L'UE est aujourd’hui une machine de sécurisation des intérêts des multinationales.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 28 juin 2024
Camille Adam est le brillant auteur, réalisateur et producteur d’un édifiant documentaire de trois heures consacré à l’édification de l’Union européenne : « Au Nom de l’Europe ». Regardez-le. Vous aussi serez alors édifié à votre tour…

 

1/ Pourquoi avec rendu la robe d’avocat pour vous consacrer pendant plusieurs années sur fonds propres et appel à la générosité à la réalisation d’un documentaire de trois heures sur l’Union européenne ? 

La genèse de ce film remonte à loin. Il faut d’abord comprendre l’Union européenne c’est d’abord du droit et de l’économie. Avec mes études de droit et ma pratique professionnelle, j’ai d’abord eu une compréhension juridique de la question européenne ce qui est en fait une grille de lecture extrêmement puissante et indispensable. Sans le droit il est absolument impossible de comprendre les dynamiques de la construction européenne. Des pans entiers de cette construction se sont faits par des juristes (professeurs de droit, avocats, juges) qui sont des acteurs politiques à part entière de cette affaire.

En parallèle de ces années, j’ai accumulé les lectures sur l’économie et j’ai fini par, je crois, avoir une vision assez claire du fonctionnement de l’Union européenne.

Et quand on comprend la question européenne, on comprend que notre vie politique n’est plus qu’une grande pièce de théâtre avec des comédiens. Tout le monde fait comme si rien n’avait changé et que les traités n’existaient pas. Le pouvoir est ailleurs et les journalistes politiques ne l’ont pas compris, ils commentent la vie politique comme il y a 50 ans. Personne n’a mis à jour son logiciel. La France n’est plus souveraine, le président de la République n’est plus souverain sur le plan économique.

En tant que citoyen, c’est usant d’être infantilisé de la sorte, d’être pris pour un imbécile en permanence. Comme tous les Français j’en ai marre de voir nos services publics, notre sécurité sociale s’effondrer et nos acquis sociaux disparaître un à un. 

Je n’ai jamais milité dans un parti, je ne suis pas un militant mais je me suis dit que je pouvais faire ma part d’engagement citoyen avec ce film. Restituer en images tout ce que j’avais appris. A quoi bon accumuler du savoir si ce n’est pour le partager et le transmettre. Ayant eu la chance de très bien gagner ma vie en tant qu’avocat, je me suis lancé dans cette aventure. En cumulant les casquettes, j’ai pu faire d’énormes économies. Ça a mis du temps et de l’énergie, beaucoup, ma santé physique en a pris un coup mais j’ai réussi. J’avais demandé un soutien au CNC mais ça n’a pas marché. Ce soutien aurait été le bienvenu mais ce sera j’espère pour une prochaine fois.

Je n’attends rien en retour de ce film sur le plan financier, sinon je n’aurais pas fait un film aussi long sur un tel sujet. En revanche j’ai ouvert une cagnotte Tipeee qui pourrait m’aider à financer l’achat de droits INA pour l’organisation de projections débats et pourquoi pas de rentrer dans mes frais.

Mais ma plus grande récompense serait que le film soit vu par le plus grand nombre et qu’il contribue à éclairer le regard des gens sur la question européenne, qu’il permette un débat constructif basé sur des faits, loin des slogans et des mythes.

2/ Comment vous définiriez-vous politiquement ? 

De gauche, pour la justice sociale et contre la concentration et l’accumulation sans limite des richesses dans les mains de quelques-uns. 

Je suis également en faveur d’une souveraineté populaire et non d’une souveraineté nationale. La souveraineté nationale n’offre aucune garantie de justice sociale ni de son propre maintien. C’est la souveraineté nationale, c’est-à-dire la Nation Française par la voie de ses représentants qui a signé tous les traités européens. 

Il est raisonnable de penser que si le peuple avait été consulté à chaque étape, jamais l’Union européenne n’aurait pu pendre cette forme. La démocratie représentative n’est pas à jeter mais doit être complétée par des dispositifs de démocratie directe beaucoup plus systématiques.

3/ Comment résumeriez-vous les principales conclusions auxquelles vous êtes parvenu s’agissant des mobiles et des fins de l’Union européenne ? 

Il semble raisonnable d’affirmer que l’Union européenne qui était un sous-produit de la guerre froide mais aussi un projet visant à garantir la paix sur le continent, est aujourd’hui une machine de sécurisation des intérêts des multinationales. Ce n’est pas que ça mais c’est surtout ça.

4/ Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs la citation inaugurale de votre documentaire et nous livrer l’impression qu’elle produit chez vous ? 

Toute la question européenne est contenue dans cette phrase qui est d’une grande honnêteté intellectuelle dans la bouche de Delors. La construction européenne est un engrenage, un transfert de souveraineté en appelle nécessairement un autre. Le statu quo, rester au milieu du gué, n’est pas possible. Les dirigeants comme les citoyens sont pris dans cette engrenage et en général ils ne le comprennent qu’une fois élu.

Il est évident que ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande n’avaient mesuré le poids de la contrainte européenne sur l’économie française et notre vie institutionnelle. Tous se sont engagés en faveur de la construction européenne par légèreté, opportunisme électoral (rallier les verts ou les centristes), par effet d’annonce ou peut être aussi par conviction (mais j’ai tout de même de sérieux doutes là-dessus) sans jamais prendre au sérieux les implications économiques et politiques de ces traités. 

Tous, je dis bien tous, se sont retrouvés confrontés au même dilemme : respecter leur programme ou respecter les engagements européens de la France. Mais une fois un traité européen signé, il est très difficile d’expliquer aux 11, 14 ou 26 autres États membres qui se sont engagés dans cette voie, et qui parfois ont imposé des sacrifices à leur population, que finalement non, la France, ne respectera pas ses engagements. Alors « on » rationalise et on se dit qu’après tout on pourra sortir par le haut de cette histoire en justifiant ce revirement (cette trahison) au nom de l’Europe, la cause des causes au nom de laquelle tout est permis. Père fondateur c’est quand même mieux que traitre. Nos dirigeants finissent donc pas s’auto-persuader qu’ils ont été à la manœuvre et qu’ils ont fait un choix conscient pour l’Europe. Mais en vérité ils n’assument jamais les implications politiques et économiques des traités qu’ils ont eux-mêmes signés ou fait ratifier.

Alors pourquoi c’est un engrenage ? C’est un engrenage car à partir du moment où vous libérez les mouvements de capitaux, vous déclencher une immense réaction en chaine économique et politique.

En libérant les mouvements de capitaux on a libéré la spéculation qui s’est immédiatement attaquée aux taux de change des devises nationales. On a alors argué du fait qu’avoir une monnaie unique rendrait impossible cette spéculation puisqu’il n’y aurait plus qu’un seul taux de change. Alors on a fait la monnaie unique. Mais la spéculation est revenue, non plus sur la monnaie mais sur les taux d’intérêts. Alors on a dit, pour mettre fin aux divergences de compétitivités, il faut coordonner nos économies, ce qui est en partie vrai. Mais s’il faut coordonner les économies, alors il faut un coordinateur, un pouvoir central. Alors on a créé le semestre européen qui confie à la Commission et au Conseil le rôle de dire aux États quelles politiques mener. Mais on la fait de la pire des manières, sans budget commun et surtout sans contrôle parlementaire. Il y a bien eu coordination mais coordination des austérités ce qui a conduit à un effondrement simultané de la demande intérieur en Europe. 

Aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire (même les plus europhiles) que l’euro dysfonctionne très gravement tant politiquement qu’économiquement. Lorsqu’une prochaine crise éclatera, nos dirigeants se trouveront face à un dilemme colossal : mettre fin à l’euro ou achever le saut fédéral, c’est-à-dire transférer à Bruxelles la quasi-intégralité de notre souveraineté budgétaire et économique. Plusieurs modèles de transferts ont été théorisés mais globalement l’idée est que Bruxelles ait le dernier mot en matière de politique économique et budgétaire. Cela est totalement cohérent et nécessaire d’un point de vue économique (si l’on reste dans l’euro) mais beaucoup plus inquiétant politiquement car rien ne garantit que ce transfert s’accompagne de gardes fous démocratiques, toute l’histoire de la construction européenne plaide même le contraire. L’idée d’un grand soir démocratique européen me parait une hypothèse peu réaliste. Et bien sûr l’étape ultime, serait l’établissement d’une armée européenne ou d’une moins d’une mise en commun de la force de frappe nucléaire française. Les Allemands ont toujours été clairs sur le fait que leur condition d’acceptation du saut fédéral sur le plan économique serait l’Union politique qui dans le langage diplomatique allemand veut dire européanisation de la force de frappe française et/ou du siège français à l’ONU.

5/ Quelles sont selon vous les héritages, principes et aspirations de nature, en France, à faire échec aux puissances d’argent ? 

Je n’ai pas une immense réflexion sur le sujet. Je suis à la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste car ce qui a mis un coup de frein immense aux puissances d’argent dans l’histoire, ce n’est pas une révolution, c’est la seconde guerre mondiale et la compromission du patronat dans la collaboration conjuguée à la force du parti communiste. L’existence même de l’URSS a certainement joué un rôle pour inciter les capitalistes occidentaux à se montrer raisonnables pour éviter que des pays comme la France et l’Italie ne basculent dans le communisme (les barbouzeries des réseaux de l’OTAN et de la CIA ont aussi aidé en ce sens). C’est d’ailleurs précisément à partir de la chute de l’URSS, que le libéralisme le plus dégénéré a été promu tout au long des années 90.

Les puissances d’argent ne reviendront pas à la raison toute seule, il faudra les y aider car elles ne comprendront que le rapport de force. Et pour cela, le peuple français a un certain « savoir-faire » et son attachement viscéral (pour certain excessif) à l’égalité me rend assez optimiste. Que ce soit par la réforme ou la révolution, la disparition des « acquis libéraux » (ex : la liberté de circulation des capitaux aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur) se fera dans la rue.

6/ Le retour en grâce du discours sur la souveraineté, serait-ce à vos yeux de la thanatopraxie ? 

S’il y a effectivement un certain retour en grâce du discours sur la souveraineté dans les discours (et les intitulés de ministères) depuis la crise Covid, on peut très largement remettre en cause un retour en grâce sur le plan pratique où les progrès sont millimétriques.

Avec la crise Covid et la guerre en Ukraine où la dépendance vis-à-vis de l’étranger est apparue de manière humiliante et spectaculaire, le pouvoir politique a compris que la demande de souveraineté était forte.

La souveraineté nationale sur le plan économique étant morte depuis longtemps il n’était pas possible de s’en prévaloir. L’idée a donc été de répondre à cette demande de souveraineté par « la souveraineté européenne ». « Certes nous ne sommes plus souverains au niveau national mais nous allons le devenir au niveau européen ». L’idée est séduisante mais ne dit rien des termes et conditions de cette souveraineté. La confusion est volontairement faite entre la notion d’indépendance ou autonomie économique et celle de souveraineté. C’est la même confusion également faite au début des années 90 pour justifier le passage à la monnaie unique en arguant du fait que nous aurions perdus notre souveraineté monétaire. La souveraineté ne peut se comprendre que comme la capacité juridique à décider, on décide ou on ne décide pas, on est souverain ou on ne l’est pas mais on ne l’est jamais à moitié (selon les termes de Philippe Séguin). Que cette prise de décision soit contrainte matériellement ou économiquement est une autre question, celle de l’autonomie ou de l’indépendance. Mais lorsque l’on disait dans les années 90 que nous n’étions pas souverains monétairement car à la botte du mark, c’était faux. Notre servitude était volontaire et réversible, nous faisions ce choix de coller au mark mais nous avions la liberté soit de sortir du système monétaire européen, soit de dévaluer, soit les deux, soit de continuer cette politique mais nous avions politiquement et juridiquement la liberté de changer de politique monétaire, bref nous étions souverains. Souverain de mener une très mauvaise politique mais souverain tout de même.

Aujourd’hui, dans la pratique et les directives, la souveraineté européenne désigne la relocalisation de certaines chaines d’activités, ce qui est positif et bienvenu mais renvoie à l’autonomie ou l’indépendance et non à la souveraineté. Donc si l’on prend cette expression au sérieux, cela signifie que le pouvoir sera soit à la Commission, soit au Conseil européen, soit au Conseil de l’UE mais il ne sera plus en France (ce qui est déjà largement le cas). Dans tous les cas, la notion de souveraineté européenne, pris au premier degré renvoie à une souveraineté supranationale avec la conséquence nécessaire de pouvoir être mis en minorité et nous imposer des politiques ou des lois que nous ne voulons pas (NB : ce qui se fait déjà).

La souveraineté européenne, puisque c’est cela dont on parle quand on parle de retour en grâce de la souveraineté, ne s’accompagnera pas d’un regain de démocratie ou de relocalisation de la décision, il s’agit simplement d’un ajustement des multinationales occidentales à la régionalisation du commerce mondial et à des nouveaux « risque pays ». 

7/ Les oligarques de Bruxelles n’ont pas de mots assez durs à l’endroit de ce qu’ils appellent les « démocraties illibérales ». Comment dans ce cas désigner le régime politique qui prévaut au somment de la pyramide communautaire ? 

Le pouvoir étant en pratique aux mains des multinationales, on pourrait sans doute parler de « corporatocratie ».

8/ Qu’est-il arrivé aux publicistes et constitutionnalistes français pour n’avoir opposé aucune résistance, ne serait-ce que de protestation, aux successifs abandons de souveraineté et autres glissements institutionnels que la France a connus ? 

C’est une excellente question et je n’en ai pas la réponse. C’est d’ailleurs un sujet que j’ai envie de creuser. Le changement de générations de juristes a dû y être pour quelque chose, au moins en partie. Jusqu’aux années 80, les juristes étaient très peu familiers du droit européen et donc très critiques d’une construction qui ne prenait pas les voies habituelles du droit international ou des règles du jeu démocratique. A partir de ces années, une nouvelle génération de juristes biberonnée au droit communautaire a pris le relai dans les institutions (Conseil d’État, Cour de cassation, etc) et a certainement vu la construction européenne sous un angle beaucoup plus favorable et beaucoup moins critique.

Il y a certainement eu en outre des dynamiques de promotions internes au sein de chaque institution (ex : au sein du Conseil d’Etat) des éléments les plus favorables à la construction européenne et la mise à l’écart des voix plus critiques, mais ce n’est qu’une intuition, je n’ai aucune preuve.

Au sein du Conseil constitutionnel, les choses sont moins mystérieuses. Le Conseil constitutionnel est composé de personnes nommées par le pouvoir politique, qui plus est sans que le fait d’être un juriste de formation ne soit une condition. On voit mal le pouvoir politique nommer des personnalités ouvertement critiques de la construction européenne. On a d’ailleurs plutôt vu l’inverse avec des fédéralistes assumés : Simone Veil, Jacques Barrot, Alain Juppé, etc.

9/ Le destin de la France dans l’UE vous semble-t-il en contravention avec les aspirations originelles de la Révolution française ? 

Je ne suis pas un expert de la révolution française mais si l’on prend pour référence la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 alors on peut effectivement conclure que les traités européens contreviennent à plusieurs de ses principes essentiels et en particulier au principe de séparation des pouvoirs.

Selon les canons habituels de la démocratie parlementaire, le pouvoir exécutif doit être séparé du pouvoir législatif, or au niveau européen ce n’est pas le cas. Le pouvoir législatif est co-exercé par le Parlement européen qui est effectivement élu démocratiquement mais également par le Conseil de l’UE qui est composé de l’ensemble des ministres des gouvernements des Etats membres de l’UE, soit environ 240 ministres. Si dans certain cas des ministres peuvent avoir été élus lors de législatives, leur nombre est très limité, l’écrasante majorité a été nommée. On se retrouve donc avec des membres du pouvoir exécutif (non élus) qui votent les lois (les directives et les règlements) européennes.

Pour prendre un exemple concret, Bruno Lemaire qui n’est pas député et qui avait réuni 2% des suffrages lors des primaires de la droite en 2016 a voté au nom de la France près de 70 directives et règlements depuis 2017 au sein de la formation économie et finances (« ecofin ») du Conseil de l’UE.

Dans certains Etats membres, la critique peut être nuancée car le ministre vote les directives en vertu d’un mandat conférée par son Parlement. C’est notamment le cas au Pays-Bas et au Danemark. En France, non seulement le ministre agit sans mandat mais les députés n’ont même pas accès aux documents de négociation. Mais même dans les pays où il existe un certain contrôle parlementaire, ce contrôle est le plus souvent limité car disposant de trop peu de temps et de ressources pour suivre correctement chaque négociation.

Outre la composition problématique de cette chambre législative, son opacité l’est tout autant. Les discussions ne sont pas publiques, seuls quelques extraits inexploitables sont publiés, les procès-verbaux sont barrés de la mention LIMITE qui interdit leur mise à disposition au public et quand ils sont disponibles, ils sont indigents. Dit autrement, il faut imaginer un Parlement au sein duquel on ne sait pas ce que les « députés » se disent ni ce qu’ils votent. Cette opacité a d’ailleurs été condamnée par la médiatrice de l’UE, Emily O’Reilly en mai 2018. Depuis sa décision aucun progrès n’a été fait, impossible de savoir quelle est la position de notre gouvernement sur un texte donné (sauf en fonction de son bon vouloir mais aucun texte ne l’y oblige). On ne le sait qu’une fois le texte adoptée, c’est la politique du fait accompli.

Autre contradiction avec le texte de la déclaration de 1789 est celle avec son article 3 qui prévoit « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » qui s’il a avait été respecté aurait rendu impossible tout transfert de souveraineté et tout dispositif supranational. 

Enfin on peut penser au principe « pas de taxation sans représentation » (sur la souveraineté du parlement en matière budgétaire) qui par définition est incompatible avec le traité de Maastricht, à la monnaie unique et au pacte de stabilité budgétaire qui ont mis en place un arsenal normatif visant à contraindre la souveraineté budgétaire des parlements nationaux avec notamment des sanctions en cas de violation des règles de déficit budgétaire et d’endettement public (les fameuses règles des 3% et 60%). Depuis 2013, il est même permis à la Commission européenne de retoquer un budget national. Cela n’a rien d’hypothétique, c’est arrivé en octobre 2018 à l’Italie. Et même si à ce jour aucune sanction n’a été prise au titre de la procédure de déficit excessif (en revanche l’Espagne a bien reçu une amende en vertu de la procédure de déséquilibres macro-économiques excessifs), l’arsenal a bel et bien joué son rôle car l’austérité a bien été appliquée dans la zone euro et aux pressions de la Commission se sont ajoutées la pression de la BCE et de celles des États dits frugaux (Finlande, Pays-Bas, Autriche, etc.).

10/ Si pour les besoins de la cause que nous évoquons ici, vous deviez endosser à nouveau la robe d’avocat, que réclameriez-vous devant quelle juridiction, et pour quels motifs ? Question subsidiaire : Que vous manque-t-il pour soumettre votre démonstration à l’appréciation du plus grand nombre de nos compatriotes ?

Idéalement j’aimerais que le film puisse être projeté en salles à Paris et en régions à l’occasion de projections débats. Mais à l’heure actuelle je ne peux pas le faire car je n’ai pas le budget pour financer l’extension des droits INA à des projections en salle. Je n’ai pu financer avec mes économies que les droits pour une diffusion web. Il faut savoir que l’utilisation d’archives INA est extrêmement coûteuse, entre 80 et 130 euros les 30 secondes pour une diffusion web. Dans mon film il y a près de 50 minutes INA…L’extension des droits INA pour une projection non commerciale du film en salles serait de 5000 euros. Je ne les ai pas. C’est pourquoi j’ai ouvert une cagnotte Tipeee que l’on trouve en lien sous le film. J’ai mis un objectif de 20 000 euros sur la cagnotte car cela me permettrait de rentrer en partie dans mes frais et de je l’espère de réaliser d’autres films par la suite.

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L'IA peut favoriser un nouvel humanisme.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 21 juin 2024
David Lisnard est président de l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité 

 

1/ Quelle est votre position sur la question de la souveraineté numérique nationale ?

Elle est cruciale dans un monde où l’intelligence artificielle (IA) révolutionne rapidement la société et l’économie. Le marché mondial de l’IA, estimé à plus de 200 milliards de dollars en 2023, pourrait dépasser 1 000 milliards de dollars d’ici 2030. Pourtant, la France et l’Europe accusent un retard par rapport à l’Amérique du Nord et à l’Asie. Il est impératif de rattraper ce retard pour éviter de devenir des colonies numériques des États-Unis et de la Chine.

Pour acquérir cette souveraineté, il faut adopter une politique offensive et innovante qui transforme les défis de l’IA en opportunités de développement économique et en facteurs d’émancipation individuelle. L’IA, bien que potentiellement aliénante, peut également libérer l’humanité des tâches pénibles et répétitives, favorisant ainsi un nouvel humanisme.

L’homme a toujours su utiliser les technologies pour progresser : la domestication du feu, l’agriculture, l’écriture, ou encore l’imprimerie. L’IA offre la même opportunité en permettant de se consacrer davantage aux évolutions cognitives.

Cependant, le désintérêt pour les filières scientifiques et la difficulté croissante à recruter des ingénieurs posent de graves problèmes. Moins de jeunes, notamment des femmes, sont attirés par ces filières, ce qui entraîne une baisse du nombre d’ingénieurs formés et menace les compétences futures de la France.

Il est urgent d’anticiper les effets de l’IA sur l’emploi, la formation et le travail, afin de ne pas subir ces évolutions. L’homme utilisant l’IA remplacera celui qui ne le fait pas. Il est donc essentiel de prendre des risques pour accompagner cette révolution et profiter des progrès qu’une IA contrôlée peut générer.

La France et l’Europe ne doivent pas se contenter d’être des régulateurs ou des utilisateurs, mais doivent devenir des producteurs industriels d’IA. Une régulation excessive qui freinerait l’innovation alors que les autres continents avancent serait catastrophique. Il est impératif de mettre en place une politique ambitieuse de recherche et d’investissements massifs dans les nouvelles technologies, en créant une DARPA européenne. (NDLR : La Defense Advanced Research Projects Agency est une agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire).

Redevenir une puissance éducative, scientifique, technologique et entreprenante est le seul moyen de défendre notre culture, nos libertés et nos valeurs. C’est ainsi que nous pourrons relever les défis climatiques, médicaux, éducatifs, logistiques et sécuritaires de notre époque.

2/ L’Union européenne vous semble-t-elle tirer suffisamment parti de la puissance des nations du Vieux Continent ? Et nous pouvons aussi vous poser la même question dans l’autre sens, si vous le voulez bien.

En matière de souveraineté numérique, face à l’hégémonie américaine et asiatique, l’échelle pertinente de décision stratégique et d’action structurante est évidemment européenne.

La France héberge des start-ups IA très compétitives telles que Mistral AI, LightON, et Hugging Face, qui développent des modèles de fondation capables de concurrencer les géants américains comme Open AI.

L’AI Act, le règlement européen de l’intelligence artificielle, adopté à l’unanimité par les 27 États membres le 21 mai dernier, vise à construire une IA de confiance, équilibrant innovation et droits fondamentaux, notamment en matière de droits d’auteur et de protection des données personnelles. Prévu pour entrer en vigueur en 2026, ce règlement catégorise les applications d’IA selon leur niveau de risque et impose des obligations à tous les acteurs du secteur en Europe.

Cependant, il faudra veiller à ce que cette réglementation n’entrave pas l’innovation des entreprises européennes, majoritairement des PME, en raison des coûts de conformité et de la complexité administrative. L’UE ne doit pas se contenter d’être un régulateur mais doit aussi soutenir activement les entreprises européennes en intégrant l’IA au cœur de sa politique industrielle.

Je plaide depuis longtemps pour la création d’une DARPA européenne. Une telle agence aurait pu financer Mistral AI, évitant ainsi son partenariat stratégique avec Microsoft. De même, dans le secteur du cloud computing, une DARPA européenne pourrait soutenir OVH Cloud pour renforcer sa compétitivité face à Amazon Web Services, Microsoft Azure, Google Cloud et IBM.

Une DARPA européenne pourrait également financer des IA souveraines pour protéger les entreprises et les organisations publiques européennes. En conclusion, l’Europe doit adopter une politique ambitieuse de recherche et d’investissements massifs pour devenir une puissance éducative, scientifique, technologique et entreprenante, et ainsi défendre nos libertés et valeurs.

3/ Quel regard portez-vous sur l’idée d’une possible souveraineté numérique municipale ?

La souveraineté numérique municipale, entendue comme la possession d’infrastructures numériques par une mairie, est possible bien que complexe. Certaines villes investissent dans des data centers locaux pour soutenir leurs initiatives de ville intelligente.

Cependant, pour de nombreuses municipalités, surtout de taille plus modeste, la création et l’exploitation de data centers peuvent être trop contraignantes en raison du coût financier et environnemental.

Il est néanmoins impératif pour les municipalités d’assurer la sécurité et la souveraineté des données qu’elles créent, collectent et traitent, et de se prémunir contre les cyberattaques. Ce volet doit être intégré dans leur politique de prévention et de gestion des risques.

Il est crucial de garantir l’accès aux données publiques aux acteurs locaux et de promouvoir des chartes territoriales de la donnée pour réguler le partage des données d’intérêt général.

En matière d’IA, et particulièrement d’IA Générative, des principes stricts doivent être respectés par les municipalités :

  • Connaître l’origine et l’entraînement des IA utilisées.

  • Assurer la qualité et la fiabilité des données utilisées.

  • Privilégier les modèles open source.

  • Utiliser des plateformes souveraines.

  • Adopter les solutions certifiées SecNumCloud pour sécuriser les données sensibles (recommandation de l’ANSSI).

Par exemple, OVH Cloud, dont les data centers sont majoritairement situés en Europe et certifiés SecNumCloud, garantit la sécurité des données.

Les collectivités territoriales produisent et traitent d’importantes quantités de données par leurs services aux citoyens, familles et entreprises. Il est donc crucial de protéger ces données et de garantir leur souveraineté numérique, conformément à la circulaire n°6282-SG, qui impose aux collectivités d’utiliser des solutions cloud souveraines hébergées en France pour tout nouveau projet numérique.

Assurer la souveraineté numérique municipale, c’est protéger les données publiques tout en soutenant une stratégie de sécurité et de développement local cohérente et proactive.

4/ Quel est l’environnement numérique à Cannes ?

Le contexte actuel doit nous conduire à un maximum de prudence.

Ce que je peux vous dire c’est que nous avons un environnement collaboratif largement utilisé dans le monde pour les outils de visio, de messagerie et de fichiers partagés non sensibles sur le plan de la confidentialité.

Nous utilisons en revanche des outils français certifiés pour les procédures de parapheurs électroniques associant la dématérialisation des processus (Workflow) et signatures électroniques utilisés par exemple pour l’urbanisme, la signature des bons de commande, etc.

Enfin, nous avons une politique très sensible sur l’utilisation du cloud pour des raisons de confidentialité concernant certaines catégories de données. Des lors, nous possédons nos propres datacenters et serveurs pour assurer la sécurité de ces données.

5/ Les géants américains organisent constamment, l’appeau à la bouche, des tours de France pour y dispenser des formations « gratuites ». Selon vous : s’agit-il là d’un investissement toujours bienvenu ou bien plutôt le germe de nos dépendances futures ?

