairement dans une période de notre histoire où il est nécessaire de faire nation. Les observateurs internationaux constatent l’émergence de troubles qui, si nous n’y prenons pas garde, pourraient conduire à des désordres qui risquent bien de faire passer la question des retraites à un tout autre plan.

Indépendance énergétique, alimentaire, pharmaceutique, technologique, militaire, accès aux ressources minières, les indicateurs ne sont pas tous au vert. Or, si l’idée de faire nation est critiquée au motif qu’elle serait le symbole d’un repli sur soi cela rendra plus difficile l’atteinte de cet objectif prégnant, qui plus est dans notre pays, déjà divisé autour de sujets d’importance majeure, et de fait fragilisé pour la gestion de certains enjeux.

On est même en droit de s’interroger sur l’ingérence, même faible, d’intelligences étrangères dans ce qui fragilise notre pays. Je pense notamment à l’activisme exacerbé de certains groupes ou organisations dont les financements et la propagande interrogent.

8/ Nos boulangeries ferment les unes après les autres, tandis que nous nous faisons livrer des sushis à la crevette en trottinette vapeur. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Pour en avoir discuté il y a peu avec un directeur d’une Chambre des Métiers, il semblerait que les fermetures de boulangeries soient moins nombreuses que ce à quoi nous aurions pu nous attendre. Tant mieux. Il n’en reste pas moins que la très forte augmentation des factures d’électricité impacte lourdement les activités dont le chiffre d’affaire est directement lié à ce poste.

Cette situation est inacceptable, comme en témoignent les actuelles auditions dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Chacun peut constater à quel point la crise actuelle était prévisible. Depuis une dizaine d’années l’ensemble des acteurs de la filière énergie ont alerté en temps et en heure, on ne les a pas écoutés.

On aurait tort d’incriminer un gouvernement en particulier. Non, c’est bien la responsabilité de notre société, dont nous faisons tous partie, qui est en cause. J’en reviens aux points précédents. Le défaut d’information et de formation fragilise la prise en compte de l’avis des experts, et parce que la force de l’activisme de militants écologistes doit une bonne part de ses certitudes à sa méconnaissance du dossier, il avance de façon vindicative et véhémente, et fait pression sur les acteurs politiques et institutionnels, et l’opinion publique.

C’est bien la promotion des énergies renouvelables, et en premier lieu des éoliennes, qui a conduit à ce marasme. Quiconque travaille sérieusement sur la place de l’énergie d’origine éolienne dans le mix énergétique sait que son faible facteur de charge ne permet pas de compter sur elle au quotidien. L’état de l’art et des connaissances en matière de stockage de l’électricité témoignent quant à eux de l’inadaptation de cette source d’énergie à nos besoins. Il est bon de rappeler que les gaziers et les charbonniers se félicitent de l’engouement autour de l’éolien ainsi que de la casse du nucléaire dans l’opinion publique, leurs revenus sont depuis de très bon niveau.

Cette situation, qui a conduit l’Europe à inscrire le gaz dans la taxonomie verte, a largement contribué à alimenter notre dépendance au gaz Russe, ce dont le chef du Kremlin s’est réjoui dès 2010, et par voie de conséquence à cette augmentation des tarifs de l’électricité, ce dernier étant indexé sur le prix de l’électricité produite par la centrale la plus coûteuse. L’idée était de ne pas fragiliser l’un des pays qui avait fait le choix d’une énergie plus coûteuse. Revenir sur ce mécanisme nécessitera du temps.
Ainsi nous avons d’un côté des experts, des professionnels, des connaisseurs, qui alertent de ces dangers imminents, mais qu’on n’écoute pas. Et de l’autre nous avons des militants sans grande expérience et dont l’idéologie empêche toute remise en question. Quinze ans plus tard il est presque trop tard, et on déplace les premières éoliennes construites à Lutzerath, en Allemagne, pour agrandir la mine de lignite, ouverte pour compenser la faible et intermittente production d’électricité des éoliennes. Quelle absurdité, quelle gabegie.

Nous sommes ridicules, je n’ai pas d’autres mots. Et ce qui est à l’origine de cette situation est précisément ce qui est aussi à l’origine de notre perte de souveraineté technologique : le manque d’attention accordée aux experts, les contre-vérités, une indéniable paresse intellectuelle, le tout saupoudré d’un coupable et condamnable manque de courage politique.

À la décharge de nos gouvernants, quels qu’ils soient, n’oublions pas que le militantisme participe à ce qui fragilise la capacité à intervenir. Nager à contre-courant est un exercice épuisant, être exposé sur les réseaux sociaux aux attaques en meute n’a rien d’un exercice agréable. Nombre de ceux qui ont le niveau requis pour agir en politique s’y refusent de crainte d’exposer leur famille.

Mais nous n’avons plus le choix, nous ne pouvons pas attendre d’être confrontés au pire pour nous pencher collectivement sur ces enjeux. Nous n’avons que déjà trop tardé.

9/ Vous avez travaillé avec les gens du voyage. Lesquelles de leurs idées ou pratiques vous semblent-elles de nature à être utilement exportées parmi les sédentaires que nous sommes ?

Je vous remercie de m’interroger au sujet des gens du voyage. Il s’agit d’une expérience qui occupe une place structurante dans ma vie. J’ai travaillé de 1993 à 2006 au quotidien sur ce dossier, tant à l’échelle locale que nationale, en responsabilité, puis plus irrégulièrement au travers de ma première société jusqu’en 2013. Je crois pouvoir dire que je connais assez bien ce monde méconnu, dont l’apparente homogénéité s’oppose par ailleurs à l’hétérogénéité.

J’avais dix-neuf ans lorsque je suis entré pour la première fois sur une aire d’accueil, avec l’impression d’entrer dans un tout autre univers. J’ai énormément appris auprès d’eux sur la nature humaine et les phénomènes sociaux. C’est un peuple confrontant, fier de son identité, sincère, au parler vrai et parfois haut, qui n’aime rien moins que le respect de la parole donnée et au sein duquel la notion de justice possède une place singulière, qui touche plus à la notion de chose juste que de justice à proprement parler. C’est d’ailleurs en m’appuyant sur ce point que j’ai pu, avec d’autres, faire avancer le cadre légal, qui bafouait certaines libertés fondamentales.

Le monde des gens du voyage constitue un microcosme d’exception, propice à la conduite d’analyses dont plusieurs sont transférables sur l’ensemble de la population française, dont ils font du reste partie. L’anthropologie est à ce titre une discipline passionnante et des plus utiles pour comprendre nos fonctionnements sociétaux et humains. Parce que méconnue les actes d’un seul individu peuvent jeter l’opprobre sur l’ensemble de la communauté, un phénomène observable dans d’autres milieux. Agir pour une cohabitation harmonieuse entre gens du voyage et sédentaires nécessite des engagements multiples, à tous les niveaux.

J’ai aussi beaucoup appris du fonctionnement de mon pays, toutes compétences confondues. Œuvrer sur ce sujet est très proche de la fonction de maire d’une ville où il y aurait des écoles, un collège, un lycée, un service voirie, assainissement, un centre technique, un centre de formation professionnelle, un centre d’examen au permis de conduire, un commissariat, une préfecture… Toutes les compétences de l’État et des collectivités territoriales passent en quelque sorte par le prisme des structures financées pour ces missions. On paye en quelque sorte certaines structures pour ne pas avoir à s’en occuper. À l’époque seules les associations intervenaient sur ce volet

La multiplicité des situations vécues au fil des années, sur de nombreux registres, m’a appris l’importance capitale de valeurs fondatrices que sont la détermination, la sincérité, l’engagement, l’expérience, le sens moral, le respect, et le courage, tant face à certains individus que face à certains acteurs politiques ou institutionnels.

Je n’ai bien entendu pas le temps d’entrer ici dans le détail des situations particulières qui sont venues sceller en moi et à jamais ces valeurs, mais elles me font avancer, et doivent nous servir d’exemple dans la prise à bras le corps de sujets d’importance majeure, comme l’est celui de la souveraineté technologique.

10/ « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Que vous inspire cette citation de Bernanos ?

Dans son essai « La France contre les robots » publié en 1945, Bernanos craignait que l’humanité ne devienne esclave de son appétit économique, et que la croissance à tout va ne menace son libre arbitre ou sa vie intérieure. Je n’ose imaginer ce qu’il dirait de l’invention du scroll infini par Aza Raskin en 2006.

Pour vos lecteurs qui ne connaissent pas Bernanos ou Aza Raskin quelques précisions s’imposent. Georges Bernanos est un écrivain français dont l’activité se situe sur la première moitié du XXè siècle, uc’est un homme libre quelque peu inquiet de certains travers de l’humain. Quant à Aza Raskin, son invention consiste à faire défiler sans aucune fin l’écran de son smartphone, fonction visible sur de nombreuses applications. Cela crée une dépendance très forte et fait totalement oublier le temps. Je ne saurais que trop vous inviter à voir le skecth de Kyan Khojandi sur l’addiction, à l’appui de l’invention de Raskin. Je doute que vous en sortiez indemne, et voir la réaction de Bernanos me réjouirait au plus haut point.

Sur ce bravo, vous m’avez donné envie de le relire.

11/ Pouvez-vous nous parler un peu de votre projet de datacenter malouin (auquel nous œuvrons avec vous, ce qu’il convient de préciser à nos lecteurs)

Avec plaisir ! Et oui, nous travaillons de concert sur ce projet ambitieux qui nous a amené à nous rencontrer. Votre engagement autour de la souveraineté technologique a fait sens, d’où mon envie de vous y associer. D’ailleurs soyons honnêtes avec vos lecteurs, nous nous connaissons aujourd’hui très bien et nous partageons d’autres passions communes, comme celle de la bonne cuisine et des belles lettres.

Qu’il me soit offert de parler ici de ce projet qui m’honore et m’engage. J’ai envie de m’adresser aux faiseurs, ceux qui agissent plus qu’ils ne causent. Ô comme j’apprécie ceux qui savent se retrousser le manches, les besogneux, les discrets, les engagés, les connaisseurs, et ceux qui ont cette gouaille qui sied si bien à leur savoir-faire.

Le cloud de confiance n’est qu’une vaste blague dont se gaussent quelques grands acteurs du numérique qui sont en cheville depuis des années avec des géants du web et dont on voudrait nous faire croire qu’il répondrait à nos exigences.

Je ne reproche pas à nos voisins et amis d’outre-Atlantique leur protectionnisme, je déplore notre manque de courage et d’ambitions politiques.

Comme d’autres nés dans les années 70 je fais partie des pionniers du numérique, de ceux qui ont vu en Internet la possibilité d’apporter des solutions à des besoins importants. J’ai à ce titre, avec un ami, en 1998, développé le site web covoiturer.fr, en parallèle de mon travail de jeune directeur d’un centre social. L’idée était de contribuer à réduire nos émissions de CO2 dans l’atmosphère. Le projet a fait long feu. Je ne connaissais pas à cette époque la notion de Time to Market. En 2006 j’ai créé mon bureau d’études sociologiques. Très attaché aux données factuelles, seules à même d’objectiver l’analyse, nous avons développé une application de gestion des aires d’accueil des gens du voyage, destinée aux gestionnaires de ces équipements. Puisque nous gérions des données sensibles j’ai donné la priorité à la sécurité et à la confidentialité des données. J’ai travaillé avec un hébergeur breton dont j’ai rapidement mesuré, avec mon équipe, l’excellence des services.

J’ai découvert que d’autres acteurs nationaux ou européens étaient aussi très impliqués sur la souveraineté numérique, mais peu connus, quand d’autres, très actifs sur la communication, bricolaient un peu, voire beaucoup, avec cette notion.

J’ai pensé un temps que l’émergence de la RGPD allait conduire nos institutions à adopter des solutions garantes de la souveraineté numérique, mais les choses n’avancent pas comme je le voudrais.

J’ai réuni autour de moi un équipage composé d’experts, dont mon partenaire historique rennais, et vous, fondateur engagé et pugnace de Souveraine Tech. Nous avons rapidement déterminé les lignes directrices de ce projet. Notre ambition est de faire de Saint-Malo, la cité corsaire, de renommée internationale, le vaisseau amiral de la souveraineté numérique en Bretagne, et peut-être même en France. Nous allons construire un datacenter vert, dont l’alimentation en électricité sera permise par une énergie produite par la marée, il sera adossé à un laboratoire de recherche en sécurité quantique.

Nous allons mettre en musique les compétences de l’équipe et y ajouter ce supplément d’âme si utile à bâtir des ponts entre les acteurs déjà engagés sur le sujet. Par engagement je pense à ceux qui en ont déjà fait preuve, non opportuniste, ancré et solide.

Pendant que nos pays sont traversés de divisions importantes d’autres avancent leurs pièces sur l’échiquier international, et le sujet de la souveraineté numérique contribue à la stabilité de nos démocraties ainsi que de notre économie.

Changer la donne suppose de prendre la plume pour poursuivre l’écriture du roman national, un récit qui a beaucoup de sens.

Je suis attaché à mon pays, à son histoire, à l’Europe, à la richesse et à la diversité des cultures. Breton, j’aime Saint-Malo, territoire chargé d’histoire, parfait écrin pour un tel projet. La cité corsaire mérite amplement d’accueillir une telle aventure qui participera au dynamisme de l’emploi.

 




Si demain on utilise tous un VPN souverain, Google ne vaudra plus rien

Frans Imbert-Vier est CEO d’UBCOM
1/ Comment expliquez-vous que les termes de souveraineté technologique, qui sont pourtant on ne peut plus clairs, fassent à ce point hoqueter la plupart des commentateurs ?

En voilà une question sans détour ! La réponse est dans le marketing et le lobbying. De façon générale, vous verrez que ceux qui parlent de souveraineté mettent en avant la propriété intellectuelle française et au minima européen. Ce sont souvent des entrepreneurs à la tête d’une ESN ou d’une startup locale qui n’a pas le bénéfice d’un fond de la BPI, de la Caisse des Dépôts ou du Plan France Innovation. Ces acteurs ont un point commun, ils sont totalement indépendants et leur croissance ne dépend que de leur capacité à vendre par eux-mêmes. Leur réseau de cooptation est souvent faible, ils ont peu de moyens et sont souvent les meilleurs, car leurs ambitions répondent à un désir de faire un travail d’excellence avec passion. Ils ne savent pas faire autre chose et ne le voudraient pas, car c’est vraiment leur métier. Je pense aux fondateurs d’Oxibox qui travaillent mieux que Veeam, à Serenicity qui surpasse toutes les offres américaines censées être les meilleures, à Recoveo qui pour le coup est vraiment souverain contrairement à Ontrack, ou à Whaller qui sait offrir une alternative aux ringards de Facebook et pardon pour ceux que je ne cite pas, ils sont si nombreux.

Les gros acteurs qui invoquent la souveraineté, le font juste parce qu’ils sont en France. Comme peut le prétendre Orange qui n’a aucun scrupule à s’associer avec Microsoft et Cap Gemini après avoir commercialiser l’offre Cloud de Google en 2020, ou Thales qui signe un accord stratégique avec Google… ou Airbus qui signe aussi avec Google. Enfin plus c’est gros et plus ça passe.

