“Il est essentiel que la souveraineté numérique redevienne un choix stratégique national.”

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Vendredi 16 mai 2025
Nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Stéphane Labadie, qui est Président-directeur général de Luminess.

1/ La capacité de Luminess à innover vous semble-t-elle d’une manière ou d’une autre à mettre en perspective avec son enracinement en Mayenne ?

Absolument. Notre enracinement en Mayenne n’est pas qu’un héritage historique : c’est un choix assumé, stratégique, qui participe directement à notre capacité d’innovation. Nous venons d’ailleurs récemment d’y renforcer notre présence avec l’ouverture d’un nouveau pôle dédié à l’ingénierie logicielle dans la technopole de Laval, à proximité des écoles et des infrastructures. Ce territoire riche en talents et en stabilité, favorise une approche de long terme et un engagement durable. Cela ne nous empêche pas, bien au contraire, d’être connectés aux dynamiques nationales et européennes via nos autres implantations, notamment à Paris. Mais c’est justement cette complémentarité entre ancrage local fort et rayonnement national qui nous permet de conjuguer agilité, fidélisation des équipes, et indépendance technologique. En Mayenne, nous avons bâti un environnement où l’innovation peut s’inscrire dans la durée, en cohérence avec nos valeurs de confiance, d’excellence et de souveraineté.

2/ Quelle est votre manière d’appréhender l’objectif de souveraineté technologique, devenu populaire à la faveur de récents événements géopolitiques ?

Chez Luminess, la souveraineté technologique n’est pas une posture opportuniste, encore moins une réaction à la mode. C’est un engagement ancien et structurant. Luminess traitant les données de près d’un quart des français, il ne peut pas en être autrement. Nous sommes éditeur de nos propres solutions, ce qui signifie que nous maîtrisons l’ensemble de notre chaîne logicielle, de bout en bout. Lorsque des solutions souveraines ou suffisamment sécurisées n’existent pas sur le marché, nous choisissons tout simplement de les développer nous-mêmes ou de participer à leurs développement. C’est ce que nous avons fait avec TrustMe, notre solution d’identité numérique et de wallet référencée sur FranceConnect. Nous sommes aussi propriétaires de nos propres data centers en France, à Laval et à Mayenne, ce qui garantit autonomie et sécurité pour nos clients, dans des secteurs (banque, assurance, public) particulièrement sensibles. Plus largement, nous défendons une autonomie numérique raisonnée, qui protège sans isoler, en conformité avec les normes européennes telles que eIDAS ou les recommandations de la CNIL. Face à l’émergence de plateformes globales souvent extra-européennes, nous assumons notre rôle de tiers de confiance technologique, en offrant des alternatives éthiques, fiables et compétitives.

3/ Vous pariez sur le succès d’une hybridation des ressources IA / humain. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Je crois que l’IA est un formidable levier de performance, capable de démultiplier la vitesse et la fiabilité des traitements. Mais elle ne saurait se substituer à l’humain. Dans notre approche, l’IA est au service de l’humain, et non l’inverse. Cette approche a toujours été au cœur de nos développements sur les trente dernières années. L’humain reste indispensable, notamment pour gérer les exceptions, apporter du discernement, et garantir la conformité des processus. C’est un choix profondément éthique, mais aussi pragmatique : cette hybridation IA-humain augmente la précision, renforce la fiabilité des décisions, et permet une meilleure anticipation des cas limites. Nos chaînes de processus sont donc construites comme des systèmes hybrides, où chaque ressource joue son rôle, au bénéfice de la transparence, de l’auditabilité et de la performance globale.

4/ Comment entendez-vous agir en garant des libertés individuelles en étant présent sur des technologies d’identité numérique, sujettes à caution, ou en tout cas, à précaution ?

L’identité numérique suscite parfois des craintes légitimes liées à la protection des libertés individuelles, comme le risque de surveillance ou l’exclusion numérique. Mais bien encadrée, elle offre surtout de réels bénéfices : elle renforce la sécurité des échanges, limite la fraude identitaire, simplifie les démarches en ligne et redonne à chacun le contrôle sur ses données personnelles. C’est un levier essentiel pour des services numériques plus fiables, accessibles et interopérables, à condition d’être conçue dans un cadre de confiance, respectueux des droits fondamentaux.

C’est pourquoi nous développons des solutions qui placent la technologie au service du citoyen, et non l’inverse, nos développements sont strictement conformes aux régulations européennes, comme eIDAS V2.

FranceConnect a montré qu’un système d’identification centralisé pouvait améliorer l’accès aux services publics tout en restant protecteur. C’est exactement dans cette logique que s’inscrit notre solution TrustMe.

5/ Luminess a un passé d’éditeur. Quel parallèle établissez-vous entre l’écrit et la data, s’il en est un à évoquer ?

Notre héritage éditorial nous a appris à considérer la donnée comme une forme d’information, donc comme une responsabilité. Comme l’écrit, la donnée doit être structurée, vérifiée, contextualisée. La culture de précision documentaire que nous avons développée depuis des décennies irrigue aujourd’hui notre façon d’appréhender la data. Finalement, l’éditeur devient aujourd’hui l’architecte de parcours numériques : les supports changent, les technologies évoluent, mais le fond, c’est-à-dire l’attention portée à la rigueur, à la traçabilité, à la vérité, reste le même.

6/ Que dirait Henri Jouve s’il pouvait découvrir ce qu’est devenu Luminess en 2025 ?

Il serait, je pense, fier et sans doute ému. Fier de voir qu’une entreprise familiale enracinée en Mayenne est devenue un acteur international du numérique. Il reconnaîtrait dans notre développement les valeurs qui l’animaient : l’audace, la responsabilité, la confiance et l’excellence. Il serait sans doute surpris par la place prise par l’intelligence artificielle et les données, mais il verrait aussi que l’humain est toujours au cœur de notre projet. En cela, il verrait une forme de continuité entre hier et aujourd’hui : une entreprise qui se transforme, mais qui ne trahit pas son ADN.

7/ Pourquoi avoir tenu à demeurer propriétaire de vos propres data centers ? Avez-vous par ailleurs des interactions avec l’excellent Groupe Numains, attaché comme vous à la Mayenne ?