Au départ, ces géants sont venus à la rencontre de l’Association des Maires de France pour proposer leur aide dans la prise en main des outils numériques par les collectivités. Toutefois, ces initiatives se sont progressivement orientées vers des formations en cybersécurité. Or, ces entreprises ne possèdent pas toujours les agréments requis, et leur discours n’est pas toujours adapté aux besoins spécifiques des collectivités locales.

Pour pallier ce manque, l’AMF a lancé, fin 2022, une formation en partenariat avec l’ANSSI, la CNIL et cybermalveillance.gouv. Cette formation est spécifiquement conçue pour les collectivités et comprend des exercices pratiques et des mises en situation. Un focus sur cette formation sera d’ailleurs organisé lors du Congrès des maires de cette année.

En ce qui concerne les solutions d’IA et particulièrement l’IA Générative (IAG), il est crucial de bien comprendre leur fonctionnement. Il faut examiner sur quel modèle de langage ces solutions sont basées, quelles données ont été utilisées pour entraîner ces modèles, et s’assurer que cet entraînement respecte les droits de propriété intellectuelle. Il est également essentiel de vérifier les garanties offertes par le prestataire en termes de souveraineté et de sécurité des données traitées par l’IAG.

Ainsi, bien que ces formations puissent sembler bénéfiques à court terme, elles risquent de créer une dépendance envers les technologies et les pratiques des géants américains. Il est donc crucial de développer des solutions locales et de promouvoir des formations adaptées aux besoins et aux réalités des collectivités françaises.

L’AMF a déjà souligné la nécessité d’accompagner la mise en œuvre du RGPD et des nouvelles directives (DSA, DMA) pour les collectivités, ainsi que la mutualisation des DPO pour les plus petites d’entre elles.

6/ Les villes de France, leurs structures hospitalières tombent les unes après les autres sous le feu de la cybercriminalité. Quels leviers nouveaux convient-il d’actionner pour limiter le plus possible la capacité de nuisance de ces hackers ?

Pour renforcer la lutte contre les cyberattaques, il est crucial de recourir à des outils basés sur l’Intelligence Artificielle (IA) et la technologie Blockchain. Ces technologies offrent des moyens puissants pour détecter, prévenir et répondre aux menaces cybernétiques de manière plus efficace.

Un plan d’action national, coordonné par le Ministre de l’Intérieur, est indispensable. Une commune ou un établissement hospitalier ne peuvent plus gérer seuls ces risques complexes aux conséquences potentiellement graves. Une approche centralisée permettrait d’harmoniser les efforts, d’optimiser les ressources et de garantir une réponse cohérente et efficace à l’échelle du pays.

Ce plan devrait inclure :

  • Développement et déploiement d’outils d’IA : Utilisation de l’IA pour la détection précoce des intrusions et des comportements anormaux dans les systèmes.

  • Implémentation de la Blockchain : Utilisation de la blockchain pour sécuriser les transactions et les données sensibles, rendant plus difficile leur falsification ou leur accès non autorisé.

  • Formation et sensibilisation : Renforcement des compétences en cybersécurité des personnels municipaux et hospitaliers, via des formations continues et des exercices pratiques.

  • Partenariats public-privé : Encouragement de la collaboration entre les entités publiques et les entreprises privées spécialisées en cybersécurité pour partager les connaissances et les meilleures pratiques.

  • Création d’équipes de réponse rapide : Établissement d’équipes spécialisées capables d’intervenir rapidement en cas d’attaque, minimisant ainsi l’impact et les dommages.

En agissant de manière concertée et en tirant parti des technologies avancées, la France pourra mieux protéger ses infrastructures critiques contre la cybercriminalité.

7/ Au plan économique, êtes-vous un promoteur de la commande publique municipale en faveur des entreprises françaises ?

Les principes du Code de la Commande Publique en vigueur ne permettent pas de favoriser les entreprises françaises ou européennes par rapport aux entreprises étrangères.

Le Code de la Commande Publique, conçu initialement pour prévenir la corruption des élus et fonctionnaires, ne sert pas toujours à obtenir le meilleur rapport qualité/prix. La rigidité des procédures et la crainte de litiges poussent souvent les acheteurs publics à écarter les solutions les plus adaptées.

Il nourrit une bureaucratie coûteuse, plus soucieuse du respect de procédures complexes et de la gestion des risques juridiques que de la performance économique et technologique.

A titre personnel, je pense que l’on pourrait envisager de remplacer le Code de la Commande Publique par des contrôles a posteriori, aléatoires, pour vérifier que les achats respectent les principes d’égalité de traitement des candidats et de prévention des conflits d’intérêts. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pourrait effectuer ces contrôles, assurant ainsi une plus grande flexibilité et efficacité dans la commande publique, tout en préservant l’intégrité des processus d’achat.

Par ailleurs, la question ne devrait pas porter sur une forme de préférence locale ou nationale mais sur la capacité des entreprises locales et françaises à être compétitives. Cette compétitivité doit être mesurée par des critères objectifs et comparables au niveau international, tels que l’innovation, la qualité des produits, la gestion efficace des coûts, et la capacité à pénétrer de nouveaux marchés.

Il me paraît ainsi bien plus essentiel d’encourager les entreprises à être toujours plus performantes plutôt que de leur réserver des marchés. Cela passe par un soutien à l’innovation, des investissements en recherche et développement, et un accès facilité aux marchés extérieurs à travers des accords de libre-échange équilibrés et des partenariats stratégiques.

8/ Sur ces sujets de souveraineté, quelle est votre marge d’action par rapport aux maires de France ? Et en fonction de cette dernière, quelles réalisations particulières aimeriez-vous que saluent vos successeurs ?

Sur les sujets de souveraineté numérique, il est crucial d’informer et de sensibiliser les élus locaux à travers les formations proposées, sans leur imposer des solutions, qui relèvent de leurs propres choix de gestion.

Les formations dispensées par l’AMF incluent des modules spécifiques dédiés à la prévention des risques majeurs, notamment en matière de cyberdéfense. Le modèle que nous avons mis en place avec l’ANSSI se répand au sein de nos associations départementales, comme dans le Gers, la Manche et la Seine-et-Marne. Cela démontre l’efficacité de cet outil et l’engagement des élus locaux à s’en saisir, ce qui est très encourageant.

En tant que président de l’AMF, mon objectif principal est de servir au mieux les maires et présidents d’intercommunalité qui m’ont accordé leur confiance. J’aimerais que mes successeurs saluent la mise en place de ces formations et leur succès, ainsi que la sensibilisation accrue des élus locaux aux enjeux de la souveraineté numérique. C’est un motif de satisfaction de voir ces initiatives porter leurs fruits et contribuer à la protection et à la résilience de nos collectivités face aux cybermenaces.

9/ Estimez-vous que les villes de France aient suffisamment recours à la voie référendaire dans le cadre de leur exercice de la démocratie ?

Le recours à la voie référendaire relève de la décision de chaque Maire. Je n’ai pas à porter de jugement sur ce choix.

10/ Vous soutenez à Cannes le développement de ce que l’on appelle le « New Space ». Serait-ce que vous aimez vous projeter vous-même « vers l’infini et au-delà ? »

Ce que je souhaite, c’est que notre pays prenne enfin son envol pour le 21ème siècle. Mon objectif est de rassembler les énergies pour soutenir ce redressement. Quant à « l’infini et au-delà », je préfère rester ancré dans la réalité pour affronter les défis immédiats qui nous attendent. L’au-delà arrive assez vite…




Courir après le wagon étranger du cloud et des logiciels cyber me semble ridicule.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 7 juin 2024
Hugues Foulon est directeur exécutif d’Orange et CEO d’Orange Cyberdéfense

 

1/ Quelle différence faites-vous entre « cyberdéfense » et « cybersécurité » ?

Dans les acceptions traditionnelles, la cyberdéfense recouvre plutôt ce qui est du ressort de la défense nationale – d’une forme de mission de service public. La défense est dynamique, évolutive en mesure de protéger et de riposter, quand la sécurité est statique.

Adosser le terme Cyberdefense à l’opérateur Orange pour représenter nos couleurs est un choix fort et réfléchi qui témoigne de notre capacité à accompagner de manière exhaustive nos clients. Orange Cyberdéfense est un acteur cyber à 360° capable d’adresser l’ensemble de la kill chain et d’évoluer au rythme de la menace.

Chez Orange Cyberdefense nous n’avons que des solutions de défense, sauf sur un domaine d’activités précis : le pentesting. Il s’agit d’attaquer – à la demande du client – la sécurité informatique d’un périmètre donné afin de tester sa résistance et atteindre différentes cibles, différentes missions ; de l’arrêt d’une usine à l’infiltration dans les boites mail de membres du comité exécutif.

2/ A quels facteurs attribuez-vous le déchainement « aveugle » de la cybercriminalité ?

En premier lieu, l’appât du gain et le retour sur investissement. L’argent facile est dans ce domaine intrinsèquement lié au manque d’hygiène numérique des citoyens. Imaginez un instant l’explosion du nombre de cambriolages si 1 habitant sur 2 ne fermait pas à double tour la porte de sa maison en quittant son domicile, laissait trainer son double de clé dans le jardin ou une fenêtre mal fermée à l’étage. Ce même appât du gain rend le cyberattaquant susceptible d’attaquer une cible vulnérable et donc de plus en plus les petites entreprises ou les particuliers.

Ensuite, l’instabilité géopolitique renforce l’accélération et la complexification de la menace en cybersécurité. Nous observons (dans le rapport annuel d’Orange Cyberdefense, Security Navigator 2024) l’émergence d’une tendance autour de l’hacktivisme qui vise particulièrement l’Europe.

Le rapport à l’argent et les conflits internationaux sont à l’origine de bien des maux dans nos sociétés modernes ; la cybercriminalité n’y échappe pas.

3/ Notre arsenal juridique vous paraît-il suffisamment dissuasif en la matière ?

L’arsenal juridique tout comme l’arsenal règlementaire sont renforcés au sein des pays européens et doivent venir en soutien d’acteurs privés forts et en capacité d’innover et se développer. Le propre de nos démocraties est d’avoir la capacité de nous doter d’outils parfois puissants, souvent dissuasifs pour accompagner des bouleversements de société

Mais au-delà des arsenaux juridiques et règlementaires, l’Europe doit aussi être en mesure de stimuler son tissu d’acteurs privés sous peine de rester au ban des économies mondiales, spectateur des entreprises tech américaines ou chinoises. La comparaison au monde physique est toujours édifiante : espère-t-on que l’arsenal juridique suffise à réduire cambriolages, vols et autres infractions ou délits ?

Par ailleurs, l’arsenal juridique européen bute sur la virtualisation des attaques et des preuves ainsi que sur la domiciliation des cybercriminels dans des pays inaccessibles par nos tribunaux sans une coopération internationale forte et volontariste.

4/ Comment évaluez-vous le degré de coopération internationale face à ce fléau universel ?

Comme mentionné auparavant, la coopération internationale est nécessaire pour faire face au risque en cybersécurité. Nous notons des lacunes sur notre capacité à interpeller des cybercriminels et l’arsenal juridique gagnerait à être étendu et partagé à l’échelle mondiale.

Au-delà des Etats et institutions internationales cherchant à renforcer leur collaboration stratégique en matière de cybersécurité, l’écosystème bénéficie d’une coopération naturelle entre experts, observateurs avertis, aficionados ou héros sans cape : l’alliance du bien contre le mal. La connaissance de la menace est ainsi bénévolement partagée sur des réseaux de connaisseurs palliant le manque actuel de coopération institutionnalisée.

5/ Nous avons coutume de dire ici que la moitié de l’économie mondiale sera bientôt dévolue à la sécurisation de l’autre ? Qu’est-ce que cela dit des temps que nous vivons et particulièrement du progrès que nous pensons avoir manifesté ?

L’augmentation inexorable et nécessaire des dépenses en matière de sécurité (informatique notamment) traduit un monde qui se conflictualise et se digitalise. Les surfaces d’attaques ne font que grandir, de même que les motifs pour attaquer son adversaire, historique ou de circonstance. Nos sociétés ont longtemps conféré au monde digital une confiance dont il n’est historiquement pas digne. Les investissements vont continuer car le « Secured by design » est encore loin d’être la norme.

Néanmoins, les progrès technologiques notamment de l’Intelligence Artificielle devraient venir diminuer le poids des dépenses dévolue à la sécurisation et concourir à des gains de productivité, d’efficacité et mise à l’échelle de la sécurisation.

6/ Auriez-vous en tête une métaphore qui nous permette de comprendre votre vision des modalités nécessaires de protection de nos économies, à l’échelle nationale et à l’échelle communautaire ?

Dans le milieu de la cybersécurité, il n’y a ni ami, ni allié. Tout en construisant une coopération internationale, il est important d’avancer en cavalier seul avec une autonomie stratégique aux bornes européennes ou nationales selon la criticité et la nature des sujets.

7/ On entend parfois que la souveraineté, ce serait « le repli sur soi » (sic), mais l’idée alternative de l’autonomie stratégique selon laquelle nous devrions « choisir nos dépendances » ne vous semble-t-elle pas friser l’oxymore ?

Les mots totem de « souveraineté » ou « autonomie stratégique » recouvrent chacun un vœu pieu à ce stade de l’Histoire technologique.

Il faut sortir de la naïveté et pousser pour une souveraineté pragmatique, une autonomie stratégique à géométrie variable. Les clouds souverains à l’instar du projet Bleu en sont l’incarnation.

Cela ne doit pas nous empêcher d’investir dans les secteurs d’avenir et de monter dans le train des prochaines évolutions technologiques avant qu’il ne soit trop tard. Mais courir après le wagon étranger du cloud et des logiciels cyber me semble ridicule. Utilisons avec raison les technologies aujourd’hui sur le marché (en cybersécurité, à 99% américaines ou israéliennes) et soyons intransigeants sur nos conditions de partenariat.

Comparaison ne vaut pas toujours raison mais le développement du nucléaire civil en France est illustratif d’une politique industrielle efficace et pragmatique. Dans l’après-guerre, Westinghouse devient le fer de lance de la stratégie américaine pour développer l’énergie nucléaire dans le pays et à l’international. Dans un domaine hautement stratégique, la France se dote donc d’équipements américains, les meilleurs du marché alors.

Aujourd’hui, la France s’est hissée en nation leader en la matière et est dotée d’une filière robuste et réputée mondialement. Le même chemin pourrait être pris par la technologie et particulièrement la cybersécurité.

Nous pouvons les observer à 3 niveaux.

Dans la protection des actifs critiques propres d’Orange, pour les besoins internes du Groupe. Cela nous amène à protéger les activités de l’opérateur historique et leader mondial des télécommunications, notamment lors d’évènements mondiaux comme les Jeux Olympiques.

Dans notre capacité à offrir des services innovants à nos clients et à tous les Français comme très récemment le lancement d’un portail de levée de doutes en France (Orange Cybersecure) accessibles gratuitement afin d’accompagner les citoyens dans la quête d’une meilleure hygiène numérique.  L’enjeu est de ne plus se faire piéger par un mail douteux ou un SMS frauduleux et subir les conséquences financières désastreuses d’une opération de phishing.

Enfin dans les solutions de souveraineté et la proximité de nos équipes que nous proposons à nos clients face à une certaine concurrence encline à proposer de plus en plus des modèles opérationnels localisés dans des pays à bas coûts. Les clients les plus critiques nous font confiance partout dans le monde : les Ministères français, la police belge, un aéroport à Amsterdam ou des hôpitaux suèdois.

9/ A côté de la question de la « commande publique », se trouve celle, non moins importante, de la « commande privée ». Dans quelle mesure soutenez-vous par la commande confiante auprès des acteurs de l’écosystème numérique français ?

Orange Cyberdefense travaille depuis toujours avec l’écosystème cyber français : des startups adressant un nouveau domaine comme Stoik avec l’assurance en cybersécurité, le tissu académique avec des nouvelles écoles spécialisées comme Oteria ou des institutions déjà bien installées ainsi que les fournisseurs de logiciel.

Mais le soutien de l’écosystème de la cybersécurité par les géants du privé ne suffit pas. Cela pose la question du passage à l’échelle, de l’acceptation de l’échec et du risque et des modalités de financements aujourd’hui faibles en Europe, relativement à nos pairs américains et chinois.

10/ Vous êtes passé par Polytechnique, dont la devise est « « Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire » et aussi par l’IHEDN. Dans quelle mesure ces deux expériences imprègnent-elles vos actuelles fonctions ?

J’ai la chance d’occuper aujourd’hui une position à la confluence d’appétences personnelles et professionnelles. La cybersécurité recouvre de forts enjeux technologiques, une proximité avec le monde de la défense nationale et des enjeux géopolitiques internationaux, au cœur d’une entreprise avec une mission de service public encore puissante, tout en étant un domaine en pleine croissance et crucial pour l’avenir de nos sociétés. Orange Cyberdefense est une tour de contrôle, un observatoire passionnant et riche de l’évolution du paysage de la cybersécurité. Le pari d’Orange, acteur de confiance historique, d’investir massivement dans la cybersécurité était audacieux mais porte aujourd’hui ses fruits. Mes valeurs patriotiques et scientifiques sont comblées dans cette aventure professionnelle. Pour la Gloire, je laisserai le commentaire à d’autres.




À la "mondialisation heureuse" succède ce que j’appellerais une "ère athénienne".

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 7 juin 2024
François-Xavier Carayon est consultant en stratégie et conférencier en finance et éthique. Il vient de publier « Les États prédateurs. Fonds souverains et entreprises publiques à la conquête de l’Europe » aux Éditions Fayard.

 

1/ Quel nom de baptême donneriez-vous à l’ère qui s’annonce et semble succéder à la « mondialisation heureuse » ?

À la « mondialisation heureuse » succède ce que j’appellerais une « ère athénienne ».

J’emprunte le terme à Thucydide. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, il nous livre une leçon d’une grande pertinence pour comprendre les ressorts idéologiques et les visées des nouvelles puissances de la mondialisation.

La scène se déroule en 416 avant Jésus-Christ, alors que Sparte et Athènes s’affrontent pour la domination de la Grèce. Mélos, une petite île au sud de la mer Égée, entend rester extérieure au conflit qui l’entoure. Elle souhaite se tenir à l’écart des quêtes de pouvoir et de domination. Pour justifier sa position auprès des représentants athéniens, les Méliens expliquent qu’une coopération pacifique et juste entre États est à la fois possible et souhaitable. Mais les espoirs méliens viennent se briser sur le mur de la froide logique athénienne : une logique d’intérêts, de rapports de force et de domination. Le siège de Mélos est sanglant et l’île est tombe sous le joug d’Athènes.

En Europe, nos responsables politiques et technocrates parlent depuis quarante ans davantage de « coopération » que de « puissance ». Ils se préoccupent moins des « dépendances » que de l’« interdépendance » dont ils saluent les effets pacificateurs. En face de nous, les nouvelles puissances (BRICS, Etats du Golfe…) veulent le pouvoir ; et l’économie est devenu un terrain de prédilection dans cette quête. Ces nouveaux « athéniens » redéfinissent déjà les règles du jeu de la mondialisation.

2/ Qu’est-ce qu’un fonds souverain et comment expliquez-vous que la France ne s’en soit pas dotée ?

Les fonds souverains sont des véhicules d’investissement créés, détenus et contrôlés par des États ou des collectivités territoriales.

Ils apparaissent dans les années 1950, à l’initiative de pays bénéficiant d’importantes rentes gazière ou pétrolière. À partir des années 1990, les réserves de change considérables accumulées par les pays asiatiques donnent naissance à une nouvelle génération de fonds souverains.

S’ils se présentent comme des outils purement financiers, certains d’entre eux, poursuivent dans l’ombre des objectifs politiques. Leurs investissements représentent alors des menaces potentielles pour l’Europe. Des menaces à notre prospérité – quand ces investissements ont pour but de s’emparer de nos meilleures technologies ou savoir-faire – et des menaces à notre liberté – quand ces investissements créent chez nous des dépendances critiques à l’égard des nations rivales.

En France, Bpifrance s’apparente à un fonds souverain. Mais l’usage qui en est fait, comme chacun sait, très différent. Il n’est pas porté par une vision suffisamment précise de nos intérêts stratégiques, des marchés à défendre et de ceux à conquérir. Et ses moyens sont en l’état trop limités.

3/ Quel regard portez-vous sur Choose France ?

On a parfois l’impression que c’est la grande messe des libre-échangistes béats.

Les investissements étrangers sont bien sûr une source essentielle, voire vitale, de financement de notre économie. Il est bon pour cela que nous offrions un visage attractif sur le plan fiscal, administratif, ou en matière de formation professionnelle.

Pour autant, il faut être en capacité de distinguer les investissements qui nous profitent, de ceux qui conduisent à notre déclassement économique ou stratégique. Célébrer toute forme d’investissement étranger sur notre territoire, alors même que la France n’est pas à en mesure d’identifier et bloquer toutes les menaces qui pèsent sur elle, pose évidemment problème.

4/ Comment définiriez-vous le lien entre autonomie stratégique et souveraineté ?

L’autonomie stratégique, c’est la capacité pour une nation à agir librement, indépendamment du désir des autres nations. C’est une conquête de tous les jours pour s’affranchir des dépendances extérieures. C’est la condition de la souveraineté nationale et la base de la puissance.

Dans ce livre, afin d’éclairer les stratégies de puissance des États prédateurs, je tente de sortir de la dichotomie traditionnelle « Hard power » / « Soft power ». Leurs stratégies se comprennent davantage à travers une trilogie d’objectifs vitaux que je propose comme grille de lecture : la conquête de l’autonomie stratégique, sans laquelle il n’est pas de capacité à agir librement ; la fabrication des alliances stratégiques, qui accroissent autonomie et capacité d’action ; et enfin, la quête de la domination stratégique, qui permet d’imposer aux autres États sa volonté par la menace.

5/ Beaucoup d’entreprises françaises stratégiques « passent sous pavillon » américain ou chinois ? Avez-vous le sentiment que nous ayons, en France, une culture de prédation ?

Nous souffrons d’abord d’un défaut de compréhension des stratégies de prédation étrangères. Nos élites politiques et administratives semblent souvent ne pas disposer de la bonne grille de lecture idéologique pour cela.

Dans l’autre sens, nous n’avons pas développé depuis bien longtemps de culture stratégique « offensive ». En d’autres termes, notre appareil d’Etat n’a ni le désir ni les moyens de coordonner ou de mener des offensives économiques chez nos rivaux pour défendre nos intérêts.

6/ Qu’est-ce que le CFIUS et existe-t-il un équivalent en France ?

C’est le nom donné aux Etats-Unis au dispositif de filtrage des investissements étrangers. Il a été mis en place dès les années 1970 pour examiner les investissements étrangers réalisés aux États-Unis et identifier les opérations pouvant avoir des impacts sur la sécurité nationale américaine.

La France s’est, pour sa part, dotée dans les années 2000 d’un dispositif de contrôle dit « IEF ». Sa principale faiblesse, outre ses moyens limités en comparaison à ceux des pays anglo-saxons, est de ne pas pouvoir filtrer les investissements sur la base de notre intérêt économique national. Il se contente de défendre (avec plus ou moins de succès) les intérêts du pays en matière « d’autorité publique, d’ordre public, de sécurité publique ou de défense nationale ». C’est regrettable quand les Américains, mais aussi les Canadiens et bien d’autres, s’autorisent à défendre à travers leur dispositif de filtrage les intérêts économiques, c’est-à-dire leurs technologies de pointe, leurs savoir-faire d’exception, leurs capacités de recherche et développement… et même leurs emplois.

7/ Du point de vue de l’économie politique, quel est à vos yeux le principal enjeu de la guerre économique ?

À mon sens, l’enjeu de la guerre économique est de trouver le juste équilibre entre ouverture et protections, entre coopération pacifique et rapports de force, afin de protéger et de faire grandir in fine notre puissance nationale, sans laquelle les nations sont vouées à disparaitre.

Ces dernières décennies la balance a penché systématiquement du côté de l’ouverture et de la volonté de coopération pacifique. Il faut retrouver pragmatisme et courage pour trouver une position plus en phase avec celle de nos rivaux.

8/ L’industrie de défense peine à trouver des financements. Aurions-nous l’intention de défendre nos pays avec des trotitnettes connectées éco-durables ?

On finirait par le croire ! De nombreuses banques refusent en effet de financer nos champions de la défense. C’est d’ailleurs comme cela qu’une entreprise publique émiratie, EDIC, a pu racheter en 2018 le fabricant historique de munition français Manurhin. Malgré des résultats financiers excédentaires, le français n’arrivait pas à trouver de financement auprès des banques privées comme publiques. Acculé, Manurhin fut placé en redressement judiciaire avant d’être racheté par les émiratis. La France « a laissé partir à l’étranger cette entreprise », « elle ne croit plus en son industrie » regrettera, amer, le président du directoire de Manurhin. Ironie de l’histoire, c’est le français Luc Vigneron, ancien PDG de Thales, recruté par les Émiratis pour faire passer un cap à leur industrie nationale de la défense, qui aura été à la manœuvre coté EDIC… Les représentants syndicaux de Manurhin auront eux-aussi soutenus l’offre émiratie : « la plus avantageuse », dira l’un des délégués…

9/ Voyez-vous un lien de causalité entre la manière dont notre pays forme, suscite et entretient ce qu’il est convenu d’appeler une « élite » et l’état préoccupant dans lequel se trouve la France ? Aurions-nous perdu le sens de l’intérêt général ?

C’est par cela que je commence mon livre ! Pour la bourgeoisie d’affaires d’aujourd’hui, la souveraineté et la prospérité nationales sont devenues des préoccupations parfaitement secondaires, voire ringardes. Faire carrière chez McKinsey, Morgan Stanley ou Baker McKenzie est un Graal, et y travailler au dépeçage d’Alstom ou de Lafarge ne culpabilise personne.

De leur côté, les élites politiques et intellectuelles n’ont pas su adapter leur grille de lecture pour comprendre la mondialisation telle qu’elle se transforme. C’était leur mission de jouer le rôle de vigies. La faillite française et européenne dans la guerre économique est avant tout la leur.




Aristote est hébergé sur des serveurs opérés par CentraleSupélec chez OVH

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 31 mai 2024
Renaud Monnet est directeur du Digital Lab de CentraleSupélec.

 

1/ Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la technologie d’IA générative souveraine ARISTOTE et comment elle est utilisée dans le domaine de l’enseignement supérieur ?

L’objectif que nous nous sommes fixé dans le projet Aristote, c’est d’enrichir les supports de cours (vidéos, présentations, documents) de sorte à aider l’étudiant dans son apprentissage et ses révisions. L’enseignant est au cœur du dispositif puisqu’il a la possibilité de valider les enrichissements qui sont produits par Aristote avant de les publier à l’attention des étudiants. Les premiers enrichissements réalisés sont la transcription d’une vidéo en texte, et l’analyse de ce texte pour fournir le résumé de la vidéo et des quizz qui permettent à l’étudiant de vérifier qu’il a bien compris. D’autres enrichissements sont en cours de prototypage.

2/ Quels sont les avantages ou éléments distinctifs d’ARISTOTE par rapport à d’autres outils d’IA tels que Chat GPT ou Copilot en particulier en ce qui concerne la protection des contenus pédagogiques et des données personnelles ?