Le pire, c’est qu’aucun d’entre eux n’a de scrupule à communiquer leurs offres en invoquant le « cloud souverain ». C’est une publicité mensongère bien sûr, un manque de respect envers les entrepreneurs et les DSI, et surtout cela génère une confusion dans l’esprit du marché. C’est d’ailleurs une spécialité marketing américaine que de brouiller la communication d’un marché pour mieux le capter. Je suis bien placé pour le savoir, ayant passé 8 ans au sein de TBWA du groupe Omnicom qui n’est pas un enfant de choeur sur cette compétence. La souveraineté technologique répond d’une problématique transversale qui se compose du droit, de la constitution politique, de la nationalité du propriétaire de l’opération comme du code source ou du financement. Au-delà de ça, si vous annoncez que vous êtes souverain, mais financé par Goldman Sachs et bien finalement vous êtes américain. En numérique, la bi-nationalité est une notion impossible compte tenu de la prétention américaine à user de son droit extra-territorial à un niveau sans vergogne (FISA Act, Patriot Act, Cyber Act, Cloud Act). À la différence des Chinois, les Américains ne l’ont jamais caché, mais ont fait fi de l’ignorer sans doute pour se donner bonne conscience et ne pas admettre notre dépendance absolue, pour le moment.

2/ La donnée vous paraît-elle un sujet chaud ou un sujet froid ? En d’autres termes, qu’est-ce qui prime aujourd’hui, la personne sacrée, le sujet de droit ou l’ensemble de datas exploitables (notamment en matière de santé) dont elle constitue l’inconscient véhicule ? (La reductio ad data)

La donnée, c’est sacré. Depuis la nuit des temps, elle est le socle de la première construction sociale. La donnée, homonyme d’information, constitue le socle fondamental au maintien de l’autorité, du pouvoir, d’un État pour les sociétés les plus avancées. Et c’est toujours un sujet chaud. Très chaud même. Plus la société moderne accélère sa dématérialisation, plus la donnée prend une importance désormais vitale. Le premier démonstrateur fut Montesquieu et son ouvrage « De l’esprit des Lois » que je vous invite à relire, vous verrez, c’est toujours d’actualité, étonnamment, s’ensuit l’œuvre « Du contrat social » de Jean-Jacques Rousseau, qui serait sans doute censuré sur Tik-Tok.

L’histoire de l’humanité et la construction des hiérarchies donc des principes naissant de l’autorité, se sont toutes construites autour de la donnée. Il y a 3 000 ans comme aujourd’hui, si vous privez l’État de la donnée, vous tuez l’État. Je vais vous donner deux exemples très concrets.

Si vous utilisez un VPN souverain (il n’en existe qu’un seul sur le marché dans le monde pour le moment !) vous devenez parfaitement anonyme sur votre trafic internet. Les bots, les cookies, rien ne vous traque correctement. Vous pouvez rechercher la pharmacie la plus proche de chez vous et Google ne pourra pas savoir que vous avez mal à la tête. Et si vous voulez tester la performance du tracker de Google et ses partenaires comme le français Criteo, demandez à Google quoi faire en cas de céphalée ? Le lendemain vous allez sur un site de santé et on va vous proposer plein d’encarts publicitaires qui vous proposeront mille potions pour le mal de tête. Mais ça, c’est la démo soft.

Voici un autre cas concret du niveau de sensibilité que peut avoir une donnée de santé :  Imaginez un petit garçon né en 2008 qui rentre en crèche à l’âge de 2 ans. Ce petit garçon est très dynamique, vif au point de ne pas pouvoir rester attentif plus de 3 secondes. Alors la direction de la crèche peut demander une consultation de pédopsychiatrie pour déterminer une pathologie sous-jacente comme un autisme ou tout simplement rien parce que ce petit garçon à plein d’énergie comme des millions d’autres. Le rapport du médecin est transmis à la direction de la crèche qui le garde dans un dossier non chiffré. La crèche étant financée par la commune, dépend de son système informatique, mais ce dernier est attaqué et les données sont volées. En 2022, soit 12 ans plus tard, le petit garçon est un jeune homme de 14 ans, inscrit sur les réseaux sociaux. Comme chaque adolescent, il discute et se fait des amis, parfois des ennemis. L’un d’eux le harcèle, se moque de lui, l’humilie sur les réseaux, c’est ce qu’on appelle une campagne de doxing. L’adolescent change de posture, la pression sociale devient lourde. La communauté suit l’effet de foule du réseau social, et tout le monde le moque. Un jour, un harceleur qui se promène sur le Darkweb tape son nom et découvre sur un vieux serveur les données de la mairie, celles qui ont été volées 10 ans auparavant. Il y trouve le rapport du psychiatre qui ne raconte rien de particulier, mais s’en sert pour l’acculer dans sa honte et sa solitude. Quatre mois plus tard, l’adolescent se suicide. Dans cette tragédie nous avons une arme, le réseau social. Nous avons une balle c’est-à-dire la donnée du rapport médical, autrement dit le dossier patient. Et un tireur : le hacker.

Des exemples comme celui-là il y en a des milliers, des centaines de milliers. On parle d’un ado, alors c’est choquant, mais si je dois vous embaucher et que je découvre que vous prenez du Lexomil quotidiennement, je ne vais pas vous embaucher. Ce serait injuste, mais je me servirais de l’information pour réduire mon risque, quelle que soit la conséquence morale ou éthique. La donnée, c’est notre libre arbitre à tous, sans équivoque.

Le droit sur sa propre donnée devrait désormais être inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme comme le suggérait si bien le Professeur Henri Oberdorff lors du dernier colloque sur l’état de l’État de Droit organisé par la Fondation René Cassin. Mais rien ne sera fait dans ce sens. Et si le RGPD semble protéger à minima une partie de nos intérêts, renforcés par le DSA (digital service act) et le DMA (digital markets act), cela n’interdit pas le détenteur d’un système qui ne reconnait pas ces lois de faire comme il l’entend. Et c’est le cas de Google qui se fait taper à coup de millions d’euros d’amendes par l’Union européenne, mais qui continue. Car si vous ne donnez pas votre donnée à Google, Google meurt. Si demain on utilise tous un VPN souverain, Google ne vaudra plus rien. On ne va pas revenir sur la notion qui rappelle que quand c’est gratuit, le produit c’est vous. Pourtant près de 2 milliards d’individus n’ont toujours pas compris que leur boite Gmail, c’est eux qui la financent !

3/ Comment associez-vous la « scalabilité » (horresco referens) qui se trouve à peu près sur toutes les langues des « hyperscalers » (sic) et consorts, et le mythe de Prométhée ? Un peu comme en matière sportive, avec le saut en hauteur, on se demande si l’on n’aura jamais fini de repousser nos limites. Mais à quelle fin ?

Quand la technologie ne propose rien de nouveau, le marketing arrive à son secours, et assez souvent avec des résultats bien meilleurs. La scalabilité est une énorme blague que l’EuroCloud défendait déjà en 2008 pour valoriser le concept du Cloud et sa différence. S’offrir à moindre coût une architecture qu’on n’aurait jamais les moyens de se payer soi-même. Sauf que la philosophie du cloud comprend déjà le principe de scalabilité, c’est-à-dire pouvoir réduire ou augmenter à la demande et sans attendre ses besoins en ressources. Pour le coup, c’est du réchauffé.

4/ Voyez-vous d’autres manières que l’UE de faire interagir les nations européennes, pour le bien du vieux continent et sa place dans le monde ? Que pensez-vous de l’idée que nous avons pu, dans le cadre précité, perdre en démocratie beaucoup plus que ce que nous avons gagné échelle et en cadre normatif ?

Pour que l’UE puisse agir, il faudrait qu’elle devienne politique. Mais elle ne le sera pas tout de suite… Du coup, l’UE n’ayant pas de pouvoir régalien, elle n’est que prescriptrice, en principe. Il est vrai que depuis la COVID et les emplettes vaccinales de la Présidente Van der Layen, on ne va pas dire que les règles de transparence sont une priorité. Ceci dit, l’Europe ne peut que réglementer. Mais si elle réglemente trop, elle perdra l’adhésion populaire du peuple européen à son principe. Si elle ne régule pas assez, on dira que ça ne sert à rien. Alors comme disait Jules Renard, que l’on parle de moi en bien ou en mal, l’essentiel est que l’on parle de moi ! Du coup elle fait mal. Thierry Breton disait combien il était difficile de convaincre d’un concept en 25 langues en raison du temps que cela prend. Comme un découragé, il réalisait à sa prise de fonction de Commissaire européen que la machine Europe était lourde, sourde et déséquilibrée avec une dynamique de fonctionnement incompatible avec celui qu’impose la pression numérique.

Aujourd’hui l’Europe fait reculer la démocratie, car elle n’a pas été capable de convaincre certains États de ne pas aller vers les extrêmes comme l’Italie, la Hongrie, la Pologne…

Elle n’a pas été capable de constituer son armée et de centraliser ses achats au moins sur le catalogue européen. Quand les Allemands achètent des F-35, cela me pose un problème, mais c’est révélateur d’une mainmise des traités US sur nos eurodéputés. La vice-présidente qui s’est fait pincer pour ses liens supposés proches du Qatar démontre la sensibilité de leurs rôles, et je ne vous raconte pas les moyens de pression et de conviction que mettent les Américains à Bruxelles pour nous convaincre que nos traités sont nuls ?! Mais votre question est bien posée parce qu’elle repose le problème de la dépendance de nos systèmes et de nos données à l’égard d’un État tiers, en l’occurrence les États-Unis pour l’essentiel. L’appauvrissement des classes moyennes en Europe influe, par le contexte socio-économique et les réseaux sociaux, sur une tendance à faire basculer les votes de droite, de gauche ou du centre vers les extrêmes. Et les extrêmes, quelle que soit la couleur, c’est moins de démocratie. Mieux que quiconque, je m’en rends compte presque chaque jour, car je vis en Suisse. À l’idée de devoir réunir 70 000 signatures pour n’importe quoi (ou presque) me rapproche de Voltaire que, soit dit en passant, Genève avait protégé.

Pour autant la Suisse va voter une nouvelle loi sur la protection des données. Elle est moins favorable que le RGPD, et ne protège pas aussi bien le citoyen. Elle est même très libérale pour tout vous dire. Elle est donc alignée avec la politique du Conseil Fédéral actuel, totalement tourné vers les Américains au point d’acheter eux aussi des F-35 et surtout de ne pas renégocier les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Europe, ce qui est plus pénalisant pour la Suisse que pour l’Europe.

Pour le moment nous ne gagnons rien en démocratie, nous sommes tous en régression, aussi bien en France qu’ailleurs, même en Finlande qui a engagé le processus d’adhésion à l’OTAN et qui devra rendre des comptes. La COVID et la guerre en Ukraine sont des bons prétextes pour inhiber tout ce qui peut l’être en matière de démocratie. Et le secteur numérique n’est pas plus à l’abri. En Europe, comme en France, on investit toujours avec 20 ans de retard et dix fois moins que les Américains. 

5/ En quoi notre héritage civilisationnel helléno-celtico-romano-judéo-chrétien influe-t-il, ou doit-il influer sur notre manière de concevoir des outils, des techniques, des technologies ?

La réponse est dans la question. C’est notre piège. L’Europe, c’est le continent des bisounours. Dans moins de dix ans, nous ne serons plus le premier client du monde et alors là, ça va basculer. Si les Chinois et les Américains nous tiennent en respect, c’est que pour le moment, leurs premiers clients, c’est nous. Quand ce sera l’Afrique, on va danser. Notre culture est fondamentalement tournée vers les autres. Il n’y a qu’à voir nos doctrines du renseignement d’États vis-à-vis de nos alliés. On reparle des sous-marins australiens ?

Plus sérieusement, l’Europe est le seul continent au monde qui comprend des pays qui acceptent d’intégrer des technologies non locales pour des sujets stratégiques ce que jamais les Américains ne font, ni les Chinois, ni les Australiens, ni les Indiens, ni même le Japon ou la Corée. Si on a la technologie chez nous, alors on la consomme pour nous. C’est un principe élémentaire. Et bien en France, en Pologne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne, bref quasiment nulle part en Europe ce n’est le cas. Je passe sur les F-35 Allemands alors qu’ils auraient pu s’offrir des Rafales ou des Saab peu importe, mais au moins des jouets locaux… Je prends l’innovation Orange qui s’offre un Cloud en signant un partenariat avec Microsoft. Sur ce thème, Orange sait depuis 10 ans qu’il faut mettre entre 4 et 10 milliards pour s’offrir une technologie cloud souveraine. Plutôt que d’essayer, on s’affranchit de principes élémentaires tels que la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, car en étant OIV, Orange a des obligations comme ne jamais stocker une information classifiée sur un système non conforme. Je vous laisse imaginer. Mais le plus grave c’est qu’Orange est une marque forte, avec une force commerciale percutante qui va entrainer dans son offre des cliniques, des hôpitaux, des centres de recherches, des universités, des start-up, bref que de la donnée sensible. On a l’impression que c’est français, puisque c’est commercialisé par Orange, alors que toute la technologie s’appuie sur une solution américaine qui ne peut pas appliquer ni respecter le RGPD. C’est techniquement impossible pour Microsoft, car la redondance et la fameuse scalabilité qu’on évoquait au début de cette interview ne seraient pas possibles si l’éditeur devait respecter le RGPD. Si on veut produire et innover autrement, il faut légiférer comme le font nos concurrents, investir beaucoup plus et surtout consommer ce que nous produisons. Cela passe par la refonte du Code des marchés publics que l’on pourrait annuler tant il ne permet pas d’empêcher la corruption et les conflits d’intérêts, mais aussi revoir les traiter de l’OMC. Mais ça c’est impossible, car les Américains font systématiquement obstruction en appel. Ce sont eux qui président la cour d’Appel de l’OMC.

Il faudrait enfin et surtout que le président de l’Union soit élu par le peuple européen. Cela conférerait un statut politique à l’Europe. Elle pourrait alors s’affranchir de la doctrine mercantile des marchés pour se consacrer à la stricte application des textes, à commencer par l’article I-3-3 du traité du l’Union européenne qui garantit d’offrir un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée.

6/ La banalisation de l’hypothèse d’une avarie mondiale d’Internet doit-elle nous faire réfléchir à deux fois avant de fonder de manière irréversible notre avenir sur des infrastructures physiques et des artefacts matériels ? Amusant d’ailleurs que l’on parle à ce sujet d’économie immatérielle…

La prochaine guerre mondiale ne sera pas nucléaire, elle sera numérique. Cela coute beaucoup moins cher, c’est plus facile à maitriser et surtout ça fait tout aussi mal, avec ce petit côté sournois en plus. Si elle est numérique, elle implique de facto la donnée. On en revient à votre première question. Poutine disait dans un discours de 2017 que celui qui maitrisera l’intelligence artificielle serait le maitre du monde. Il a raison le bougre, car sous condition que l’on ait de la donnée, l’IA vous permet de la traiter comme bon vous semble. Ce qui fait d’ailleurs défaut aux Américains et son collecteur de masse qu’est la NSA. Les Américains ont pris du retard et ne maitrisent pas encore l’index de leur propre savoir. Autrement dit ils ne savent pas ce qu’ils savent. Ils peuvent l’obtenir sur requête, mais tant que toutes les bases ne sont pas inter-opérables, ils doivent requêter autant de fois qu’il y a de bases. En Russie, comme il n’y a pas de démocratie, les bases sont déjà toutes interconnectées, comme en Chine ou presque.