Nous avons fait le choix de rester propriétaires de nos data centers pour une raison simple : garantir une maîtrise totale de la chaîne de valeur, en particulier dans des secteurs aussi sensibles que la santé, la justice ou l’assurance. Mais nous avons également développé une offre SecNumCloud avec notre partenaire Outscale. Cela nous permet d’adapter finement les niveaux de sécurité aux besoins de chaque client. C’est aussi une manière concrète de structurer un écosystème numérique souverain, depuis la Mayenne. 

Quant au Groupe Numains qui est aussi un fer de lance de l’innovation en Mayenne, nous n’avons pas encore eu l’occasion de collaborer directement, mais cela pourrait tout à fait faire sens dans le futur.

8/ Vous employez une formule « une alternative française sécurisée, respectueuse des normes nationales et européennes » qui nous semble très sensible à l’idée subsidiarité. Est-ce juste une impression ?

Ce n’est pas une impression : c’est une conviction profonde. Chez Luminess, le respect des normes nationales et européennes n’est pas une option, c’est notre quotidien. Nous pensons que les solutions numériques doivent pouvoir s’adapter aux contextes locaux, tout en s’inscrivant dans un cadre commun. Cela permet d’éviter une uniformisation technologique qui serait contre-productive. Cette approche est particulièrement pertinente quand on gère, comme nous, des données sensibles : justificatifs d’identité, de revenus, données personnelles, voire de santé. Ces données ne sont pas traitées de la même manière partout dans le monde. L’Europe a fait le choix d’un cadre exigeant, protecteur pour le citoyen. Utiliser des briques technologiques non maîtrisées ou des solutions extra-européennes peut compromettre cette protection. C’est pourquoi nous investissons autant en R&D, pour développer des solutions souveraines, auditables et conformes aux plus hauts standards de confiance.

9. La grande raison invoquée, pour laquelle des tombereaux de nos données stratégiques ont hélas été confiées à des « hyperscalers » américains, serait précisément leur capacité à répondre de manière efficace à l’expression soudaine de besoins d’une autre échelle. Serait-ce donc que nos groupes français n’en sont pas capables ?

C’est un argument qu’on a beaucoup entendu, mais qui mérite d’être remis en perspective. Ce n’est pas tant une incapacité technique des acteurs français ni forcément un manque de volonté politique et de vision à long terme. Les “hyperscalers” américains ont bénéficié d’un alignement exceptionnel entre investissements massifs, soutien stratégique de leur État et une politique commerciale très agressive. Face à cela, les acteurs européens — et français en particulier — n’ont pas toujours eu les mêmes moyens, ni le même soutien.

Il est essentiel que la souveraineté numérique redevienne un choix stratégique national. C’est pour cela que nous travaillons avec l’un d’entre eux, sur le SecNumCloud de Dassault Systemes, Outscale Pour garantir la sécurité et la confidentialité des données, il est impératif que la France, et plus largement l’Europe, investissent dans des solutions locales capables de répondre aux enjeux numériques contemporains, tout en respectant les régulations européennes. Ce n’est qu’en renforçant cette souveraineté que nous pourrons assurer une indépendance véritable face aux acteurs globaux.

 




“Quand j’entends parler de « souveraineté européenne », je me dis qu’il y a soit un malentendu sur ce que signifie la « souveraineté », soit sur ce qu’est «l’Europe».”

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Mercredi 30 avril 2025
Nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Maroun Eddé, qui est Normalien, philosophe et essayiste.
Il est l’auteur de La Destruction de l’État aux éditions Bouquins.
NB : Les propos qui suivent engagent uniquement l’auteur à titre personnel.

 

1/ Pouvez-vous procéder à une analyse clinique de l’état actuel de…l’État en France en 2025 ?

« Clinique » est le mot. L’État fait face à une impuissance et un délitement croissants, de plus en plus visibles. De quoi parle-t-on ? L’État, c’est à la fois l’administration (l’ensemble des fonctionnaires, des forces de l’ordre, du personnel soignant), les services rendus au citoyen (les services publics) et un acteur militaro-industriel, qui a joué en France un rôle central dans notre puissance économique pendant plusieurs décennies. Sur tous ces pans, l’État a vu ses capacités d’action affaiblies, démantelées ou privatisées.

80.000 lits d’hôpital ont été supprimés en 20 ans, le tiers des maternités fermées, tandis que les temps d’attente aux urgences ne cessent d’augmenter, avec de plus en plus de drames du fait de cas qui ne peuvent être traités à temps ou avec suffisamment de moyens. Un système à deux vitesses se met en place, entre ceux qui doivent désormais attendre plus de six mois pour avoir des rendez-vous médicaux et ceux qui peuvent payer une alternative privée. En parallèle, l’hôpital est étouffé sur le poids d’une bureaucratie nouvelle, à tel point que pour l’AP-HP, 40 à 50% du personnel sont des administratifs.

Le problème est à tous les niveaux de l’État : on se retrouve, au sommet, avec des dirigeants sans politique sanitaire claire et qui perçoivent de moins en moins les effets de leurs propres réformes, se soignant ou soignant leurs proches dans des cliniques privées. Sur le terrain, des soignants contraints par le manque de ressources, de reconnaissance, par l’abandon progressif de la mission de service public et soumis de plus en plus à une politique du chiffre qui les détournent de leur mission réelle. Et entre les deux, l’inflation d’une administration intermédiaire et de consultants en tout genre qui complexifie encore le système et nourrit l’inflation normative.

Il en va de même pour l’école, pour les universités et la recherche, pour nos forces de l’ordre, pour le système postal, pour la justice : les Français paient des impôts toujours plus lourds pour des services dont la qualité se dégrade. Pour la justice, la durée moyenne d’instruction a augmenté de 19 mois en 2010 à 38 mois aujourd’hui, soit 3 ans. L’enseignement public affiche une pénurie de 3 000 enseignants à chaque rentrée, le salaire des professeurs en début de carrière a chuté de 2.2 fois à 1.2 fois le SMIC et on recrute désormais à 4,5/20 au Capes de mathématiques. Tout ce qui faisait le cœur des services publics à la française est en train d’être privatisé ou laissé à l’abandon, dans l’indifférence quasi générale des médias et des responsables politiques.