C’est précisément pour éviter aux enseignants et aux étudiants d’avoir recours à des IA non souveraines telles que Chat GPT ou CoPilot que nous avons développé Aristote. En effet, lorsqu’un enseignant est amené à utiliser Chat GPT faute d’alternative, il fournit à Open AI une valeur tout à fait significative, puisqu’il livre son contenu de cours et, par les échanges qu’il a avec le chatbot, il aide Open AI à affiner son analyse du document. Le but du projet Aristote, c’est simplement de proposer aux enseignants une alternative souveraine afin qu’ils ne soient pas contraints de donner de la valeur à Open AI ou Microsoft.

3/ Comment ARISTOTE aide-t-il les étudiants dans leurs apprentissages et leurs révisions, et quels sont les résultats observés ou attendus en termes de taux de réussite aux examens ou de développement d’une certaine forme d’intelligence humaine ?

Prenons l’exemple d’un étudiant qui, lors de ses révisions, voit qu’il n’a pas compris une partie du cours. Sans Aristote, il peut certes aller chercher sur la plateforme vidéo de son établissement le replay du cours et trouver dans la vidéo le moment où l’enseignant a expliqué le concept. Chercher dans une vidéo, c’est long, surtout si l’étudiant n’a plus en mémoire le déroulé précis du cours. Avec Aristote, l’étudiant peut faire une recherche par mots clés dans la retranscription textuelle de la vidéo. Quand il a trouvé la phrase qu’il cherche, il clique et arrive directement au bon endroit dans la vidéo. Cet usage de « recherche par mots clés dans une vidéo » est apparu comme un gain de temps important pour les étudiants qui l’ont essayé. Par ailleurs, Aristote génère des quizz qui aident les étudiants à tester leurs connaissances. Ils peuvent ainsi se rassurer sur leur bonne compréhension du cours. En cas de réponse erronée, ils peuvent revenir au bon endroit dans la vidéo.

4/ ARISTOTE est décrit comme une plateforme ouverte. Quelles sont les possibilités pour les enseignants et les chercheurs de contribuer à son développement et de partager leurs innovations pédagogiques utilisant l’IA ?

Il est en effet possible de contribuer au projet en ajoutant des fonctionnalités d’analyse de la vidéo ou d’analyse du texte. Si des enseignants-chercheurs produisent un nouveau type d’enrichissement (par exemple, une reformulation du texte pour qu’il soit plus facile à comprendre par des étudiants asperger), alors nous pouvons intégrer ce nouvel enrichissement à la plateforme Aristote et tous les utilisateurs en bénéficieront.

5/ Le premier prototype d’ARISTOTE présentait trois fonctions principales. Pouvez-vous nous en dire plus sur chacune de ces fonctions et sur la façon dont elles ont évolué depuis ?

Le premier prototype d’Aristote a été réalisé par des étudiants, avec l’objectif de faciliter les apprentissages et les révisions. Les fonctionnalités ont été testées auprès des étudiants. Les plus utiles pour réviser se sont avérées être : chercher par mots clé dans une vidéo (comme on le fait déjà dans un document) , lire le transcript de la vidéo plutôt que de la visionner (car la lecture permet une mémorisation différente et permet de balayer plus rapidement un contenu), passer du transcript à la vidéo en un clic, demander une reformulation si on n’a pas compris ce que dit l’enseignant, disposer d’une traduction dans une autre langue, et tester ses connaissances avec un quizz qui ramène directement au bon endroit de la vidéo en cas de réponse incorrecte.

La faisabilité de ces fonctionnalités a été vérifiée durant la phase de prototypage, mais en appui sur Chat GPT. Or, notre but est clairement de ne pas nourrir d’IA propriétaire et donc la phase d’industrialisation vise à mettre en œuvre ces fonctionnalités sur des IA open source hébergées sur des serveurs souverains.

Par ailleurs, les enseignants ont exprimé le souhait de pouvoir valider les enrichissements produits par les IA. Donc Aristote propose un portail à l’enseignant qui lui permet de voir les enrichissements et de donner son accord pour leur publication.

Enfin, nous ne souhaitons pas ajouter un nouvel outil à la panoplie déjà étoffée des outils proposés aux étudiants et donc nous avons fait le choix de ‘“brancher” Aristote aux plateformes vidéos existantes. Nous travaillons donc avec les principales plateformes vidéo utilisées dans l’enseignement supérieur pour qu’elles se connectent à Aristote et présentent les enrichissements aux étudiants.

7/ La phase d’industrialisation d’ARISTOTE a permis de mettre à disposition des plateformes vidéo une API qui enrichit les vidéos grâce à l’IA. Quels sont les autres cas d’utilisation envisagés pour cette API, et comment cela pourrait-il bénéficier à un plus grand nombre d’étudiants et d’enseignants ?

La priorité est de connecter Aristote aux plateformes vidéos utilisées dans l’enseignement, primaire, secondaire, et supérieur.

7/ Le projet ARISTOTE va se poursuivre grâce à l’appui financier de la Direction Interministérielle du Numérique (DINUM). Quels sont les objectifs à court et à long terme pour cette nouvelle phase de développement, et comment comptez-vous mesurer les retours et animer un cycle itératif d’amélioration continue ?

C’est précisément ce que nous démarrons en ce moment, grâce au soutien du fonds FTAP. Les enseignants soumettent leurs vidéos, relisent les enrichissements produits par Aristote et nous font des retours via le portail. La collecte et l’analyse de ces retours nous permet d’améliorer le dispositif.

8/ Qu’est-ce qui fait précisément d’ARISTOTE une IA souveraine ?

Aristote est hébergé sur des serveurs opérés par CentraleSupélec chez OVH. Les Intelligences Artificielles utilisées par Aristote sont des modèles open source.

9/ Comment la collaboration entre CentraleSupélec, la Fondation CentraleSupélec, Illuin Technologies et d’autres partenaires a-t-elle contribué au succès d’ARISTOTE, et quelles sont les perspectives de collaboration à l’avenir ?

La Fondation CentraleSupélec a soutenu le projet Aristote dès son démarrage et a accordé les financements qui ont permis de développer la première version du produit. Illuin Technology a mobilisé deux ingénieurs pour aider les équipes CentraleSupélec à mettre au point cette première version (Antonio Loison et Mohamed-Ali Barka)

10/ Enfin, comment voyez-vous l’avenir de l’enseignement supérieur à l’ère de l’IA et du numérique, et quel rôle des outils comme ARISTOTE peuvent-ils jouer dans cette évolution ?

L’enseignement supérieur s’est adapté aux précédentes ruptures technologiques (la calculatrice, l’ordinateur, l’internet, les moteurs de recherche) et s’adaptera donc à cette nouvelle évolution technologique qu’est l’Intelligence Artificielle. Cette adaptation prendra plusieurs formes : former les étudiants à l’usage de ce nouvel outil, pour les préparer à leur vie professionnelle ; donner le recul nécessaire pour ne pas confondre le résultat fourni par l’outil et le résultat recherché ; adapter la pédagogie et les évaluations en tirant parti de ce nouvel outil.

11/ Dès que l’on manifeste la moindre critique au sujet de l’IA, il se trouve toujours quelqu’un pour nous rappeler que la situation reproduit ce qui s’est passé avec l’avénement de l’imprimerie, de la télévision ou d’Internet. La mutation qu’induit l’IA vous semble t-elle de même nature au plan anthropologique, tout particulièrement du point de vue de la noétique ?

Chaque rupture technologique porte une dimension éthique et requiert une prise de recul. C’est particulièrement vrai pour l’IA qui introduit des défis réellement nouveaux. Néanmoins, il me semble que l’avènement de l’ordinateur au sein des entreprises, puis au sein des foyers, de l’internet puis du Web, et des moteurs de recherche, puis des réseaux sociaux ont engendré des défis éthiques tout à fait considérables.

Question subsidiaire : Pourquoi Aristote ?

Parce qu’il aide les étudiants à réfléchir.




Mutuelles en danger : Pourquoi le manque de souveraineté des données est critique.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 26 avril 2024
Jérémy Marlin est président et co-fondateur de Stan, « solution digitale et souveraine ».

 

1/ Quelle est la mission de Stan ?

Stan est une digital factory. Nous construisons des solutions numériques sur-mesure, principalement pour les acteurs de l’assurance de personnes (mutuelles, assureurs, institutions de prévoyance, courtiers, etc…). On automatise et on accélère des process traditionnels grâce à nos robots, notre IA maison et nos équipes basées en France. Concrètement, nous transformons des process de 20 semaines à 2 minutes. Ce bond technologique améliore même la relation avec les clients finaux puisque 87% d’entre eux adhèrent chez l’assureur quand notre solution est embarquée. Récemment nous avons produit un rapport avec l’Ecole de Guerre Economique Junior Conseil intitulé « Assureurs santé : nouveaux tiers de confiance numérique ? » qui met en lumière notre l’importance de la donnée gérée pas ses acteurs, les normes européennes en vigeur ainsi que les notions de souveraineté impactées par leS « Patriot Act », »FISA » et « Cloud Act ».

2/ Qu’est-ce qui vous a poussé à produire le rapport « Assureurs santé : nouveaux tiers de confiance numérique ?« 

La guerre économique qui nous entoure a mis en avant les enjeux de dépendance et la capacité de chaque état à maintenir sa souveraineté alimentaire, industrielle, technologique et numérique… à mon sens, il y a un acteur qui est souvent oublié qui est « la mutuelle ». La « mutuelle » c’est l’acteur qui connaît votre passé, votre présent et votre avenir. On associe aisément ces organismes aux coûts, aux augmentations annuelles… mais pas forcément au trésor de données qu’ils peuvent brasser au quotidien. Alors que se passerait-il si ces données étaient compromises ou dérobées par des hackers ?

Les cybercriminels savent qu’il est complexe d’attaquer dans grands-groupes de front alors pourquoi ne pas passer par des acteurs « périphériques ». La « mutuelle » se présente donc comme une cible de choix.

Attention le terme « mutuelle » est très largement dévoyé car en fait cela touche une multitudes d’acteurs avec des natures très différentes qui peuvent êtres des assureurs, des institutions de prévoyance, des mutualistes, des courtiers, des grossistes en courtage, des délégataires de gestion…

3/ Justement, que pensez-vous de la récente cyber-attaque qui a touché les acteurs de tiers-payant Viamedis et Almerys ?

Viamedis et Almerys gèrent les flux de remboursements pour une grande majorité des assureurs, mutuelles, institutions de prévoyance et courtier. Pour faire simple, entre votre mutuelle et votre pharmacien… il y a un tiers-payant comme Viamedis et Almerys.

D’après France Verif, l’outil de surveillance des violations de données, 96 000 usurpations d’identité ont été recensées le 16 février. Ce chiffre n’a fait que croître par la suite : 124 000 le 22 et 23 février et le 26 février, France Verif dénombrait 217 000 usurpations. Il resterait encore 32,7 millions de personnes dont les données n’ont pas encore été vendues.

Selon un communiqué de la CNIL, « les données concernées sont, pour les assurés et leur famille, l’état civil, la date de naissance et le numéro de sécurité sociale, le nom de l’assureur santé ainsi que les garanties du contrat souscrit. » La fuite de ces informations très sensibles amène la commission à alerter les particuliers sur les risques d’hameçonnage ou même d’usurpation d’identité. « Les données telles que les informations bancaires, les données médicales, les remboursements santé, les coordonnées postales, les numéros de téléphone ou encore les courriels ne seraient pas concernées par la violation », selon la CNIL. Reste à voir dans dans le temps, ce qu’il en est…

Cette cyber-attaque va laisser des traces pour les prochaines négociations avec les clients entreprises qui vont revoir leurs contrats santé. Ces sujets sont visés par les partenaires sociaux qui sont en demande de transparence sur la gestion des données personnelles. Apparaître comme un acteur incapable de gérer des données sensibles pourra être préjudiciable. Il ne faut pas sous-estimer le #shaming qui peut faire des couler des grandes marques.

Ces acteurs doivent remporter des parts de marché en répondant à des appels d’offres souvent rédigés par des cabinets d’actuariat. Leur mission est d’encadrer et piloter ces appels d’offres autour de la solidité technique et financière, de prix et serviciels… mais aucunement de vérifier la solidité cyber de ceux-ci.

Allons-nous voir apparaître des nouveaux critères en terme de cyber ? (politique d’achat IT, hébergement souverain ?, par de la sous-traitance auprès d’ESN off-shore ?) Finalement, les choix technologiques de ces protagonistes sont aussi des engagement RSE. Consommer des services souverains, c’est aussi consommer local.

De plus, ces acteurs « assurantiels » ont l’habitude de la règlementation et font l’objet de contrôles rigoureux par l’AMF, ACPR, la CNIL… Il est a parié qu’il faudra compter avec de nouveaux gendarmes comme l’ANSSI. Selon l’Argus de l’assurance du 9 janvier 2024, l’ACPR publie son enquête 2023 sur l’externalisation des activités critiques ou importantes. En recourant fortement à cette méthode, le secteur assurantiel augmente les risques opérationnels.

Allons-nous voir un renversement des politiques d’achats et SI en faveur d’une souveraineté numérique pour se prémunir de lois extraterritoriales américaine (Cloud act/FISA)?

4/Mais en quoi le Cloud Act et le FISA remettent-ils en question la souveraineté et la protection des données européennes et françaises ?

L’émergence régulière de solutions cloud dites de confiance, souvent issues de partenariats avec un géant américain, pose un problème sémantique : l’utilisation d’un hébergement américain ne permet pas l’application des normes françaises et européennes sur la protection des données. Même dans le cas où les données sont stockées en France, l’extraterritorialité du droit américain établie par le Cloud Act et le FISA leur permettent de s’y appliquer. Ces prérogatives donnent un accès complet de ces données à l’État américain. Pour être concret, stocker des données de santé en utilisant des solutions AWS ou Microsoft, c’est mettre à disposition de nos alliés, des informations hautement confidentielles. Cette situation permet aux autorités américaines d’accéder à des données stratégiques et sensibles, leur conférant un avantage concurrentiel certain.

Il est intéressant de voir la mode actuelle qui est d’inciter des cadres à utiliser de l’IA. Comment expliquer qu’utiliser « Copilote » n’est pas forcément le meilleur outil quand on gère la santé d’entreprises hautement sensibles pour le pays ?

Quelques éléments de compréhension :

Le Cloud Act* *ou Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, adopté aux États-Unis en 2018, autorise les autorités américaines à accéder aux données stockées par les fournisseurs de services informatiques, même à l’étranger. Cette législation impose aux organismes soumis à ces règles, l’obligation de transférer toutes les données demandées par les autorités américaines, sans délai et sans possibilité pour les personnes concernées de s’y opposer, ni d’être informées de la consultation. Pour les européens, le Cloud Act remet en question les principes de protection des données établis par le RGPD, soulevant des préoccupations majeures concernant la souveraineté des données et la confiance dans les services de cloud américains.

Le FISA* *ou Foreign Intelligence Surveillance Act, amendé en 2008, notamment avec l’introduction de l’article 702. Cette loi donne au gouvernement américain le pouvoir de surveiller les communications électroniques des individus à l’étranger. Elle impose aux fournisseurs de services de communication électronique, de services informatiques à distance et aux entreprises de télécommunications de coopérer en leur donnant l’accès à leurs données.

La seule réponse face au Cloud Act et au FISA, en tant que français ou européen, est de garantir que le cloud ne soit pas utilisé, directement ou indirectement, par des personnes relevant de la juridiction américaine. Cependant, devant le constat que 71% des entreprises françaises préfèrent les solutions de cloud américaines, la question de la souveraineté des données reste largement en suspens.

5/ Quelles sont les initiatives françaises pour développer un hébergement cloud souverain ou de confiance, quelles difficultés rencontrent-elles face au droit américain, et comment certains acteurs français tentent-ils de garantir la souveraineté et la protection des données en conformité avec les réglementations européennes?

Face aux conséquences de cette dépendance, les Français s’efforcent de développer un hébergement souverain ou de confiance pour faire émerger plusieurs alternatives sur le marché national. Thalès et Orange ont par ailleurs tenté de monter ensemble un cloud souverain, Cloudwatt, sans succès. Cet échec est imputable au manque d’acculturation du marché. Les entreprises françaises n’étaient pas encore prêtes, et encore moins sensibilisées, à l’arrivée de ce cloud souverain.

Après cet échec, Orange s’associe avec Capgemini et Microsoft pour construire une offre de cloud de confiance : Bleu. Le but est de profiter de l’architecture de Microsoft tout en protégeant les données selon les réglementations françaises et européennes. Cette offre garantit que les données sont stockées en France et que les clients ont un contrôle total sur leurs données. Cependant, Microsoft est une entreprise américaine et reste donc toujours soumise au droit américain (Cloud Act). Cela signifie que les autorités américaines peuvent avoir accès aux données des français. Ainsi, l’offre de confiance Bleu ne parvient pas à garantir pleinement la protection des données contre les autorités américaines en raison de l’application du Cloud Act dans ce contexte.

En parallèle, des initiatives telles que S3NS, une co-entreprise entre Thales et Google Cloud, cherchent à offrir des solutions de cloud de confiance aux institutions publiques et aux entreprises privées françaises, tout en respectant les réglementations européennes en matière de protection des données.

Par ailleurs, plusieurs acteurs français offrent déjà des alternatives aux hébergements étrangers. OVHcloud, leader européen du cloud, met en avant sa certification SecNumCloud de l’ANSSI et son expansion mondiale. Outscale, entreprise française de cloud computing, insiste sur la souveraineté, la durabilité et la confiance numérique, tout en étant qualifiée SecNumCloud. NumSpot, filiale de Docaposte, propose également une solution d’hébergement souverain et de confiance, garantissant la localisation des données en France et la conformité aux réglementations européennes. Enfin, Cloud Temple, spécialisé dans l’hébergement et l’infogérance d’applications d’entreprise critiques, se distingue également en mettant l’accent sur la sécurité et la souveraineté numérique, renforcée par des partenariats stratégiques avec des acteurs majeurs du secteur.

6/ Comment GAIA-X, une initiative européenne, vise-t-elle à contrer le Cloud Act américain et à promouvoir la souveraineté des données conformément au RGPD, et quelles sont les implications du retrait de Scaleway et de l’implication de géants non européens dans ce projet?

Pour faire face à cette situation favorable aux Américains, la France et l’Allemagne avaient lancé en 2019 GAIA-X. Cette initiative européenne vise à mettre en place une infrastructure cloud sécurisée conforme aux règles du RGPD. Son but est notamment de relever les défis posés par le Cloud Act et de promouvoir différents principes tels que la transparence, la confidentialité, la portabilité des données et l’interopérabilité. Depuis 2021, GAIA-X ravive le débat sur la souveraineté des données, notamment après le retrait de Scaleway, une entreprise initialement impliquée dans le projet. Ce retrait fait suite à l’annonce du partenariat pour la gouvernance du conseil d’administration, impliquant des entreprises non européennes telles que Huawei, Alibaba, Microsoft et AWS (Amazon Web Services). Il est à noter que Scaleway faisait partie des trois premières entreprises françaises initialement prévues pour ce projet, aux côtés d’OVH et d’Outscale.

Une fois de plus, les géants américains sont au cœur du processus, ce qui pourrait leur permettre de mettre en œuvre le Cloud Act pour accéder aux données des européens. Cette situation soulève de nombreuses interrogations, notamment celle concernant la capacité des européens à créer une infrastructure adéquate sans l’aide des entreprises américaines.

Les Européens ripostent au Cloud Act avec leur projet e-evidence. Cette réglementation permettrait aux autorités de l’Union Européenne de demander un accès direct aux preuves électroniques, indépendamment de la localisation des données. Les données pourront être demandées de la même manière que pour le Cloud Act, à condition qu’une entreprise fournisse des services dans l’UE, qu’elles soient établies dans un État membre ou représentées par une entité concernée.

7/ Quels obstacles freinent l’adoption des solutions de cloud souverain ou de confiance en France, et comment les préoccupations relatives à la capacité, aux coûts, à la réglementation, et à la fidélité aux fournisseurs actuels influencent-elles la décision des entreprises?

Plusieurs obstacles permettent d’expliquer la réticence d’adopter des solutions de cloud souverain ou de confiance en France. Tout d’abord, le manque de connaissance et de compréhension du concept d’hébergement souverain et de ses avantages constitue un défi majeur. La taille et la capacité des infrastructures des fournisseurs nationaux suscitent également des interrogations sur leur capacité à rivaliser avec les géants internationaux en termes de disponibilité et de fiabilité des services. Les performances des clouds souverains sont également examinées de près, avec des doutes sur leur capacité à fournir des performances équivalentes, voire supérieures, à celles des hyperscalers (géants du cloud, qui fournissent des services de cloud à grande échelle). De plus, les entreprises doivent tenir compte des bénéfices de leurs choix d’infrastructure, craignant que les coûts des solutions de cloud souverain ne soient trop élevés par rapport aux offres concurrentes des hyperscalers, ce qui pourrait impacter leur rentabilité et leur compétitivité.

Les barrières légales et réglementaires, notamment en ce qui concerne la souveraineté des données et les impératifs de conformité, représentent également des obstacles significatifs pour les organisations qui envisagent d’adopter ces solutions. Ces contraintes juridiques et réglementaires imposent des exigences strictes en matière de gestion et de protection des données. Ces exigences complexes peuvent engendrer des ralentissements dans le processus d’adoption en raison de la nécessité de se conformer à des normes spécifiques, ce qui peut parfois être perçu comme une charge administrative supplémentaire.

En outre, les entreprises ont tendance à rester fidèles à leurs fournisseurs de services cloud actuels plutôt que d’explorer de nouvelles options. Elles privilégient la relation établie et les investissements déjà réalisés. Cette fidélité peut découler de divers facteurs, tels que la familiarité avec les plateformes existantes, la confiance dans leur fiabilité et leur sécurité, ainsi que les investissements financiers et temporels déjà réalisés pour s’adapter à ces solutions. En conséquence, cette tendance freine parfois l’exploration de nouvelles options de cloud souverain ou de confiance.

Outre les considérations techniques et réglementaires, les décisions concernant l’adoption d’un cloud souverain sont également influencées par des facteurs commerciaux. Les entreprises doivent évaluer leur capacité à maintenir leur compétitivité sur le marché mondial, tenir compte des implications du libre-échange sur leurs opérations et répondre à l’exigence d’innovation constante.

8/ Quels sont les défis de souveraineté et de protection des données auxquels fait face le Health Data Hub français en utilisant Azure de Microsoft, et comment des entreprises françaises offrent-elles des alternatives conformes aux normes européennes?

Dans le domaine de la santé, le Health Data Hub (HDH) ou Plateforme des données de santé (PDS), instauré le 30 novembre 2019, a pour objectif de simplifier le partage des données médicales afin de promouvoir la recherche. Sa mission inclut la collecte, l’organisation et la mise à disposition des données de santé, ainsi que la promotion de l’innovation dans ce domaine. En tant que responsable du traitement du Système National des Données de Santé (SNDS), conjointement avec la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM), le HDH stocke et met à disposition les données de la base principale du SNDS et du catalogue du SNDS.

Cependant, le choix initial du cloud d’Azure de Microsoft pour héberger le PDS a soulevé des préoccupations quant à la conformité aux lois européennes sur la protection des données. Bien que les centres de données d’Azure soient situés aux Pays-Bas, Microsoft, en tant qu’entreprise américaine, est soumise aux lois extraterritoriales des États-Unis, telles que le Cloud Act et la loi FISA. Suite à la pression de la CNIL et du Conseil d’État, le gouvernement français a promis de migrer la plateforme vers une solution européenne, mais ce processus a été retardé à plusieurs reprises.

En attendant, plusieurs acteurs français se positionnent pour héberger le PDS et son équivalent européen, l’Espace Européen des Données de Santé (EHDS). Des entreprises telles qu’OVHcloud, NumSpot, et Cloud Temple offrent des solutions alternatives de cloud souverain, conformes aux réglementations européennes en matière de protection des données. OVHcloud, notamment, s’est publiquement proposé pour accueillir le PDS français, tandis que NumSpot montre également un intérêt pour le marché. Quant au Cloud Temple, certifié SecNumCloud et reconnu comme un leader des services cloud managés, considère le PDS comme un dossier emblématique pour l’année 2025, sous réserve de la tenue de l’appel d’offres.

La question de la souveraineté des données de santé en France soulève des défis complexes, notamment en raison de la décision de confier l’hébergement des données médicales des citoyens français à Microsoft Azure. Cette décision, bien que suscitant des inquiétudes quant au respect des normes de sécurité établies par le SecNumCloud de l’ANSSI, souligne également les efforts déployés pour réduire la dépendance aux grandes entreprises technologiques américaines.

Les initiatives telles que le cloud souverain, le cloud de confiance et les certifications de souveraineté visent à fournir des alternatives conformes aux normes européennes en matière de protection des données. Cependant, la réalité montre que ces solutions sont souvent associées à des partenariats avec des géants du cloud américains, ce qui peut compromettre la protection des données des Européens en vertu du Cloud Act et du FISA.

En France, des acteurs du cloud tels qu’OVHcloud, NumSpot et Cloud Temple se positionnent pour offrir des alternatives de cloud souverain. Malgré les défis et les délais, le secteur de la santé poursuit ses efforts pour garantir la protection des données de santé et promouvoir l’innovation, en mettant l’accent sur les solutions d’hébergement conformes aux normes européennes.

9/ En conclusion, quel est votre message pour les entreprises et le secteur de l’assurance de personnes concernant la souveraineté des données ?

Arrêtons de jouer la défense. Il est temps d’adopter une posture proactive en matière de souveraineté des données. Ce n’est pas seulement une question de conformité ou de sécurité, mais une question d’identité et d’indépendance. La souveraineté des données est le fondement sur lequel nous construirons un avenir numérique sûr et autonome. Comme pour les notions de RSE qui ont atterries dans les choix de solutions, la souveraineté doit désormais intégrer les valeurs des entreprises qui gèrent nos données de santé.

Reste à définir, qu’est-ce que la « souveraineté », est-ce qu’elle se limite aux frontières de notre état ou bien à l’Europe des nations ? Beau sujet d’actualité en ces temps d’élections européennes.

10/ Question subsidiaire : Pouvez-vous citer en vrac 10 références, personnalités, ouvrages, événements, citations qui vous semblent illustrer l’idée de souveraineté ?

Personnalités :
– Christian Harbulot, Directeur de l’EGE
– Le Général de Gaulle

Livres :
« Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 » aux Éditions des Équateurs
Les futurs de Liu Cixin aux Editions Delcourt

Événements :
– Déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776
– Révolution française de 1789

Séries :
– House of Cards
– The Crown

Oeuvre musicale :
– La Marseillaise de Rouget de Lisle ✨

Citation :
« L’État, c’est moi » – attribuée à Louis XIV, cette phrase illustre l’idée absolutiste de la souveraineté royale.




Établir une feuille de route pour la Nation

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 26 avril 2024
Alexandre Ouizille est sénateur socialiste de l’Oise.

 

1/ Vous êtes présent sur la question de la souveraineté numérique.
Comment considérez-vous le sujet ? 

Au quotidien, nous le voyons tous, les outils de travail, de réunion, les marques de téléphone et d’ordinateur, les plateformes de streaming, les entreprises du numérique, il n’y a pas grand chose dans le domaine du numérique – osons même le terme de cyberespace – qui est fait ou pensé en Europe et encore moins en France. Or, la souveraineté, c’est être maître chez soi. De manière très terre-à-terre, ça commence souvent par faire les choses par soi-même, car c’est l’exigence d’avoir les moyens de réaliser notre volonté. Pas seulement ce que nous pouvons, et ce qu’on nous laisse faire tranquillement, mais ce que nous voulons.