Je ne sais pas si vous avez utilisé ChatGPT qui est d’ailleurs déjà saturé ? La communauté cyber s’émerveille, s’amuse et s’amuse jusqu’à poser des questions pas vraiment drôles. Ce genre d’outil, au-delà du génie technique qu’il représente, est une arme de destruction massive de nos sociétés futures. Demain, un État ou un acteur privé, peu importe, va s’approprier la technologie, vous la donner et vous permettre d’en bénéficier gratuitement. Et rappelez-vous, quand c’est gratuit, le produit, c’est vous ! Dès lors, vu ce qu’il est possible de faire avec ChatGPT, un tiers va pouvoir savoir ce que vous pensez au travers de vos requêtes et questions qui, à l’inverse d’un moteur de recherche, vous proposent une réponse personnalisée et parfaitement alignée avec vos attentes. C’est terrible, nos enfants ne mettront plus jamais le nez dans un dictionnaire et vont comme sur YouTube, plutôt que de requêter du porno, demander comment prendre de la drogue sans se faire attraper ou trafiquer une copie de lycée avec le mode opératoire de hacking pour y arriver ! Minority Report de Spielberg n’est qu’à quelques encablures de nos souris.

7/La France semble présenter des excuses toutes les fois qu’on lui prête de vagues intentions de puissance, notamment au regard des États-Unis, et préfère s’en tenir souvent à des rôles de suiveur ou d’arbitre. Est-ce la meilleure façon d’inscrire le destin d’une nation millénaire dans le XXIe siècle ?

Actuellement, la doctrine du pouvoir politique en place est de vendre en parcelle le pays et son ingénierie. On finance sur denier public des pépites qui se vendront au marché boursier américain faute de les consommer au travers des marchés publics puisque justement le code actuel ne permet pas à ces sociétés de concourir. Je prends l’exemple de Tenable, ex Alsid, une solution de cybersécurité très performante et souveraine pour le coup. Faute de pouvoir pénétrer le marché public facilement, ils sont rentrés dans le marché US et ont multiplié par 10 leur croissance. Pourquoi s’en priver ? Pourtant ils ont bénéficié du CISE, du soutien de la BPI, mais ils sont désormais américains. Il y en a plein des comme ça.

Et les autres, soit elles meurent, soit elles survivent. Moins d’une sur cent deviendra une grande PME et 9 sur 10 se feront absorber par un groupe pour y être diluées. Si on entend bien ce que je viens de dire, cela revient à penser qu’il n’y a plus d’État au sens régalien. Aujourd’hui, pour le leader politique, l’objectif est soit électoraliste, soit politique, mais pas pragmatique. On a offert sur un plateau l’explosion de la bulle internet aux Américains en 1999. On a stoppé toute initiative numérique jusqu’en 2010, au même titre que pour le nucléaire, le marché électrique, la PAC et les engrais de Monsanto, bref je n’ai pas d’exemple que l’on pourrait porter en victoire. Alors vous me direz qu’il y a Doctolib, mais la plateforme ne tourne qu’en France, en Allemagne et en Italie : 3 pays ; Blablacar, mais qui n’opère que dans 10 pays pour le moment et qu’en Europe. Je n’en ai pas un qui est en France et qui explose son offre aux États-Unis ou en Inde. En revanche la liste serait plus longue que cette interview si on prend les sociétés américaines qui commercialisent une offre numérique en Europe… depuis les États-Unis !

Quand l’Europe propose quelque chose qui va dans l’intérêt de l’Europe, les lobbyistes des GAFAMA organisent illico des petits-déjeuners à Bruxelles avec un budget opérationnel 3 fois supérieur à celui de l’UE pour son innovation numérique. C’est affligeant.

Lorsque Thierry Breton annonce un fonds européen d’Innovation de 100 milliards sur 10 ans, il exclut – comme par hasard – toutes restrictions de cessions des actifs des sociétés financées. Autrement dit, une bonne idée française, financée à hauteur de 10 millions pas la BPI, puis 30 par le fonds européen, puis disons 5 par le crédit impôt, recherche et développée durant 3 ans dans une innovation que le contribuable paye à presque 100 %. Au bout de 3 ans le produit est là, l’innovation est bonne, et ça marche. Pas de chance, pour je ne sais quelle raison (sic) la pépite ne rentre pas dans les marchés publics, donc elle ne se vend pas. Alors elle se dévalue, et tout d’un coup, un cowboy débarque à point nommé. Il met sur la table 3 fois le prix de l’investissement qui est à perte, car aucune réglementation n’oblige aux fondateurs de rembourser les fonds reçus s’ils se revendent – que ce soit à un tiers extra-continental ou pas. Du coup, les américains ont gagné une belle boite pour pas cher, autrement dit gratuitement puisque payé par les européens. Je connais des députés, des sénateurs qui souhaiteraient que ça change, mais rien n’y fait. Autant Bercy que Bruxelles restent sourds et muet !

8/Y-at-il, dans tous les domaines, de bonnes pratiques en Suisse que vous rêveriez de voir étendues à la France et autres pays d’Europe ?

Il y en a 3 qui me viennent à l’idée spontanément.

La première c’est le consensus. Cela peut paraitre un peu mou comme ça, mais le consensus génère le succès de la décision. Tout le monde ayant trouvé son intérêt, la décision sera appliquée et respectée communément. Ce qui n’implique aucun frein à la mise en œuvre et un respect des règles d’exploitation. En France, le consensus est perçu comme une marque de faiblesse. Les politiciens témoignent d’un besoin criant d’afficher un désaccord de principe au point d’en faire des grèves à l’avance – ce qui ne manque pas de faire rire le monde entier. 

Ensuite il y a le pragmatisme. C’est une conséquence du consensus d’ailleurs. Comment en France, premier réseau ferré du monde, est-il possible de connaitre le numéro de son quai de départ parfois 5 minutes avant le départ ? Quand je l’obtiens 1 an à l’avance en Suisse… C’est l’exemple criant qui, quand on le vit, permet de s’apercevoir que cela change tout. En Suisse, je peux payer mes billets de train sur facture à la fin de chaque mois. Il y a une confiance naturelle qui provoque un équilibre de vie beaucoup plus facile à gérer, car on se sent partie prenante de tout ce qu’il se passe dans la société.

Enfin, je parlerai de la capacité politique de laisser au peuple le dernier mot. Il y a toujours un recours possible et à des conditions parfaitement réalisables. Ce qui fait un taux d’abstention faible et 4 votations par an pour des dizaines de questions. Du coup, les oppositions sont respectueuses du principe démocratique, car ce n’est pas une assemblée qui a décidé, c’est le peuple. Et dans une démocratie directe, le peuple c’est le sacré, il a le dernier mot. C’est presque utopique, mais ce n’est qu’à 450 kilomètres de Paris !

9/ Internet vous semble-t-il plutôt une machine à structurer ou à atomiser ?

En 1997, juste avant le discours de Clinton sur la doctrine américaine de l’Internet, les académiciens à l’origine de ce développement ont tout de suite imaginé que l’internet serait la révolution Gutenberg du XXème siècle.

Ils ont cru que cet outil permettrait de diffuser le savoir en masse, partager l’innovation en open source et délivrer au monde la connaissance humaine grâce à la temporalité du système qui s’appuie sur l’instantanéité. Ils avaient conscience d’avoir entre les mains un outil qui allait faire tomber les frontières et produire une unité du savoir à l’échelle de l’humanité.

Dans la technologie il y a deux choses à distinguer. La technologie industrielle, celle qui nous pousse vers Mars et qui permet de fabriquer un vaccin ARN en 6 mois. Et puis il y a celle qui contient nos données, nos échanges, nos pensées. C’est de celle-là dont je me soucie. Avant l’avènement des réseaux sociaux et je suis bien placé pour le savoir, la technologie de l’information n’avait pas encore engagé un processus avancé de la digitalisation des sociétés. En 2000, Google ne pouvait pas encore savoir si j’avais mal à la tête parce que je demandais l’adresse de la pharmacie la plus proche.

Il y avait donc encore un libre arbitre avec un pouvoir d’influence contenu par les médias généraux et la publicité traditionnelle. Cela même, orienté politiquement, mais composé de personnes cultivées, éduquées à un sens politique souvent universaliste. Ce n’était pas parfait, mais pas non plus catastrophique.

En 2005, Facebook pointe le bout de son nez et en 2007, Steeve Jobs nous présente l’iPhone.

Depuis, on mène des guerres contre les pauvres, pas contre la pauvreté. Avant, on joignait le geste à la parole et on ne se montrait pas orgueilleux. On cultivait notre intelligence et on ne rabaissait pas celle des autres de peur de se sentir inférieur. On n’était pas défini par la personne pour qui on avait voté aux élections précédentes et on n’avait pas aussi peur.

Sans la technologie, la posture sociale aurait été bien différente, forcément plus humaine, plus combative et sans doute plus libre, engagée du moins.

Presque 40 ans après, nous sommes réunis ensemble pour comprendre si on n’a pas manqué quelque chose et pour définir ce qu’il resterait à faire. Quoi qu’il en soit, si j’ai un constat à produire, c’est de considérer que nous sommes à l’âge de pierre de cette mutation qui offre une tendance, me semble-t-il, compromettante pour l’avenir de nos libertés, du maintien de notre libre arbitre politique et de notre indépendance.

10/ Nous collons le préfixe cyber à la quasi-totalité des mots du dictionnaire. N’aurait-on pas un cyber-problème à accepter une bonne fois pour toutes notre monde innervé de connexions électroniques ?

Le marketing mon cher ami, le marketing. Tout n’est qu’offre et demande. Faites-vous plaisir et regardez le plaidoyer de Frederic Beigbeder dans son livre 99 francs qui est très juste. D’autant que je suis passé par la même agence que lui. Donnez-moi n’importe quoi de vieux et je vous en ferai un produit neuf, laissez moi juste la liberté de l’appeler comme il faut ! Le préfixe cyber va s’accoler demain à vos pots de yaourt dès qu’on aura posé une RFID (radio frequency identification) dessus. Sur votre brosse à dents et elle déjà cyber brosse ! La « cyber » est sans limites et ce n’est que le début. Je sens que ça va vous énerver. Moi aussi, car elle créée par son usage intensif une confusion des verbatims et cela fait plaisir au marketing puisque le consommateur s’en retrouve désorienté. Rappelez-vous qu’un consommateur désorienté, c’est un consommateur que l’on maitrise. Et quand le métavers sera rentré dans tous nos foyers, on sera tous en mode cyberlife. La boucle est bouclée ! Ce qui est terrifiant c’est de voir le génie et le brio de nos innovations que le préfixe cyber nous apporte et d’en faire un destructeur du lien social, un tueur d’humains. À ce jour, aucun État, aucun politique n’a entrepris de réguler cela d’une façon ou d’une autre. Pas rassurant tout ça !




La guerre économique est réellement meurtrière.

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement, qui est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée – EGA.
Cet entretien a été publié le 28 octobre 2022.
1/ Quelle est votre vision de la souveraineté technologique ?

J’ai coutume de dire avec le sourire que je ne suis pas sujet aux « visions », et me méfie donc grandement de celles d’autrui, tels les « mêmes » chers à Richard Dawkins¹.

Injustement vilipendées par les inconditionnels des bienfaits de la mondialisation heureuse (« globalization » en anglais), les thématiques de la souveraineté nationale et de l’autonomie stratégique semblent avoir repris ces dernières années du poil de la bête, et une nouvelle forme de vigueur dans notre Landerneau médiatique d’infos-continues. Mais aussi et surtout, un nouveau statut de respectabilité et un nouvel encrage dans les cœurs et les esprits de nos concitoyens. Si tout ceci demeure en définitive très fragile et parfaitement conditionnel, le réveil des consciences et leur saisissement semblent pourtant actés. Le contexte actuel de regain des tensions géopolitiques n’y est peut-être pas étranger.

A mes yeux, et pour répondre à votre première question, « la technique », ce sont avant tout des moyens, des instruments et des outils. Si bien que la « souveraineté technologique » recoupe selon moi tous les moyens de rester maître de ces outils au bénéfice de notre communauté de destin. Car l’on peut très rapidement ne plus l’être, quand l’outil finit par vous asservir ou vous « piloter », ou quand celui-ci est conçu et/ou commercialisé par des opérateurs étrangers concurrents (« amies ou ennemies ») à des fins subreptices, hostiles ou d’ascendance belliqueuses. La réalité des combats concurrentiels pour la suprématie économique est violente, beaucoup semblent l’avoir hélas totalement oublié. La guerre économique est réellement meurtrière et pas uniquement symbolique comme beaucoup l’ont trop longtemps cru. Car elle a quelque chose à voir avec la prédation et la lutte pour la survie dans le règne animal, et a maille à partir avec nos origines anthropologiques sacrificielles et violentes, aux fondements même de notre commune humanité². Des mécanismes mimétiques oubliés ou méconnus, qui régentent pourtant implacablement la vie de nos sociétés et celle de leurs membres depuis la nuit des temps, comme nous les révèlent avec clairvoyance l’académicien français défunt René Girard à travers ses nombreux ouvrages. Et l’objectif immémorial poursuivi dans ce cas de figure par l’adversité demeure toujours la domination ou la défaite de l’antagoniste – ou de l’ennemi juré – par l’usage immodéré de la ruse et de la tromperie. Très souvent, via l’implémentation, l’adoption et la diffusion – parfois généreuse³ – de sa technologie dans l’écosystème social ou industriel adverse. 

Toutes techniques ou technologies humaines véhiculent bien entendu, un substrat idéologique consubstantiel à leur création, induit en amont de sa conception (« By Design » pourrions-nous dire métaphoriquement). Les intentions sous-jacentes étant fatalement packagées et incluses avec l’objet lui-même en quelque sorte, dès sa gestation… Le logiciel « Power Point » représente une parfaite illustration en la matière⁴ de nos propos.  Dans l’industrie de défense par exemple, la souveraineté est avant tout technologique. Mais elle porte aussi sur la chaîne d’approvisionnement. Et cela implique aussi de maîtriser les technologies de souveraineté, mais également de contrôler les principales sources et chaines d’approvisionnement pour que l’ensemble demeure opérationnel, sans trop d’anicroches logistiques dans l’interstice. Notamment en matériaux rares et en fournitures de composants électroniques indispensables au bon fonctionnement du produit fini. A la lumière des fortes tensions internationales actuelles, et de l’impact géoéconomique majeur du conflit entre l’Ukraine et la Russie sur le reste du monde, la récente réapparition de la guerre de haute intensité aux portes de l’Europe conduit à porter une attention toute particulière sur ce sujet. D’autant plus quand nos États impécunieux ou désargentés ne disposent plus véritablement du monopole ubiquitaire en matière de souveraineté, ou de garantie des conditions fondamentales de notre sécurité nationale.