2/ Au-delà des services publics, l’État a historiquement joué un rôle structurel dans la puissance industrielle et économique française. Quelle analyse faites-vous sur ce plan ?

La France savait construire vingt centrales nucléaires en dix ans, nous peinons désormais à en terminer une en vingt ans. L’État qui a développé le Minitel et parmi les premiers câbles sous-marins pour les réseaux internet est aujourd’hui presque entièrement dépendant du secteur privé américains pour toutes les questions d’informatique, y compris critiques. C’est là une conséquence d’un désengagement volontaire, de la part d’un État qui a cessé d’investir, d’internaliser les compétences, qui a choisi d’externaliser. Le manque de vision a eu des conséquences dramatiques. Plutôt que de créer un « corps des informaticiens d’État », on a cessé de recruter et le corps des ingénieurs des télécoms a été supprimé en 2009, accentuant la perte de compétences au moment même où s’accélérait la révolution internet…

À partir du tournant des années 1990, l’idéologie dominante a voulu passer d’un État opérateur à un « État stratège », d’un État qui sait faire lui-même à un État qui « fait faire », qui tout au plus supervise et privatise tout le reste. Or à force d’externaliser, il n’est même plus sûr que l’État sache « faire faire »… Prenez SIRHEN, ce logiciel commandé par l’Éducation nationale à Capgemini en 2010 : après 400 millions d’euros dépensés, le projet est arrêté en 2018, huit ans plus tard, sans qu’aucun logiciel fonctionnel n’ait vu le jour. Le rapport de la Cour des comptes est formel : personne au sein du ministère de l’Éducation n’avait même les compétences pour suivre ce que faisaient les consultants de Capgemini, payés à la journée, entraînant un dérapage financier incontrôlé et l’échec du projet. La même histoire s’est reproduite à l’armée, avec le logiciel Louvois, au ministère de l’Intérieur avec le logiciel Portalis. Cette perte de compétences et cette dépendance croissante à des consultants privés coûtent une fortune à l’État, en plus des graves sujets de souveraineté qu’elles posent.

Nous avions également un État avec une véritable stratégie industrielle, capable d’investissements massifs dans l’industrie avec une complémentarité complexe et subtile avec le secteur privé. Au tournant des années 1980, des grands groupes publics ou para-publics, comme Alcatel et Alstom (CGE), Thomson, Bull, Pechiney, Technip, Areva, Elf Aquitaine assuraient notre souveraineté dans des domaines stratégiques, comme les télécommunications, l’énergie ou la défense. Toutes ou presque ont disparu. Menées à la faillite par endettement excessif ou simplement privatisés et repris par des investisseurs étrangers. Embrayant avec l’idée d’une certaine élite parisienne de faire de la France un « pays sans usines » (Serge Tchuruk), un « pays de sièges sociaux » (Alain Madelin), l’État a abandonné son rôle et sa stratégie industrielle. Je retrace dans mon livre comment les grands corps d’État, ou plutôt une frange d’entre eux, ont délaissé leur mission initiale de défense de l’intérêt général au profit de logiques financières globalisées, emportant avec eux les entreprises dont ils avaient la charge.

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi le mouvement se poursuit aujourd’hui alors que les cris d’alerte se multiplient ? Quels dogmes, quels intérêts empêchent aujourd’hui de reconstruire ? C’est sur l’ensemble de ces questions que portent mes travaux de recherche.

3/ La France est pourtant championne du monde en matière de prélèvements obligatoires : Quels enseignements en tirez-vous ?

C’est le grand paradoxe français : un des États les plus chers du monde, 46,1 % du PIB en prélèvements obligatoires, pour des services publics qui se dégradent sous nos yeux. Où va donc l’argent ?

Il y a les causes, réelles, dont on parle beaucoup : l’explosion des coûts de fonctionnement du « mille-feuille administratif », la suradministration, le poids toujours plus lourd des prestations sociales et des retraites. Dans le cas de l’État, c’est plus complexe que ce que l’on peut parfois entendre : si le nombre de fonctionnaires dans l’État central a stagné voire diminué, l’État décentralisé lui, n’a cessé d’augmenter. En plus de cela, l’État finance de plus en plus de structures de pilotage, d’échelons intermédiaires, d’agences et de cabinets de conseil, au détriment des missions de terrain. La machine s’est alourdie, détournant des moyens du terrain et des services réels. Or quand on fait des coupes budgétaires, c’est souvent encore et toujours au niveau des moyens alloués aux services de terrain…

Les subventions aux entreprises et externalisations massives coûtent aussi une fortune. Rien que les subventions pour les énergies renouvelables, c’est environ 7 milliards par an d’argent public, qui sortent du pays puisqu’on importe 90% des panneaux photovoltaïques de Chine et que les éoliennes appartiennent à des groupes allemands, espagnols ou des investisseurs américains. Quant aux externalisations, on a beaucoup parlé des cabinets de conseil privés mais ce n’est que la partie immergée de l’iceberg : en tout, l’État externalise désormais pour près de 160 milliards par an, parfois pour de bonnes raisons, parfois simplement pour compenser sa propre impuissance et désorganisation.

Plus grave encore, une part croissante des impôts que paie le contribuable vont désormais dans le service de la dette lui-même. Il faut désormais s’endetter pour payer les 50 milliards d’euros d’intérêts par an sur la dette existante, à des taux toujours plus élevés ce qui aggrave encore le service de la dette. C’est désormais le deuxième budget de l’État, derrière l’Éducation nationale, deux fois le budget du ministère de l’Intérieur, cinq fois celui de la Justice. C’est surtout 30% de l’ensemble du déficit public annuel (170 milliards). Le circuit est percé : on ne paye même plus pour agir : on s’endette pour payer les intérêts de nos dettes passées. La France, littéralement, emprunte pour payer ses créanciers. Cette rente publique, garantie, explose avec la remontée des taux. En 2018 : 32 milliards. Aujourd’hui, 50 milliards. Deux fois le budget du ministère de l’Intérieur et cinq fois le budget du ministère de la Justice. En 2027 : 72 milliards.