Dans le domaine numérique, cette exigence est très souvent absente. Ce n’est même pas qu’elle a disparu : elle semble ne jamais avoir existé.  Autrement dit, nous vivons dans une colonie numérique du capitalisme américain, ayant intériorisé sa faiblesse et son retard. C’est totalement fascinant. Cette grande dépossession est le résultat d’une compréhension purement libérale de la technologie et de l’innovation. En effet, elle découle du constat du retard technologique pris par l’Europe en termes de compétitivité sur le marché du numérique. Le seul critère considéré par les dirigeants européens et les industriels est celui de la  rentabilité immédiate. En conséquence, l’élaboration d’acteurs européens du numérique, qui seraient moins efficaces et moins répandus que les acteurs américains dans un premier temps, leur paraît inutile voire absurde. Ce qu’il ne voient pas, ce sont les nombreux autres bénéfices qu’une telle souveraineté numérique apporterait. Avec un objectif différent des pures logiques d’optimisation et de rentabilité, il est possible de percevoir les gains immenses qu’induirait une souveraineté numérique européenne. Au premier plan desquels on trouve évidemment l’indépendance géopolitique, mais aussi la protection des citoyens européens, la résilience du tissu économique en cas de défaillance des acteurs numériques étrangers, ou encore la création d’emplois évitant la “fuite des cerveaux” vers la Silicon Valley. Le pessimisme foncier des États et des acteurs économiques européens en la matière doit être combattu. Il faut leur rappeler que l’histoire économique est pleine d’exemples de rattrapage rapide que le monde croyait impensable. Quand il y a une volonté politique, il y a un chemin. L’industrialisation à marche forcée de la Chine ces 40 dernières années en est le meilleur exemple.

La conséquence ultime de cette dépossession, c’est un décrochage géopolitique, comme j’ai récemment pu l’expérimenter avec la gestion prédictive des pièces détachées des centrales nucléaires d’EDF. En tant que sénateur, je fais partie d’une commission d’enquête sur le prix de l’électricité et l’avenir de sa production. Le jour où est paru l’article du Canard Enchaîné sur le partenariat entre EDF et Amazon, j’étais justement en commission avec le responsable de la recherche et du développement d’EDF. En 2019, il dissertait longuement sur les jumeaux numériques et les maquettes numériques des pièces détachées des centrales nucléaires devant l’OPECST. Or, d’après ce qu’il nous a dit, il n’était pas au courant de ce contrat ni des expérimentations menées par EDF avec Amazon. Pour l’instant, l’offre d’Amazon ne respecte même pas le label SecNum de l’ANSSI. En plus, partager les informations sur les pièces détachées de nos centrales avec Amazon, soumises au Cloud Act et au FISA, cela revient à prendre le risque de livrer à des intérêts étrangers des données cruciales pour l’exploitation et la maintenance de nos centrales. C’est un cas d’école. On stockera les données des pièces détachées de nos centrales dans le Cloud d’Amazon, soumis au CLOUD Act américain depuis mars 2018. Ce texte autorise les autorités américaines à accéder aux données numériques stockées hors des États-Unis par les fournisseurs de services de communication. De fait, le Cloud Act redéfinit la souveraineté, traditionnellement attachée au territoire, en investissant l’espace numérique créé par Internet et en consolidant les procédures pénales autour des preuves informatiques délocalisées notamment  dans le Cloud computing.

Or comme nous sommes à la traîne sur le Cloud Computing et bien cela nous place dans une position de faiblesse inacceptable. J’ai posé des questions à ce sujet. Les premières réponses ont été peu convaincantes. En résumé, pour EDF la solution américaine n’a pas d’équivalent, elle est donc aussitôt essayée aussitôt adoptée. C’est d’autant plus absurde que Dassault Système a investi la question des jumeaux numériques. L’Etat actionnaire, qui détient EDF à 100%, donne pourtant sa bénédiction au nom de l’innovation technique. Interrogé en Questions au gouvernement, Bruno Le Maire nous répond en substance “circulez il n’y a rien à avoir”. On retrouve l’impuissance technologique intériorisée sur le numérique chez EDF, et l’impuissance de l’Etat français face à des contrats avec des acteurs étrangers sur un enjeu stratégique. En Europe, nous devons agir dans le domaine numérique comme nous l’avons fait après-guerre dans l’industrie. La seule petite source de satisfaction c’est le cadre juridique de l’Union Européenne, qui se fixe comme objectif de protéger les données personnelles.

2/ Comment appréciez-vous le zèle du gouvernement en la matière ?

Sur le numérique comme sur le reste, il y a les paroles et il y a les actes. Emmanuel Macron est très emphatique sur la “souveraineté numérique” de l’Europe mais pour l’instant les réalisations ne sont pas à la hauteur de l’espérance soulevée. Plus précisément, je dirais qu’il y a pour l’instant, trois réussites – toutes à relativiser mais qui existent – et trois échecs.

La première – petite mais heureuse – réussite est la plus inattendue de la part d’Emmanuel Macron. Il s’agit de la « taxe GAFA ». La France a adopté en 2019 une taxe sur les services numériques, de 3 % sur le chiffre d’affaires réalisé en France. Initialement suspendue pour des négociations internationales, la taxe a été finalement appliquée en décembre 2020 en raison de l’enlisement des discussions internationales sur le “Pilier I” de la taxation mondiale. En 2024, elle devrait rapporter 800 millions d’euros. Cette taxe appelle deux remarques. D’une part, conceptuellement, cette taxe est adaptée à l’économie numérique transfrontalière, contrairement à l’impôt sur les sociétés traditionnel. D’autre part, il faut bien voir, cependant, que son rendement est limité comparé aux profits des géants du numérique, qui exploitent des mécanismes fiscaux pour échapper à la fiscalité française. Le principal avantage de cette taxe est politique et symbolique. Elle permet au gouvernement de parler de justice fiscale et de lutte contre l’évasion fiscale. Néanmoins, elle ne résout pas les problèmes fondamentaux de l’économie française, tels que le quasi-monopole des GAFA, l’étouffement de l’innovation, et le retard technologique de l’Europe et de la France.

La deuxième réussite, qui n’est pas imputable au Gouvernement en tant que tel, c’est l’adoption du Digital Markets Act. La France a soutenu cette réglementation visant à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles et à établir un marché numérique plus équitable, qui vient de rentrer en vigueur. Ce texte impose de nouvelles obligations aux entreprises considérées comme « contrôleurs d’accès », dont les revenus et le nombre d’utilisateurs dans l’UE atteignent certains seuils. Les six entreprises concernées sont Alphabet (Google et YouTube), Amazon, Apple, ByteDance (TikTok), Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) et Microsoft. Seules certaines activités de ces groupes sont ciblées, soit 22 « services de plateformes essentiels », tels que Facebook, WhatsApp, Instagram, YouTube, Android, Google Search, Chrome, la marketplace d’Amazon et sa plateforme de publicité. Qu’est–ce que cette liste nous indique ? D’abord et avant tout qu’il n’y a aucun acteur économique européen concerné. Par contre, la Chine, elle, a su développer des géants du numérique.

La troisième réussite, si on peut dire, c’est la continuité dans le renforcement des moyens de cybersécurité : augmentation des effectifs de l’Agence de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et du ministère des Armées pour le volet cyberdéfense, création du « campus cyber » pour consolider l’écosystème français dans le secteur, adaptation des protocoles face aux futures menaces quantiques…

Le premier échec concerne la naïveté vis-à-vis de la Chine. Malgré les mesures prises pour exclure les technologies à risque des réseaux 5G français, Huawei a été autorisé à déployer ses équipements pour une période limitée jusqu’en 2028. En 2020, l’ANSSI a restreint les licences de déploiement des équipements Huawei 5G. Cependant, Huawei a ouvert un nouveau centre de recherche à Paris en octobre 2020, son sixième en France, axé sur la recherche en mathématiques et calcul. Ne nous berçons pas d’irénisme. Le rapport de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire sur les opérations d’influence chinoises publié en 2021 documente précisément la stratégie du Front Uni du Parti Communiste Chinois (PCC). Le régime utilise toutes les “ressources humaines” chinoises disponibles à l’étranger par delà les structures juridiques publiques et privées pour remplir ces objectifs stratégiques, c’est-à-dire, imposer au monde une image positive de la Chine et de ses valeurs. Et d’ailleurs, cela passe aussi par faire vaciller l’adhésion des Occidentaux dans leurs propres valeurs et principes. Ce n’est pas un hasard si, à la veille des élections européennes du 9 juin prochain, une campagne de désinformation d’ampleur vise Raphaël Glucksmann, connu comme un défenseur infatigable des Ouïghours. Bref, nous devons faire attention à ne pas livrer nos réseaux et nos cerveaux aux dispositifs technologiques Chinois. Car la neutralité technologique, ça n’existe pas dans leur modèle. 

Le deuxième échec concerne la gestion confuse de la planification. D’un côté, des stratégies spécifiques ont été mises en place, telles que la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (1,5 milliard d’euros sur 5 ans), le plan quantique (1,8 milliard d’euros), la stratégie nationale pour la cybersécurité (1 milliard d’euros) et la stratégie d’accélération sur la 5G (480 millions d’euros). Ces montants sont sont similaires ou légèrement inférieurs aux efforts faits par des pays comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui ont par exemple investi sur l’IA, respectivement, 2,65 milliards de livres (environ 3,2 Mds€) sur 5 ans, 3 Mds€ sur 7 ans. D’un autre côté, des plans transversaux ont été ajoutés, tels que le Fonds pour l’innovation et l’industrie lancé en janvier 2018, dotant BPI France de 10 milliards d’euros, dont environ un tiers est destiné à l’investissement dans les start-ups de la deep tech. Il faudra faire le bilan de cet empilement de plans et exercer un droit d’inventaire sur l’idée que le salut de l’innovation viendra des seuls start-ups de la “deep tech”.

Le troisième échec concerne la stratégie cloud. Le gouvernement dit s’être attaqué au problème de la fuite des données en dehors du continent européen, mais il a choisi de manière obscure Microsoft, entreprise soumise à l’extraterritorialité du droit américain, pour héberger le « Health Data Hub », qui vise à centraliser les données médicales des Français à des fins de recherche. Le Gouvernement n’a pas réussi à contrer les GAFAM sur l’hébergement des données de nos grandes entreprises : 75 % des start-ups de la French Tech et 80 % des entreprises du CAC 40 sont clients d’Amazon Web Services, et 80 % sont abonnées au cloud Microsoft. La stratégie “cloud au centre” lancée en 2021 s’est surtout conclue par un label “cloud de confiance”, qui permet la création d’entreprises de cloud européennes utilisant des technologies étrangères sous licence, qui a pérennisé le statu quo et la mainmise des acteurs américains sur le secteur. Pendant des années, on nous a répété – et le Gouvernement continue – que notre retard par rapport aux Américains était trop important et qu’il fallait plutôt attendre les prochaines vagues numériques pour tenter de les rattraper sur la technologie qui suivrait. C’est une erreur monumentale, car le résultat, c’est que la France et l’Europe ne possèdent pas de grandes entreprises numériques. A mon sens, cette lacune découle d’une conception erronée d’Internet, intégrant une vision trop capitaliste de ce qui est surtout une technologie.

3/ Dans quelles conditions seriez-vous prêt à rejoindre des groupes parlementaires transpartisans dans le but de défendre les intérêts supérieurs de la nation ?

Je porte des combats que j’estime justes et qui peuvent parfois s’inscrire dans une forme de dépassement de certains clivages partisans, notamment sur les sujets stratégiques. Je pense effectivement que l’idée de confier les données sur la gestion des pièces détachées de nos centrales nucléaires à des acteurs étrangers ne doit pas ravir les derniers gaullistes historiques comme le président Marleix, Philippe Latombe à l’Assemblée nationale ou au Sénat, Catherine Morin-Desailly. Mais dans la réalité de la démission historique face aux impérialismes technologiques américains (abouti et sécuritaire) et chinois (émergent et totalitaire), je ne vois pas beaucoup de personnes penser le sujet de manière conséquente et en tirer les conclusions qui s’imposent : assumer un volontarisme inédit pour recoller avec la frontière technologique. 

4/ Économiquement, quelles mesures un sénateur socialiste envisage t-il au service de nos entreprises technologiques ?

Avant de vous répondre directement, permettez-moi une petite digression. La question fondamentale pour moi, ce n’est pas celle que vous évoquez. C’est celle de l’ambition. Pour moi, elle est d’une double nature. La première est celle de l’ambition socialiste. Qu’est-ce que ça veut dire être socialiste dans un monde dans lequel la force motrice du capitalisme est le numérique ? Quel combat devons-nous adopter ? Comment le socialisme s’articule avec l’avènement de l’intelligence artificielle ? La deuxième, dans l’ordre de la logique, est celle des moyens. Une fois qu’on a identifié les buts de guerre d’une politique socialiste du numérique – et qu’elle est validée par les électeurs – on établit une feuille de route opérationnelle pour la Nation.

Je reviens sur les chantiers que nous devrions prendre pour les entreprises technologiques. Le premier, c’est d’identifier plus précisément ce qui doit retourner dans le giron de la nation et ce qui doit se faire, sinon par l’Etat, du moins sous le regard ou le droit de regard de l’intérêt général sur les enjeux numériques. Il y a donc un premier paquet de mesures de consolidation de la position de l’Etat actionnaire dans toute une partie des grandes entreprises du numérique. Cette consolidation doit servir une stratégie nationale, et ces grandes entreprises doivent suivre la feuille de route fixée par le politique. Le cœur du modèle économique des grandes entreprises technologiques nationales ne peut pas être la sous-traitance de luxe des stratégies d’autres nations. Ce n’est pas viable et ce n’est pas souhaitable. Le cas d’Atos est assez édifiant. On attend la banqueroute pour négocier des actions préférentiels et des droits de regard de l’Etat sur les activités sensibles de supercalculateurs et de cyber.

Le deuxième, c’est de nous donner les moyens de respecter notre feuille de route. La question que nous devons nous poser est la suivante : comment construire un écosystème favorable au développement technologique déployable dans le cyberespace ? La réponse dépend des objectifs que nous nous fixons collectivement. Il y a évidemment aussi le sujet de la gestion de nos données. On ne peut pas continuer dans ce système d’exportation massive de nos données, par exemple de nos données de santé. Le sujet du Health Data Hub, développé précédemment, continue de m’interpeller.  Enfin, on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur les usages et les applications. Collectivement, au service de quoi mettons nous la puissance des algorithmes ? L’addiction aux écrans n’est pas une fin en soi.

5/ Comment exprimez-vous votre attachement à la souveraineté : vous diriez-vous patriote, souverainiste, Chevèmentiste, Montebourgien… ?

Patriote assurément. Qui assume sa route aux côtés d’Arnaud Montebourg, totalement. Mais surtout, comme je vous l’ai dit, socialiste au sens plein et entier du terme. La souveraineté n’est pas un gros mot. Je revendique d’en penser les conditions d’avènement et de consolidation. Je revendique aussi de mettre les questions de souveraineté industrielle, dont le numérique fait partie, au cœur de mes réflexions. En revanche, la boussole “souverainiste”, telle qu’elle existe pour ceux qui s’en revendiquent, ne me guide pas. Ma boussole est socialiste. D’ailleurs, je ne peux pas résumer mon identité politique à une défense totémique de la souveraineté. Pour moi, l’horizon est celui dans lequel l’alliance des classes populaires moyennes et moyennes supérieures, prennent le contrôle sur les super profiteurs et reprennent le manche du destin économique et social de la Nation. Cela passe par une affirmation claire et nette de l’Etat, car le capitalisme français me semble incapable d’opérer cette mise à niveau.

Je voudrais revenir plus avant sur un aspect trop peu exploité à mon sens et qui pourtant est essentiel. En tant que socialiste, je suis particulièrement attentif aux conditions de production de la plus value économique dans notre pays et aux tensions qu’elle génère dans le monde social. La contradiction entre les rapports de production et les forces productives, liée à la nouvelle révolution capitaliste de ce siècle, a été délocalisée aux confins du monde, le bout de la conception aux Etats-Unis et l’autre bout de la fabrication en Chine. C’est une forme de dépossession pas seulement économique et technologique. La plue value, nous n’en voyons pas la couleur. Nulle part. Mais nous consommons pour alimenter celles des autres. La question des conditions dans lesquelles le numérique est travaillée par les tensions sociales, ne se pose, elle, qu’en bout de chaîne pour les livreurs et les chauffeurs. Ils ne sont que les matières premières des plateformes utilisées par les consommateurs finaux. D’ailleurs, le capitalisme numérique est présenté comme une nouvelle ère, mais il déçoit grandement en termes de création de valeur. Dans The Rise and Fall of American Growth, Robert J. Gordon analyse de manière précise les conséquences de l’introduction des technologies dans l’organisation de la vie en société : comparé à ceux générés par le train, à l’électricité et à l’eau courante, les gains de productivité du numérique sont pour l’heure limités.

Les Américains développent des technologies et des business model prédateurs en s’affranchissant largement des règles de concurrence que l’Europe s’impose à elle-même. Nous sommes encore les idiots du village global. Il est étonnant de constater à quel point la Russie et la Chine ont su développer des écosystèmes concurrents, tandis que nous n’avons pas su en tirer de leçons significatives. Bien que politiquement différents, ces États démontrent une capacité à contrôler leur développement numérique (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Ainsi, l’Administration du cyberespace de Chine (CAC), qui contrôle Internet en Chine, a acquis 1 % d’une filiale d’Alibaba en janvier et envisage un investissement similaire chez Tencent. Cet investisseur détient également des parts chez ByteDance (TikTok), Kuaishou et Weibo (équivalent de Twitter en Chine). Évidemment, il s’agit surtout pour ces gouvernements autoritaristes de contrôler leur population et les opinions qui s’y diffusent, mais on pourrait promouvoir des acteurs numériques européens avec d’autres objectifs que la construction d’un État sécuritaire de la surveillance numérique. L’Europe ne peut se permettre d’être un désert industriel et technologique numérique. Face à la force américaine et aux modèles autoritaires chinois et russes, il y a place pour des acteurs français et européens autonomes sur de vastes segments de la chaîne de valeur.

6/ Quel est selon vous le pilier de notre souveraineté économique, le grand pourvoyeur de richesses ? : La nation, l’Etat, les entreprises, la famille, le peuple ?

L’État est le pilier de notre souveraineté économique pour une raison simple. C’est le seul acteur capable de coordonner les autres, de bénéficier de la légitimité du contrat social, d’incarner l’unité de la Nation et de mobiliser les fonds nécessaires à certains investissements majeurs.

7/ Que vous inspire le fait que le Sénat adopte le texte sur le financement des entreprises de la défense par le livret A ?

C’est une bonne proposition de mon excellent collègue Rachid Temal. C’est non seulement une fierté et une victoire mais surtout une nécessité. La guerre en Ukraine a commencé depuis deux ans et l’on se demande si l’outil de production de matériel militaire s’est mis au niveau du changement de donne géopolitique que cela implique. Avec cette proposition de loi, nous, les socialistes, posons un acte fort et crédible pour faire participer le plus grand nombre dans cet effort national en vue de notre autonomie stratégique et de la pérennité de notre outil de production.

8/ La souveraineté, au regard de l’Internationale, est-ce que ça ne serait pas un peu du repli sur soi ? Presque quelque chose de droite en fait ! (sic) Vous donneriez donc dans la récupération ? (nugacissume)

Pour ce que j’en vois, la droite c’est aujourd’hui beaucoup la confiance aveugle dans les mécanismes décentralisés du marché autorégulateur. Or croire que sur des marchés aux structures oligopolistiques, des acteurs pourraient émerger tout seuls, comme par magie, sans protection des industries dans l’enfance et sans soutien public, c’est un non-sens. Les néolibéraux ont en réalité une idéologie très défaitiste sur le plan de la technologie et de l’innovation. C’est pourquoi, pour le socialiste que je suis, le souverainisme de droite n’est souvent qu’une série d’indignations stériles et de frustrations devant le dépouillement de la nation. Pour moi, la souveraineté, ce n’est pas la finalité, c’est un bout de l’instrument. La finalité, c’est le progrès social par la reprise en main des conditions de production à l’ère du capitalisme numérique.

9/ Quelle figure vous paraît emblématique du combat pour le recouvrement de notre souveraineté ?

Incontestablement, l’une des figures dont le combat m’a le plus marqué ces dernières années se nomme Frédéric Pierucci. Pour ceux qui ne s’en souviennent plus, Frédéric Pierucci est l’ancien président de la filiale chaudière d’Alstom. Cet ancien cadre d’Alstom aux États-Unis raconte comment il a été le jouet et surtout la victime du Department of Justice et du FBI au nom des intérêts économiques américains et surtout ceux de Général Electric.

En avril 2013, Pierucci a été arrêté à New York par le FBI et poursuivi pour une affaire de corruption. Il n’a pas touché un centime dans cette transaction, mais les autorités américaines l’ont enfermé pendant plus de deux ans – dont quatorze mois dans une prison de très haute sécurité. Toute cette affaire, s’inscrivait dans un jeu de pression pour obliger Alstom à payer la plus gigantesque amende jamais infligée par les États-Unis, et à se vendre à General Electric, son grand concurrent américain, en 2014. Finalement, en 2014, les dirigeants d’Alstom avaient accepté de céder l’importante branche énergie de leur groupe à l’industriel américain General Electric (GE) pour un montant d’environ 12 milliards d’euros. La même année, en décembre, le groupe français avait payé une amende record de 772 millions de dollars aux Etats-Unis pour des faits de corruption dans plusieurs pays. Cette histoire illustre la guerre que les États-Unis livrent à la France et à l’Europe en détournant le droit et la morale pour les utiliser comme des armes économiques.

Mais si je retiens la figure de Frédéric Pierucci, c’est aussi pour son combat après son retour en France, pour le rachat des turbines Arabelle et contre l’absurdité de la politique industrielle sur ce dossier. Finalement, EDF a pu racheter les turbines Arabelle qui équipent nos centrales nucléaires. À ce titre, Frédéric Pierucci est un exemple de détermination et de courage.

 




L’identité numérique me semble à fuir et combattre absolument.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 12 avril 2024
Éric Lemaire est Fondateur-Dirigeant de la holding Yoocan 

1/ Ce qu’il est convenu d’appeler le progrès technologique vous paraît-il sensible à l’exercice des libertés publiques ?


La liberté humaine n’ayant cessé de s’accroitre depuis la Renaissance, il semble que ce soit un fait. La question est plutôt morale : Le progrès rend-il les hommes meilleurs? Le degré de violence ne cesse de diminuer, la vie dure plus longtemps, mais l’excellence semble se raréfier. Le matérialisme ambiant n’est pas pour moi causé par la technologie, il a déjà plusieurs fois existé auparavant et il a toujours disparu relativement rapidement. La liberté ne cesse de progresser et le « Bien » est une question paraissant indépendante de la technologie.

2/ Que vous inspire la perspective proche de l’identité numérique ?


La numérisation est inhumaine. La première chose à faire pour échapper à la singularité de l’IA, c’est de cesser de lui donner notre essence. Le papier doit continuer d’exister. Je ne cesse d’encourager à rester humain, quantique et conscient, à jouer avec notre corps qui n’est pas numérique et donc à jouer avec le papier, les idées, les sentiments. L’identité numérique me semble à fuir et combattre absolument. L’époque ou les passeports n’existaient pas est un paradis perdu. Si vous voulez, c’est aussi une dérive de la transparence : si on ne parlait pas des actes terroristes, il n’y aurait peut-être plus besoin de passeport. Dans les entreprises, cela fait longtemps qu’on a compris les limites du contrôle, il serait temps que l’État le comprenne aussi.

3/ Pourquoi les biotechnologies sont-elles sous-exposées par rapport à l’électronique ?


Cela s’explique par l’absence relative de succès. C’est très couteux et les succès ne concernent que peu de patrons et peu de patients. L’espérance de vie marque le pas et semble plus liée à l’hygiène et la nutrition qu’à des thérapies innovantes. Pourtant celles-ci sauvent ou améliorent massivement des vies, mais sur des volumes limités et à des coûts considérables. Soyons clair : les Biotechs ont été uberisées par ce qu’il est convenu d’appeler Big Pharma, car elles ne sont pas rentables. Pour que les biotechs deviennent tendance, il faudra réformer le modèle des brevets dans la pharma. Et au fond le Neuralink de Musk n’est il pas une Biotech et n’est elle pas exposée ? Mais ce n’est plus tout à fait de la médecine.

4/ Que ferait de Gaulle aujourd’hui en matière de souveraineté technologique ?


Il définirait de grands chantiers sur des domaines précis: un drone autonome, les ordinateurs quantiques, la fusion froide. Et surtout il le ferait principalement en France. Il ferait un Rafale, pas un SCAF (quelle acronyme affreux : Système pour CAsser la France, c’est bien cela ?).

5/ Que faut-il attendre de l’Europe et que devons-nous lui apporter ?
(L’Europe, pas nécessairement l’Union européenne).


La communauté de valeurs existe déjà. Il est étonnant que nous voulions faire converger les assurances chômages et qu’il n’existe toujours pas de SA Européenne permettant de créer un vrai grand marché pour nos licornes. Il faut que nous créions enfin un vrai marché et que nous renoncions à créer un faux État dysfonctionnel.

6/ Quelle est la limite que vous ne franchirez jamais dans l’hybridation homme-machine ?
Un exemple : la puce sous-cutanée.

Les viols de la vie privée et du corps et de l’esprit des Hommes pour alimenter le Golem numérique sont déjà allés trop loin. La pratique de plus en plus d’entreprises de logiciels privées de collecter les saisies des humains pour alimenter l’IA est inadmissible. Les trackings généralisés, la numérisation de la vie en général va beaucoup trop loin. Elle est à la fois intrusive, dangereuse et inefficace. L’idée d’aller encore plus loin, d’instaurer l’argent numérique, l’identité dans le corps ou de modifier les Hommes est encore plus dangereuse et inefficace. Souvenons-nous des innovations scientistes de la première moitié du XXe siècle : on a fait moult sottises totalitaires et on est revenu de tout. Ce n’est qu’après que l’expérience, la compétence et l’éthique ont permis d’exploiter efficacement et démocratiquement les innovations.

7/ La personnalité d’Elon Musk est polarisante. Soit on l’adore, soit on l’abhorre.
Comment le percevez-vous ?


Le passé d’Elon Musk, même subventionné, est formidable. Lors des sanctions de 2014, le ministre de l’espace russe a dit que les Américains devraient envoyer leurs satellites en trampoline. Quelle magnifique réponse l’Etat américain leur a fait avec Musk ! Quelle belle aventure que PayPal et Tesla, bien qu’ils n’aient pas réussi, contrairement à Steve Jobs, à complètement révolutionner leur industrie. Il a une personnalité qui me déplait. Qui appelle son fils Dark je ne sais quoi par exemple ? Je m’inquiète de son futur, un peu comme Bill Gates au fond. J’espère que son Neuralink finira bien. Mais j’en doute. Et l’Histoire dira si son combat pour la liberté d’expression était de bonne foi ou s’il consistait à favoriser certaines factions par rapport à d’autres. J’en doute un peu moins mais on verra.