La crise présente, et celles à venir, nous montrent sans ambages combien une économie résiliente repose pour l’essentiel sur un appareil productif et industriel puissant et intégré. Les États en pointe – et soucieux de leurs prérogatives – l’ont bien compris et d’ailleurs mis en œuvre bien avant le nôtre. Et cela très en amont des derniers bouleversements internationaux en date : les notions « d’indépendance » et de protection de nos intérêts fondamentaux reprennent tout leur sens dans ce contexte durci, lorsque des pénuries se profilent et risquent de se succéder désormais à un rythme soutenu au grand dam de nos concitoyens. La pandémie de la Covid-19 nous l’a d’ailleurs rappelé collectivement et très crûment ces deux dernières années. Message reçu fort et clair, n’en doutons pas !

L’indépendance stratégique revêt toujours au moins deux visages en définitive : économique et technologique. Et cette réalité, pour la première fois, n’est plus réservée aux seuls États. L’émergence de mastodontes du numérique américains – GAFAM en tête – mais aussi des nouveaux acteurs d’influences délétères non étatiques (entreprises, ONG, groupes d’influence, mouvements de pression divers, etc.) bouleversent la donne ancrée dans nos mœurs depuis le traité de Westphalie. Car l’indépendance économique et technologique de nos nations concerne désormais toutes les parties prenantes en lice. Entreprises et organisations en tête. S’il fallait s’en convaincre sans conteste, notons que toutes ces structures sont des proies d’égal intérêt pour les cyberattaquants et les intelligences malveillantes à l’œuvre qui officient en coulisses (Etats belligérants, concurrents déloyaux, mafias, criminalité organisée, acteurs commandités, etc.). Et toutes doivent désormais réintégrer très concrètement à leur stratégie globale, cette vérité immuable qu’est la prédation humaine au sens girardien⁵. Dans la course mondiale irrémédiable et violente qui se joue entre belligérants mimétiques, nos organisations (publiques et privées) se doivent d’assimiler que la maîtrise technologique constitue indéniablement la clef de voute pour qui souhaite véritablement détenir le pouvoir et s’en rendre maitre demain. 

C’est aussi cela la nouvelle donne technologique : une mise à l’horizontale des acteurs qui a abouti à un partage conjoint des responsabilités en matière d’appropriation des nouvelles technologies : les acteurs publics sont désormais responsables de l’appropriation collective des enjeux technologiques, là où les acteurs privés sont de leur côté condamnés à innover pour survivre. Il est urgent que tous intègrent en leur sein la question de la souveraineté. On le voit d’ailleurs à l’occasion des multiples attaques informatiques sur nos hôpitaux et leurs données de santé. Plus question de simplement digitaliser son business bien tranquillement comme le voisin : toutes les organisations doivent insuffler du sens et du cœur à leur perception générale de la situation délétère actuelle, pour mieux s’approprier et habiter cette nouvelle réalité plus anxiogène. Et surtout mieux assurer leur développement dans ce contexte fratricide d’ingérences extérieures violentes et pernicieuses. Elles n’ont plus vraiment le choix d’ailleurs de s’aguerrir à la culture du combat. Car force est de constater que la technologie recouvre des réalités mêlées ou hybrides (sociales, éthique, réputationnelles et stratégiques) qui forgent leur identité, et qui se doivent d’être appréhendées sous ce prisme de la souveraineté et des luttes mimétiques violentes entre puissances. A l’heure de la prolifération des logiciels malveillants et des armes cyber telle que « Pegasus », mais également des fuites récurrentes et opportunes d’information en ligne sur les réseaux du Dark Web⁶, ou de la recrudescence des cyber-risques hybrides⁷, la prise de risques inconsidérés n’est plus de mise. Au risque (c’est le cas de le redire) de la totale perte de contrôle à terme.

2/ On entend relativement peu parler du sujet de la Gouvernance des Identités et des Accès informatiques (GIA), qui semble capital aux yeux de l’un de nos précédents invités, Dimitri Nokovitch*. Le thème est-il selon vous injustement sous-exposé ?

Il s’agit en effet d’un sujet d’intérêt prioritaire tout à fait sérieux, mettant au jour des vulnérabilités informatiques majeures et jusqu’alors mal comprises, ou très mal prises en considération dans les organisations. Si celles-ci ont depuis pris conscience pour certaines de l’importance de leur gestion des data sensibles, elles n’en mesurent pas forcément toute la valeur intrinsèque, les enjeux ni même les risques opérationnels, cyber et financiers qui leur sont liés. En l’état, la gouvernance des identités, et des droits d’accès aux données s’impose donc comme une priorité absolue. Nous nous devons de reconnaître à la donnée toute sa valeur inhérente, en l’abordant comme un véritable actif de l’entreprise et non plus comme un simple sous-produit de l’activité. Et pour moult organisations, il s’agit là d’un changement radical de paradigme. Dès lors, il s’agit de maintenir la valeur de la donnée en la fiabilisant, en la sécurisant et en l’enrichissant. Pour y parvenir, elles doivent rendre cette data « auditable », au même titre que les autres actifs de l’organisation. Dans ces conditions, la mise en œuvre d’une véritable stratégie de gouvernance des données est plus que jamais une nécessité. Et sans traitement adéquat, les actions délétères et nuisibles sur les données pourraient très rapidement proliférer, compte tenu des visées intrusives de certains opérateurs internationaux indélicats, au prétexte (si l’on se réfère aux discours des commerciaux du segment) de « réduire les coûts opérationnels, de réduire les risques dans l’organisation tout en renforçant sa sécurité, d’améliorer la conformité et les performances d’audit, et d’offrir un accès rapide et efficace aux collaborateurs de l’entreprise ». Le discours marketing de ces firmes est rôdé comme vous le constatez.

*Votre précédent invité est en effet l’un des premiers spécialistes à avoir mis en évidence cette menace fondamentale qui pèse sur la pérennité de nos entreprises. Il fait justement partie de ces entrepreneurs précurseurs qui, grâce à leur maitrise de l’IA⁸, permettent aux entreprises de protéger leurs données vitales ou essentielles (les fichiers clients, les documents stratégiques, les contrats, les brevets, les plans, les clefs de chiffrement, etc.). Suite à son observance attentive des effets funestes de la prédation économique qui ont durement impacté les actifs de la France ces dix dernières années (ainsi que ses grandes entreprises telles que Technip, Alcatel, BNP Paribas ou Alstom), s’est faite jour une nouvelle dimension qu’il nomme aujourd’hui « la gouvernance des accès aux secrets ». Celle-ci est au centre des opérations informatiques, sécurisant les identités numériques pour tous les utilisateurs, applications et données. Très schématiquement, elle permet en outre aux entreprises de fournir un droit accès automatisé à un nombre toujours croissant d’actifs technologiques à certains personnels qualifiés. Tout en gérant les risques potentiels de sécurité et de conformité. Grâce à son expertise, votre invité est en capacité de répondre en outre à la question fondamentale : « qui doit avoir accès à quoi ? », et propose aux entreprises un dispositif qui leur permet d’identifier rapidement très en amont, ce qui est vraiment au cœur même de leur existence : dissimulé le plus souvent sous des montagnes de données non structurées, qui sont le plus souvent impossibles à traiter efficacement par le truchements d’une simple équipe de collaborateurs dédiés, ou même par la mise en œuvre d’une IA basique.

Dans une logique de prévention, il se propose donc d’identifier et de scanner toutes les personnes-clés de l’organisation, leurs localisations géographiques, leurs relations de travail et leurs accès aux secrets avant même que ne survienne un vol ou un méga-vol de données sensibles, grâce à un outil de recherche automatisée dédié. Pour de très grands opérateurs dont nous tiendront secret l’identité, un vol de données entraine en moyenne 280 jours de localisation et de traitement, ainsi qu’une perte de plus de 4 millions d’euros. « Aujourd’hui, grâce à notre expertise, on a été en mesure d’identifier près de 19 secrets, 375 dépositaires parmi des dizaines de millions de chemins d’accès » indiquait Dimitri Nokovitch dans une récente interview. L’affaire est donc très sérieuse, et même vitale dans de nombreux cas. C’est un fait. En conclusion de votre deuxième question, et dans un monde où les données sont omniprésentes, les entreprises de tout secteur sont appelées à devenir des entreprises de données. Et leurs volumes de data continuent d’exploser avec l’essor ininterrompu des nouvelles technologies. Ces données proviennent notamment des objets connectés, des systèmes d’information, des automates des usines ou encore des capteurs installés dans nos automobiles. Les entreprises sont donc toutes créatrices de data. Pour elles, la difficulté réside dans le traitement de ces données massives et hétérogènes. Pour exprimer tout son potentiel au service des métiers, la data doit être parfaitement fiable et de qualité. C’est bien là le grand défi actuel : la gouvernance de la donnée⁹.

3/ Les pouvoirs publics ont récemment haussé le ton sur la question du risque de prédation de nos entreprises stratégiques par des puissances étrangères. Le dispositif actuel vous semble-t-il de nature à nous mettre à l’abri ?

Rien n’est jamais parfait en la matière et de nombreux trous dans la raquette demeurent, sans doute pour des questions d’idéologies ou de posture héritée dont nos personnels politiques ont définitivement le secret. Nombreux ont décidément du mal à s’en départir. Cette schizophrénie patente interroge pour le moins nos compatriotes et nos élus. Quand certains tirent la couverture à eux dans le sens de nos intérêts stratégiques, d’autres la retiennent « en même temps » dans le sens opposé… Vous noterez l’ironie de mes propos.

A les entendre¹⁰, la France serait donc mieux armée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quelques années encore ? Pour l’actuel patron du SISSE (créé en 2018 pour mieux armer le ministère de l’économie en matière d’intelligence économique), la politique de sécurité économique « donne des résultats, même s’ils sont souvent confidentiels naturellement, discrets par construction parce que nous ne pouvons pas faire cocorico ». Ces victoires de l’ombre se doivent donc de rester discrètes, même si certaines d’entre elles ont squatté longtemps la une des médias à l’image de celle de « Photonis » arrachée semble-t-il aux forceps à l’adversité. Mais pour combien de joyaux de la couronne happés discrètement en parallèle – dans le même temps – et en toute discrétion ? La question de la loyauté et de la corruption se poserait selon certains parlementaires avisés. L’ancien ministre de l’économie Arnaud Montebourg ne s’en cache pas, tout comme le député LR Olivier Marleix qui évoque même un pacte de corruption au sommet de l’Etat dans le cadre de l’affaire Alstom. En 2019, Olivier Marleix avait d’ailleurs saisi le parquet à l’issue de sa commission d’enquête, demandant instamment au procureur de Paris d’enquêter sur l’affaire Alstom-GE et sur le rôle alors joué dans ce dossier par Emmanuel Macron. Le PNF s’est ensuite saisi de l’affaire.

En l’état, le SISSE traite chaque année « plusieurs dizaines de cas de dossiers où la politique de sécurité économique permet de bloquer des menaces ». A ce titre, « des rachats d’entreprises peuvent être effectivement bloqués pour des raisons de souveraineté, ou des rachats d’entreprises peuvent être aussi encadrés de manière stricte lorsqu’il le faut pour assurer le maintien de la propriété intellectuelle en France, même si l’entreprise passe sous capitaux étrangers ». Le SISSE est également « très vigilant sur certains partenariats de recherche dans des écosystèmes de recherche sensibles qui nous conduisent à dire non à un certain nombre de partenariats qui nous semblent problématiques pour la souveraineté ». En outre, la menace peut surgir tous azimuts, y compris dans les organismes de recherche particulièrement ciblés par des concurrents étrangers. Pour reprendre à notre compte une phrase lue dans la presse spécialisée, « c’est une guerre qui ne fait pas de morts, qui se joue à bas bruit mais qui peut laisser un pays en état de friche sur le plan économique ». Une guerre très discrète, qui se joue parfois au plus haut niveau de l’État, et bien souvent en dessous du système de détection radar de nos attentions collectives… Joffrey Célestin-Urbain du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques, avait fait état fin mai 2021 – lors d’une audition par la délégation sénatoriale aux entreprises – d’une forme de résurgence des rapports de force entre les grandes zones économiques. Une lucidité et une reconnaissance bien tardive pour les plus avertis.

Résultat, la France et l’Europe sont entrées de plain-pied dans une guerre économique portée par des dynamiques de long terme avec le reste du monde, y compris avec ses grands alliés que sont parfois les Etats-Unis d’Amérique. Un état de fait – qui demeure indéniablement tabou – bien antérieur à ce constat passablement tardif de nos autorités noterait les spécialistes du domaine les plus réprobateurs. Notons au passage que pour l’un des précédents titulaires du poste, Jean-Baptiste Carpentier, premier commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques en date – et dont l’action ne s’est visiblement jamais inscrite dans le prisme de la guerre économique –, « la guerre économique n’existe pas… seule prévaut la coopétition »¹¹ (sic). Dans son intervention qui clôturait un colloque organisé en mars 2016 par le SYNFIE, cet inspecteur des finances censé pourtant aider notre République à mieux discerner les enjeux de luttes informationnelles dans les rapports de force économiques fratricides entre puissances – par ailleurs ancien alumni des programmes de visiteurs internationaux IVLP entièrement financés par le Departement d’Etat Américain – « avait fait surtout la démonstration de sa suffisance » (sic) selon les rapporteurs atterrés du portail de l’Ecole de Guerre Economique (EGE).

Que penser de ce changement de cap radical dans la perception de la menace, de nos actuels hauts fonctionnaires en charge ? Et pourquoi maintenant ? La réponse laisse songeur. Le SISSE n’avait « pas vraiment vu jusqu’à présent » cette deuxième vague car, « finalement, avec la crise sanitaire, tous les grands pays, tous les grands concurrents économiques avaient été touchés de manière plus ou moins symétrique ». Ce ne serait plus le cas désormais. Mais « avec le décollage peut être plus rapide de certaines zones économiques, la fragilité relative de nos entreprises commence à donner lieu à des tentatives de prédation », nous explique Joffrey Célestin-Urbain à l’occasion d’une interview. « Notre rôle au SISSE est de détecter le plus tôt possible des signaux d’alertes, y compris des signaux faibles de menaces étrangères sur des actifs stratégiques, de les collecter et d’en assurer le traitement systématique pour faire en sorte que chacune soit traitée efficacement quand les intérêts souverains sont à risques. Ces menaces étrangères doivent être neutralisées ». Mieux vaut tard que jamais.

En 2020 par exemple, les services de Bercy avaient identifié 270 alertes qualifiées concernant des menaces de prédation sur des entreprises stratégiques entre janvier et octobre 2020. La plupart concernaient des PME. La crise sanitaire a encore renforcé ces menaces étrangères sur les entreprises françaises. Le ministère de l’Economie avait constaté une hausse nette du nombre d’alertes reçues rien qu’entre le premier et le deuxième trimestre 2020. En septembre de cette même année, l’Etat avait contrecarré la tentative de rachat de la PME Photonis par l’américain Teledyne. Mais Photonis n’est pas la seule entreprise stratégique surveillée étroitement par l’Etat.