Enfin et surtout, c’est le modèle en lui-même qui est grippé. Si le taux d’imposition est toujours plus élevé, c’est surtout pour compenser la réduction croissante des autres recettes de l’État. Le modèle français n’est pas mauvais en soi : il est même louable de vouloir avoir des services publics exigeants et de bonne qualité pour les citoyens. Le problème, c’est qu’il a été mis en place à une époque où la France était encore créatrice de valeur, productrice, avec des industries sur son sol et un État riche en entreprises et en actifs. Aujourd’hui la France s’est désindustrialisée, consommant plus qu’elle ne produit, vivant au-dessus de ces moyens et compensant cela par l’endettement. À chaque entreprise qui délocalise, à chaque siège qui s’installe dans un paradis fiscal, les recettes diminuent- moins d’impôts sur les sociétés, moins d’impôts sur le revenu pour les employés – et les dépenses de chômage augmentent. Les entreprises et actifs restants doivent donc payer plus pour un État social qui se transforme peu à peu en moyen pour maintenir la consommation et un niveau de vie similaire alors même que les fondamentaux de l’économie sont en pleine dégradation. Sans compter le bilan désastreux des privatisations des entreprises et infrastructures publiques sur les recettes de l’État, générant sur la durée un manque à gagner significatif pour l’État. TotalEnergies a été privatisé à une valorisation de 50 milliards de francs alors que le bénéfice actuel est de 20 milliards d’euros par an. Les autoroutes ont été offertes aux concessionnaires privés pour 14 milliards d’euros alors qu’elles rapportent 4 milliards d’euros par an et auront généré près de 38 milliards de surcroît sur la période de la concession.

La France est, structurellement, à la croisée des chemins. Nos dépenses publiques – modèle social mais aussi dépenses de fonctionnement, aides aux entreprises, subventions en tout genre – sont devenues trop élevées par rapport à ce que nous produisons. Il s’agit soit, en urgence, de réduire les dépenses, soit de relancer la production réelle, mais il est clair que la pente actuelle n’est pas tenable.

5/ À vos yeux, quel lien la nation française entretient-elle avec la souveraineté ?

Un lien très fort, et même originel. Sans avoir besoin de revenir aux réflexions de Jean Bodin ou Thomas Hobbes, on peut se donner une définition fonctionnelle assez simple de la souveraineté : un pays est souverain lorsqu’il peut prendre lui-même les décisions qui le concernent et a les capacités de les appliquer. Il n’est plus souverain dès lors que ces décisions sont prises ou peuvent être bloquées par des puissances privées ou étrangères, extérieures à lui.

Rares sont les États dans le monde à pouvoir se dire réellement souverains : la majorité sont si dépendants de différentes puissances étatiques ou privées pour leur sécurité, leurs finances publiques, leurs importations, leur dette, que les dirigeants à leur sommet sont contraints ou même directement choisis par ces puissances. Les quelques pays capables de décider eux-mêmes de leur propre ligne politique nationale et d’avoir des dirigeants suffisamment libres pour pouvoir agir dans ce sens sont ce que l’on appelle des « puissances ». La France était de ceux-là.

De l’essor des États modernes (XVe-XVIe siècle) à 1940, la souveraineté française était pour ainsi dire « naturelle », car la France était l’une des premières puissances mondiales – peut-être la première puissance militaire du monde pendant près de deux siècles -, puis une puissance impériale, la mettant mécaniquement au sommet de l’ordre international. Largement menacée en 1940, la souveraineté du pays a été reconquise de haute lutte – et non sans brillants subterfuges – par le général De Gaulle, entre autres. En 1945 a été restaurée notre souveraineté territoriale bien sûr, économique (notamment contre le plan américain de l’AMGOT), agricole (notamment avec la modernisation agricole et la PAC), industrielle, énergétique, avec le nucléaire civil et l’hydroélectricité, et militaire, avec la bombe. Les années 1950-1970 ont été celles d’une reconstruction, puis d’une consolidation de cette souveraineté.

Puis, depuis les années 1980, c’est l’inverse qui a été fait, sous le triple effet du court-termisme, d’une naïveté croissante et de renoncements clairs. Trente ans plus tard, on se retrouve avec des pénuries de Doliprane pendant le Covid-19, parce que toute la production a été externalisée en Inde, tandis que les principaux actionnaires du CAC 40 et de nos infrastructures sont désormais des fonds institutionnels internationaux et la majorité de notre dette est détenue par des créanciers étrangers.

5/ Que vous inspire conséquemment le syntagme à la mode « souveraineté européenne » ?

Quand j’entends parler de « souveraineté européenne », je me dis qu’il y a soit un malentendu sur ce que signifie la « souveraineté », soit sur ce qu’est « l’Europe ».

L’Union européenne, dans sa forme actuelle, entre de plus en plus en contradiction avec les impératifs de souveraineté des États membres. Prenons l’exemple simple du rapprochement entre Siemens et Alstom (transports) en 2019, qui aurait dû créer le leader européen de rang mondial du transport ferroviaire pour pouvoir exporter massivement face à l’essor de CRRC, le puissant constructeur chinois. La fusion a failli se faire, mais ce rapprochement essentiel pour la souveraineté économique des pays européens a été stoppé par…la Commission européenne, qui a refusé qu’il se fasse. Officiellement au nom du droit de la concurrence, pour empêcher la création d’un « monopole » sur un marché qui est pourtant mondial. Tout comme EDF a été lesté de normes, contraintes, régulations et subventions obligatoires à ses « concurrents » qui vendent une partie de l’électricité qu’EDF produit toujours au nom du « droit de la concurrence », outil utile pour démanteler le pouvoir des États dans leurs domaines réservés. Ou l’Union européenne contre la souveraineté de l’Europe.

Initialement, l’Union (la CEE) aurait pu et même dû être un instrument de souveraineté européenne. Puis l’Union a glissé progressivement – volontairement ou involontairement – à partir de 1992 et surtout de 2000. Aujourd’hui, faisant face à une dérive bureaucratique, à une très forte influence dans les processus décisionnels par des lobbies privés ou des États extra-européens, obnubilée par des sujets de réglementations, Bruxelles rencontre des difficultés croissantes à aligner ses décisions sur les intérêts économiques concrets des États membres.