8/ À quand remonte la dernière fois que vous avez lu (ou écrit ?) une considération nouvelle sur l’IA ?


Techniquement, ça n’arrête pas. Moralement, le Golem est une idée si ancienne qu’il est difficile d’innover. Alphabet a énormément innové avant chatGPT avec une invraisemblable quantité de brevets et des réussites incontestables. La science avance donc considérablement et réellement et ce sont des innovations qui sont relativement indépendantes de l’état de la technologie matérielle. D’un point de vue moral, je détesterais que de l’électricité soit massivement consacrée à la génération de « bullshit » managérial plutôt qu’à cuire le pain du peuple…

9/ Avez-vous bon espoir de mettre un jour un terme à l’épilepsie ?
(Eric Lemaire est également DG d’AdPuerVitam

L’épilepsie pouvant être causée par des événements physiques, l’éradiquer est difficile. Diviser par 10 les handicaps qu’elle créé, j’espère que nous y parviendrons dans ce siècle, comme nous avons fait des progrès remarquables sur le muscle cardiaque. C’est pour moi un match retour, j’avais travaillé étant très jeune avec mon père à l’analyse des ECG, l’EEG est encore plus compliqué et le cerveau est encore largement mystérieux ; beaucoup de ses atteintes sont accidentelles ou génétiques, leur mitigation est difficile. Un nombre très élevé de maladies de longue durée, d’handicaps et de perte d’espérance de vie peut être évité : on ne mesure pas le coup pour la société des maladies neurologiques, il ne se voit pas. Des molécules capables de l’aider à se guérir sont très difficiles à mettre au point. Et le répertoire a déjà été très recherché ; l’industrie pharmaceutique, comme je l’ai dit plus haut, fait face à une impasse financière et institutionnelle. Dans le cas particulier de l’épilepsie, de gros progrès seront accomplis par les petites molécules dans les 50 prochaines années.

10/ Vous êtes appelé au pied levé au service de l’Etat.
Quelles sont les dix grandes idées dont vous faites vos chantiers prioritaires ?

À court terme, dans l’ordre :

a) Rétablir la politique familiale telle qu’elle existait en 2012. Sans Français, pas de France.

Le jour ou le malthusianisme fonctionnera…

b) Pour l’éducation ; Remonter massivement le nombre des élèves dans les classes de façon à limiter les effectifs aux meilleurs professeurs. Réduire les délégations de personnels. Mettre en place le chèque éducation à la suédoise et donner l’indépendance aux établissements.

c) Tous les contrats publics sauf l’armée, de droit privé. La faillite est inéluctable, rendons la plus douce.

d) Relancer l’innovation dans l’armée et reconstituer le corps de bataille.

e) Foutre la paix aux Français. La norme concerne les producteurs et pas les consommateurs. Je ne supporte plus les messages totalitaires du genre : « Au quotidien, prenez les transports en commun. ». S’il faut manger plus de légumes, qu’on interdise les fast foods que diable !

f) Rendre les établissements hospitaliers autonomes. Rendre la médecine libérale libérale de nouveau. Et foutre la paix aux Français, sur la Carte Vitale, les vaccins et tout le reste.

g) Transférer massivement la commande publique aux PME.

h) Réformer les dépenses et les revenus publics. Par exemple le CIR. Supprimer les défiscalisations immobilières qui sont inefficaces. Supprimer par contre la CFE qui massacre les entreprises.

i) Redonner la parole aux Français sur les enjeux de société, par des RIC locaux et nationaux.

j) Pour l’Europe, sortir du marché de l’électricité, rétablir des frontières quoi qu’il en coûte, conserver l’euro mais rendre à la Banque de France le pouvoir de création monétaire.




Nous voulons rendre l'informatique moléculaire accessible et pratique.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 5 avril 2024

Erfane Arwani est cofondateur et CEO de Biomemory.

1/ Pouvez-vous présenter l’ambition de Biomemory ?

Biomemory, une startup de Deeptech ancrée dans l’innovation, est le fruit d’une collaboration unique entre des chercheurs éminents du CNRS et de Sorbonne Université, ainsi que moi-même, entrepreneur passionné par les technologies avancées. Nous avons identifié une limite majeure dans l’évolution de l’informatique actuelle : sa dépendance à l’électronique, confrontée à un mur en termes de miniaturisation des composants et d’efficacité énergétique. Les technologies émergentes, comme l’intelligence artificielle générative, exacerbent la demande pour des infrastructures de stockage et de calcul de plus en plus puissantes, qui dépassent les capacités de production et d’innovation actuelles. L’informatique traditionnelle se heurte également à des problématiques de durabilité, les supports de stockage ayant une durée de vie limitée et posant des défis en termes de recyclage et de sécurité des données.

Face à ce constat, Biomemory propose une révolution : l’informatique moléculaire, avec l’ADN synthétique comme pierre angulaire. Ce médium offre une durabilité sans précédent – l’ADN peut conserver des données intactes pendant des millénaires. Par exemple, tout le savoir numérique de l’humanité pourrait théoriquement être stocké dans un volume d’ADN ne dépassant pas celui d’une petite bouteille d’eau, et ce, avec une empreinte énergétique minime puisque l’ADN ne nécessite pas d’énergie pour maintenir l’information. De plus, l’ADN est insensible aux rayonnements électromagnétiques, ce qui le rend particulièrement adapté au stockage de données dans des environnements extrêmes ou pour des archives à long terme.

Notre innovation ne se limite pas à repousser les frontières du possible en termes de capacité de stockage et de durabilité. En travaillant sur la synthèse d’ADN, nous nous attaquons à l’un des plus grands défis : rendre cette technologie économiquement viable. Pour illustrer l’impact potentiel de notre technologie, prenons l’exemple de la bibliothèque du Congrès américain, dont la collection complète pourrait être stockée dans un dispositif de la taille d’un timbre-poste, ou encore celui des data centers, où des exaoctets de données pourraient être conservés dans un espace réduit à quelques étagères.

Notre ambition est de rendre l’informatique moléculaire accessible et pratique, ouvrant la voie à une informatique durable et efficiente. Biomemory ambitionne d’être le catalyseur de cette révolution, offrant à l’humanité une nouvelle voie pour le stockage et le traitement des données, marquant ainsi le début d’une ère où la puissance et l’efficacité énergétique peuvent coexister harmonieusement.

2/ Quelle en est la vision humaine sous-jacente ?

J’ai grandi à Illkirch-Graffenstaden, près de Strasbourg, où j’ai été témoin de l’âge d’or de Telic-Alcatel, un symbole de l’innovation française en micro-électronique. Les visites des ingénieurs dans mon école primaire, partageant avec nous des prototypes prêts pour les conventions internationales, ont éveillé ma fascination pour la technologie. Cependant, le déclin qui a suivi, marqué par l’externalisation et la perte de propriété intellectuelle, a laissé une empreinte indélébile sur ma conscience. L’amertume ressentie par ces ingénieurs, contraints à une retraite anticipée, raconte une histoire de perte d’autonomie technologique qui s’est répétée à travers de nombreuses entreprises françaises du secteur.

Ma vision pour Biomemory est ancrée dans cette histoire personnelle et dans une conviction profonde : la nécessité de reconstruire une industrie informatique souveraine en France. Il s’agit non seulement de réinventer le hardware, les firmwares, et les systèmes de développement au-delà de l’utilisation de SaaS et de frameworks, mais surtout de saisir l’opportunité unique qu’offre l’informatique moléculaire pour redéfinir les fondements mêmes de notre industrie.

L’informatique moléculaire représente une chance de recréer un secteur informatique leader, non seulement en France mais aussi à l’échelle mondiale, en s’appuyant sur des innovations de rupture telles que l’ADN synthétique pour le stockage de données. Par cette démarche, Biomemory aspire à contribuer activement à la souveraineté technologique de la France, en développant une infrastructure critique indépendante et résiliente. C’est une vision qui dépasse le simple cadre entrepreneurial ; elle incarne un engagement envers notre pays et l’avenir de ses capacités technologiques.

3/ Qu’évoque à vos yeux l’aspiration à la souveraineté technologique ?

À mes yeux, l’aspiration à la souveraineté technologique résonne comme le droit fondamental de décider de notre avenir et de façonner les choix de société à long terme, parfois en dépit des tendances dominantes. Elle incarne la volonté d’offrir à nos enfants la possibilité de rester et de prospérer dans le pays qui les a vus grandir, en leur permettant de concrétiser leurs visions et innovations. La souveraineté, c’est aussi assurer le bien-être de notre communauté, en orientant nos efforts vers des objectifs vertueux tels que l’amélioration de la santé, l’accès à l’éducation de qualité et le renforcement de la sécurité.

Dans un monde profondément marqué par la technologie, la souveraineté doit impérativement s’étendre au domaine technologique. Elle nous permet de construire une infrastructure robuste et indépendante, capable de soutenir nos ambitions collectives et d’assurer notre autonomie face aux influences extérieures. En cultivant notre souveraineté technologique, nous forgeons non seulement notre avenir, mais nous défendons également notre capacité à faire des choix éclairés et souverains, ancrés dans les valeurs et les aspirations de notre communauté. C’est dans cet esprit que Biomemory s’engage à être un pilier de cette souveraineté, en développant des technologies innovantes qui répondent aux enjeux de demain.

4/ Où vous semble-t-il que se situe la France dans cette perspective ?

La position de la France concernant la souveraineté technologique me semble préoccupante. Nous assistons à un alignement sur les stratégies et les intérêts de grandes puissances mondiales, révélant une érosion notable de notre indépendance technologique. Cette réalité se manifeste clairement dans le paysage entrepreneurial français, où les startups qui optent pour des financements ou des partenariats avec des entités chinoises se heurtent à des obstacles significatifs, limitant ainsi leurs possibilités de développement. Cette situation contraste fortement avec celle de leurs homologues américaines, qui ne rencontrent pas les mêmes difficultés.

Dans le domaine spécifique de la micro-électronique, cette dépendance s’illustre par notre incapacité à concevoir des systèmes informatiques exempts de vulnérabilités imposées par des tiers. Les échanges que j’ai pu avoir avec des acteurs de la défense française révèlent une réalité troublante : la nécessité de naviguer dans un environnement où la présence de portes dérobées dans les équipements est devenue une contrainte inévitable. Cette situation souligne l’urgence de repenser notre stratégie nationale en matière de technologie, afin de reconquérir notre autonomie et de sécuriser notre avenir technologique.

La France doit, par conséquent, s’engager résolument dans la voie du renforcement de sa souveraineté technologique. Cela implique de soutenir l’innovation au sein de nos frontières, d’encourager les investissements dans les secteurs stratégiques et de favoriser l’émergence d’un écosystème technologique robuste et indépendant. 



5/ Au plan du financement et de la formation, mais aussi de l’image que nous avons de nous-mêmes, offrons-nous selon vous un terreau propice à l’accueil et au développement de l’innovation ?

Ma perception du paysage français en matière de financement et de formation pour l’innovation est contrastée. D’une part, le financement initial des startups, essentiel à la quête de souveraineté technologique, s’est considérablement amélioré ces dernières années. Il est désormais possible pour une startup de lever plusieurs dizaines de millions d’euros, principalement auprès d’investisseurs français et européens. Toutefois, le défi se corse significativement au-delà de ces montants, particulièrement lorsqu’il s’agit de phases critiques d’industrialisation. Bien qu’il existe des exceptions notables, elles restent minoritaires et ne reflètent pas la réalité générale. Cette difficulté est en partie attribuable à la prédominance de profils financiers, plutôt qu’industriels, dans les cercles décisionnels d’investissement.

Du côté des compétences, notamment dans le secteur de la micro-électronique, la France fait face à une pénurie de talents disponibles. L’attractivité du territoire pour les experts internationaux est limitée par des contraintes financières que les startups peinent à surmonter.

En ce qui concerne le système éducatif, la France continue de former une élite académique remarquable, fidèle à une tradition bicentenaire, avec des compétences exceptionnelles dans les disciplines scientifiques. Cependant, le passage de la théorie à la pratique semble souvent entravé par une valorisation excessive de l’élégance théorique au détriment de l’applicabilité pratique. Ce phénomène se traduit par une production insuffisante en matière de matériel électronique, avec une absence totale de fabrication locale de composants tels que les puces mémoire ou les supports de stockage de données. La France conserve néanmoins un savoir-faire précieux dans le domaine des supercalculateurs, savoir-faire qu’il est crucial de préserver et de valoriser. Cette situation souligne l’importance de rééquilibrer notre approche entre théorie et pratique, et d’adapter notre écosystème de financement et de formation pour mieux répondre aux exigences de l’industrialisation et de l’innovation à grande échelle. Il est impératif de cultiver une synergie entre les capacités financières, les compétences techniques et les ambitions industrielles pour solidifier la souveraineté technologique de la France.


6/ Quelle est votre perception de l’actuelle guerre économique et quelles décisions prendriez-vous au service de nos intérêts ?


En tant qu’entrepreneur, ma perception de la guerre économique pourrait paraître tranchée, et j’espère que vous excuserez la simplicité avec laquelle j’aborde cette question. À mon avis, les racines de la guerre économique remontent à l’après-première guerre mondiale, s’intensifiant avec la globalisation qui a suivi la seconde guerre mondiale. Historiquement, la France s’est distinguée par sa capacité à faire des choix audacieux et visionnaires, comme l’illustre notre engagement envers l’énergie nucléaire et hydroélectrique, des décisions qui, malgré leur risque, ont porté leurs fruits.

La clé, à mon sens, réside moins dans la prise de décisions isolées que dans l’établissement d’une vision cohérente et unificatrice pour notre nation, une vision qui embrasse un horizon de 50 ans et offre une place à chacun. Cette vision devrait s’articuler autour des piliers fondamentaux que sont l’éducation, la santé et la sécurité, tout en s’inscrivant dans un contexte global de souveraineté et d’indépendance.

Je remarque une absence de vision stratégique marquée et durable depuis le début des années 70, un vide qui, à mon avis, freine notre capacité à naviguer efficacement dans les eaux tumultueuses de la guerre économique mondiale. Une vision claire et ambitieuse serait le socle sur lequel s’appuyer pour progressivement s’affranchir des alignements parfois contraignants et pour prendre les décisions nécessaires à l’épanouissement de notre nation.

Bien que le rôle de définir cette vision dépasse ma position d’entrepreneur, je suis convaincu de l’urgence de développer un projet fédérateur, qui galvaniserait les efforts collectifs et individuels vers un avenir où la France pourrait affirmer sa place et ses valeurs sur la scène internationale.


7/ Mens molem agitat. Y a-t-il lieu de parler d’esprit dans le cadre d’une telle conversation ? 
Dit autrement, la technologie a-t-elle vocation à rester cantonnée dans le périmètre de l’inerte et du calcul ?

Je perçois la technologie non pas simplement comme un ensemble d’outils et de procédés, mais comme un véritable accélérateur de notre nature humaine. En effet, la technologie a le pouvoir d’amplifier nos traits, qu’ils soient vertueux ou non. Si elle nous offre la possibilité de nous adonner à la paresse, certains y trouveront une excuse pour moins agir. À l’inverse, si elle encourage le travail et l’effort, elle stimulera sans doute une plus grande productivité. C’est pourquoi je crois fermement que l’esprit et la matière doivent être envisagés comme un ensemble cohérent, où chacun influe sur l’autre.

Valoriser exclusivement l’esprit au détriment de la matière, c’est risquer de s’enfermer dans un monde d’idées stériles, où les concepts ne se concrétisent jamais, et où l’on se contente de théoriser sans jamais agir. Inversement, agir sans réflexion préalable dans un monde aux ressources finies mène à des impasses insoutenables. Notre défi est donc de trouver un équilibre entre ces deux pôles, intégrant pleinement la technologie dans notre vision du monde et dans notre action.

Votre question invite également à repenser notre approche de la technologie, souvent confinée depuis des décennies au même paradigme basé sur l’électronique et ses transistors. La biologie de synthèse nous ouvre les portes d’une exploration inédite du vivant, source d’inspiration pour des mécanismes bien plus efficients et optimaux que ceux exploités par nos ordinateurs actuels. Cette perspective révolutionnaire suggère que nous sommes à l’aube d’une ère où la technologie, loin de se limiter à l’inerte et au calcul, s’harmonise avec les principes du vivant pour repousser les frontières de ce qui est techniquement possible.

8/ À qui ou à quoi reconnaissez-vous aujourd’hui une véritable autorité ? 

La question de l’autorité, et l’ajout d’adjectifs tels que ‘véritable’ pour en renforcer le sens, m’invite à réfléchir à la manière dont nous percevons et validons l’autorité dans notre société. La référence à Orwell et à sa novlangue me semble pertinente pour questionner les nuances que nous tentons d’apporter à des concepts déjà bien définis. Pour moi, l’essence de l’autorité ne réside pas dans la capacité de contraindre ou d’imposer, mais dans la légitimité intrinsèque qui inspire naturellement le respect et l’adhésion.

Une véritable autorité se distingue par sa capacité à être suivie volontairement, sans recourir à la force ou à l’intimidation. Elle repose sur trois piliers fondamentaux : la légitimité, la force (non pas au sens de la coercition, mais en tant que robustesse morale et éthique) et la bienveillance. Ces qualités permettent d’établir un lien de confiance et de respect mutuel entre l’autorité et ceux qu’elle guide.

Dans un monde idéal, travailler pour quelqu’un ou pour une organisation devrait signifier reconnaître en eux une autorité qui satisfait à ces critères. Une autorité qui, par sa légitimité, nous convainc de sa justesse ; par sa force, nous assure de sa stabilité et de sa fiabilité ; et par sa bienveillance, démontre une capacité à se mettre à la place de l’autre, à comprendre ses besoins et à agir en conséquence.

C’est dans cette reconnaissance mutuelle, fondée sur le respect et l’admiration pour les qualités de l’autorité, que réside le véritable leadership. Une autorité imposée par la contrainte peut régner temporairement, mais seule une autorité légitime, forte et bienveillante peut inspirer et mobiliser sur le long terme.


9/ Dans votre emploi du temps, quelle place accordez-vous à l’effort de culture personnelle ?

Bien que mon engagement principal demeure la concrétisation du projet industriel ambitieux porté par Biomemory, je suis fermement convaincu de l’importance capitale de la culture personnelle dans le parcours d’un entrepreneur. En dialoguant avec mes pairs, je réalise de plus en plus que se cultiver contribue essentiellement à une meilleure compréhension de soi, ce qui, par extension, améliore notre capacité à comprendre les autres. Après tout, si nos projets cherchent à répondre à des besoins spécifiques, c’est bien parce qu’ils s’adressent à des individus aux attentes diverses. Comment espérer les satisfaire sans d’abord chercher à se connaître soi-même ?

Pour intégrer cet effort de culture personnelle dans mon quotidien, j’ai établi une routine qui englobe à la fois le bien-être physique et intellectuel. Chaque jour, je consacre du temps au sport pour maintenir mon équilibre physique. Je m’adonne également à la lecture, en me permettant de naviguer entre différents genres : les classiques de la littérature, qui nourrissent mon appréciation du ‘beau’, la science-fiction pour l’évasion qu’elle offre, et des ouvrages axés sur le marketing ou le développement personnel pour leur aspect pratique. En outre, je prends le temps de pratiquer un peu de mathématiques et d’apprendre des langues, enrichissant ainsi mon esprit de manière diverse et stimulante.

Cette routine n’est pas simplement un passe-temps ; elle est une composante essentielle de ma croissance personnelle et professionnelle, me permettant de rester connecté avec le monde qui m’entoure et avec les aspirations profondes qui animent notre société.


10/ Quels conseils donneriez-vous aux parents qui nous lisent pour que leurs enfants se fraient un chemin dans le monde de demain ?

En tant que père de deux jeunes enfants, j’accorde une importance particulière à leur éducation dans un monde en constante évolution. Pour moi, il est crucial d’enseigner la valeur de l’effort et d’encourager une curiosité insatiable. À cette fin, mes enfants établissent en début d’année leurs propres routines, qu’ils s’efforcent de respecter, avec un système de points les récompensant par des ‘minutes’ d’écran, une ressource précieuse mais strictement régulée chez nous. Au lieu de privilégier le temps passé devant les écrans, nous favorisons la lecture et les jeux de société complexes qui stimulent leur réflexion et leur imagination. Quant à leur orientation future, mon objectif n’est pas de tracer un chemin pour eux, mais plutôt de les doter d’un potentiel maximal pour qu’ils puissent faire leurs propres choix éclairés. L’apprentissage de l’anglais et de l’informatique me paraît indispensable, ces compétences n’étant plus optionnelles mais fondamentales dans presque tous les domaines.

Si je devais conseiller mes enfants à l’aube de leurs études supérieures, je leur recommanderais de s’intéresser aux secteurs promis à un fort dynamisme. Personnellement, je suis convaincu que la biologie de synthèse représente la prochaine grande révolution industrielle, comparable à l’invention de la machine à vapeur. C’est un domaine où curiosité, créativité et persévérance peuvent mener à des avancées significatives, non seulement sur le plan professionnel mais aussi en termes de contributions à la société. En résumé, mon conseil aux parents est de cultiver chez leurs enfants la résilience, la curiosité et une ouverture vers l’apprentissage continu, les préparant ainsi au mieux pour le monde de demain.

Question subsidiaire :  Quelle valeur possède pour vous le silence ?

Le silence a pour moi une immense valeur : il est source de régénération, stimule ma créativité et aiguise mon instinct pour la prise de décision. Les moments passés en silence me permettent de me recentrer et de me préparer à affronter les défis avec une perspective renouvelée.




Nous avons atteint certaines limites des hyperscalers

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 15 mars 2024

Mathieu Ploton est responsable pays pour Global Digital Management Solutions, Laos, société spécialisée dans l’infogérance souveraine dans les pays en développement.

1/ Qu’est-ce qui explique selon vous le règne des hyperscalers américains ?

Afin de répondre à cette question, il faut revenir un peu en arrière. Avec l’explosion d’Internet, les sociétés technologiques américaines ont dû faire face à une demande exponentielle en termes de stockage et de capacité de calcul. Cette demande les a poussées à déployer des millions de serveurs à travers des dizaines de datacentres dans le monde. Serveurs qui se devaient de suivre la charge du réseau de manière dynamique. Les sociétés technologiques constatant la limitation des solutions matérielles et logicielles du moment décident d’investir dans leur propre centre de développement et conçoivent, pour eux-mêmes, une nouvelle gamme matérielle et logicielle adaptée à leurs besoins spécifiques.

Vite rentabilisée par des besoins internes colossaux, ils ont ensuite ouvert leur infrastructure au public, proposant des services éprouvés en interne et en en développant de nouveaux. Grâce à l’effet d’échelle, les hyperscalers peuvent proposer une offre cloud compétitive avec une disponibilité de service exceptionnelle. Parce qu’ils maîtrisent totalement leur pile technologique, ils peuvent aussi développer plus rapidement et efficacement des produits et services innovants.

Aujourd’hui, les hyperscalers ont compris que leur succès passe aussi par de l’éducation : des formations abordables, une mise à disposition de crédits pour que les nouvelles générations s’essaient au cloud public. Leur réussite est aussi due, il faut le dire, à des produits certes très pratiques, mais endémiques à leur pile technologique, ce qui crée une situation de dépendance pour certains clients.

2/ Sans parler d’ingénierie, d’accès aux composants ou matériaux ou aux capitaux, qu’est-ce qui nous empêche intellectuellement de leur damer le pion en Europe ?

Il y a une foule de raisons qui expliquent pourquoi nous n’arrivons pas à positionner un ou des hyperscaler(s) compétitif(s) en Europe. Avant toute chose, je dirais que la réponse à cette question est que l’Europe n’est pas un pays et ne le sera jamais. L’Allemagne ne sera jamais pour la France, ce que le Texas est pour la Californie.
En témoignent les difficultés de collaboration industrielle franco-allemande avec Dassault ou Airbus. Et c’est quelque chose de déterminant dans le fossé de compétitivité entre les États-Unis et l’Europe. La bureaucratie et la réglementation sont évidemment au cœur de ces difficultés, mais au-delà de ça, je suis d’avis qu’il y a aussi derrière tout cela un besoin irrépressible, mais légitime, de faire passer les intérêts nationaux avant les intérêts européens.

Les États-Unis ont l’avantage d’avoir un héritage d’innovation technologique conséquent et comme nous avons pu le voir plus haut, ils disposent d’une solide longueur d’avance grâce aux géants technologiques qui utilisent leurs clouds publics respectifs pour leurs propres unités d’affaires. Ces besoins internes sont au cœur de la compétitivité des hyperscalers. Cela leur donne un environnement idéal pour innover et tester leurs produits auprès d’utilisateurs bienveillants, mais exigeants. Cela leur permet d’adopter une vision à long terme puisque ces clients ne partiront pas du jour au lendemain.

Le manque de vision à long terme est certainement un des freins à la compétitivité en Europe. Un exemple criant est le retard pris par les pays européens dans le développement de l’intelligence artificielle et des technologies vertes par rapport aux États-Unis et à la Chine. L’Union européenne préfère se concentrer sur une activité où elle excelle : la bureaucratie, et a annoncé récemment, en grande pompe, la première régulation sur l’intelligence artificielle.

3/ Pouvez-vous brosser à grands traits les principales mutations qu’a connues l’écosystème informatique depuis l’invention des premiers ordinateurs ?

Sans remonter au 19ᵉ siècle, la première mutation de l’informatique fut la miniaturisation des composants électroniques, accompagnée d’une augmentation de leur puissance et de leur capacité de traitement ce qui a permis la commercialisation du premier micro-ordinateur, puis du premier ordinateur portable, et enfin du premier smartphone. La prolifération des terminaux continue ensuite au XXIe siècle avec l’internet des objets.

En parallèle, vient l’avènement d’Internet qui déclenche une centralisation des données dans de gigantesques entrepôts climatisés et super connectés : les datacentres. Datacentres qui deviennent de plus en plus gros pour répondre aux besoins exponentiels de puissance de calcul et de stockage des données. Cette centralisation associée à l’essor des réseaux mobiles de données a permis un usage nomade de la technologie, nous pouvions désormais accéder à nos données depuis n’importe où. La mutation suivante est celle de la décentralisation des données. Le but assumé est de pousser la donnée au plus proche de l’utilisateur, pour des raisons de performance, mais aussi de souveraineté. C’est l’émergence du cloud computing, des réseaux CDNs et enfin du Edge Computing.

La dernière grande révolution en date est celle de l’intelligence artificielle, qui va encore une fois imposer aux datacentres de se transformer pour accueillir un périphérique bien connu des ordinateurs personnels : la carte graphique ou GPU. Les GPU, initialement conçus pour l’affichage 3D, se sont révélés être des accélérateurs extraordinaires pour l’IA.

4/ Comment une nation peut-elle faire son marché intelligemment en tendant vers l’ambition de la souveraineté numérique, c’est-à -dire de la liberté ?

Bien que l’aspiration à la souveraineté numérique soit compréhensible, il est important de noter qu’elle est probablement inatteignable dans sa forme la plus complète pour la plupart des nations. En effet, la souveraineté numérique requiert un parfait contrôle de la production, de l’opération, du support et de la maintenance, aussi bien matériel que logiciel, de l’infrastructure numérique. Cela ne veut pas dire qu’il faille faire une croix sur l’autonomie numérique, bien au contraire. C’est une stratégie à long terme, un objectif qu’il faut toujours avoir en ligne de mire.