En fragilisant le tissu économique, la crise du Covid a nettement augmenté les risques pour les entreprises françaises. Selon Bercy, le nombre d’alertes reçues avaient doublé entre le premier et le deuxième trimestre 2020. La plupart des cas concernaient des tentatives de rachats par des entreprises extra-européennes. Mais la prédation peut aussi prendre la forme d’accords commerciaux pouvant aboutir à des transferts de technologie à l’étranger – ou des attaques informatiques non crapuleuses – dans le but de soutirer des informations à haute valeur ajoutée. Autre configuration possible dans le registre de la pression : l’ouverture de contentieux visant à affaiblir une entreprise cible pour mieux la ravir. Certaines tentatives de rachats ont été également contrecarrées en trouvant in extrémis un repreneur français ou européen, ou en apportant un financement en capital via notamment la Banque Publique d’Investissement Bpifrance. Le seuil de contrôle des investissements étrangers en France à partir duquel les acquisitions dans les secteurs stratégiques, sont soumises à autorisation de l’Etat. Aussi, celui-ci a été abaissé pendant la crise de 25 % à 10 % du seuil de détention. Le champ a aussi été étendu aux Biotech, alors que la santé fait partie des secteurs avec l’électronique dans lesquels plusieurs alertes d’importance sont remontées en 2020. En conclusion, le dispositif actuel est une première étape en la matière, mais demeure grandement perfectible sous le prisme de la sécurité nationale, et pas uniquement celui de la défense de nos seuls intérêts économiques. La sécurité Nationale, cette politique publique qui peine encore étrangement à trouver son plein emploi en France… Rappelons pour mémoire que la « politique de sécurité nationale » ou « stratégie de sécurité nationale » est une politique publique qui consiste en la définition des objectifs à atteindre, des moyens à mettre en œuvre et des ressources à mobiliser par un État pour protéger sa population, son territoire et ses intérêts vitaux. Elle est transverse aux grandes fonctions ministérielles traditionnelles des États comme la défense, la politique étrangère ou la sécurité intérieure en ce qu’elle appréhende dans une vision d’ensemble les menaces et les risques qui pèsent sur la sécurité nationale et auxquels les réponses, souvent multifonctionnelles, requièrent la mise en œuvre de politiques interministérielles cohérentes et coordonnées.

Pour conclure, et au moment où nous clôturons cette interview, la vente à l’américain Heico de la pépite électronique française Exxelia, qui équipe notamment le Rafale, les sous-marins français, l’A320 et même le F-35, provoque de nombreux remous. La DGA assure refaire le tour des investisseurs français pour tenter de trouver une solution tricolore. Exxelia : vers une nouvelle affaire Photonis titre le magazine Challenge début octobre ? Affaire à suivre très prochainement donc.

4/ Que vous inspire le concept de « souveraineté personnelle » promu par les tenants du web3 ?

Ce concept d’apparence fumeuse – eu égard l’énergie qu’il faudrait dépenser pour que tout cela marche en temps réel, et sans rupture de signal – induit que le Web3 permettrait aux individus de contrôler leur identité et leurs données biométriques dans les futurs métaverses (mondes virtuels allant au-delà du monde réel). Doux rêve ?

Attaquer l’identité personnelle d’un individu dans le monde réel demeure coûteux en matière de temps, de ressources et de conséquences potentielles. Mais cela est totalement possible. Dans le contexte de l’internet actuel, le ticket d’entrée à l’usurpation d’identité pour les pirates a été considérablement abaissé ces deux dernières années. Et des millions de personnes sont donc victimes de ces attaques chaque année. L’utilisation d’outils Web3, notamment les NFT et les blockchain¹² (technologie qui permet de garder la trace d’un ensemble de transactions, de manière décentralisée, sécurisée et transparente, sous forme d’une chaîne de blocs), pour garantir la souveraineté des données des individus dans le métaverse est d’une importance capitale, car les détails profondément personnels inhérents à ces données créent de nouvelles opportunités pour les acteurs malveillants d’usurper l’identité des individus, afin de les exploiter allègrement. Ces risques seraient naturellement amplifiés dans le métaverse. Si un pirate peut faire dire ou faire faire n’importe quoi à votre avatar numérique « photo réaliste », et que les autres utilisateurs soient incapables de déterminer s’il s’agit véritablement de vous ou non, il devient beaucoup plus difficile de lutter contre la fraude et l’usurpation d’identité, mais aussi de créer un « écosystème de confiance », essentiels à la bonne marche des communautés. Le métaverse ouvrirait, certes, de nouvelles possibilités de travailler et de jouer dans des espaces virtuels dédiés, mais ceci ne pourrait se faire que si l’on modifie corrélativement la façon dont les données sont échangées et protégées en ligne. Il est essentiel de créer des systèmes qui permettent de garantir aux individus le contrôle de leurs données biométriques. Ce qui n’est déjà pas une mince affaire sur le web 2.0 pourrait devenir dantesque dans les futurs métaverses s’ils venaient à se concrétiser un jour.

5/ Quels sont les enjeux du développement massif de l’IOT en termes de cybersécurité ? 

La question est très vaste et ne saurait se résoudre en quelques lignes seulement. Car incidemment, ces enjeux sont de taille. 75 milliards d’appareils seront en ligne en 2035, et selon l’une des dernières enquêtes GALLUP datant de 2020, « les utilisateurs mobiles, en moyenne, passent environ 80 % de leur temps en dehors du réseau protégé de l’entreprise, accédant à Internet à partir d’endroits autres que le bureau ou l’entreprise. » L’Internet des Objets ou « IoT » désigne l’ensemble des objets physiques ayant la capacité de se connecter à Internet. On retrouve dans cette liste, qui ne cesse de s’allonger, les assistants personnels (Google Home par exemple). Les jouets pour enfants connectés. Les caméras de surveillance. Les ampoules, capteurs, volets, stores, portails, interrupteurs et prises connectées faisant partie de la Maison Intelligente. Les balances connectées, les montres connectées, et autres « Smart Watches » et « Smart Bands » pour suivre l’état de santé de son utilisateur. Les lave-vaisselle, fours, et certains réfrigérateurs dits « intelligents » (capables de commander les produits manquants automatiquement en analysant leurs contenus).

Ces nouveaux objets envahissent littéralement nos espaces personnels, notre vie privée et deviennent non seulement une menace pour chacun de nous mais aussi une menace incidente pour nos entreprises. Car les limites entre nos foyers et nos entreprises sont souvent floues et s’amenuisent constamment. Le recours au télétravail n’ayant rien arrangé dans cette affaire. Après tout, qui penserait que sa montre pourrait être une voie d’accès dérobée vers le réseau interne de l’entreprise ? Et pourtant les menaces ciblant les appareils « intelligents » connectés à Internet commencent à se multiplier et demeurent vulnérables. Par ailleurs, cette multiplication du nombre d’objets personnels connectés, et la très forte concurrence entraîne les industries dans une course folle, contre la montre. Et cette course se fait souvent au détriment des aspects sécuritaires. Globalement, les menaces liées aux IOT deviennent une cible de choix pour les cybercriminels. Ces derniers ont très bien compris que pour accéder à l’ensemble du réseau d’une entreprise, il n’y a qu’à s’introduire sur un de ces appareils non protégés utilisés par un collaborateur. Or, les menaces sont multiples et peuvent impacter aussi bien le grand public que les secteurs professionnels et industriels en lice. Une explosion des menaces aux conséquences potentiellement dévastatrices.

De nombreux fabricants utilisent à ce titre un seul jeu de données de connexion par défaut pour tous leurs appareils. Au lieu de générer un jeu de connexion aléatoire par produit conçu. Ce type de méthode est visiblement favorable à la création massive, et à moindre coût. Mais elle fait aussi l’impasse à peu de frais sur le volet sécurité. Laissant ainsi une porte d’entrée béante aux attaques informatiques de tous poils et surtout, permet une explosion des menaces aux conséquences potentiellement dévastatrices. En 2019, plus de 2,4 millions de données client ont été exposées sur Internet suite à une erreur de configuration. L’entreprise américaine incriminée, Wyze, est spécialisée dans les caméras IP de surveillance et les produits pour la maison intelligente. Selon une étude de SonicWall, expert en solutions de cybersécurité, une augmentation de 30% du nombre d’attaque par malware visant l’IoT a été constatée en 2020 pendant la crise sanitaire de la COVID-19. Par ailleurs, le risque d’indisponibilité des services Cloud devient de plus en plus critique. Il menace la sécurité de ces objets connectés. A mesure que l’IoT évolue, l’utilisation du Cloud comme solution d’hébergement, de traitement, d’échange et de stockage des données se multiplie. Une quelconque indisponibilité de ces plateformes se traduit par un arrêt ou un dysfonctionnement des équipements IoT qui en dépendent. Dans le secteur de la santé par exemple, l’IoT est utilisé massivement pour surveiller l’état des patients et fournir de nombreuses informations. Une défaillance de ces équipements pourrait avoir des conséquences irréversibles sur la santé du patient. Et la divulgation de données médicales pourrait être catastrophique, à la fois pour l’institution médicale et le patient lui-même. Ces équipements, lorsqu’ils sont mal protégés, peuvent donner accès au système informatique d’établissements de santé comme dernièrement l’hôpital de Corbeil en Essonne. Fin 2020, une machine à laver connectée avait aussi été piratée, et avait donné accès au système informatique d’un autre hôpital français bien connu. L’établissement de santé a ensuite subi une attaque de type rançongiciel, bloquant tout l’établissement. Dans l’automobile, une défaillance au niveau des équipements IoT, responsables de l’identification d’obstacles sur la voie publique pour les voitures autonomes pourrait générer des accidents de la route et mettre en péril la vie des passagers et des usagers de la chaussée. De nombreux problèmes de sécurité se cachent derrière l’usage et la présence des objets connectés dans notre environnement quotidien. Des jouets pour enfants piratés, des montres fitness desquelles il est possible de récupérer les mails, les SMS, etc. C’est l’utilisation de ce type de montres connectées qui a en outre permis l’identification d’une base secrète militaire américaine, à partir de traces GPS liées aux parcours sportifs des militaires présents sur la base. Il en fut de même en France avec la reconstitution du parcours de deux joggers, appartenant à une centrale de renseignement. Prenant conscience des menaces et des conséquences que l’IoT peut engendrer, beaucoup s’interrogent désormais sur la nécessité de définir et d’imposer des mesures de sécurité et des normes strictes. Elles permettraient naturellement de mieux encadrer la conception et l’utilisation des objets connectés. Ceci afin de diminuer les scénarios d’attaque tirant profit de la faiblesse des systèmes ces équipements. Les membres de la Commission européenne ont récemment proposés aux membres du Parlement européen de voter un nouveau règlement qui couvre les « objets connectés comportant des éléments numériques, définis comme logiciel ou matériel, ainsi que les solutions de traitement de données à distance »¹³. L’objectif est clair : renforcer le niveau de sécurité des objectifs connectés. Après son vote, les fabricants de produits IoT devront donc se conformer aux nouvelles exigences européennes en matière de conception, de développement et de production avant le lancement d’un appareil sur le marché, au risque de se voir infliger de lourdes sanctions en cas de manquement. Selon le cadre réglementaire proposé, les objets connectés doivent « garantir la confidentialité des données », notamment en utilisant le chiffrement, en protégeant leur intégrité et en ne traitant que les données strictement nécessaires à leur fonctionnement. La Commission souhaite également établir une liste des produits critiques présentant un risque plus élevé. Ces objets connectés seront divisés en deux classes, avec un processus spécifique d’évaluation de la conformité pour chacune des classes. Les entreprises concernées devront obtenir des certificats obligatoires attestant qu’elles répondent aux nouvelles exigences européennes en matière de cybersécurité. Selon le texte, celles qui ne respecteront pas le règlement seront « passibles d’une amende pouvant atteindre 15 millions d’euros ou 2,5 % du chiffre d’affaires mondial de l’année précédente ».

6/ Que pensez-vous de la fin programmée de l’argent liquide ?

L’argent liquide disparaitra assurément un jour ou l’autre, cela tombe sous le sens, mais cependant pas maintenant. Et si l’on peut envisager sa disparition prochaine (tout comme la création concomitante de nouvelles infrastructures de paiement technologiques privées, identiques en cela à « Libra », cette cryptomonnaie que voulait initialement lancer la multinationale californienne Facebook / Méta), n’oublions pas toutefois que la monnaie demeure avant toute chose une construction sociale. Je n’ai qu’à citer la quatrième de couverture de l’un de mes ouvrages préférés datant de 1982, pour mieux le faire comprendre : « la violence de la monnaie » des économistes français Michel Aglietta, André Orléan. De quoi retourne-t-il au fond, quand on parle de monnaie selon nos deux auteurs ? La réponse est éclairante : « Prendre au sérieux la monnaie, oblige à un déplacement radical de perspective. Il faut revenir sur les fondements des sociétés marchandes, et reconnaître que la compatibilité des intérêts individuels ne peut résulter du seul jeu du marché. Dans les sociétés dominées par le désir d’accaparer, et fascinées par l’imitation, la cohésion passe par des modes de socialisation spécifiques. Dans cette approche, la monnaie révèle sa réalité ambivalente, indissolublement principe de normalisation des comportements et arme des conflits privés pour l’appropriation des richesses ; à la fois bien social se pliant aux contraintes de la gestion étatique et lieu d’affrontement et de fractionnement entre groupes rivaux. L’ordre monétaire, les crises qui l’ébranlent, les transformations des systèmes monétaires, les compromis noués par la politique monétaire, sont analysés dans le prisme des configurations dessinées par la coexistence de ces forces, qui homogénéisent et morcellent le champ social. » Il s’agit, autrement dit, d’un mode provisoire de pacification des relations violentes entre sujets humains, qui demeurent potentiellement fatales à l’ordre social lui-même… En définitive, la monnaie « contient » en quelque sorte cette humaine violence, dans les deux sens du terme : en cela qu’elle l’empêche (elle lui fait barrage si les transactions monétaires se passent bien), et qu’elle l’inclut en elles, eu égard pour les rivalités humaines toujours engendrées par des velléités violentes de chacun pour s’en rendre maitre… La monnaie serait en quelque sorte cette réification de la figure du pharmakós (en Grec ancien φαρμακός), très semblable à celle du bouc émissaire : « celui qu’on immole en expiation des fautes d’un autre ». En d’autres termes, la victime émissaire expiatoire (symbolique dans le cas de la monnaie), dans un rite de purification très largement utilisé dans les sociétés primitives et dans la Grèce antique. Mais si le rite de purification échouait, et ne parvenait pas à purger les velléités envieuses et mimétiques de tous les convives présents, la violence refaisait irruption dans le social de manière tout à fait concrète cette fois.