Il n’y a de souveraineté que pour une nation. Cela étant dit, les partenariats sont essentiels dans un monde globalisé. Bien qu’illusoire s’il renvoie à l’Union et la Commission européennes dans leur forme actuelle, le syntagme de « souveraineté européenne » contient tout de même une part de vérité. Un pays comme la France aura des difficultés à être souverain seul, vu les ressources financières, humaines, minières, stratégiques qu’exigent les luttes économiques de notre temps. Plusieurs pays européens, pour leur propre souveraineté, peuvent avoir intérêt à coopérer, comme la France et l’Allemagne l’ont fait pour Airbus ou avec le Royaume-Uni pour le Concorde. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait qu’il s’agira à chaque fois d’alignements d’intérêts, potentiellement sur de nombreux sujets, mais pas d’une fusion en une entité commune, où disparaîtra la souveraineté de celui qui aura eu la naïveté d’y croire.

6/ L’économisme vous apparaît-il comme une insidieuse privatisation de la pensée politique ?

L’économie mainstream, sous l’impulsion de ce que vous nommez « l’économisme », est passée d’une science, qui cherche à expliquer et décrire le réel, en particulier les phénomènes économiques et sociaux, à un ensemble de dogmes visant à justifier l’ordre établi, même lorsqu’il est défaillant. Je cite dans mon livre de nombreux exemples, du prétendu « marché de l’électricité européen » qui a surtout servi à affaiblir et lester le champion national EDF, à de multiples privatisations et conflits d’intérêts, où les théories économiques ont été utilisées, instrumentalisées pour justifier l’accaparement des richesses collectives. La novlangue, les termes techniques sont souvent utilisés pour clore le débat : on explique volontairement de façon complexe, prétendument technique, pour étouffer la possibilité d’une contestation et même d’une prise de conscience de ce qui se passe réellement.

À l’école, dans les universités, il est de plus en plus courant que l’économie soit réduite à un « économisme », à l’application mathématique de préceptes qui ne sont jamais réellement interrogés. On y admet que, malgré quelques limites ou « défaillances » ponctuelles, le marché est le mode de régulation optimal, que la concurrence pure et parfaite doit être atteinte, que le libre-échange, suivant les préceptes de Ricardo (brillant ministre des Finances britannique qui instrumentalisait lui-même à souhait l’économie pour les intérêts de l’Empire britannique), est mutuellement bénéfique pour tous les pays qui s’y engagent. Le protectionnisme est vilipendé, le profit doit être maximisé, l’Union Européenne est jugée imparfaite car pas encore suffisamment intégrée, pas encore suffisamment fédérale. Les questions politiques, les conséquences sociales, les choix de société sous-jacents sont occultés. Sous l’influence de certaines universités américaines, qui ont grandement joué pour marginaliser tous les courants économiques « hétérodoxes », critiques ou historiques et transformer la politique en technique, l’économie s’est progressivement réduite à un instrument de justification du nouvel ordre financier mondial. Tout est fait pour anesthésier la pensée politique. L’économie est devenue l’instrument de justification TINA dont parlait Margareth Thatcher : « there is no alternative ».

Il reste cependant de nombreuses écoles de pensée alternatives en économie, comme l’économie institutionnaliste, l’économie industrielle, l’école de la régulation ou d’autres courants hétérodoxes, qui offrent des lectures très riches bien que moins médiatisées. La France a une tradition de réflexion critique, historique, économique, qui pourrait permettre de ne pas se jeter aussi naïvement dans de tels discours qui nous affaiblissent collectivement et rebâtir les bases théoriques d’une véritable puissance économique au XXIe siècle.

7/ Qu’évoque à vos yeux la mission d’optimisation budgétaire confiée par Donald Trump à Elon Musk et plus largement le récent activisme politique américain ?

Il est évident que les États occidentaux, particulièrement en Europe mais aussi aux États-Unis dans une moindre mesure, deviennent trop lourds, impuissants, inefficaces. Sur le fond, les réformes sont absolument nécessaires. Mais la « méthode Musk » est surtout un coup de projecteur politique, sans beaucoup d’effets réels. Mandaté pour trouver 2 000 Md $ d’économies dans l’État fédéral (soit 31 % du budget total), Elon Musk ne devait toucher ni à l’armée, ni aux subventions aux entreprises ou aux contrats publics (les siennes ayant bénéficié en tout de 38 milliards de dollars), ni aux retraites, ni à Medicare. Après quelques économies de façade (<0.5% du budget) et quelques coups d’éclat, menés par des jeunes entre 20 et 25 ans ignorants du fonctionnement de l’État, M. Musk devrait bientôt poser sa démission. Ironiquement, une telle méthode « à la hache » est non seulement inefficace, mais elle génère des coûts cachés du fait de la désorganisation qu’elle implique et de besoins parfois importants qui ne sont plus remplis. Ce n’est pas en amputant un malade qu’on lui permet de marcher.

Les médias en ont assez peu parlé, mais nous l’avons déjà appris à nos dépens en France, en adoptant une méthode proche de celle de Musk. C’était sous la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques), menée par Nicolas Sarkozy à partir de 2007. La promesse était de supprimer 200 000 postes de fonctionnaires, en utilisant les mêmes méthodes musclées et en faisant intervenir essentiellement de jeunes consultants de McKinsey, du BCG ou de Roland Berger pour « couper » dans les dépenses de l’État. Sans toucher réellement, comme pour Musk, ni aux collectivités locales ni aux dépenses sociales. Le bilan final est aussi clair que catastrophique : on n’a pas coupé là où c’était nécessaire, mais là où c’était le plus facile. La hache a raté l’administration intermédiaire ; elle a touché ingénieurs, diplomates, enseignants et… créé de nouveaux échelons bureaucratiques (ARS dans la Santé, COMUE dans le monde universitaire). C’est le paradoxe de la bureaucratisation néolibérale : en voulant multiplier les reportings et les contrôles en tout genre, on ne fait que gonfler l’administration intermédiaire improductive sans s’attaquer aux causes profondes du problème. En tout, depuis qu’on parle de supprimer des postes de fonctionnaires en France, leur nombre est passé de 4.6 millions à 5.7 millions en France…

8/ Après avoir été longtemps assimilé au « repli sur soi », le retour en grâce du protectionnisme vous paraît-il ou non raisonnable ?