De manière assez logique, cette recherche d’autonomie implique une certaine forme de protectionnisme que nous avons malheureusement du mal à pratiquer en Europe, à l’opposé des États-Unis. À notre échelle modeste, sur nos marchés asiatiques et africains, nous nous efforçons de guider nos partenaires publics vers cet objectif de souveraineté numérique.

Au Laos par exemple, le gouvernement a été en mesure d’imposer à la Banque Mondiale que l’hébergement des données d’état civil se fasse dans un cloud souverain local au détriment d’Amazon. À l’époque, la Banque Mondiale était dubitative sur les capacités du Laos d’opérer une telle infrastructure. Après quelques années d’opération, c’est maintenant la Banque Mondiale qui incite les administrations publiques au Laos à utiliser un hébergement local. En somme, la régulation est essentielle à la souveraineté numérique. Mais celle-ci ne doit pas freiner l’innovation. Un savant équilibre doit être trouvé à ce sujet.

La souveraineté numérique passe aussi par le développement des Biens Publics Numériques. Les biens publics numériques sont des infrastructures, des logiciels ou des normes partagées par tous. Ils sont des piliers essentiels de la souveraineté numérique. Enfin, la souveraineté numérique requiert de disposer d’une industrie, car il faut être en mesure de développer ses propres composants, et notamment ses propres semi-conducteurs.

L’ingérence des États-Unis dans les relations entre la Chine et Taïwan prouve à quel point l’autonomie numérique est un enjeu stratégique pour les américains. Taïwan détenant la suprématie mondiale dans la production de semi-conducteurs, les Américains envisagent la guerre comme un ultime recours pour empêcher son annexion par la Chine, une perspective aux lourdes conséquences géopolitiques. Cela prouve l’importance du sujet que nous traitons ici.

L’ouverture d’une usine de semi-conducteurs à Crolles en 2023 est une excellente nouvelle pour la France et doit être un des piliers fondateurs de notre autonomie numérique.

5/ Quels sont selon vous les enjeux liés à l’implantation d’infrastructures techniques et de communication dans les pays en développement ?

L’implantation d’infrastructures techniques et de communication est un enjeu crucial pour le développement socio-économique des pays en développement. Cela passe avant tout par une consolidation des infrastructures physiques qui fait souvent défaut dans ces pays, je veux parler d’infrastructure de transport, d’énergie et de télécommunications.

Les pays en développement ont une tendance à passer des étapes (le fameux leapfrog technologique) dans le développement des infrastructures, ce qui permet de rattraper plus facilement le retard sur les pays développés. Par exemple, bon nombre de pays d’Afrique n’ont pas déployé l’ADSL sur leur réseau de téléphonie fixe, certains n’ont même pas déployé de téléphonie fixe et sont passés directement à l’internet mobile haut débit et à la fibre optique.

Cette démarche est tout à fait louable, mais il est parfois souhaitable de ne pas brûler les étapes. Certaines entreprises de pays en développement déplorant l’absence de solutions d’infogérance ont tout misé sur les hyperscalers internationaux pour déployer leurs systèmes informatiques. Ces initiatives posent des problèmes de résidence des données, notamment pour le secteur financier et le secteur public. Le risque est d’autant plus grand pour les entreprises localisées dans des pays instables politiquement. D’un régime à l’autre, l’Occident peut décider d’un embargo avec des effets dramatiques pour les entreprises qui hébergent leurs assets numériques sur des plateformes occidentales.

C’est le cas de la Birmanie dont le développement exponentiel n’a pas laissé indifférents les hyperscalers. Il y a quelques années, Amazon et Google entreprirent de convertir les entreprises birmanes au cloud public, offrant des conditions d’accès irrésistible.
Aujourd’hui, suite au coup d’État, ces mêmes entreprises sont inquiètes des sanctions et souhaitent rapatrier leurs applicatifs dans le pays. Le refus persistant d’investir dans les infrastructures locales prive les opérateurs d’infogérance nationaux de précieux financements et freine leur développement, retardant ainsi l’essor économique du pays.

 6/ Quelle relation les GAFAM entretiennent-ils avec ces pays ?

Les GAFAM ont une relation assez prudente avec les pays en voie de développement. En Afrique, nous pouvons constater que les géants du numérique ont développé des relations essentiellement avec les pays anglophones. Seul Microsoft semble vraiment porter un intérêt aux pays francophones avec des bureaux au Sénégal, en Côte d’Ivoire ou au Cameroun.

Certains diront que les GAFAMs sont concernés par la liberté d’expression, ce qui explique leur réticence à s’implanter dans certains pays africains. Si tel est le cas, nous pourrions leur reprocher une certaine hypocrisie ou un “deux poids deux mesures”, j’en tiens pour exemple le biais assumé de Meta et Google envers le parti démocrate américain, ou encore de la manipulation de l’information orchestrée par Twitter/X pendant la crise sanitaire.

Mon sentiment est que le virus qui contamine les GAFAMs s’appelle ESG. ESG pour « Environmental, Social And Governance » ou critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Ces critères régissent la stratégie d’investissement des grosses sociétés américaines et dire que les pays africains sont loin d’être les meilleurs élèves sur la grille ESG serait un euphémisme. Derrière ces fameux critères se cachent des idéologies telles que la théorie du genre et des initiatives telles que la réduction de l’empreinte carbone. Sujets qui trouvent peu d’écho dans les pays émergents, qui sont d’une part des sociétés traditionnelles, peu sensibles aux problématiques de diversité et inclusion, et d’autre part, en pleine croissance et par conséquent dans une boulimie énergétique incompatible avec les objectifs carbone. Cet antagonisme avec les grands principes qui régissent l’investissement occidental explique à mon sens la frilosité des GAFAM.

7/ Avec le recul dont vous jouissez, quels éclairages l’expatrié que vous êtes pourrait-il donner aux Français de France ?

Vu d’Asie, il est difficile de comprendre que la France soit aussi passive sur les sujets de souveraineté numérique. Il est inquiétant de voir l’État laisser les hyperscalers américains s’emparer de données critiques par exemple les informations de santé des citoyens français. Quand on connaît la puissance des lobbys pharmaceutiques dans le monde, est-ce vraiment raisonnable ?
Quand on sait l’extra-territorialité du Cloud Act, est-ce une sage décision ?

La France, et l’Union européenne, considèrent les États-Unis comme un allié, un partenaire commercial privilégié. Mais étrangement, ils ne semblent pas les considérer comme un modèle à suivre.
Il nous faut comprendre que les États-Unis mettront toujours les intérêts nationaux au-dessus de ceux de leurs partenaires. Et, ils ont raison, nous devrions avoir le réalisme de faire de même.

 8/ Cyber vient du grec kubernetike qui signifie gouvernail ou art de gouverner. On parle beaucoup de cyber sous l’angle de la sécurité, mais est-ce que tout cet univers n’est pas désormais étroitement lié…au gouvernement de la Cité ?

Si, totalement, et ce lien s’est renforcé avec l’essor des technologies numériques, qui ont transformé la manière dont nous vivons, interagissons et sommes gouvernés.

Au Laos, nous travaillons étroitement avec le gouvernement sur la digitalisation des services publics. Le but étant que les services gouvernementaux soient de plus en plus accessibles en ligne, facilitant l’accès aux informations et aux services pour les citoyens. Les bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale ou la Banque Asiatique de Développement financent ce type de projets et nous font confiance pour l’hébergement souverain des applications gouvernementales.

Le gouvernement laotien est aussi en train de mettre en place une blockchain nationale qui servira de registre public permettant de certifier des documents officiels comme les diplômes universitaires ou encore les déclarations d’impôts et de taxes. Il est fort probable par ailleurs que l’intelligence artificielle soit de plus en plus utilisée par les gouvernements pour automatiser les tâches, comme l’analyse des données et la prise de décision, aussi pour fournir des guichets d’aide aux citoyens pour leurs démarches administratives.

9/ Que pensez-vous de l’hypothèse d’une grande migration vers le cloud privé ? Qu’est-ce qui pourrait la motiver et quelles pourraient en être les modalités pratiques ?

Je suis moi-même partisan de cette idée. Cela peut paraître incongru par notre activité d’opérateur de cloud public souverain, mais nous accompagnons certains clients à migrer vers le cloud privé.

J’entrevois certains signes sur le marché qui me laissent penser que nous avons atteint certaines limites des hyperscalers et que leurs services, aussi excellents soient-ils, ne sont pas adaptés pour tous les projets et tous les clients. Un exemple assez frappant nous vient de Prime Video, le service de streaming d’Amazon qui vient d’annoncer sa migration du Serverless, un modèle de développement cloud où le fournisseur gère l’infrastructure sous-jacente, à une architecture plus traditionnelle basée sur des machines virtuelles et des conteneurs. La solution Serverless étant jugée trop coûteuse.

Une autre étude récente explique que Kubernetes, la solution d’orchestration de containers inventée par Google, et qui est censée permettre une meilleure consommation des ressources, est systématiquement surdimensionnée par les développeurs, ce qui va à l’encontre du but souhaité. Loin de moi l’idée d’inciter les lecteurs à revenir à une architecture monolithique, mais il est très possible que la mouvance instiguée au sein des hyperscalers, par des leaders techniques dont l’objectif premier était de grandir efficacement et à moindre coût, s’est essoufflé et a été remplacé par une stratégie commerciale plus classique axée sur la marge et l’attrition. En ce sens, je pense qu’il existe une opportunité, une niche, pour des opérateurs d’infogérance, petits, agiles et donc adaptés à servir des clients exigeants. Mais cela implique de les laisser incuber, et grandir, et de favoriser leur croissance au détriment des hyperscalers. Par favoriser, j’entends un certain protectionnisme bien entendu.

Cependant, ce retour au cloud privé ne sera pas aisé, car il impose de retrouver des compétences “infrastructure” qui sont de plus en plus rares et coûteuses. En effet, l’avènement des hyperscalers a amené bon nombre de profils techniques à se concentrer uniquement sur ces plateformes, délaissant l’infrastructure physique ce qui se traduit actuellement par une pénurie de compétences sur l’administration des réseaux, des serveurs physiques et de la virtualisation.

La récente acquisition de VMware par Broadcom va aussi vraisemblablement être un frein significatif à cette mouvance par l’augmentation prohibitive du prix des licences, de celui qui reste, à l’heure actuelle, le leader de la virtualisation d’entreprise. De plus, en marquant la fin de la gratuité de ESXi (le système d’exploitation de VMware), Broadcom prive des générations de nouveaux ingénieurs de l’opportunité de se familiariser avec la technologie.

10/ Quel est selon vous le meilleur régime pour profiter des libertés qu’offre la technologie sans pâtir des atteintes auxquelles elle peut insidieusement se livrer à leur endroit ?

Je pense que le meilleur régime est celui qui met simplement chacun face à ses responsabilités. La responsabilité du gouvernement est de s’assurer que la technologie soit développée pour le bien commun, utilisée de manière transparente et comprise par les citoyens. Leur responsabilité est aussi la protection de nos données personnelles, ce qui nous ramène encore une fois à la souveraineté numérique. Les acteurs du secteur technologique doivent être tenus responsables des atteintes aux libertés qu’ils peuvent causer. Les acteurs du secteur technologique se doivent d’être exemplaires en termes de neutralité. Enfin, les citoyens ont une responsabilité de s’informer des risques et des avantages de la technologie, ainsi que de leurs droits et responsabilités numériques. Ils doivent adopter un œil critique et participer au débat public sur les questions éthiques liées à la technologie.




Nous avons matière à unir l’ensemble des Français.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 1er mars 2024

Ancien officier, François BERT est fondateur d’Edelweiss RH et de l’Ecole du Discernement. Il vient de publier « Le discernement » aux éditions Artège.

 

1/ Qu’est-ce que peut le discernement contre l’hybris contemporaine ?

Le comportement moral de chaque personne garde sa part de mystère. Elle puise dans l’histoire de vie de celle-ci, ses blessures, ses frustrations et ses revanches. Néanmoins une part naturelle de la personnalité peut freiner la pente vers l’hybris : la disposition au discernement et ce, pour deux raisons. En premier lieu, parce que le discernement n’est pas égal d’une personne à l’autre : si nous sommes en effet tous, selon la formule biblique, « prêtres, prophètes et rois », il y a bien des « prêtres » (acteurs premiers du lien), « prophètes » (acteurs premiers du contenu (idées, avis, plans, expertises) et des « rois » (acteurs premiers de la décision donc du discernement, que je qualifie comme  l’art de donner aux choses la portée qu’elles méritent ) ; vous comprenez par conséquent la difficulté de notre époque : nous avons les mauvaises élites au pouvoir (Cf. mon premier livre Le temps des chefs est venu, Edelweiss Editions, 2016). En deuxième lieu précisément, parce que le discernement, dans son fonctionnement, est une écoute accumulée jusqu’à l’évidence, c’est-à-dire une écoute longue, continue, répétée… de la réalité : voilà qui ralentit les idées folles et les discours présomptueux, vers lesquels les « prophètes » (je pense donc je suis) et les prêtres (j’interagis donc je suis) ont tendance à aller.

2/ Notre époque a laissé de côté la recherche de la vérité pour la lutte contre les « fausses nouvelles ». Qu’est-ce que cela dit de nous à vos yeux ?

Tout lien avec le paragraphe précédent serait fortuit… On ne recherche pas la vérité, on ne veut qu’exprimer « sa vérité » (fût-elle surgie d’un délire passager) et/ou son « émotion » (fût-elle entretenue sans mise à distance par un ressentiment obsessionnel) ; on laisse en somme le pouvoir aux idées pures (prophètes) ou aux ressentis de circonstance (prêtres). Il y a deux types de fausses nouvelles : celles qui sont effectivement créées de toutes pièces et méritent d’être dénoncées comme telles et celles qui ont comme unique tort de ne pas coller à la doxa officielle. Un pouvoir qui fait de la lutte contre les fausses nouvelles un cheval de bataille se doit d’être irréprochable ; or, pendant la crise du COVID notamment, il a délibérément menti. Les instances de vérifications sont elles aussi souvent à géométrie variable. En réalité, le mal est plus profond : à force de confondre image et réalité, on a installé une pathologie narcissique institutionnelle ; c’est le portrait de Dorian Gray : comme dans le roman éponyme, on donne l’apparence publique d’une incapacité aux défauts, à l’imperfection, aux erreurs et on laisse, dans le grenier sombre qui est en l’occurrence la France invisible, le mal réel faire son effet dévastateur loin des regards, au détriment des plus vulnérables. Tout chef sait qu’il fera des erreurs : il fait la preuve de son action sur le temps long, avec l’obsession de rebondir sur les difficultés et non pas de prouver qu’il est parfait (Cf. « Il n’y a jamais eu de problèmes de masques » formulé par le Président après qu’il fut constaté par tous pendant la période COVID : plus opportun eût été de reconnaître l’erreur mais de mettre à contribution l’ensemble des machines à coudre du pays pour la pallier).

3/ Quel regard l’ancien officier de Légion porte-t-il sur la guerre cognitive dans laquelle se trouve notre pays (peut-être même sans le savoir) ?

L’enjeu auquel tout officier est confronté est le juste équilibre entre le respect collectif de la discipline et la libre appréciation des situations. Contrairement aux idées reçues, il y a à la Légion une grande subsidiarité : le caporal de Légion (premier grade) est déjà un « seigneur », très respecté et autonome ; ainsi à fortiori des sous-officiers ; c’est parfois chez les officiers, où les rites d’appartenance sont très prégnants, que la liberté de parole perd un peu de ses droits. Les réseaux sociaux agissent sur les sociétés en fonction de ce même équilibre entre interdépendance collective et autonomie de jugement. Se protéger des intrusions et des influences est une bonne chose et la première urgence, qui donne à la cybersécurité tout son rôle, mais le plus important est, d’ores et déjà, d’apporter aux citoyens une capacité autonome d’appréciation qui s’appelle … le discernement.

4/ Comment comprenez-vous les réticences des financeurs pour notre industrie de la défense et de la sécurité, en pleines louanges à l’endroit de la durabilité ? Pour durer, il faut commencer par se mettre à l’abri du danger, n’est-ce pas ?

Gouverner c’est prévoir et, même, mieux, anticiper. Encore faut-il pour cela être dans un espace-temps stratégico-industriel et non pas médiatico-financier. Les médias sont des traders d’émotion, et s’accordent bien en cela avec une tentation financière contemporaine, celle des gains immédiats et du choix prioritaire de l’image sur l’action de long terme. Il ne faut pas généraliser bien sûr mais la durabilité a tendance à devenir un « indicateur marketing » plus qu’une disposition réelle de vie quotidienne. Il est fou de voir le manque de silence, de solitude et de recul dans les instances dirigeantes : c’est pourtant là, au calme, que s’évalue la possibilité de s’extraire du brouhaha pour devenir acteur de sa propre trajectoire et donc voir loin. Si vis pacem, para bellum, c’est vieux comme le monde. Il y a dans notre pays une forme d’inconséquence généralisée dont tirent bien sûr parti nos concurrents et ennemis géopolitiques et qui constitue pour nous une menace à moyen terme.

5/ Nos start-up ont-elles selon vous souffert de l’idée en vogue selon laquelle l’autorité ne peut émaner que de la base et du dialogue ?

Cette question vient à point nommé pour faire le lien avec la question précédente. La sensation d’émiettement de la gouvernance de notre nation vient de ce qu’il manque une notion-clef sur laquelle repose l’autorité : la mission. Il y a deux vertiges de l’autorité : celle de la loi, chère aux prophètes (ma pensée exhaustive à l’instant t vaut pour toutes les situations à venir ; cela donne notamment certains règlements ubuesques de l’union européenne) et celle du lien, chère aux prêtres (tant que tout le monde s’entend ou que je prends soin des gens tout va bien ; cela donne respectivement François Hollande et Louis XVI). L’autorité transcende ces deux vertiges en étant, selon ma propre définition, la puissance d’accomplissement de la mission. On reconnait un chef parce qu’il permet au collectif, par la qualité de ses décisions, de remplir sa mission. Celle-ci est en quelque sorte une « transcendance opérationnelle », à laquelle le groupe peut se raccorder, avec d’autant plus de force qu’un chef apte au discernement sait l’actualiser et donner ainsi à l’effort collectif son meilleur débouché, sa plus grande utilité. Dans les start-up, les vertiges de l’autorité (celle de la bonne idée tyrannique à la Steve Job des débuts) ou celle du lien (comme l’application radicale de « l’entreprise libérée ») font des dégâts humains et opérationnels considérables. Elles oublient deux réalités : il existe des personnalités toxiques qui sans chef deviennent « des renards libres dans des poulaillers libres » ; sans un esprit autonome capable de trancher, il n’y a ni direction claire, ni réorientation possible : dans un marché en perpétuel changement, c’est fatal. Reste qu’un chef pour discerner doit bien sûr beaucoup écouter et, pour faire avancer le collectif, générer à son tour beaucoup d’autonomie dans l’action de ses collaborateurs.

6/ L’Europe se passionne pour la règle impeccable et sa stricte observance en matière de concurrence, mais se défie de toute forme d’expression de sa puissance. Comment expliquez-vous cela ? Dit autrement, elle se voit comme un marché, et pas comme un champion de ce marché.

Voilà qui est bien résumé. « La politique d’un état est dans sa géographie » disait Napoléon. Comment coaliser sur une politique unie des polarités, histoires, cercles d’influences, réalités démographiques aussi opposées que celle des pays européens. Il y a donc dès le départ un hiatus stratégique, que la politique étrangère de l’union démontre, pathétiquement, au quotidien. S’y ajoute la réalité de la prise de décision collective : le temps qu’un accord soit trouvé il est souvent trop tard ou le consensus obtenu a vidé l’idée initiale de sa substance. En réalité, l’Europe devrait fonctionner comme un GIE : mise à disposition facilitée des moyens pour tous et liberté de décision par petites coalitions. Europol et Eurojust, saisis par les pays à l’apparition de sujets de terrain, nous montrent ce qui peut marcher. Il s’agit de permettre, si l’on reprend les trois principes de la guerre chers au maréchal Foch, à un maximum de pays européens d’être champions en cumulant « économie (collective) des moyens », « liberté (individuelle) d’action » et « concentration des efforts » sur ce qui est essentiel (et non disperser des quantités d’argent et d’efforts considérables sur des causes secondaires et des règlements inutiles).

7/ Observez-vous chez nous un réveil de ce que l’institution militaire désigne sous le nom de « forces morales » ?

Je vois beaucoup d’initiatives allant dans ce sens, et d’actes individuels héroïques en témoignant (Henri d’Anselme à Annecy ; Alan à Dublin) mais je ne constate pas pour autant un réveil. L’individualisme plombe encore considérablement nos sociétés alors qu’existe pourtant, immense, une soif d’élévation individuelle et collective. Quatre choses la freinent : la peur liée au poids écrasant des règlements (porter secours à quelqu’un dans la rue, se défendre, ramasser un scooter tombé, c’est tellement de complications potentielles qu’on préfère les éviter) ; la détestation quasi-systémique de ce qui fit et fait la grandeur française dans l’éducation nationale et la vie culturelle (cinéma, expositions, colloques,…) ; la disparition des figures d’autorité (parents, professeurs) et de ce qu’elles permettent en termes d’éducation à la volonté et à l’effort, quand règne le pouvoir du zapping et du ressentiment; l’absence de la mission dont nous parlions précédemment (on ne se lève pas tous les jours pour consommer moins, jeter les piles et trier ses poubelles mais parce qu’on participe à une grandeur partagée (rendre service, protéger ses concitoyens, relever un défi technique, rebâtir une cathédrale)). L’élan partagé ne se crée pas par des « modules de com » portés par des professionnels d’estrade et de plateaux : il y besoin d’une digestion lente de l’essentiel avant une parole rare, incarnée, déclinée en associant chaque échelon sur la part d’action et d’initiative qui lui revient. La disparition du service militaire fut selon moi l’erreur majeure de ce demi-siècle ; pour le remplacer, il faudra une durée suffisamment longue et une culture du dépassement suffisamment traduite en actes pour que « faire nation » devienne une réalité transpirée et non une incantation de pupitre.

8/ On avait l’habitude d’entendre qu’avec l’Union européenne, la souveraineté se divisait. Une récente tribune explique, ô miracle, qu’elle s’en trouve multipliée. Est-ce que la vieille dispute entre réalistes et nominalistes n’est pas finalement d’une étonnante actualité ?

Sans doute et, derrière elle, celle des prophètes, des prêtres et des rois. Pour rester dans la philosophie, les prophètes disent « je pense donc je suis » : Descartes a fait en somme un grand lapsus de personnalité ; comme tous les cérébraux, il fait partir la réalité de sa tête. Les prêtres disent « j’interagis donc je suis » : ils sont dans une quête autre que la dénomination des choses ; ils recherchent ce qui fait vivre le lien entre les personnes. Les rois disent « j’écoute [pas seulement les gens mais aussi le contexte] donc je discerne, donc je suis ; ils accèdent ainsi à la réalité de l’action possible et non aux principes théoriques conjecturés par raisonnement. L’Union européenne est la création d’une souveraineté de principe que la réalité contredit, pour les raisons évoquées plus haut. Pour moi elle ne multiplie pas ni ne divise la souveraineté, elle la paralyse. « Il faut que celui qui tienne le marteau soit aussi celui qui tienne le clou » dit le bon sens paysan : le marteau européen est non seulement devenu insoulevable en raison de son poids législatif, mais il est surtout paralysé par vingt-sept mains qui veulent l’utiliser en même temps pour leurs clous respectifs.

9/ Comment voyez-vous l’évolution de la notion de risque avec la désintermédiation croissante entre belligérants, que permet les récentes avancées technologiques ?

Un risque est « calculé » quand celui qui le prend en possède les leviers. Tiens, revoilà le marteau et le clou. La désintermédiation prive les belligérants d’autant de strates de cerveaux capables d’apprécier le risque de manière autonome. S’il est vrai que l’information peut-être mieux qualifiée par l’entremise des avancées technologiques, encore faut-il pouvoir la contextualiser pour en mesurer la portée dans l’espace et dans le temps. La désintermédiation a donné, en finance, toutes les pratiques de trading et de « produits structurés », conçu de A à Z avec leur logique propre, sans rapport les uns avec les autres, jusqu’à faire craquer le système quand un cas non conforme se produit (subprimes, Lehman Brothers, affaire Kerviel, etc.). Seul le cerveau humain, via le discernement, peut appréhender un contexte. Aucune intelligence artificielle ne pourra y parvenir. Contrairement à ce que croient les experts pétris de certitudes, diminuer le risque n’est pas le modéliser mais au contraire permettre de le saisir par autant de cerveaux concernés dans chacun de ses contextes. Un officier de ma connaissance avait ainsi su renforcer la sécurité de son dispositif lors d’un mandat ONU au Sud Liban en prenant la liberté de ne pas appliquer le process répliqué partout sur la frontière (et donc exposant toute la ligne si découvert) mais en donnant plutôt à chaque chef de l’échelon intermédiaire un effet à obtenir de façon à ce que chacun le décline avec ses propres idées et ses propres moyens.

10/ Vous êtes un descendant de Jacques Cathelineau. Comment croyez-vous qu’il occuperait ses jours en 2024 ?

Oui j’ai l’honneur de descendre en ligne directe de cet humble voiturier-colporteur, promoteur de l’insurrection vendéenne en 1793 et devenu, à l’acclamation générale, son premier généralissime. Jacques Cathelineau passerait son temps à écouter, d’abord. Les signes des temps, en silence. Les gens bien sûr aussi. A tempérer les excès d’emportement idéologiques. Il faut mettre du courage dans le comportement plutôt que de l’intensité aux idées. Cela veut dire rester calme et écouter le moment et la bonne modalité de l’action. A rassembler enfin, et c’est lié, les gens sur leurs talents davantage que sur leurs appartenances sociales ou idéologiques. Le talent est universel, dans ses possibilités de recrutement (nous avons tous un talent et nous nous complétons) comme dans son utilité. Les idées clivent, opposent les Français entre eux et font des coalitions improbables et stériles. Les guerres de Vendée et la chouannerie ont rassemblé l’ensemble des strates sociales sur des attachements très concrets du quotidien (l’autorité légitime (du roi en l’occurrence, après 13 siècles de monarchie), le maintien aux champs (et non un départ en Europe pour une « évangélisation républicaine » des autres nations (levée en masse)), la pratique libre de la religion). Ces deux derniers points ont été rétablis plus tard, et non sans lien avec le sacrifice consenti face à un pouvoir devenu inique. L’énergie unanime d’une région pour ce qui faisait le sens de son quotidien peut être transposable au niveau d’une nation. La Grande Guerre nous l’a, tragiquement, montré, Grande Guerre où tant de Vendéens sont morts aussi, car l’attachement à la patrie refleurit même dans les territoires meurtris. Aujourd’hui, nous avons matière à unir l’ensemble des Français sur ce qui fait son essentiel (le sens concret de la justice, la prospérité de ses terroirs et de ses talents, ses merveilles culturelles et spirituelles). Jacques Cathelineau a contribué à cet essentiel. Il nous inspirerait aujourd’hui par son courage et sa sagesse.

11/ Comment comprenez-vous la carte que joue actuellement la France vis-vis à des conflits actuels, par rapport à ses alliés d’hier et d’aujourd’hui ?