Concernant l’euro, le nombre de billets en circulation a doublé depuis son lancement en 2002 et s’élèverait aujourd’hui à 10 % de la masse monétaire. Cela s’expliquerait notamment par le fait que les dollars et les euros en billets sont utilisés dans beaucoup de pays en développement dont ce n’est évidemment pas la monnaie officielle. Cité dans un article du Monde par la professeure d’économie Olena Havrylchyk, « The Curse of Cash »¹⁴, l’économiste américain Kenneth Rogoff déploie un plaidoyer contre l’argent liquide cash qui favoriserai selon lui l’évasion fiscale et la criminalité grâce à l’anonymat généré. Les sondages montrent par exemple qu’en Suède, la baisse de l’argent liquide y est très négativement perçue par l’ensemble des personnes âgées du pays, mais également par les populations rurales. A cet effet, les autorités du pays ont rapidement réagi, obligeant la banque centrale de Suède ainsi que les banques privées, à fournir une infrastructure adéquat pour permettre aux habitants d’accéder à de l’argent liquide. En parallèle de la baisse de l’argent liquide sont apparues les cryptomonnaies. Le bitcoin avait été créé en 2009, mais il en existe naturellement plusieurs dizaines d’autres à travers le monde. Sont-elles pour autant l’avenir de la monnaie, ou plus simplement d’étranges objets sujets aux bulles spéculatives ? De même que la monnaie, comme nous l’évoquions déjà plus haut, les cryptomonnaies sont également des constructions sociales elles aussi. La domination du bitcoin sur ce marché n’est pas due à sa technologie plus avancée, bien au contraire, mais exclusivement à sa force narrative et à sa communauté. Le bitcoin a permis la création d’une infrastructure de paiement sans « tiers de confiance ». Le rôle qui est traditionnellement dévolu aux banques, ou à des opérateurs comme PayPal ou Visa. Intellectuellement, la solution proposée est fascinante mais, en pratique, l’absence d’un tiers de confiance impose bien entendu des limites techniques au dispositif : une transaction sur la blockchain est extrêmement énergivore et consomme autant d’électricité que le chauffage d’un seul appartement pendant un mois d’hiver. En période de restrictions électriques drastiques, cela pourrait interroger le pecus vulgum sur le bienfondé de l’affaire… Dans le cadre de ses expérimentations de monnaie numérique, la banque centrale européenne a récemment désigné cinq entreprises pour réaliser des prototypes d’interface utilisateur, afin de simuler des transactions. Parmi elles, le français Worldline mais aussi plus surprenant, la multinationale Amazon, seul acteur non européen de la liste… La Banque centrale européenne (BCE) demeure un petit peu plus avancée que les Etats-Unis en matière de création d’euro numérique, grâce à son projet pilote de deux ans lancé à l’été 2021. L’effort, comparable à celui de la Chine et son e-yuan, vise à répondre aux besoins des Européens tout en s’imposant comme un acteur plus fiable que les marchands décentralisés. Les freins au développement d’une monnaie commune numérique restent nombreux. Demeurent des problèmes de conception et de distribution afin de protéger le secret des transactions. C’est dans cette optique que la BCE s’est récemment rapprochée de ces cinq entreprises afin d’effectuer des simulations de transaction. Les compagnies ont été choisies parmi un groupe de 54 fournisseurs « front-end » : la banque CaixaBank fera office de prototype pour les paiements en ligne peer-to-peer ; la multinationale française Worldline servira sur les peer-to-peer hors ligne ; le consortium European Payment Initiative, qui regroupe 31 institutions bancaires et financières travaillant sur une solution de paiement paneuropéenne, et qui sera en charge des paiements en point de vente initiés par le payeur. Et enfin, l’entreprise italienne spécialisée dans les paiements électroniques Nexi, spécialiste des paiements électroniques, fera la même chose mais pour les paiements initiés par le commerçant. Ces travaux de prototypage s’intègrent au projet pilote et dont les conclusions seront rendues au premier trimestre 2023.

7/ La NSA a récemment juré qu’il n’y aurait pas de « backdoor » dans la prochaine génération des standards cryptographiques : que doit-on en penser ?

Cela retournerait presque de la boutade entre spécialistes. Une question se pose cependant : faut-il toujours croire ce que jure la NSA au regard de sa mission prioritaire : la préservation absolue des conditions de la sécurité nationale des Etats-Unis ? Blague à part, il est bien entendu impossible de vérifier l’exactitude de cette affirmation. Outre les centrales spécialisées, il n’existe aucun moyen concret de savoir si l’agence américaine mettra en œuvre des actions particulières pour contourner ces protections. Sauf à attendre peut-être un jour l’improbable défection d’un nouvel objecteur de conscience au sein même de ces dispositifs couverts par le secret. Gageons que la « dénégation plausible » serait alors mise en œuvre dans ce cas par les autorités, et un pare-feu sémantique efficace déployé corrélativement si des divulgations intempestives intervenaient à ce titre dans les prochaines années. N’en doutons pas un instant.

Depuis les révélations de 2013, les capacités de la NSA ont nécessairement évolué dans des proportions faramineuses eu égard son budget de fonctionnent annuel, mais sous le sceau du secret. Ses moyens n’ont sans doute plus rien à voir avec ce qui était connu ou décrit dans les documents extraits frauduleusement par le traitre Snowden. Dans ce domaine, le paramètre essentiel est donc la « vérifiabilité » des propos tenus. Il s’avère que le futur algorithme qui sera retenu par le NIST (National Institute of Standards and Technology) sera ouvert à un examen international, afin de permettre à tout le monde de déceler de possibles faiblesses ou défauts. Cela sera-t-il suffisant pour dissiper les craintes légitimes en la matière ? Rendez-vous en 2024, date à laquelle l’algorithme devrait être opérationnel…

Pour mémoire, rappelons que l’affaire dite « Snowden » avait exposé les machinations de cette centrale américaine, notamment en matière de chiffrement. Le soupçon plane toujours en l’état, et sans doute pour très longtemps encore. Y compris sur la nature des contributions de la NSA dans le domaine de la cryptographie. Une déclaration du directeur en personne de la cybersécurité au sein de l’agence, à Bloomberg le 13 mai dernier n’est pas forcément de nature à lever les doutes. Si la mission première de la NSA est d’assurer la sécurité nationale des Etats-Unis contre toutes formes de menaces informatiques et d’ingérences, elle a aussi tout un volet d’actions spéciales parfaitement secrètes en matière de renseignement dans le spectre électromagnétique, ainsi que la faculté de mener des actions offensives ou subversives en matière cyber, en vertu de la législation spéciale sur la sécurité Nationale. Nous savons justement (entre autre chose, grâce aux documents secrets divulgués par Snowden) que la NSA a été mise en cause pour avoir cherché à mettre en place des stratagèmes afin d’amoindrir un standard cryptographique solide. L’altération ciblait le générateur de nombres pseudo-aléatoires « Dual Elliptic Curve Deterministic Random Bit Generator ».

Dès lors, il apparaissait clairement à tous que l’objectif de la NSA en la matière (qui s’est penchée sur ce générateur dès le milieu des années 2000), était en réalité de pouvoir prédire les nombres générés aléatoirement, et ainsi avoir une capacité secrète, le moment venu, de déchiffrement. En bout de course, il s’est avéré que la NSA a été seule aux commandes pour fixer le fonctionnement de Dual_EC_DRBG. Outre-Atlantique, l’affaire avait fait très grand bruit à l’époque et avait, de plus, indéniablement éclaboussé la réputation de l’institut national des normes et de la technologie (NIST). L’organisme en charge de valider justement de nouvelles normes cryptographiques… S’était même posé la question de mise à l’écart de la NSA, concernant la conception des normes de chiffrement. La robustesse de la prochaine norme est donc un enjeu stratégique majeur et hautement critique pour les Etats-Unis. C’est sur elle en définitive que va reposer pour la prochaine décennie, une large part de l’écosystème informatique, mais aussi la sûreté des communications des gouvernements. Celui des États-Unis en tête – bien entendu – qui a aussi besoin de ces outils pour sécuriser ses propres liaisons, mais également pour tout connaitre des liaisons d’autrui… La pérennité du Grand Jeu en somme.

8/ Quel conseil donneriez-vous aux entreprises françaises qui souhaitent s’implanter en Chine ou aux Etats-Unis ?

La question recoupe naturellement des espaces textuels très vastes de réponses possibles, dont nous ne disposons pas ici, au risque de perdre nos lecteurs dans le méandre des options.

Je vais donc me limiter aux conseils d’usage et de bons sens en la matière. Ils seront forcements très incomplets et quelque peu caricaturaux. Exporter son activité ou sa production aux Etats-Unis ou en Chine pour se lancer est une idée que de très nombreux entrepreneurs français ont eu un jour ou l’autre. Tous attirés par un marché potentiel de plus de 300 millions de consommateurs d’un côté, et de plus de 1,4 milliard de l’autre. Pour se lancer, il faut impérativement avoir des idées claires, s’y préparer très longtemps à l’avance. Mais surtout, savoir ce qui change véritablement de l’autre côté de l’océan pour un dirigeant d’entreprise ou un entrepreneur qui ose s’y risquer. Mais est-ce le moment véritablement idéal pour s’implanter aux États-Unis ou en Chine ? Et cela, compte tenu de la chape d’incertitudes actuelles en matière de commerce international et de stabilité géopolitique ? La question se pose. Par exemple, aux Etats-Unis, les décisions se prennent bien plus rapidement qu’en France, les salariés sont bien moins fidèles, les impôts personnels et sur les sociétés ne sont pas nécessairement moins élevés et l’installation au Delaware ne vous épargnera pas forcément d’en payer…

Enfin, si les charges sociales sont souvent plus basses, pour être attractif un employeur devra le plus souvent offrir à ses salariés des avantages ayant un coût certain comme la mutuelle ou le plan de retraite notamment. Une implantation aux Etats-Unis demande un minimum de deux années de préparation pour optimiser ses chances. Tout d’abord, il va falloir déterminer l’endroit où l’on souhaite s’implanter et qui variera en fonction de l’activité envisagée. Ce choix sera déterminant car il va conditionner à la fois la proximité avec les clients et avec les sources de financement. Technologies ? Historiquement, la Californie et plus spécifiquement San-Francisco. La finance ? Principalement New-York. Les biotech ? Il y a Boston par exemple. Le Luxe ? La Floride, très proche des marchés Sud-Américains. Le choix de l’implantation ne doit pas se faire en visant le plus économique, mais en ciblant bien au contraire les opportunités de développement. Ensuite, la préparation passe par la constitution d’emblée d’une très solide assise financière d’au moins une année de cash-flow d’avance. Celle-ci devant permettre d’absorber sereinement la première année sur le sol américain. Qu’il s’agisse de prendre un bail, de faire une acquisition ou de s’associer, les fonds devront être disponibles sans attendre. Les aides apportées par Business France ou la BPI, mais aussi les chambres de commerce franco-américaines locales peuvent aider l’entrepreneur – candidat à l’implantation. Enfin, la clef sera de constituer une équipe de direction biculturelle, franco-américaine, et donc de recruter au demeurant la ou les bonnes personnes. Sans cela, le risque est élevé de ne pas parvenir à s’interfacer parfaitement et dès le départ avec ses interlocuteurs locaux, qu’ils soient fournisseurs, salariés ou partenaires. Au Etats-Unis, le droit est omniprésent et sa maitrise indispensable. La différence culturelle s’applique également à l’environnement business, en commençant par le droit. Aux Etats-Unis, dans la plupart des cas, l’organisation des affaires ne repose pas sur des lois avant tout, mais bien sur des contrats. Il faut donc recourir aux services d’un avocat très régulièrement. Pour les baux quand on loue, pour les contrats de travail de ses employés clefs, pour les contrats commerciaux avec ses partenaires, pour les questions d’immigration afin d’avoir le droit d’y travailler. Le budget juridique moyen pour une entreprise ayant ces différents besoins sera au moins trois fois supérieur à celui nécessaire pour la même activité en France.

En matière fiscale, jusqu’à trois niveaux d’imposition existent aux Etats-Unis pour l’impôt sur les sociétés. Au taux fédéral de 21%, il faut ajouter celui de l’Etat où l’entreprise est implantée ou active : par exemple 5,5% en Floride, 6,5% dans l’Etat de New-York et 8,84% en Californie. Mais il peut aussi arriver que la ville d’implantation impose également, comme à New-York, pour un taux supérieur à 8%. En matière de fiscalité personnelle, l’imposition sera fédérale et, souvent, par l’Etat de résidence, même si certains pratiquent la non-imposition comme en Floride. Par ailleurs, les rapports avec le fisc américain sont très différents de ceux que l’on peut entretenir avec l’administration fiscale française. En la matière, le droit à l’erreur n’existe pas… La plus grande prudence et la plus grande transparence s’imposent donc car toute omission sera interprétée comme un mensonge et sanctionnée en conséquence très lourdement. Il faudra par ailleurs avoir une vigilance particulière si jamais le dirigeant devenait résident américain… Et ceci, compte tenu des très lourdes obligations fiscales qui en découleraient. Dans tous les cas, il est nécessaire de recourir à un comptable, en vérifiant qu’il s’agit bien d’un CPA (certified public accountant), car l’accès à la profession est totalement libre.

Enfin, le financement de son activité est un sujet capital aux Etats-Unis. Les banques américaines prêtent très difficilement aux entrepreneurs étrangers et leurs taux sont dès lors très élevés : entre 6 et 7% actuellement. De leur côté, les banques françaises dont les taux sont bien plus avantageux, sont le plus souvent très frileuses et peu enclines à financer le développement de leurs clients aux Etats-Unis, qu’elles jugent particulièrement risqué. Dès lors, la solution est de lever des fonds, en trouvant des associés américains, des personnes physiques, des entreprises ou des fonds d’investissement. Là encore, avoir une équipe biculturelle, capable de prendre des décisions rapidement sera pour le moins indispensable.

Quels sont les défis d’une implantation en Chine ? Que ce soit pour y créer une société pour y implanter un siège social, ou pour y installer un bureau de représentation ou un site de production, il est très important de suivre quelques étapes clés pour entreprendre sur place. Malgré les nombreux avantages d’une délocalisation en Chine ou d’une expansion de son activité sur le sol chinois, un tel projet présente un certain nombre de défis pour les entreprises étrangères. Il existe en effet de très nombreuses réglementations concernant l’implantation d’une société en Chine. Les conditions d’accès au marché chinois peuvent notamment varier en fonction des secteurs d’activité et des provinces considérées. D’autre part, de nombreux médias sociaux sont censurés, comme Twitter, Facebook, et YouTube, ce qui peut compliquer grandement la stratégie de communication, et nécessite de s’adapter aux outils et tendances locales en la matière… Il faut également savoir que la propriété intellectuelle fait très souvent l’objet de transgressions notables en Chine, d’où l’importance de protéger juridiquement son projet d’entreprise. En outre, la barrière linguistique et les différences culturelles peuvent constituer un très grand défi pour les étrangers. Les codes sociaux sont très ancrés, même dans le monde des affaires. Quelle que soit l’étape de votre implantation, il sera primordial de bien connaître et de respecter les codes culturels et les coutumes non écrites en vigueur dans le pays, et notamment dans la province et dans la ville concernée. La Chine regroupe en effet 7 langues différentes, de très nombreux dialectes et 56 nationalités. D’une région à l’autre, il existe de très fortes disparités entre les langues, les cultures, ainsi que les habitudes de consommation, besoins et attentes des consommateurs.