Le retour en grâce du protectionnisme est plus que raisonnable, il est même tout à fait justifié. Comme la « souveraineté », c’est l’un de ces termes qui avait été presque banni par la doxa économique orthodoxe, assimilé au repli sur soi et à l’anti-mondialisation. Le paradoxe, évidemment, c’est que les États-Unis, parmi les premiers promoteurs de ces discours, se sont toujours bien gardés de l’appliquer à eux-mêmes. Sous l’influence néolibérale venue notamment d’outre-Atlantique, l’Europe a ainsi appliqué avec un zèle presque naïf des dogmes que leurs propres inventeurs n’ont jamais pleinement respectés, devenant la zone au monde la plus ouverte au libre-échange.

En 2022, les États-Unis ont lancé l’Inflation Reduction Act, un plan de 500 milliards pour favoriser et subventionner la production de véhicules et de batteries électriques sur sol américain. Désarroi du côté européen, Bruxelles crie au non-respect des règles de l’OMC, l’émissaire de Joe Biden répond que nous n’avons qu’à les imiter. Problème : depuis 1995, les pays de l’Union se sont enchaînés en s’interdisant les aides aux entreprises, par choix idéologique et pour s’aligner sur les règles de l’OMC…promues par les États-Unis eux-mêmes. Nous avons joué le jeu des États-Unis plus encore qu’ils n’espéraient.

Que la France revienne à un protectionnisme stratégique, sélectif, ciblé est un réveil nécessaire après un long sommeil dogmatique. Il est cependant important qu’il soit stratégique et sélectif : le protectionnisme tout azimuts comporte évidemment ses problèmes et ses dangers. Il est crucial que la stratégie française soit bien calibrée pour défendre nos industries nationales stratégiques sans fragiliser nos filières exportatrices. C’est un sujet très riche, mais si l’on veut synthétiser, il faut globalement une demande publique garantie (Airbus, Ariane, TGV, nucléaire) – le marché intérieur servant de rampe de lancement, une protection juridique ou financière ciblée plutôt que tarifs douaniers bruts (quotas culturels, prêts remboursables conditionnels, etc) et une exigence de montée de gamme rapide et d’exportation à l’international pour que le protectionnisme ne se mue pas en rente injustifiée.

9/ Comprenez-vous la vision stratégique de la France en matière technologique ?

Elle semble floue et assez peu définie, avec beaucoup de communication et peu d’action. Au lendemain du fameux « sommet pour l’IA », il a été annoncé que 109 milliards d’euros seront investis en France dans des datacenters pour entraîner des modèles d’intelligence artificielle… par des acteurs étrangers pour leurs propres intérêts. Pour profiter de l’électricité nucléaire française pour entraîner leurs modèles, des entreprises américaines et les Émirats Arabes Unis vont être subventionnés par l’État français, augmentant au passage la facture d’électricité pour les ménages français sans aucun autre impact positif ou presque sur le pays – un datacenter créant très peu d’emplois. Cela traduit une bien curieuse définition de la « souveraineté ».

L’absence de stratégie – et même de compréhension – des enjeux technologiques se traduit à tous les niveaux. J’ai beaucoup travaillé sur les enjeux de numérique éducatif, ou comment enseigner ou adapter les enseignements à l’âge numérique. Il y avait notamment le projet de moderniser l’enseignement de la technologie au collège, pour apprendre davantage des bases de la programmation. Vous avez beau faire le tour des ministères, vous ne trouverez aucun interlocuteur valable. Le cabinet du ministre, qui n’en a aucune idée, vous envoie vers le ministère du Numérique, qui vous renvoie à son tour à la Direction du Numérique Éducatif, qui finance essentiellement des EdTech (startups dans l’éducation) dont la majorité s’avèrent être des bulles spéculatives. La vision et la stratégie manquent, le problème n’est même pas vraiment posé, sauf par des enseignants et chercheurs qui alertent dans le désert. En tout, l’État a dépensé ces dernières années 2,5 milliards d’euros dans le « numérique éducatif ». Le contenu de ces dépenses ? Essentiellement des tablettes pour les élèves, financées par les régions, sans réflexion préalable sur les usages. Or on ne peut par exemple pas apprendre à programmer sur une tablette, seulement sur un ordinateur. Personne n’avait pensé à ce détail, ni même pensé à consulter quelqu’un sur le sujet. Résultat, des centaines de millions d’euros perdus, et toujours pas d’enseignement des enjeux et techniques du numérique là où la Chine inclut désormais dans le programme du lycée des cours obligatoires sur les usages et enjeux de l’IA.

L’absence de stratégie publique sur les enjeux technologiques est d’autant plus paradoxale que la France a pourtant été parmi les précurseurs de l’âge internet, avec le Minitel, des champions comme Bull, Thomson, Alcatel, des avancées en robotique et en intelligence artificielle. Dans les années 1970, la France jouait dans la même ligue que les États-Unis en informatique lourde et dans les télécoms, et a même pu vendre des ordinateurs Iris-80 à la Nasa et à l’URSS tandis qu’Alcatel installait 50% des câbles sous-marins. Puis on a abandonné la partie. Les ingénieurs des Télécoms ont vu leur corps supprimé, le ministère de l’Équipement a été démantelé, nos fleurons industriels privatisés et vendus à la découpe, l’État a délaissé les investissements stratégiques et l’innovation. C’est tout ce mouvement que je retrace dans mon livre. La perte de compétences et la dépense sont désormais telles que l’armée française est sur Office 365 (Microsoft) et les données de certains services de renseignement français étaient jusqu’à récemment traitées par Palantir, l’entreprise de Peter Thiel sous-traitant de la NSA et de la CIA.