Je crois qu’hélas cette carte est assez illisible, tant elle dépend à la fois de la politique intérieure et des impératifs émotionnels des médias mondiaux. La France a par son passé toujours voulu être une puissance d’équilibre, soucieuse d’indépendance et de non-alignement. Le président Macron a eu la bonne idée au départ de vouloir maintenir le dialogue avec la Russie au début de la guerre en Ukraine. Il est bien dommage qu’il n’ait su persévérer dans cette voie, en révélant notamment ses échanges privés avec Vladimir Poutine. La dilution de la position de la France dans celle de l’Union européenne et celle de cette dernière dans la position américaine ont considérablement affaibli la crédibilité de la France à un moment où, sous les coups de boutoir de Wagner notamment, elle perdait coup sur coup ses attaches et son influence en Afrique. Sur le conflit israélo-palestinien, le « en même temps » présidentiel a fini par mécontenter tout le monde, en oscillant trop rapidement d’une émotion à l’autre au détriment d’une position claire et d’une construction écoutée de sortie de crise. Quelles que soient les qualités de l’homme, la nomination de Pierre Séjourné aux Affaires étrangères, dixième dans l’ordre protocolaire et connu d’abord pour ses liens intimes avec le premier ministre, a envoyé un signal négatif sur la place accordée par l’Etat français à sa diplomatie. Je crois qu’il manque tout bonnement une stratégie à la France, que l’horizon du quinquennat et sa mécanique électorale immédiate saborde d’emblée.

12/ Les trois dernières années se sont montrées rudes pour nous tous. Comment notre monde peut-il à nouveau concevoir demain avec une forme d’ardeur et d’enthousiasme, tout en ayant intégré l’idée d’une menace permanente, et pour les corps, et pour les esprits ?

Pour aller jusqu’au bout partons du bon endroit… Chacun, à son niveau, doit – et peut- se recentrer sur son « espace de règne ». Nous l’évoquions, le talent sauve le monde plus que les idées. Trop de citoyens sont des « idéoctaunes », vivant dans leurs têtes ou dans leurs ressentiments. Etonnamment, et j’en témoigne comme orienteur professionnel ayant accompagné plus de mille personnes, c’est à partir du moment où l’on se concentre sur son talent propre que viennent s’aligner à soi les opportunités et, avec elles, le plus grand impact à nos actions. Être fécond, en somme, c’est être soi d’abord (et pas l’image de soi…). A un niveau plus général, et voilà qui reboucle avec nos propos de début d’interview et rebondit sur le point précédent, il nous faut changer le casting de nos élites, afin que l’élan collectif soit permis par une mission claire, sans les divisions partisanes et la superficialité pleine d’impuissance des émotions. L’Education nationale a un rôle majeur à jouer, avec un triple objectif : transmettre les savoir-faire essentiels pour permettre des citoyens autonomes (lire, écrire, compter) et activer ensuite des filières d’excellence ; donner accès aux trésors de richesses de notre patrimoine historique et culturel pour créer de la fierté ; favoriser l’éclosion de toutes les personnalités (en particulier celle des chefs, introvertis et plus lents, souvent, car « discernants »), en permettant notamment l’exercice de l’autorité et de la responsabilité le plus tôt possible (« élèves de jours » ; « animation de groupe » ; etc.). Enfin, et c’est notamment l’objet de l’avant dernier chapitre de mon livre, notre besoin est celui d’une subsidiarité authentique (j’en détaille les modalités) pour que chaque échelon de la vie sociale se sente impliqué et devienne pro-actif. L’erreur savante est d’avoir la prétention de tout planifier, avec pour conséquence de tout inhiber ; un chef comprend que la vitalité d’une nation réside dans le réservoir de ses initiatives, de sa créativité et de son sens de l’engagement. Il s’évertue dès lors à en favoriser le réveil et l’expression, car, comme nous le dit Charles Péguy, « il ne se peut pas que les Français soient lâches mais ils ont oublié qu’ils étaient courageux ».




Chacun est acteur de la sécurité nationale.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 23 février 2024
Aurélie Luttrin est ancienne avocate, membre du Cercle K2 et fondatrice du cabinet EOKOSMO qui aide les secteurs public et privé à atteindre leurs objectifs de performance globale (technologique, économique, écologique et sociale) dans le contexte de la 4ème révolution industrielle en proposant et en mettant en œuvre des stratégies pluridisciplinaires à impact.
1/ Quel regard portez-vous sur la situation actuelle de notre pays à tous égards ?

Il faudrait presque écrire un livre à ce sujet tellement j’ai de choses à dire sur la situation de notre pays mais si nous devions résumer cela en un deux mots : déliquescence organisée.

Nous subissons plus de 15 années de captations massives de données dont le résultat aujourd’hui est le déferlement d’IA génératives accroissant exponentiellement l’affaiblissement de la France qui subit plus qu’elle n’agit véritablement, France qui a le statut officiel de vache à lait de nombreuses puissances concernant deux matière premières fondamentales dans la cyberguerre et la course vers le monopole de l’IA : les données et les cerveaux.

La population n’est pas prête à affronter la 4ème révolution industrielle car 98% de la population ne connaît pas cette 4ème révolution industrielle et tous les enjeux qu’elle implique. Ignorance qui participe au pillage en masse de la France.

Alors que la troisième révolution industrielle se réfère au développement de l’électronique et des technologies informatiques, la quatrième révolution industrielle, quant à elle, est un véritable « tsunami technologique » lié à l’exploitation des données et au développement de l’intelligence artificielle.

« Il faut rendre l’humanité attentive aux grands bouleversements que la quatrième révolution industrielle va provoquer. La quatrième révolution industrielle bouleverse notre société dans ses fondements » (Klaus Schwab, Fondateur du World Economic Forum, 8 Janvier 2016, Le Temps), « Avec [cette] révolution industrielle, le pouvoir réside désormais dans la détention de la donnée et non plus dans la détention du capital » (La transformation numérique, s’adapter ou disparaître, Thomas M.Siebel)

Comme je l’ai souvent souligné avec Franck De Cloquement lors de nos tribunes communes, chaque jour, avec nos smartphones, nos ordinateurs, nos objets connectés, l’ensemble des capteurs déployés dans nos entreprises, dans nos réseaux, dans nos lieux d’habitation, nous générons à l’échelle mondiale plus de 2,5 trillions d’octets de données. Quand nous découvrons que nous disposons de trois fois plus d’objets connectés (IOT) que d’êtres humains sur la surface de notre planète, nous réalisons très vite que notre monde physique voit peu à peu advenir l’émergence de son « jumeau », tel un véritable double numérique.

Ainsi, tout comme nos bâtiments connectés produisent des données retraçant leur mode de fonctionnement, chaque être humain connecté produit un avatar numérique qui duplique au sens propre sa vie réelle, avec à la clef l’accès à ses plus intimes secrets. Elon Musk, fondateur de TESLA, prédisait lui-même il y a quelques années que « dans 25 ans, il y aura plus de nous dans le Cloud que dans notre corps ». Nous y sommes.

Les premiers à l’avoir compris sont les États-Unis et la Chine, et dans leurs sillages, leurs très nombreux chevaux de Troie que sont les GAMMA (Google Amazon Meta Microsoft Apple – je préfère l’acronyme GAMMA à GAMAM car comme les GAMMA GT, quand ils prennent trop de place, c’est le corps entier qui dysfonctionne) et les BATXH (Baidu Alibaba TenCent Xiaomi Huawei).

En effet, tous ces mastodontes géopolitiques ont très vite saisi que les pouvoirs politique et économique résidaient désormais dans la maîtrise des jumeaux numériques : maîtrisez les données des hôpitaux, des entreprises, des citoyens, des administrations, des services publics, c’est maîtriser l’adversaire géopolitique et le concurrent économique. L’annexion ne sera pas territoriale cette fois, mais l’effet produit sera tout aussi catastrophique.

Ce monopole de la donnée est parfois renforcé par la réglementation, comme c’est actuellement le cas aux États-Unis, en Chine (Nouvelle Route de la Soie, Loi sur la sécurité nationale…), en Russie. À cela se greffe également le transhumanisme (la volonté de dépasser les limites de l’Homme dont la mort), le libertarisme, philosophie économico-politique, qui se base sur une détestation de l’Etat, des services publics et de la concurrence car constituant des freins à la croissance économique. Culte de l’individualisme, ultra-libéralisme, dont sont des fervents défenseurs les dirigeants de la Silicon Valley, comme Jeff Bezos, Elon Musk, Peter Thiel et consorts. Si nous appliquons leur vision politique, qu’ils mettent en œuvre, chaque jour, à travers leurs différents produits et services, l’Homme n’a qu’un seul but : produire toujours plus, seule une élite d’ultra-riches bénéficiera des avancées technologiques au détriment d’une masse d’inutiles vouée à disparaître puisqu’à l’avenir, nous serons amenés à ne produire que des êtres humains augmentés dont nous aurons besoin qui vivront sur une autre planète, la Terre étant vouée à disparaître.

Délires mégalomaniaques pour certains, maîtrisés par l’Etat américain pour l’instant qui brandit régulièrement la loi anti-trust en cas de dérapage mais au final cette vision gagne du terrain sur tous les pans et s’exporte (mise à mal des services publics, affaiblissement des Etats….). Nous nous rendons compte que ne pas maîtriser la psychologie des différents interlocuteurs de la Tech c’est conclure des contrats en notre défaveur, choisir des technologies mortifères et perdre la bataille voire, à terme, la guerre.

En France, nous avons une intensification des fuites de données et de cerveaux avec des pépites technologiques qui passent sous pavillon américain.

Quand on voit qu’EDF choisit AWS pour la maintenance prédictive des pièces détachées des centrales, que Le Monde et SIPA Ouest-France sont fiers d’annoncer leur accord avec Microsoft pour les aider à appliquer les fonctionnalités de l’IA générative, que la French Tech Grand Paris est fière d’annoncer l’ouverture d’un centre de recherche par Google (et ce ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres), nous ne pouvons qu’être désabusés.

En réalité, nous sommes à un carrefour, avec deux choix encore possibles (mais nous n’aurons bientôt plus le luxe de choisir à ce rythme) :

  • la vassalité permanente (facile, peu d’énergie, on laisse couler le navire et s’en sortiront ceux qui pourront)
  • l’indépendance (stratégies multiples et concomitantes à 360°, développement d’une pensée complexe (et pas compliquée) tri-temporelle (court, moyen et long termes) , macro/micro, choix de nouveaux profils engagés dans la défense de l’intérêt général, revenir aux fondamentaux du service public , à savoir la satisfaction des besoins des usagers, beaucoup d’énergie pour mettre au pas tous les écosystèmes afin qu’ils servent tous la politique d’Etat).

Pour ma part, même si beaucoup me disent que le combat est vain, je ferai toujours le choix de l’indépendance et me battrai à mon petit niveau pour la conserver au maximum, à travers les conseils que je donne et que j’applique.

2/ Il semble que l’Union européenne exerce en ce moment un certain appel d’air sur la question de la souveraineté. De quel œil voyez-vous cela ?

Parler de souveraineté européenne est un peu incongru dans la mesure où l’Europe n’est pas un État et qu’elle ne dispose pas de cette souveraineté. Mais que l’Europe s’inquiète de la défense des intérêts européens et de tout ce qui pourrait porter atteinte à la souveraineté des États membres, je vois cela d’un très bon œil ….

Même si l’Europe souffre du même syndrome que la France, celui du « en même temps ». Là aussi, il manque une colonne vertébrale qui permettrait d’adopter une stratégie claire, sans compromis sur la question de la souveraineté.

Nous adoptons le RGPD mais en même temps nous acceptons les GAMMA dans le projet, avorté dans l’œuf, GAIA-X (présenté comme le « premier pas » vers une « infrastructure européenne du cloud).

Nous adoptons une réglementation qui est une première mondiale sur l’IA le 2 février 2024, mais en même temps le 10 juillet 2023, la Commission européenne adoptait une nouvelle décision d’adéquation concernant les États-Unis. Par cette décision, la Commission a décidé que les modifications apportées par les États-Unis à leur législation nationale permettent désormais d’assurer un niveau de protection adéquat des données personnelles transférées de l’UE vers les organisations situées aux États-Unis alors que ces derniers ont renforcé leur législation sur la sécurité nationale et les systèmes de captation des données.

En Europe, nous avons également trop de trous dans la raquette qui laissent passer des ingérences étatiques diverses quel que soit le domaine d’intervention : Qatar, Etats-Unis, Chine … Nous avons l’impression parfois que l’Europe est une grande passoire quand il s’agit d’être ferme sur la défense des intérêts du bloc européen.

Mais existe-t-il réellement un bloc européen ? C’est peut-être cela qu’il faut définir. Là encore, il manque une stratégie claire, ferme et une coordination cohérente des actions de toutes les institutions européennes.

3/ L’avocate que vous êtes peut-elle nous parler de l’article 411- 6 du code pénal et évaluer le « manque à incarcérer » que nous accusons en France en la matière ?

Ancienne avocate, je précise, puisque je suis sur le tableau des omissions, mais il n’en reste pas moins que j’ai un avis sur la question.

L’article 411-6 du code pénal dispose que « le fait de livrer ou de rendre accessibles à une puissance étrangère, à une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou à leurs agents des renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers dont l’exploitation, la divulgation ou la réunion est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 € »

Par intérêts fondamentaux de la nation, il faut comprendre, selon l’article 410-1 du code pénal , « son indépendance, l’intégrité de son territoire, sa sécurité, la forme républicaine de ses institutions, les moyens de sa défense et de sa diplomatie, la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel »

Ainsi, pour tout choix technologique tendant à transmettre des données sensibles à une puissance étrangère via l’application d’un droit extraterritorial et portant atteinte aux secrets des affaires, industriels (atteinte à la stratégie économique de la Nation) , secrets politiques ou accroissant le risque d’attaques cyber (données personnelles de santé) et provoquant l’affaiblissement du pays, il pourrait être possible de plaider l’atteinte aux droits fondamentaux de la Nation.

Cet article confirme qu’un choix technologique est un choix politique qui ne doit pas être entièrement délégué aux DSI. Il s’agit désormais d’une nouvelle responsabilité des dirigeants (d’entreprises, de territoires….). Cependant, pour que cet article soit appliqué et participe à l’éducation du plus grand nombre, encore faut-il une politique pénale qui aille dans ce sens ainsi qu’une acculturation des magistrats sur le sujet, toutes juridictions confondues (judiciaires et administratives). D’où l’importance d’organiser de nouveaux modules de formation à l’ENM, l’INSP, au sein des écoles de police pour avoir une politique pénale cohérente et surtout un gouvernement qui prenne le sujet à bras le corps.

Cet article n’est pas suffisant et mériterait d’être complété par tout un bloc législatif et réglementaire pour sanctionner différents types d’atteintes aux intérêts (et pas seulement fondamentaux) de la Nation (limitation de la participation de certains représentants de puissances étrangères ou d’entreprises étrangères liées à ces puissances aux syndicats professionnels, think tanks, universités, grandes écoles, encadrement des subventions et des investissements, renforcement de la législation sur les opérations d’achats d’entreprises stratégiques par des puissances étrangères, encadrement des choix technologiques dans les secteurs sensibles, établissement d’un bloc de sanctions afférant à toutes ces nouvelles limitations…. ).

4/ Comment évaluez-vous le degré de maturité des collectivités sur la question de la protection et de la valorisation des données des populations qu’elles administrent ?

Faible et d’ailleurs la délégation parlementaire au renseignement l’a souligné dans son rapport annuel 2023 publié en janvier 2024.

Un trop grand nombre de collectivités pensent que les questions de souveraineté numérique, d’intelligence économique sont des préoccupations bien loin de leurs préoccupations quotidiennes.

J’ai même eu dans le cadre de mon activité des RSSI, des DSI qui n’ont pas hésité à me dire que si Joe Biden captait des données de Monsieur et Madame Dupont ce n’est pas bien grave , ils ne voyaient pas qui cela pourrait véritablement intéresser (sic). Donc là évidemment, nous partons de très loin.

Trop de collectivités encore cantonnent la « smart city » , terme que j’ai d’ailleurs en horreur tellement il a été galvaudé…., à la pose de capteurs, l’utilisation de technologies peu importe leur origine sans savoir comment ces technologies fonctionnent et sans savoir que désormais un choix technologique est un choix politique.

C’est ainsi que nous avons eu le Maire de Valenciennes qui a bénéficié de la fourniture gratuite de 230 caméras et qui décide de renoncer au cadeau mais pas en raison de la mise en garde de la CNIL. « Huawei se retire, mais si Huawei était resté, on aurait continué. On ne renie absolument pas ce partenariat » (Voix du Nord – 5 août 2022).

Notons que la loi chinoise sur la sécurité nationale impose à Huawei, la transmission de toutes les données captées au parti communiste chinois.

Nous avons également des DSI qui prennent tous les packs Microsoft, utilisent à foison PowerBI, des collectivités qui sélectionnent des opérateurs leur proposant des technologies non souveraines et/ou qui vont capter et réutiliser à leur propre compte les données territoriales en privant lesdites collectivités d’une source de revenus supplémentaires. À cela s’ajoute, tous les Think Tanks, les salons professionnels destinés aux élus comme le salon des Maires où figurent des technologies mortifères pour nos territoires. À la décharge des élus et opérationnels, il y a de quoi perdre son latin devant autant de signaux contradictoires et autant de manque de cohérence, surtout que nous retrouvons ce manque de cohérence au niveau de l’Etat.

Trop de collectivités ne saisissent pas qu’il faut désormais entrer dans une nouvelle ère de la gestion territoriale qui nécessite de nouvelles stratégies pluridisciplinaires (contractuelles, économiques, sociales, écologiques), un nouveau management, de nouvelles procédures, des nouveaux profils, des technologies souveraines et une cybersûreté (plus large que la cybersécurité qui prend en compte la sécurisation des usages et une mise à niveau des équipes sur les enjeux de la 4ème révolution industrielle).
Les collectivités ont des leviers de croissance énormes qui sont inexploités à ce jour.

Ce qui est malgré tout rassurant (les collectivités peuvent s’en sortir financièrement et socialement si de nouvelles méthodes sont appliquées). Il est donc urgent d’acculturer les collectivités territoriales sur les véritables enjeux et les stratégies à déployer pour se sortir du marasme économique et technologique dans lequel nous nous trouvons. Et ce n’est pas quelques heures de formations délivrées en Préfecture comme le préconise la délégation parlementaire au renseignement qui va régler le sujet. Le secteur privé n’est pas en reste. Il souffre des mêmes maux que le secteur public. Ne jetons pas l’opprobre sur les collectivités. Le manque d’acculturation est général.

5/ Sur les parfums de souveraineté dont s’aspergent de scabreuses associations d’entreprises françaises et américaines, comment analyser le fait qu’elles mettent en avant le degré de protection assuré par la France et l’excellence technique américaine ? N’est-ce pas pour notre pays se tirer une double balle dans le pied ?

Je dirais que nous avons là l’application topique de la politique du « en même temps », qui a ses limites…. Capgemini et Orange s’associent pour créer une offre de cloud souverain dénommée BLEU, avec (roulement de tambours….) Microsoft. J’imagine bien les tempêtes de cerveaux au sein de ces deux mastodontes et cela pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une série humoristique digne de The Office si les enjeux n’étaient pas si graves. En effet, de compromis à compromission il n’y a que quelques lettres de différence et parfois cela ne tient qu’à un fil de basculer du côté obscur de la force.

La paresse chronique dont souffre une grande partie de nos écosystèmes politique et économique conduit à ce genre de discours. Il est plus facile de renoncer et de tout transmettre à la Chine ou aux Etats-Unis plutôt que de déployer des stratégies holistiques, pluridisciplinaires nécessitant une vision à 360° que peu ont, pour contrer les attaques de ces superpuissances, puissances qui d’ailleurs nous respecteraient un peu plus si nous étions plus combatifs dans la défense de nos propres intérêts. La démission totale de la France en la matière paraît inconcevable pour un œil américain ou chinois. D’ailleurs en Chine et aux Etats-Unis, cette politique du « en même temps », « on n’a pas le choix », « cédons nos secrets industriels, étatiques à des puissances étrangères » serait pénalement sanctionnée. Et à ceux qui disent « c’est compliqué » et « c’est déjà trop tard », j’opposerai cette citation de l’Abbé Pierre : « on ne peut pas sous prétexte qu’il est impossible de tout faire en un jour, ne rien faire. »

6/ Bernard Benhamou raconte qu’on disait avant « personne n’a jamais été viré pour avoir acheté IBM » et qu’on dit la même chose aujourd’hui au sujet de Microsoft. Que dira t-on demain selon vous et pour quelles raisons ?

Avant, il n’y avait pas le CLOUD Act.
Avant nous n’étions pas dans une cyberguerre.
Avant, nous étions encore au stade de la troisième révolution industrielle.
Avant un choix technologique n’était pas un choix politique.
Nouveau monde, nouvelles mœurs, nouvelles règles…

Il va falloir revoir le code du travail, le code de la fonction publique, comme le code pénal, pour sanctionner des mauvais choix technologiques allant à l’encontre des intérêts de la Nation.

Demain, j’espère que nous dirons que même si nous avons commis des erreurs, nous avons su réagir à temps pour conserver notre indépendance et reconstruire le pays sur de bonnes bases en revenant aux fondamentaux de notre puissance : un projet d’avenir et une stratégie claire pour y parvenir, un système éducatif d’excellence, la relance de l’ascenseur social, une population agile et innovante dont l’employabilité est garantie, des entreprises stratégiques protégées par un Etat conscient de la valeur de ses pépites technologiques et industrielles, un Etat garant des intérêts de la Nation qui sait négocier avec les autres puissances étrangères et conclure des alliances équilibrées, une agriculture souveraine en pleine relance….

7/ En France tout le monde ou presque, semble sur le pied de guerre en matière de cybersécurité mais si vous parlez de guerre économique, il y a statistiquement quelques chances que vous soyez pris pour un mythomane ou un paranoïaque. Comment changer quelque chose ?

Avec un plan Marshall de l’Education Nationale doublé d’un bloc législatif et réglementaire sanctionnant fermement toute action qui irait à l’encontre des intérêts de la France. En termes clairs, Education et Sanction.

Ceux qui veulent comprendre auront ainsi l’Education nationale pour satisfaire leurs besoins intellectuels, pour les autres il y aura la sanction. Nul n’est censé ignorer la loi. Nous éviterons ainsi des débats stériles avec ceux qui ne veulent pas comprendre et cela insufflera un vent de discipline sur le sujet dans un pays qui en manque cruellement en la matière. Comme nous l’avons déjà souligné précédemment, le principal problème en France est cette méconnaissance généralisée des enjeux de la 4ème révolution industrielle et de l’incapacité chronique des entreprises, administrations, collectivités territoriales à changer leur mode de fonctionnement qui correspond à un temps révolu, qui n’existe plus.

Cette méconnaissance contribue à créer la crise économique que nous subissons au profit d’autres puissances qui elles ont bien compris les nouvelles règles du jeu. Prenons par exemple dans la grande distribution, le cas d’école du Groupe Casino qui de décisions en décisions (notamment celle de conclure un accord avec Amazon qui a laissé rêveur plus d’un connaisseur des Big Techs ) a vu son statut passer de fleuron de la grande distribution à un opérateur en crise liquidant ses actifs.

D’autres exemples me viennent à l’esprit : des professeurs d’université ou de lycées qui s’enorgueillissent d’utiliser ChatGpT avec leurs élèves sans leur apprendre ce qui se cache derrière cette IA générative, et tous les sujets géopolitiques qu’elle soulève.

De même, des influenceurs tech, faisant la promotion d’une myriade de technologies dangereuses pour la sécurité nationale, se multiplient à vitesse grand V en s’auto-proclamant experts et donnent des conseils malheureux à leur audience nombreuse.

Ne pas anticiper l’impact des intelligences artificielles sur notre société, les emplois des Françaises et des Français, ne pas œuvrer pour garantir leur employabilité, est catastrophique car générateur, à terme, d’un chômage de masse structurel. Il n’y aura pas de destruction créatrice schumpetérienne avec l’IA. En outre, ne pas vouloir encadrer l’IA, comme nous avons encadré la recherche médicale avec les lois bioéthiques, conduira également à un massacre social avec la multiplication d’algorithmes et d’intelligences artificielles discriminantes, non contrôlées, générant un déterminisme des injustices sociaux sans précédents pouvant déstabiliser notre démocratie. Sur ce sujet, nous avons heureusement le règlement européen en date du 2 février 2024 mais il faudrait aussi se saisir du dossier au niveau national et compléter le bloc réglementaire européen.

Le déterminisme social, le sexisme systématique lié à l’application d’algorithmes mal conçus, remplis de biais, existent déjà aux Etats-Unis et est dénoncé par de nombreuses associations. J’invite le plus grand nombre à lire les ouvrages de Cathy O’Neil et de Caroline Criado Perez sur le sujet. Ils sont assez édifiants et nous permettent de tirer des leçons des erreurs qui ont déjà été faites. Or, aujourd’hui nous ne tirons pas les leçons des erreurs faites aux Etats-Unis , nous les reproduisons en nous américanisant. « L’ignorance est mère de tous les maux ». C’est donc en combattant cette ignorance que nous pourrons construire notre puissance .

Répondre aux enjeux de la 4ème révolution industrielle, c’est tout d’abord former des citoyens éclairés capables de décider en pleine conscience, d’être maîtres de leur destin et de conserver leurs libertés. En ce moment, ceux qui décident pour eux de leur destin, ce sont essentiellement les gouvernements américains, chinois. Pour permettre à la population de reprendre le pouvoir, il faut, dès le plus jeune âge, que les futurs actifs et acteurs de la France soient armés afin de vivre pleinement la vie qu’ils souhaitent mener sans que d’autres la leur imposent. Cela implique de nouveaux enseignements en matière de savoir-être : miser sur le travail collaboratif, éviter le culte de l’individu et de la note (syndrome du stylo rouge qui conduit à produire des cadres dirigeants par la suite qui ont peur de prendre une décision et d’échouer). La valorisation de l’échec crée une population plus dynamique, plus encline à innover.

Ensuite concernant les connaissances de fond : la géopolitique des données, les relations internationales à l’aune de la cyberguerre, la philosophie dont le transhumanisme, l’Histoire, la littérature et les sciences doivent être renforcés. Pourquoi à la fois les matières littéraires et scientifiques ? Car « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait Rabelais.

Et nous le voyons tous les jours. Il faut former des ingénieurs éthiques et responsables tout comme il faut former des juristes, des artisans, des agriculteurs, des industriels, peu importe le métier, qui connaissent les clés de fonctionnement de cette révolution industrielle et comprennent ce qui se cache derrière des technologies qui ne sont plus des gadgets informatiques mais de véritables armes politiques. Chacun est acteur de la sécurité nationale et toute la population doit être formée aux nouvelles règles de fonctionnement du monde actuel.

Cela implique une refonte totale des modes d’apprentissage, des contenus mais aussi de la formation continue car contrairement aux autres révolutions industrielles, il est fini le temps où nous pouvions nous reposer sur nos acquis pendant 15-20 ans. La formation doit faire partie de notre ADN. Cette révolution industrielle exige humilité et remise en question permanente.