Le marché chinois est très complexe et extrêmement vaste. Une phase préalable essentielle dans un projet d’implantation est donc une étude de marché particulièrement détaillée. Celle-ci doit permettre d’analyser en profondeur l’offre, la demande, les opportunités, les forces et les faiblesses, les menaces, la concurrence, les besoins des consommateurs. Il faudra ensuite adapter son offre, son positionnement et sa stratégie de croissance en fonction de ces différents facteurs. Par ailleurs, il faut savoir que la Chine est très compétitive dans certains secteurs spécifiques, tels que : le secteur manufacturier, l’agriculture, le secteur minier, le secteur tertiaire, la Tech, la Fintech. C’est notamment un leader dans le e-commerce. Avec une superficie de 9,597 millions de km2, la Chine offre des opportunités d’implantation très diverses et variées. De nombreuses grandes villes, dynamiques, attractives et ouvertes sur le monde représentent des destinations privilégiées. C’est notamment le cas de Beijing, qui compte 20 millions d’habitants, de Shanghai, qui regroupe plus de 26 millions d’habitants, mais aussi de Shenzhen, Canton, Hong Kong, Wuhan… Le choix de la ville devra notamment se faire en fonction de votre domaine d’activité, et dépendra de l’offre et de la demande dans ce secteur au niveau local.

Bien que la Chine soit ouverte aux sociétés internationales, certains investissements sont particulièrement encouragés par le gouvernement, tandis que d’autres sont plus restreints. D’autres encore sont strictement interdits. Il faut pour cela consulter le catalogue des investissements étrangers, qui classe les secteurs en trois catégories distinctes : les secteurs d’investissements encouragés sont la santé, la culture, le travail social, les services techniques, le secteur financier, les transports. Les secteurs d’investissements restreints demeurent la création d’établissements d’enseignement supérieur, d’établissements hospitaliers, l’agriculture. Quant aux secteurs d’investissements interdits, ceux-ci recoupent la production et la diffusion de programmes télévisés, la vente de tabac, le conseil légal sur les lois chinoises. Il est donc nécessaire de s’informer sur les obligations légales en vigueur pour les investisseurs étrangers et des démarches administratives propres à votre secteur d’activité, à la municipalité concernée, et au type de société créée.

Par ailleurs, les procédures pour enregistrer une entreprise en Chine sont assez fastidieuses et nécessitent de bien connaître les rouages de l’administration chinoise elle-même. Pour cela, il s’avère impératif de faire appel à un organisme spécialisé ou de trouver un partenaire local fiable pour se faire accompagner dans toutes ces démarches. Dans le cas de l’implantation d’une entreprise française en Chine, il est par exemple possible de s’adresser à Business France, ou à la CCI Franco-chinoise (Chambre de commerce et d’industrie, ou CCIFC), qui soutiennent les entrepreneurs dans leur projet d’implantation en Chine. Cela sera aussi très utile pour mieux comprendre la culture locale, de même que les spécificités et les exigences du marché chinois. Pour une implantation en Chine, plusieurs options sont possibles. Vous avez notamment le choix entre plusieurs structures juridiques. La première est un bureau de représentation : c’est l’option la plus simple, mais elle ne permet pas de réaliser une activité de vente ou d’achat en Chine. La deuxième recoupe les entreprises mixtes de capitaux (Equity joint venture, ou EJV), ou sa forme simplifiée, une entreprise mixte coopérative (Cooperative joint venture, ou CJV) : elles nécessitent de s’associer avec un partenaire local. C’est une structure naturellement très encouragée par le gouvernement, pour des raisons sous-jacentes que l’on comprendra aisément. L’entreprise à capitaux exclusivement étrangers (Wholly Foreign owned enterprise ou WFOE) permet, elle, de s’implanter en Chine sans avoir à passer par un investisseur local. Elle offre en outre beaucoup d’autonomie et de flexibilité au dirigeant. Au demeurant, chaque forme juridique fait l’objet d’un certain nombre de réglementations légales, de démarches administratives et de modalités de financement qui lui sont propres. Par ailleurs, les activités autorisées peuvent varier en fonction du type de société créée. Il ne faudra donc pas négliger cette étape très importante, et veiller, là encore, à demander l’avis d’un professionnel aguerri. Comme nous le mentionnions plus haut, la Chine compte une grande diversité de langues. Le mandarin figure d’ailleurs parmi les langues les plus difficiles du monde. La barrière linguistique peut représenter un obstacle de taille lors d’une implantation en Chine. Pour simplifier les échanges avec les partenaires locaux, il sera donc impératif de faire appel aux services d’un traducteur, que ce soit pour réaliser des traductions assermentées pour des documents officiels et légaux lors de des démarches d’implantation, traduire les éléments de langage d’un site internet, et les documents marketing, commerciaux et institutionnels en chinois.

On le réalise aisément après ce très rapide descriptif, tout ceci pose naturellement de nombreuses questions de sécurité et de sureté spécifiques qui ne pourrons qu’avoir un impact notable sur la réussite du projet lui-même, et sur la réalité de la vie sur place du dirigeant et de ses équipes d’expatriés. La pérennité du projet entrepreneurial et de la sécurité de ses opérateurs est à ce prix.

9/ Nous avons désormais un ministre de la souveraineté numérique, qu’est-ce que cela change selon vous ?

Que dire… La politisation des questions liées au numérique via le truchement de la souveraineté ne date pas d’hier. Ministère du numérique ou simple secrétariat d’Etat ? La question avait beaucoup agité l’écosystème de la Tech français, donnant lieu pendant le mandat précédent à d’intenses discussions parmi les spécialistes et les proches du pouvoir. Et parfois même, générant de franches oppositions à la création d’un tel ministère¹⁵. Cela avait aussi mobilisé, dans les colonnes de La Tribune ou des Echos, ceux qui estiment que les enjeux de la révolution numérique sont trop importants pour être uniquement pilotés par un modeste secrétariat d’Etat, sans véritable pouvoir. J’en fus assurément.

Du côté de l’écosystème Tech et des défenseurs de la souveraineté numérique, la déception de n’avoir finalement pas obtenu satisfaction est toutefois partiellement atténuée par la prise en compte apparente de cet enjeu crucial par l’exécutif. Mais au vu des insuffisances patentes du premier quinquennat en la matière, la méfiance reste plus que jamais de mise dans le Landerneau des spécialistes et des sachants. Finalement, Emmanuel Macron a encore une fois tranché dans le « ni-ni » comme à son habitude : ce sera ni l’un, ni l’autre. Ou plutôt, ce sera les deux, « en même temps ». Le règne de l’oxymore présidentiel, toujours et encore…

Déception notable donc : il n’y aura finalement pas réellement de ministère du numérique de plein exercice, malgré les apparences. Le ministère de l’économie et des Finances se voit doter d’une dimension numérique par décret du 4 juillet 2022 relatif à la composition du gouvernement, et Bruno Le Maire s’est vu nommer ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Bon présage pour la suite ? Simple habillage de circonstance pour noyer le poisson ? Les avis sont tranchés.

Il ne faut, malgré tout, pas totalement sous-estimer l’importance symbolique de cette promotion du numérique à Bercy via cet appendice. En plaçant l’enjeu de la souveraineté numérique dans les prérogatives du ministre de l’Economie et des Finances, le gouvernement Borne reconnait à mi-mot pour la première fois que la thématique est éminemment politique, et que les choix de l’Etat sur ces sujets cruciaux s’inscrivent dans le cadre d’une politique économique globale plus vaste. C’est une prise en compte inédite, même si elle demeure ad-minima et très incomplète car réduite aux acquêts. En d’autres termes, aux seuls enjeux économiques de souveraineté, de la transversalité du numérique. Pour le co-rapporteur du rapport de référence sur la souveraineté numérique, l’excellent et très actif député Modem, Philippe Latombe : « le verre (est) à moitié vide, est j’aurais préféré un vrai ministère du Numérique englobant la souveraineté, la cybersécurité, l’écosystème Tech et la réforme de l’Etat. Mais chaque chose en son temps ce qui se passe est déjà très positif », avait-il indiqué à La Tribune. De son côté, l’écosystème Tech – forcément déçu – préfère lui voir le verre à moitié plein, business oblige : « Le message envoyé est fort, va dans le bon sens et pourrait dynamiser les solutions françaises portées par les startups », analyse Maya Noël, la directrice de France Digitale.

Le scepticisme sur les hauts fonctionnaires décisionnaires de Bercy, et sur la stratégie de souveraineté proférée par Bruno Le Maire demeure donc prégnant en coulisses. Reste désormais le plus important : quelle sera véritablement la politique de la France en matière de souveraineté numérique, et cela bien au-delà des discours et des déclarations d’apparat ? Le maintien en poste du ministre en charge inquiète plus qu’il ne rassure forcément. « Le fait est que le terme souveraineté numérique soit entré dans le gouvernement est une victoire pour nos idées. Sur l’implémentation, je reste extrêmement prudent car Bruno Le Maire n’a pas montré sa capacité à écouter les acteurs de cet écosystème », estimait l’entrepreneur et proactif Tariq Krim. Si Bruno Le Maire est le choix de la continuité, dans les faits, le premier quinquennat d’Emmanuel Macron a été très nettement insuffisant, voire même très ambiguë dans ce domaine. Et notamment concernant le Cloud, qui est très schématiquement cette couche d’infrastructures logicielles sur laquelle repose toute l’économie numérique : et donc la mère de toutes des batailles autour de la souveraineté et de l’autonomie de nos dispositifs techniques. Or, la stratégie euphémique et parfois risible du « Cloud de confiance », pilotée par Bruno Le Maire et feu Cédric O, a tôt fait de faire la quasi-unanimité contre elle. Y compris au sein même de l’Etat, car elle ouvre toute grande – mais à bas bruit – la porte aux mastodontes américains du Cloud… Ce qui leur permet d’ores et déjà de gagner de nouveaux marchés au sein des administrations publiques et des opérateurs d’importance vitale (OIV). Mais aussi des services essentiels (OSE) sans que cela ne semble gêner personne… Le ministre et ces conseillers ne sont pas les plus critiques vis-à-vis des GAFAM, et notamment vis-à-vis de l’Europe qui a très clairement reculé sur sa souveraineté numérique comme l’a démontré sans ambages le très récent et subreptice accord sur les transferts transatlantiques de nos données aux Etats-Unis. La politique qui sera réellement menée sera donc à déduire des hommes et des femmes choisies aux postes stratégiques de la Direction interministérielle du numérique – Dinum – et des secrétaires d’Etat qui incarneront ces sujets à Bercy. En l’état, je vous laisse juge… Une bonne due diligence a toujours l’avantage de pouvoir en connaitre sur les acteurs en présence et les parties prenantes en lice, bien au-delà des postures affichées. Et même quand on cherche à noyer le poisson par ailleurs, sous un tombereau de mièvreries sémantiques d’apparence flatteuse. Vous l’aurez compris, je ne suis pas du tout optimiste pour l’avenir tant il existe de trous dans notre raquette à très grosses mailles, et d’accointances à peine voilées de nos décideurs publics devenus éminemment réceptifs et poreux aux sirènes américaines. Et je ne parle même pas des actions de lobbying intensif des GAFAM et des centrales américaines au niveau des pouvoirs publics européens, pour que soient adoptées leurs technologies, et accueillis leurs champions nationaux à bras ouverts par les instances de Bruxelles. Selon moi et en l’état, la messe est dite. La situation internationale et le conflit ukrainien ne faisant qu’accélérer un peu plus ce processus inéluctable d’accaparement engagé.

10/ Pouvez-vous nous confier le nom de trois logiciels dont vous faites un usage quotidien, et pour quelles raisons ?

J’utilise naturellement OLVID, une messagerie de chiffrement française qui n’est pas à proprement parler un « logiciel » mais une application de communication sécurisée. ZBrush, qui est un logiciel de modélisation digitale pour la création de forme, et la réalisation d’impression 3D. J’utilise également quelques applications pour des investigations OSINT, mais je me repose pour l’essentiel sur ma perspicacité, et mes capacités de recherche et d’analyse, car je ne suis pas sujet au fétichisme technologique. Pour le reste, je garderai naturellement sans grande surprise mes usages personnels sous le sceau de la confidentialité.

 

[1] Le mème est « un élément de langage reconnaissable et transmis par répétition d’un individu à d’autres ».  La définition que donne Richard Dawkins correspond à une « unité d’information contenue dans un cerveau, échangeable au sein d’une société ». Elle résulte d’une hypothèse selon laquelle les cultures évolueraient comme les êtres vivants, par variations et sélection naturelle.

[2] « Des choses cachées depuis la fondation du monde » Grasset, 1978, dialogue avec René Girard.

[3] Of ice 360 : en aout 2022, le député Philippe Latombe alerte M. le ministre de l’éducation nationale et de lajeunesse sur la gratuité d’Of ice 365 pour les élèves et les enseignants. Lien web : https://www2.assemblee- .fr/deputes/fiche/OMC_PA721984

[4] Lire à ce propos, l’édifiant le livre de Franck Frommer : « La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide »

[5] Apports et limites de l’approche girardienne des rivalités mimétiques à l’analyse des conflits => https://www.afri-ct.org/wp-content/uploads/2018/06/Article-Berger.pdf

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dark_web

[7] Voir également des lois encadrant l’utilisation strictes des technologies (RGPD, en outre).

[8] L’intelligence artificielle désigne communément l’ensemble des théories et techniques ayant pour finalité la création de machines capables d’exécuter des tâches traditionnellement réservées à l’intelligence humaine.

[9] Data Governance Strategy en anglais.

[10] https://www.latribune.fr/economie/france/entreprises-francaises-alerte-maximale-sur-des-menaces-de-predation-etrangeres-885247.html

[11] https://www.ege.fr/infoguerre/2016/03/la-lutte-anti-corruption-outil-d%25e2%2580%2599influence-des-etats-unis

[12] https://www.economie.gouv.fr/entreprises/blockchain-definition-avantage-utilisation-application

[13] https://siecledigital.fr/2021/06/16/deputes-europeens-renforcement-dispositifs-connectes/

[14] « La malédiction de l’argent liquide », non traduit (« The Curse of Cash »), paru aux éditions Princeton – University Press, 2016).

[15] https://www.lopinion.fr/politique/il-ne-faut-surtout-pas-de-ministre-du-numerique-la-tribune-de-giuseppe-de-martino




Alors que tous les pays ont la mauvaise habitude de tirer la couverture à eux, le patriotisme économique est une nécessité absolue.

Pierre-Alexis de Vauplane est partner chez Ring Capital et l’auteur de « Demain, la souveraineté » (Editions Hermann)
Cet entretien a été publié le 11 octobre.
1/ Qu’est-ce qui peut bien amener un VC à se lancer dans la rédaction d’un ouvrage à la gloire de la souveraineté numérique ?