En matière d’informatique et de technologie, à écouter certains discours, la France semble être en voie de renoncer à la volonté de produire. On serait devenu un pays de purs utilisateurs du numérique, et le mieux que l’on saurait faire, c’est demander plus de régulations, comme un syndicat de consommateurs mécontents. C’est pourtant dommage quand on voit le potentiel scientifique, technologique, industriel que la France a encore, l’ensemble des entrepreneurs et ingénieurs que sait encore former notre pays mais qu’il peine désormais à soutenir, à attirer ou à retenir.

10/ Que dire par exemple du fait que le Prince ait cru bon de confier à Microsoft, et donc placé sous juridiction américaine, nos précieuses données de santé ?

Il existe des solutions françaises, sérieuses et sécurisées, qui peuvent permettre de stocker les données de santé – comme OVH et Scaleway. C’était clairement un choix de facilité, qui a un coût clair. Il expose nos données de santé à la législation extraterritoriale américaine, notamment au Cloud Act, qui permet aux autorités américaines de réclamer à tout moment l’accès aux données de santé de millions de Français, même sur des serveurs localisés en Europe. Microsoft a beau certifier qu’officiellement ce n’est pas possible, cela n’est jamais garanti dans les faits.

C’est aussi un choix de fatalisme, avec ce préjugé sous-jacent que « nous ne savons pas faire en France en matière de numérique ». Que le retard de l’Europe dans le cloud serait tel qu’il faudrait accepter la situation, se résigner. Il est vrai qu’aujourd’hui Azure (Microsoft) ou AWS (Amazon) témoignent d’un niveau et d’une excellence opérationnelle qu’OVH, pourtant très bon, peine à atteindre faute de capitaux et de moyens industriels équivalents. Mais ce n’est là en rien une fatalité.

En 1950, la France était en retard sur le nucléaire par rapport aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dix ans plus tard, nous avions la bombe, trente ans plus tard, le premier parc nucléaire mondial. En 1965, la France était en retard par rapport au Japon sur les trains à grande vitesse, dix ans plus tard, on pulvérisait le record japonais avec le TGV. En 1970, l’Europe était en retard sur les États-Unis sur l’aviation, aujourd’hui Airbus dépasse Boeing. Ces défis étaient techniquement aussi difficiles, voire plus, que ceux d’améliorer nos datacenters existants pour qu’ils rivalisent frontalement avec les géants américains. D’autant plus que ce sont en grande partie des chercheurs et ingénieurs français et européens qui vont faire fonctionner ces entreprises américaines. Il n’y a pas de fatalité, c’est essentiellement une question de volonté politique.

 

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L’UE a institutionnalisé son impuissance.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Vendredi 21 février 2025
Nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Fabrice Epelboin, qui est entrepreneur et enseignant.

 

1/ Après avoir placé le mot en quarantaine, tout le monde ne parle plus aujourd’hui que de souveraineté, comment expliquez-vous ce phénomène ?

En un mot : Trump. Ceux qui hier tenaient le haut du pavé en prônant une corégulation des “Big Tech” ont abandonné tout espoir, et se rabattent sur la seule alternative viable, en s’improvisant fort maladroitement en défenseurs de la souveraineté numérique. C’est assez cocasse de voir que ceux qui hier fermaient les yeux sur l’affaire du Health Data Hub découvrir la lune avec effarement. J’attends avec impatience le moment où ils vont s’apercevoir de ce qui se cache derrière le cloud de confiance. J’ai bien plus d’espoir du côté des entreprises, qui sont désormais dans l’impérieuse nécessité d’y voir clair en matière de souveraineté numérique, ce qui va pousser les Comex à écouter autre chose que McKinsey.

2/ En matière technologique plus qu’ailleurs, on peut avoir l’impression que le débat se résume à un champ de bataille entre les gentils et les méchants. Pourquoi une telle panne de courant au pays des « Lumières » ?

Je suis né peu après mai 68 dans un milieu universitaire très politisé et très à gauche, et j’ai commencé très tôt à m’engager politiquement, mais je ne l’ai fait sous un angle “technologique” que tard, à l’occasion de loi comme la LCEN ou Hadopi, puis en dénonçant régulièrement les technologies de surveillance de masse et de contrôle social, les fameuses manipulations de l’opinion publique sur les réseaux sociaux, sur lesquelles je me penche depuis bientôt quinze ans.

Aujourd’hui le débat a évolué, je n’ai plus vraiment l’impression d’un camp du bien contre un camp du mal, je distingue plutôt trois camps : les idéalistes qui n’ont pas renoncé à perpétuer des valeurs humaniste dans le XXIe siècle et qui se sont attelé, avec plus ou moins de succès, à leur “transformation numérique”, les platistes, qui ne comprennent rien aux technologies, qui souvent ont une finalité similaire mais procèdent à une transposition numérique ridicule et souvent absurde de ces mêmes valeurs humanistes, et les opportunistes, qui ne sont guidés que par leurs intérêts. C’est dans le dernier groupe qu’on serait tenté de voir “les méchants”, mais honnêtement, ils sont souvent bien plus cupides que méchants.Les frontières entre ces camps sont poreuses, et il règne en France une grande confusion quant aux technologies et leur impact sur le monde.

De l’autre côté de l’Atlantique on voit arriver avec fracas une droite-techno dont Musk est le fer de lance, qu’on aime à classer dans le groupe des fachos alors qu’ils sont porteurs de valeurs fort différentes (et tout aussi flippantes). Là où les fascistes prônent un Etat fort et dirigiste, ces techno-libertariens veulent un Etat réduit à sa portion congrue, et là où les fascistes affirment la suprématie de la race blanche ou de l’une de ses sous-parties, cette droite-techno américaine nous mène vers le transhumanisme, où la technologie créera de toutes pièce une race supérieure, inclusive, certes, il y en aura de toutes les couleurs, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse y voir un progrès.

3/ Vous n’avez pas quitté X. N’avez-vous pas honte ? : )

Pas le moins du monde. Mais je comprends tout à fait qu’au vu de la brutalité croissante du monde, les plus fragiles se réfugient dans un safe space, il n’y a rien de mal à cela. Il aurait été plus sincère ceci dit de poser le débat sur la liberté d’expression de façon claire, plutôt que de battre en retraite face à la fin d’un régime de censure.