Les syndicats devront également évoluer et accompagner les secteurs de l’économie dans cet apprentissage et ce décodage. Quand on voit des Big Tech au MEDEF, on se dit que la tâche va être rude mais ne désespérons pas… Nous constatons donc qu’il ne faut pas juste faire de la cosmétique en faisant de la sensibilisation au cyberharcèlement dans les collèges et les écoles. Il faut bien plus que cela et repartir d’une feuille blanche pour construire un nouveau système éducatif en phase avec les besoins des Françaises et Français et de pouvoir les protéger tout au long de leur vie.

À cela s’ajoute un bloc législatif et réglementaire nécessaire pour protéger les intérêts de la France. Il est désormais primordial de responsabiliser et de sanctionner tous ceux qui choisiraient des technologies mortifères allant à l’encontre des intérêts de la France ou qui soutiendraient financièrement des puissances étrangères en donnant des subventions à des Big Tech chinoises ou américaines.

Toutes les institutions françaises doivent servir les intérêts de la France : BPI, investisseurs français, banques, universités, grandes Ecoles, think tanks, syndicats, entreprises françaises, collectivités territoriales , Etat ….

Pour ce faire, nous devons nous doter du même arsenal juridique que les Etats-Unis pour pouvoir commencer à négocier à égalité, ce qui implique de construire un droit extraterritorial par application du parallélisme des formes. Le droit comme levier de performance économique, sociale et écologique, est assurément la piste à suivre si nous voulons retrouver notre indépendance et ça commence d’ailleurs par la renégociation de nombreux contrats et concessions conclus par des chefs d’entreprises, des collectivités territoriales avec des prestataires technologiques, des concessionnaires (eau, transports….) qui sont rarement à leur avantage.

8/ Que vous inspire la proposition « en vogue » de remplacer le vote à l’unanimité par un vote à la majorité qualifiée (VMQ) pour les questions de politique étrangère et de sécurité au Conseil de l’UE ?

Les démocraties modernes ont fait du vote à la majorité un principe de fonctionnement. Si nous revenons aux intentions des Pères fondateurs de l’Europe, il était question à l’origine de créer une simple association d’Etats européens pour éviter une autre guerre et protéger la démocratie en Europe. Avec le Traité de Rome du 1957, cette association s’est structurée avec une reconnaissance d’un pouvoir supranational tout en conservant la colonne vertébrale des Etats qu’est leur souveraineté.

Les différentes institutions européennes se sont construites avec cette idée de plus de démocratie et moins de bureaucratie, surtout ces dernières années avec un euroscepticisme grandissant et une perte de confiance. Dans le dernier eurobaromètre, seuls 35% des Français ont confiance dans les institutions européennes. On accuse aujourd’hui et parfois à juste titre, les fonctionnaires européens, les représentants des gouvernements comme étant parfois hors sol, déconnectés du terrain, d’avoir un tableur Excel à la place du cerveau, d’être facilement influençables face aux lobbyistes en tout genre dont ceux qui sont extérieurs à l’UE. Et en parallèle, l’urgence d’avoir une Europe forte, capable de contrer les actions américaines et chinoises est bien là, et ce, sur tous les fronts (crises écologique, économique, sociale, sécuritaire, technologique). Le débat sur le vote à majorité qualifiée me semble un faux problème ou du moins pas forcément la priorité du moment pour régler toutes les urgences en cours.

L’Europe prend l’eau et est la proie d’actions de déstabilisation de tous les côtés dans un contexte de cyberguerre dont tous les Etats dont le nôtre n’ont pas véritablement pris conscience ou ne veulent pas prendre conscience de l’ampleur. Aujourd’hui la règle de l’unanimité en matière de sécurité peut être un rempart contre de telles actions de déstabilisations extérieures. Prenons comme exemple, le Danemark qui est devenu, au fil du temps le poste d’écoute de la NSA en Europe et qui a signé le 19 décembre 2023, un traité avec les Etats-Unis autorisant le stationnement de troupes américaines sur son sol. Si nous n’avions pas, pour des sujets aussi structurants, que la sécurité, les règles d’entrée à l’UE, une unanimité, il serait encore plus facile pour certains pays extérieurs à l‘UE d’influencer les votes afin de conserver leur propre puissance et d’affaiblir l’Europe.
Pour que l’Europe démocratique telle qu’on la souhaite, devienne réalité, il faut à mon sens tout d’abord mener un grand chantier de reprise en mains du pouvoir et de lutte contre le lobbying, les compromissions en tout genre qui portent atteinte aux intérêts des nations européennes.

Il faut rétablir la confiance entre l’Europe et les Européens pour construire une Europe forte, garante de la pérennité des démocraties et capable de se protéger militairement et technologiquement.

L’intérêt des européens et la satisfaction de leurs besoins doivent retrouver leur place dans la politique européenne. Rien que dans le domaine technologique, le secteur des Big Tech a dépensé pas moins de 113 millions d’euros en lobbying auprès de l’Union européenne en 2022, une augmentation de 20% par rapport à 2021. Meta, la maison mère de Facebook, et Apple sont respectivement numéro un et numéro deux des dépenses de lobbying à Bruxelles tous secteurs confondus. Ce lobbying a contribué à tuer l’écosystème Tech européen mais pas que …. Ce sont nos économies respectives, nos droits sociaux, l’écologie qui sont également en péril.

L’Europe ne doit pas conduire à créer des citoyens de seconde zone, les grands oubliés de l’Europe qui n’ont qu’à subir des règles parfois incompréhensibles ne répondant plus aux besoins des européens (comme dans le secteur agricole). Reprenons comme exemple, l’accord surprenant conclu le 25 mars 2022 sur le transfert des données personnelles aux États-Unis alors même que les Américains n’ont pas changé leur réglementation en matière de captation de données, et qu’au contraire, ils l’ont même renforcée au mépris total du droit des Nations européennes.

Toutes ces actions conduisent de nombreux Européens à se dire que l’Europe n’œuvre pas dans l’intérêt des nations mais dans l’intérêt d’une élite politique. Le débat devrait donc se porter sur la probité des institutions, la compétence des représentants nationaux et la construction d’une politique claire, ferme et sans compromis pour une Europe forte, porteuse d’une troisième voie diplomatique, économique, sociale et écologique.

9/ Le souverainisme constitue-t-il une dérive sectaire ?

Si l’on définit le souverainisme comme une doctrine politique prônant l’indépendance d’une nation, son autonomie et plus largement comme la défense des intérêts de la Nation (qui incarne cette souveraineté), alors non il ne constitue pas une dérive sectaire. Il est salutaire. Le souverainisme n’est ni plus ni moins que l’application de l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 selon lequel « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Le souverainisme, du moins tel que je l’entends, est la doctrine politique qui veille à ce que le peuple garde une capacité d’action via ses représentants. Toute institution (nationale, européenne a besoin de garde-fous pour éviter les dérives).

Etre souverainiste ne signifie plus être contre l’idée d’une Europe. Par les temps qui courent, l’union et l’intelligence collective sont indispensables, elles constituent d’ailleurs une troisième voie pour rééquilibrer un monde qui se bipolarise et qui tend à l’imposition de monopoles sino-américains. Le souverainisme nouvelle génération si j’ose dire, c’est le retour aux fondamentaux, la lutte farouche contre tout ce qui pourrait nuire à la capacité d’action de la Nation et de ses représentants. Elle englobe la défense de la souveraineté alimentaire, industrielle, numérique…). La nouvelle réglementation sur l’IA est la preuve qu’heureusement, il y a l’Europe pour protéger les populations quand les Etats sont défaillants…..

Attention, il ne s’agit pas non plus de confondre souverainisme et nationalisme qui conduirait à privilégier tout ce qui vient de France. Entre un BATX qui capte des données territoriales en vue de les transmettre au Parti Communiste Chinois et une entreprise française concessionnaire de transports qui capte les données des territoires pour faire des algorithmes et les revendre aux mêmes territoires, il n‘y a pour moi aucune différence, les deux sont à combattre, pour des raisons différentes certes, mais les deux conduisent à l’appauvrissement des territoires et l’appropriation indue de données. En matière de souverainisme, il n’y pas de compromis à avoir et tout compromis est a minima un échec voire dans certaines situations de la lâcheté conduisant à une compromission.

10/ Pourquoi nos pouvoirs publics se réjouissent-ils à ce point du fait que Google ou ses homologues investissent en France ?

Selon les personnes qui interviennent, il y a de l’ignorance, de la naïveté, du cynisme, de la paresse, de la méthode Coué et de la franche compromission. Tout ce savant mélange fait que sur chaque photo diffusée sur les réseaux sociaux ou dans les médias traditionnels, nous remercions chaleureusement nos bourreaux avec un sourire béat avec des journalistes qui, le plus souvent, ne se posent pas les bonnes questions. Ne plus avoir d’espoir, abandonner la partie quand on aime la France et quand on est attaché au sort de sa population, c’est se résigner et je ne me résigne jamais. Alors oui, cela m’a causé certains soucis mais je garde à l’esprit deux citations :

« Celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille ». Paul Cézanne

« Tout ce qui s’est fait de grand dans le monde est fondé sur l’espoir ». Martin Luther King




Les USA ne respectent que le rapport de forces.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 5 janvier 2024
Philippe Jourdan et Jean-Claude Pacitto co-signent un ouvrage préfacé par le Général Benoît Durieux et postfacé par Stéphane Layani,  consacré à l’impact de la souveraineté économique sur la RSE.
1/ Que faut-il faire pour que nos entreprises, à commencer par celles du CAC40, comprennent que le 1er sujet de la RSE est celui de la souveraineté économique ?

Au fond, et c’est la thèse que nous défendons dans notre ouvrage, il faut raisonner la souveraineté non comme une simple posture mais par rapport aux finalités recherchées. En effet, à quoi bon être économiquement souverain si ce n’est pour promouvoir un vivre-mieux conforme à nos valeurs et aux souhaits de nos concitoyens, c’est-à-dire promouvoir des comportements éthiquement et écologiquement responsables ? Inversement comment promouvoir ces comportements si nos destins ne nous appartiennent pas mais sont tributaires de décisions prises ailleurs, en particulier sur un plan économique. Certes ces finalités ne concernent pas que les décideurs économiques, les acteurs politiques sont aussi concernés. Mais les entreprises de toutes tailles, pas uniquement celles du CAC40, doivent avoir conscience que derrière l’acronyme RSE, le terme important est celui de responsabilité : on n’est au fond responsable devant l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise que dans la mesure où l’on est souverain ! L’enjeu de la souveraineté économique pour l’ensemble des acteurs économiques, c’est de retrouver une capacité d’agir, en se redonnant des marges de manœuvre qui font défaut dans de nombreux secteurs et empêchent les acteurs économiques nationaux ou européens de définir des stratégies propres et de les mettre en œuvre dans le sens de leurs intérêts.

2/ Quels conseils un spécialiste du marketing pourrait-il donner aux entreprises actrices de la souveraineté technologique ?

Pour ne pas s’exposer au procès de « green washing » et de « fair washing », qui menacent nombre d’entreprises technologiques (mais pas uniquement), la RSE ne doit pas être considérée comme un outil marketing ou de communication, mais doit être pilotée au niveau le plus élevée de l’entreprise, car elle est un enjeu stratégique majeur. Nous le rappelons dans notre ouvrage la souveraineté économique vise en premier lieu la préservation de filières stratégiques dont la maîtrise est nécessaire pour assurer un développement économique, social et environnemental harmonieux. Pour nous, le développement harmonieux dépasse les seuls enjeux économiques et intègre les questions de justice sociale et de protection sociale, questions qui relève de la stratégie d’entreprise et des prérogatives de la direction générale. Ce sera le premier conseil donné aux entreprises technologiques.

Le deuxième conseil, c’est de ne pas occulter sa mission au nom de considérations économiques court terme. Le concept de souveraineté, qu’il soit appliqué à une entreprise ou à un Etat, renvoie toujours à sa capacité à assumer sa mission. Or toute stratégie nécessite la préservation d’une capacité d’action que détermine à un moment donné la possession de certaines ressources. Confrontés à de nombreux défis, dont ceux environnementaux qui mettent en jeu leur survie même, les entreprises technologiques se doivent d’être souveraines, c’est-à-dire capables de développer des ressources susceptibles d’assurer leur adaptation à ces nouvelles contraintes. Une ressource n’est stratégique que si elle permet d’exploiter une opportunité ou de conjurer une menace. Les nouveaux défis, environnementaux et sociaux, constituent de ce point de vue autant des opportunités que des menaces pour les entreprises technologiques mais pas seulement ! Au fond, une marque technologique majeure ne vit que par sa mission – on pense naturellement à Tesla, Google, Microsoft, Apple, etc. – et sa capacité à l’affirmer dans le temps. Cette affirmation passe par la mobilisation de tous les moyens qui vont permettre à l’entreprise de crédibiliser sa mission, c’est-à-dire de la rendre opérationnelle pour les parties prenantes (clients, fournisseurs, actionnaires, salariés, sous-traitants, investisseurs, etc.). Une marque technologique souveraine est une marque qui réussit à mobiliser ses parties prenantes autour des promesses de sa mission.

3/ Les termes de souveraineté, de sobriété et de résilience peuvent apparaître comme des limites ou des freins à la vie du marché. Le politique aurait-il repris la main sur l’économique ?

Je crois qu’il y a là un amalgame fâcheux. Il faut en finir avec une approche doloriste de la souveraineté, et nos dirigeants politiques seraient bien avisés de changer de registre s’ils veulent susciter une adhésion sur les efforts nécessaires. Pour nous, la souveraineté ne doit pas être confondue avec l’autarcie. Nous ne prétendons pas extraire notre pays des relations d’interdépendance consubstantielles au monde contemporain. La souveraineté vise à réduire les effets de sensibilité et de vulnérabilité qui peuvent déboucher à terme sur des crises non maîtrisables (crises sanitaires, énergétiques, économiques, etc.). Nous n’entendons pas non plus confondre le concept de souveraineté économique et celui d’autarcie qui désigne un régime d’autosuffisance caractérisé par une absence d’échanges, le plus souvent en vue de préparer guerre. Le principe de souveraineté économique que nous défendons en est donc éloigné, car l’autonomie de prendre des engagements en dehors de toute ingérence, et la liberté de s’organiser pour les assumer sans dépendre d’autrui ne signifie nullement la fin des échanges, et donc n’implique pas nécessairement la sobriété et la résilience, bien au contraire.

4/ Quelle différence d’approche constatez-vous en matière de marketing d’un versant à l’autre de l’Atlantique ?

Je ne souhaite pas limiter la discussion à une perspective strictement marketing. Fondamentalement, les approches marketing en Europe et aux États-Unis présentent peu de différences. Les outils, les techniques, les modèles, et par extension, les valeurs du marketing, tirent largement leur inspiration de la culture anglo-saxonne. Cependant, une nuance peut résider dans une dérive plus marquée aux États-Unis par rapport à celle que l’on observe actuellement en Europe. Refuser cette dérive pourrait potentiellement constituer un axe de différenciation intéressant : elle consiste dans une foi aveugle sur le pouvoir de la donnée aux Etats-Unis qui amènent nombre d’acteurs à penser qu’au fond les attentes et les besoins des consommateurs ne nécessitent ni décryptage ni explicitation, qu’il suffit de se fier à un modèle prédictif ou probabiliste approprié pour cibler et stimuler les ventes. En d’autres termes, peu importe les motivations d’achat, seul le résultat compte. S’engager dans une telle démarche sans aucune limitation revient à remettre en question l’éthique et la raison d’être du marketing, qui, fondamentalement, doit se baser sur des besoins pour susciter des désirs. Il y a derrière cette différence d’approche des questions d’éthique et de moral qu’il est urgent de ne pas écarter.

5/ Comment réunir en France, puis en Europe les conditions d’une adoption massive et virale d’un outil numérique, susceptible de traverser l’Atlantique ?

Ne nous leurrons pas les USA ne respectent que le rapport de forces. Ce n’est pas de notre part un jugement de valeur, mais un simple constat. La nature hégémonique des USA inscrit nécessairement les relations bilatérales dans un cadre de rapport de forces. La question demeure : comment l’instaurer au bénéfice de l’Europe ? Il nous est difficile de répondre sur le sujet précis du déploiement d’un outil numérique, n’étant pas des spécialistes pointus de ce secteur, pour autant le précédent de Huawei ne doit pas manquer d’alerter les Européens : entre mesures d’embargo, accusations d’espionnage et tensions géopolitiques, ce dossier rocambolesque montre que les Etats-Unis sont prêts à défendre leurs intérêts économiques à n’importe quel prix. En réalité, le fait pour Huawei de ne plus pouvoir utiliser de technologies Android (Google) dans ces smartphones a surtout contrarié le développement du géant de Shenzhen sur le marché européen. Le rebond opéré depuis quelques mois avec la décision d’un approvisionnement matériel et logiciel 100% chinois et le lancement du Mate 60 Pro, un smartphone 5G haut de gamme, montre clairement que face aux USA les Chinois ont fait le choix de la souveraineté s’agissant de leurs activités stratégiques. L’Europe a-t-elle les mêmes ambitions, sinon les mêmes moyens ? On peut raisonnablement en douter. À l’évidence, la stratégie axée sur des alliances avec des partenaires nord-américains, établies selon le principe de la réciprocité et négociées au niveau européen, demeure probablement la seule option viable pour le moment. La réussite d’Airbus face à Boeing offre une perspective éclairante à cet égard : en 2023, Airbus a enregistré 8 000 commandes d’avions, contre 6 000 pour son concurrent Boeing. De plus, en 2022, 22 % des avions du constructeur européen ont été acquis par des compagnies américaines. Le récent rachat de Bombardier par Airbus contribuera sans aucun doute à renforcer la position de l’avionneur toulousain sur le marché américain. Cette acquisition revêt une importance particulière, d’autant plus qu’une partie des avions destinés aux États-Unis est désormais fabriquée dans l’usine américaine de l’Alabama, échappant ainsi aux taxes antidumping imposées sous l’administration de Donald Trump.

6/ Quelle stratégie pour une « marque France » étendue à tous les domaines ?

La marque France étendue à tous les domaines est donc par nature, autant que par nécessité, une marque agile, plus focalisée sur sa mission que sur son métier. Elle doit apprendre à s’insérer dans des contextes d’interdépendance sans pour autant perdre sa liberté d’action lui permettant d’assurer et d’assumer sa mission. Cela suppose une capacité à renouveler son stock de ressources dans le temps en fonction de défis changeants. Elle doit donc développer ce que Tecee et Pisano¹ (1994) appellent des capacités dynamiques, nécessaires à une adaptation constante et la mise en œuvre de stratégies proactives. Quelles sont ses capacités dynamiques ? Nous pensons qu’il est temps pour le « Made in France » de se reposer sur des valeurs unificatrices plutôt que sur des projections fantasmées (nous serions « transgressifs », nous « créons des choses inattendues », nous « faisons l’événement » selon le rapport de Mission France). A l’heure où la justice sociale, la protection de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique sont des enjeux cruciaux pour le développement durable, il est essentiel que le Made in France intègre pleinement les principes fondamentaux de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cela permettra de construire un modèle de compétitivité qui ne peut pas reposer uniquement sur des coûts bas, mais qui doit pleinement intégrer la justice sociale et la durabilité environnementale. Le « Made in France », que nous proposons de rebaptiser « Made in autrement » doit reposer sur des aspirations partagées comme la transmission des savoirs, la formation continue, le désenclavement territorial, la mobilité sociale, la préservation des écosystèmes, etc. La marque France doit s’attaquer aux problèmes sociaux tels que le déclassement et redonner du sens au travail. S’inscrire dans une démarche de souveraineté économique, en partant du besoin des territoires et des populations, est de notre point de vue la bonne vision pour que la marque France parvienne à concilier trois ambitions propres à chaque entreprise : la performance économique, la justice sociale et la protection de l’environnement. La marque France s’inscrit dans un juste milieu entre la réduction des coûts et la préservation des acquis sociaux et environnementaux, sans pour autant construire des chaînes de valeur dont la seule finalité serait de satisfaire les ménages aisés.

7/ Quel vous semble être l’ultime enjeu de la souveraineté ? La liberté, le bonheur, la croissance… La survie en tant que nation ?

La liberté, le bonheur, la croissance, la survie ? Tous ces enjeux sont évidemment essentiels et il est difficile de les hiérarchiser, plus encore de choisir entre eux. Nous avons choisi de nous intéresser au lien entre la souveraineté et la RSE, mais la question de la finalité de la souveraineté est évidemment centrale dans notre propos. Ce qui est en jeu, c’est en réalité notre sécurité, notre prospérité, et au-delà notre conception du vivre mieux. La souveraineté, c’est en réalité disposer non seulement des ressources, mais aussi des marges de manœuvre, sans lesquelles aucune nation n’est en mesure de garantir à ses concitoyens un vivre-mieux qui soit conforme à leurs valeurs et à leurs aspirations. Nous le démontrons dans l’ouvrage, la souveraineté économique est un préalable à la capacité d’agir, préserve nos actifs stratégiques, protège les droits sociaux, contribue à la protection de l’environnement. Elle est également au cœur du développement des territoires. Elle est enfin une condition du développement durable, et partant se préoccupe de l’avenir des générations futures. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit au cœur de la préoccupation des Français aujourd’hui. L’enjeu ultime de la souveraineté, c’est sa contribution à ce que nous avons appelé le développement harmonieux, celui qui (ré)concilie la performance économique, la justice sociale et la protection des écosystèmes. Nous nous situons à un moment privilégié pour repenser en profondeur ce que nous désirons laisser aux générations futures et pour comprendre que recomposition économique et développement durable sont plus que jamais liés.

8/ De quoi selon-vous la souveraineté dépend-elle majoritairement ? – Du corpus juridique ? – De l’esprit de la loi ? – Des Hommes loyaux et courageux ? – Des moyens dont ils disposent ?

Pour répondre à votre question, il convient de s’interroger sur les prérequis du développement durable. C’est l’un des mérites du rapport remis au HCP² en 2022 d’avoir montré qu’il était illusoire de penser la réindustrialisation et le développement des territoires sans une approche concertée, globale et transversale. Il convient de prendre en compte les nécessités d’aménager les infrastructures, de former les populations, d’impliquer les acteurs, des leviers au moins aussi importants que les aides et les subventions publiques. Au fond, il est illusoire de penser le développement durable, et la souveraineté pour y parvenir, sans accorder aux individus le droit de prendre en main leurs trajectoires et leurs destins individuelles, ce que les sociologues appellent aujourd’hui « leurs parcours de vie ». Le développement durable est dès lors une combinatoire assez subtile entre aspirations individuelles au bien-être et préoccupations collectives, notamment celles liées à l’emploi et à la préservation de l’environnement. La reconquête de la souveraineté économique ne saurait dépendre seulement de facteurs structurels, mais doit s’inscrire dans une vision à long terme. A ce titre, il est logique de s’accorder sur le fait que la souveraineté (économique) doit émaner d’une volonté populaire forte, et qu’elle doit en même temps être incarnée et portée par nos élus et nos gouvernants dans notre système démocratique. C’est d’abord une question de courage pour agir au mieux de nos intérêts et de ceux de l’humanité, les deux n’étant pas de notre point de vue opposées.

9/ Que vous inspire le « soft power » français ? (s’il respire encore)

Le soft power s’appuie sur une capacité d’influence qui exclut le recours à la force. Le rayonnement international de la France repose sur des atouts incontestables, tels que la richesse culturelle, les arts, la langue française, la gastronomie, la diplomatie, l’éducation, la recherche, l’attrait touristique, ainsi que l’engagement international à travers des missions humanitaires, de coopération et de maintien de la paix. Cependant, il serait naïf de dissocier complètement le « soft power » du « hard power » dans un contexte mondial marqué par des tensions et des rivalités. L’opposition entre ces deux formes d’influence peut sembler illusoire, car la puissance douce appartient souvent aux États qui détiennent la force et qui font preuve de sagesse en évitant son utilisation, du moins temporairement. Rappelons que les idées des Lumières, souvent associées au « soft power », ont été propagées en Europe par les armées de Napoléon ! Actuellement, le soft power est largement détenu par les États-Unis et la Chine, qui s’affrontent de manière frontale, reléguant l’Europe et la France en arrière-plan. L’enjeu réside dans le fait que, bien que les États-Unis, en tant que nation récente, aient une culture moins ancienne que celle de la France, de l’Europe et de la Chine, les Américains demeurent un modèle de civilisation pour une partie du monde. À l’inverse, bien que la Chine, l’Europe et la France rayonnent d’une culture ancienne et diversifiée, ces pays ne sont pas encore (pour la Chine), et peut-être plus pour longtemps (pour l’Europe et la France), perçus comme des modèles de civilisation à l’échelle mondiale. C’est dans ce contexte que la reconquête de la souveraineté économique prend tout son sens, en vue de redéfinir l’influence de la France dans le monde en tenant compte de ces dynamiques complexes.

10/ L’UE est à la fois un marché et un compétiteur sur ce marché. Comment conjuguer intelligemment ces deux états ?

C’est effectivement une dualité qui peut poser un problème. Pour concilier les intérêts de la souveraineté économique nationale et les intérêts supranationaux défendus par l’Europe, l’Union Européenne s’est emparée du sujet et a fait la promotion du concept d’autonomie stratégique. La souveraineté économique et l’autonomie stratégique désignent-ils la même chose ? Dans le traité d’Aix-la-Chapelle signé en 2019, la France et l’Allemagne s’entendent sur le principe d’une « Europe souveraine et forte » dont les deux pays « s’efforcent de renforcer la capacité autonome ». Au fond, cette idée ancienne d’autonomie stratégique emprunte à la pensée du Général de Gaulle qui déclarait que « pour que la souveraineté soit une réalité, un Etat ne doit pas être dépendant de moyens d’action, de technologies d’approvisionnements sur lesquels il n’a pas de prise, parce qu’ils dépendent d’autres Etats, voire d’acteurs non étatiques ». L’autonomie stratégique est donc une condition sine qua non de la souveraineté, dès lors que l’indépendance stricto sensu n’est plus une réalité viable dans un monde globalisé, formé d’économies interdépendantes. L’autonomie stratégique s’inscrirait dans un continuum entre l’indépendance, considérée comme irréaliste, et la soumission, jugée inacceptable. Pour les États européens, l’autonomie stratégique englobe la capacité de défendre les pays membres, tout en évitant les divergences liées à la défense militaire qui ne font actuellement pas l’objet d’un consensus au sein de l’Union européenne. En cela l’autonomie stratégique est définie dans une note du Conseil de l’union européenne en 2016 comme « la capacité à agir de manière autonome lorsque cela est nécessaire et avec des partenaires chaque fois que cela est possible », traduisant la volonté d’élargir le champs d’application de l’autonomie stratégique en dehors de celui de la défense. L’ambition de l’autonomie stratégique est de servir les intérêts communs des citoyens européens et de promouvoir les principes et les valeurs de l’Europe, mais dans la recherche de partenaires. L’autonomie stratégique, pas plus que la souveraineté économique, n’écarte la possibilité, sinon la nécessité, de nouer des partenariats, mais à des conditions de réciprocité qui suppriment toute forme de dépendance et de sujétion.


¹ Teece David, Gary Pisano (1194).- The Dynamic Capabilities of Firm: an introduction.- Industrial and Corporate Change.- vol. 3.- p. 537-556.- https://bit.ly/4aro3QQ
² Haut-Commissariat au Plan