Un constat. Celui que dix ans après le cloud souverain en 2011, rien n’avait changé.

2011 c’est l’année où j’ai commencé à travailler. Mais c’est surtout le lancement en grandes pompes du projet de cloud souverain par le gouvernement français de l’époque. Comme beaucoup, je nourrissais alors plein d’espoir : nous allions reprendre le contrôle de nos données et rattraper notre retard dans le numérique.

Mais vint ensuite le temps des désillusions : aux côtés de succès indéniables, une accumulation de décisions venaient abîmer nos efforts collectifs. La dernière en date étant l’annonce de la présence d’Amazon dans le projet d’euro numérique de la BCE : on voudrait transférer toutes les données de paiement des européens à la NSA on ne s’y prendrait pas autrement.

En 2021, dix ans après le cloud souverain, j’ai donc commencé à écrire. Je voulais partager un bilan : ce qui a fonctionné, ce qui n’a pas fonctionné. Et de ce qu’il faudrait faire demain, pour préserver notre indépendance – notre liberté, dans un monde numérique.

2/ Pensez-vous que cocher la case « souveraineté numérique » peut à terme devenir synonyme d’investissement rentable et pour quelles raisons ?

Cette question, me semble-t-il, est un cas particulier d’une autre question : le marché donne-t-il une valeur aux intérêts nationaux ? Ma conviction c’est que le marché seul, ne le permet pas.

Pour y arriver, l’Etat doit influencer le marché, c’est-à-dire l’ensemble du tissu économique pour valoriser des services et des produits français ou européens. Il doit créer une architecture du choix qui modifie le comportement des acteurs et d’une manière prévisible. Cela peut se faire par exemple en incitant les administrations et grandes entreprises à acheter français ou européens.

Mais cette influence du marché en faveur de solutions souveraines, nous en sommes encore loin. L’Etat fait parfois des choix inverses et préfère soutenir des acteurs extra-européens alors que des alternatives locales existent. Je rappelle qu’il a fallu plusieurs mois pour que le gouvernement de la précédente mandature abandonne l’idée de confier les données de santé des citoyens français à Microsoft alors que pour la gestion de ces données sensibles il y avait des alternatives françaises évidentes.

[NDLR : les données de santé des Français seront bien hébergées sur des serveurs Microsoft Azure via le Health Data Hub, et sous toute vraisemblance, celles des ressortissants de l’Union européenne les rejoindront via le European Health Data Space.]

3/ Le prisme que vous adoptez dans votre ouvrage vous empêche t-il définitivement d’envisager tout « exit » d’une entreprise stratégique dans les mains d’une entreprise extra-européenne ?

Sur le principe, une entreprise stratégique ne doit pas être dans les mains d’une entreprise extra-européenne. Même les américains se mordent aujourd’hui les doigts d’avoir délocalisé massivement leur industrie de semi-conducteurs en Asie !

Mais qu’appelle-t-on entreprise stratégique ? Pour Arnaud Montebourg, Dailymotion était stratégique. Pour moi, ça ne l’est pas : c’est la vie des affaires – et c’est bénéfique pour l’écosystème français – que d’accepter la vente de Dailymotion à Yahoo!.

Derrière le fiasco de la vente de Dailymotion se pose en réalité une question essentielle qui est celle de la gouvernance de l’Etat sur les questions stratégiques – et de manière générale sur les questions de souveraineté.

Heureusement, depuis Montebourg, les majorités ont changé et ont mis en place un cadre de décision relativement clair. Aujourd’hui, la liste des 21 secteurs dits stratégiques est publique, on la retrouve sur le site www.legifrance.gouv.fr ; à ces secteurs s’ajoutent des technologies dites critiques (comme la cyber-sécurité, l’intelligence artificielle, la robotique, ou encore les technologies quantiques). Sur chacun de ces secteurs ou technologies, les potentiels investisseurs étrangers peuvent être repoussés par l’Etat français.

Le système actuel génère encore malheureusement trop d’incertitudes, ce qui est toujours un frein dans la conduite des affaires économiques, et cela à deux niveaux :

Le délai pour la prise de décision, pouvant atteindre quatre à six semaines, ce qui est trop long – d’autant que pendant cette période c’est la boîte noire, personne ne sait vraiment ce qu’il va en sortir ;

Cette incertitude est renforcée par le fait que les listes des secteurs et des technologies sont assez larges et englobent finalement des sujets qui ne sont parfois pas stratégiques.

4/ Le grand clivage historique se situe entre la souveraineté nationale et la « souveraineté communautaire ». Que pensez vous de l’idée que « la fin du rêve supranational ouvre la porte à une autre troisième voie, c’est-à-dire Europe agissant comme un catalyseur de puissance au service de ses membres souverains » comme Raphaël Chauvancy, notre précédent invité, le dit dans notre entretien avec lui ?

Un des points de départ de mon livre est cette affirmation que le conflit qui oppose fédéraliste et souverainiste est dépassé. Ils sont tous les deux dans une impasse. L’impasse souverainiste est celle de vouloir faire du caractère absolu de la souveraineté un impératif, voire un prérequis à toute action politique. Mais le fédéralisme se trouve lui aussi dans une impasse. La stratégie de contournement de la construction européenne par l’économie a donné le sentiment aux peuples européens, et français en particulier, que leur souveraineté nationale s’est trouvée rognée contre leur gré. Chacun des camps doit accepter les limites qui lui sont imposées : économique et technologique pour le premier, démocratique pour le second.

Face à cette double impasse, l’Europe reste essentielle. Non comme organe bureaucratique ou normatif mais, comme vous le dites, comme catalyseur de puissance. L’Europe est au service des nations et non l’inverse. L’Europe est un moyen et non une fin.

Je suis persuadé que nous pouvons fédérer plusieurs pays européens autour de projets communs. Non pas en faisant un énième Airbus-de-je-ne-sais-quelle-technologie mais autour d’une méthode. La Darpa au niveau européen est un exemple de ce qu’il faut faire et je pense que les pays européens pourraient se rassembler.

5/ Le développement des NFT peut interroger sur la perception de la valeur que se forme notre époque. A votre avis, du point de vue de l’investisseur, quel est l’actif, matériel ou immatériel, qui possède le plus de valeur, au sens de la capacité de produire un retour sur investissement ?

La question est d’actualité et je pense que si elle avait été posée il y a un an, beaucoup aurait, sans hésitation, déclaré que la valeur de l’actif immatériel avait définitivement pris le pas sur l’actif matériel. Ce n’était la conséquence logique de l’avènement de l’économie de la connaissance. Mais un an c’était il y a longtemps : la guerre en Ukraine et la crise énergétique ont depuis remis l’actif matériel à sa juste place ; et si les conflits en cours ne remettent pas en cause cette économie nouvelle de la connaissance, elle remet bien les actifs physiques au centre du jeu stratégique.

Il est désormais clair que l’économie numérique ne fonctionne pas sans des actifs physiques comme les serveurs, les câbles sous-marins, les semi-conducteurs ou encore – et surtout – l’énergie pour les fabriquer et les faire fonctionner. D’ailleurs, ce sont bien ces composants et infrastructures qui sont au cœur des conflits stratégiques actuels : Taïwan et ses semi-conducteurs, l’Europe contre les Etats-Unis sur la question de la localisation des serveurs et des données qui y sont hébergées, etc.

De même, si on élargit la question au défi climatique, nous voyons bien que la réponse passera d’abord par des investissements dans des actifs physiques comme des sites de production d’électricité décarbonnée, des rénovations de bâtiment, l’installation de pompe à chaleur, la construction de pistes cyclables et de manière générale par une réorganisation des infrastructures citadines.

Dès aujourd’hui, des investisseurs prennent position sur ces marchés, convaincus du potentiel de valeur futur de ces actifs et des entreprises qui travaillent autour de ces actifs. Des fonds d’investissement comme Tikehau ont par exemple lancé il y a quelques années plusieurs fonds dédiés à la transition énergétique dont certains investissent dans des entreprises dites traditionnelles mais implantées sur ces secteurs stratégiques et d’autres directement dans les infrastructures comme les bornes de recharge pour véhicules électriques.

On les croyait morts mais je crois que les actifs matériels n’ont pas dit leur dernier mot !

6/ Comment considérez-vous l’idée d’un label concurrent de celui de la FrenchTech, qui prendrait en compte des éléments d’appréciation factuels liés à la souveraineté numérique ?

Plus qu’un label c’est la nécessité de définir ce qu’est une entreprise stratégique et les secteurs stratégiques avec une méthode rigoureuse et transparente.

Dans un tout récent rapport publié avec l’association SCSP, Eric Schmidt (président de Google de 2001 à 2011) et Henry Kissinger (ancien secrétaire d’Etat des Etats-Unis pendant la guerre froide) ont établi ensemble un modus operandi afin que les gouvernements établissent de manière rationnelle les secteurs stratégiques et sur lesquels ils se doivent d’investir comme coordinateur – et non comme seuls décideurs – pour y faire émerger des champions.

Les deux auteurs ont pris acte du fait que les fonds de venture capital les fonds de venture capital (qui sont désormais au cœur de l’écosystème d’innovation aux Etats-Unis) ont fait l’impasse sur les “deep tech” ; dit autrement ces fonds ont préféré financer des logiciels de comptabilité plutôt que des avancées technologiques majeures. Et si l’Etat doit pallier à ces insuffisances de marché, il doit le faire de manière organisée et non arbitraire et opaque comme nous le faisons d’ailleurs en France par exemple avec le rapport Lauvergeon qui en 2013, parmi sa liste à la Prévert de secteurs stratégiques et sorti du chapeau n’a pas dit un mot sur l’intelligence artificielle, la blockchain ou les technologies quantiques.

7/ Il est une idée répandue selon laquelle il est devenu vain de chercher à créer un Google européen et que le Vieux Continent doit se concentrer sur des innovations de rupture qui lui permettent de prendre immédiatement l’avantage sur de nouveaux marchés. Mais est-ce qu’un moteur de recherche mondial, ça n’est pas un peu « l’anneau qui gouverne tous les autres » ? L’occasion est aussi toute trouvée de recueillir votre sentiment au sujet de la tentative de Qwant.

Je vais peut-être manquer d’originalité mais je suis d’accord !

Qwant est malheureusement pour lui l’exemple typique de ce qu’il ne faut plus faire. L’Etat a déversé des dizaines de millions d’euros dans l’entreprise et a incité des administrations et des entreprises à utiliser Qwant alors même que l’histoire était écrite d’avance. Non, il ne fallait pas perdre du temps et de l’argent avec Qwant. Oui, nous aurions mieux fait de mettre ces investissements dans le quantique ou le nouveau nucléaire.

L’Etat devrait parfois s’inspirer du principe qu’il faut savoir perdre une bataille pour gagner la guerre. Avec Google, l’Europe a perdu la bataille du moteur de recherche et les Etats-Unis ont créé un avantage compétitif immense dans un grand nombre de domaines. Mais la lutte technologique n’est pas terminée.

8/ En France, il semble plus important de savoir rédiger un business plan que de concevoir un projet prometteur ou d’avoir une idée géniale. A quand des pré-VC qui financent leur développement sans plus attendre ? De nombreuses grosses boîtes américaines ont été financées ab initio à partir d’un schéma ou d’une idée crayonnée sur une nappe en papier, entre un coca et un cheese.

Je ne suis pas certain que les fonds de venture américain soient prêts à prendre plus de risque que les européens. D’ailleurs, la plupart des gros géants américains actuels n’ont pas été financés ab initio mais ont suivi le schéma “classique” de financement.

Google par exemple : ses premiers financements en 1997 (environ un million de dollars) viennent de la famille des fondateurs Larry Page et Sergey Brin. Ils reçoivent les financements de fonds de venture capital en 1999 (vingt-cinq millions de dollars) mais à ce moment-là, ils ont passé le seuil des trois millions de recherches quotidiennes et la presse mondiale commence à se faire l’écho des performances de ce nouveau moteur de recherche.

Si l’on prend Meta-Facebook c’est la même chose : le premier à financer substantiellement la société est un business angel, Peter Thiel, en 2004 et le fonds d’investissement Accel Partners interviendra un an après, avec un financement de plus de dix millions de dollars, au moment où le réseau social affichait déjà près de deux millions de membres appartenant tous à une communauté très ciblée.

Nous pourrions poursuivre la liste encore longtemps. A vrai dire, les investisseurs en venture capital restent des investisseurs : ils évaluent avant chaque investissement le couple risque – rendement. Et financer des entreprises et des fondateurs qui ne sont qu’au stade des slides et d’un business plan reste un risque très élevé que peu de fonds américains ou européens savent prendre.

9/ Une fois qu’on est parvenu à s’extraire du catéchisme de la concurrence pure et parfaite, auquel aucun pays ne croit plus hors de l’Union européenne, le patriotisme économique sonne-t-il pour vous comme une redondance ?

Le problème c’est que les mythes ont la vie dure. Et en particulier celui qui veut que les Etats-Unis seraient un pays où l’Etat n’est que peu présent dans l’écosystème économique et technologique. Et au nom de ce mythe certains prêchent encore un certain laisser-faire enveloppé de naïveté.

Le patriotisme économique n’a donc pour moi aucune forme de redondance. Rappeler des évidences n’est jamais une mauvaise chose : dans notre monde, où la logique de puissance prévaut, et alors que tous les pays ont la mauvaise habitude de tirer la couverture à eux, le patriotisme économique est une nécessité absolue.

10/ Melanie Perkins, qui a créé le logiciel de design en ligne CANVA, dit avoir été évincée par 100 VC. Son entreprise est aujourd’hui valorisée à 26Md$. Les commentateurs parlent à son sujet du dépassement nécessaire des échecs. Mais comment décrire la décision de chacun de ces VC ?

Les VC se trompent souvent ! C’est même le postulat de départ de leur métier.

Un VC sait que la majorité de ses investissements sera un échec, c’est-à-dire que pour la majorité de ses investissements il retrouvera moins que sa mise de départ. Pour compenser ces pertes futures et inévitables il doit donc à chaque instant identifier et investir dans des sociétés dont la valeur finale permettra de faire plus de dix fois la mise initiale et, idéalement, rembourser la totalité du fonds. Ces sociétés à fort potentiel sont rares : entre 1985 et 2014, parmi les 7 000 investissements réalisés par les fonds de venture capital américain, 6 % ont généré des retours sur investissement supérieurs à 10 fois la mise initiale. Elles sont rares mais la valeur qu’elles créent est immense : ces mêmes 6% représentent plus de 60 % de la valeur totale créée sur la période !

Parce que c’est indispensable de trouver ces sociétés à fort potentiel, c’est toujours un échec que de passer à côté d’une entreprise qui est devenue un succès. Certains fonds très prestigieux ont d’ailleurs bâti un anti-portefeuille qui est la liste des entreprises avec lesquelles ils ont discuté et ont décidé finalement de passer leur tour. Bessemer l’a par exemple publié en ligne : https://www.bvp.com/anti-portfolio

 

Demain, la souveraineté
Pierre-Alexis de Vauplane 

Quand le numérique réinvente la souveraineté
Paru le 28 septembre 2022 Essai (broché)