4/ Vous échappez depuis quelques temps à toute classification et êtes parvenu à vous faire apprécier de personnes de chapelles très différentes. Est-ce si difficile que ça, la liberté d’esprit, pour que vous ayez si peu d’homologues ?

J’ai peur qu’avec l’âge arrive l’inévitable moment où l’on découvre son côté conservateur, d’où un succès tardif auprès de publics qui n’auraient auparavant pas prêté attention aux élucubrations de quelqu’un très marqué à gauche. La lutte contre la surveillance de masse, la censure et d’une façon plus large le contrôle social à travers les technologies a toujours été mon truc, c’est pour ces raisons que je me suis porté au secours de me petits camarade de l’autre côté de la Méditerranée lors du Printemps arabe, et encore aujourd’hui, je reste persuadé qu’un régime politique qui censure la parole de ses citoyens de façon insidieuse et sans rendre de compte à qui que ce soit n’est pas digne d’être qualifié de démocratie, ce qui, apparemment, est de nos jours une opinion de droite.

5/ On entend beaucoup (trop) parler de techno-politique, qui, soit dit en passant, a vu le jour avec la découverte du silex. Que pensez-vous de l’impact des avancées technologiques en matière de tech-noétique, c’est à dire sur notre perception du réel ? L’industrie de la simulation va t-elle nous « confondre » ?

Les fondements de la transcription du réel sont en train de s’effondrer, nous sommes à un point de rupture.

L’image ne fait plus foi.

L’image, fixe ou animée, qui depuis les frères Lumière témoigne de la réalité d’un fait à travers un dispositif technique, est remise en question à travers l’IA générative. Certes Photoshop avait déjà entamé la crédibilité qu’on accordait à l’image, mais avec les deepfakes, on arrive à un changement radical.

Ajoutez à cela un effondrement sans précédent de la crédibilité des médias mainstream, accéléré par la crise Covid, et l’arrivée au pouvoir de Trump et de Musk, dont les premiers pas ont consisté à démanteler l’appareil de soft power américain, révélant de multiples ingérences à travers le monde et déversant une tonne d’informations gênantes que les médias sont bien en peine d’expliquer et on du mal à cacher…

Tout cela nous mène à un véritable chaos, qui est sans doute le prix à payer pour se débarrasser de cet ancien monde qui a mené le pays à la ruine. La fin du Truman Show européen, comme aiment à le dire les conservateurs américains. Il ne reste plus qu’à espérer que les dirigeants européens ne voient pas en la guerre la seule issue qui pourrait leur permettre de survivre.

6/ Le courant américain des « Network States » envisage la fondation de nouvelles communautés nées d’une sécession, fondées sur la communauté de valeurs, la blockchain, l’IA et le réseau, perçu comme le troisième Léviathan, après Dieu et l’État. Voyez-vous cela comme une menace ou comme une opportunité ?

Je doute fort que les Etats-Unis éclatent et que les Etats prennent leur indépendance, c’est plus un souci pour l’UE, et j’ai du mal à voir quels dirigeants, sur le continent européen, seraient capables d’articuler un projet basé sur l’IA et la blockchain. Pour suivre quelques projets sociétaux à base de Distributed Autonomous Organisations sur une blockchain, j’ai de gros doutes quant au passage à l’échelle. Nous avons un long chemin devant nous avant d’en arriver là, et pas mal d’expérimentations à mener d’ici là.

Ceci étant dit, il me semble évident que la transparence et l’inaltérabilité des données apportée par la blockchain combinée à l’IA sont une base sur laquelle on pourrait imaginer faire tourner une communauté d’Etats. Mais à ce stade, c’est très utopique, et la transition m’apparaît très compliquée.

7/ Quel regard portez-vous sur l’intégrité ou le caractère sacré de la personne et de son corps ? Jusqu’où iriez-vous, vous même dans l’adjonction de prothèses ou dans l’hybridation permises par la science ? Dit autrement, est-ce que le transhumanisme vous fait rêver ?

À titre personnel, et sans que cela passe par quelque notion de sacré que ce soit, je suis athée et issu d’une famille athée, je touche du doigt avec le transhumanisme les limites de mon penchant pour les technologies.

J’ai du mal à m’imaginer céder à cette hybridation tout en étant très conscient que cet avenir est inévitable. Avec un peu de chance je serai proche de la mort le jour où ce choix sera imposé à la population. Tant mieux.

8/ Le vieux monde vous semble t-il définitivement enfoui sous les tombereaux de progrès techniques du nouveau ? Ou percevez-vous à travers ces dernières des traces encore bien vivifiantes de ce premier ? 

Je suis sans doute de parti pris, mais j’ai la sensation qu’en France la classe dirigeante est restée au XXe siècle. La startup nation française est en grande partie construite sur ces principes issus de l’ancien monde : un capitalisme de connivence, dominé par des entrepreneurs issus de nos meilleures écoles de commerce. L’ingénieur, celui qui fait, celui qui entretient avec la technologie une relation d’intimité, est relégué au second rang.

9/ La puissance vous paraît-elle une question d’échelle ? Et si non, que répondez-vous aux personnes qui affirment que rien de grand ou de puissant ne pourra se faire autrement qu’à l’échelle de l’Union européenne ?

Bien sûr que la puissance est une question d’échelle. Trump n’aurait pas dans l’idée d’annexer le Groenland et le Canada si ce n’était pas le cas, pas plus que Poutine n’aurait songé à annexer l’Ukraine. Le problème de l’UE, c’est qu’elle a institutionnalisé son impuissance.

10/ Quand nous avons lancé Souveraine Tech, vous avez immédiatement crié à l’opération de « com pol » sous-marine du gouvernement. Cinq ans plus tard, comment percevez-vous la chose ?

Remettons un peu de contexte, à l’époque, la souveraineté numérique n’intéressait personne, et seul un petit quarteron de dinosaures de l’internet dont je faisait partie tentait d’alerter sur les dangers qu’il y avait à faire reposer le numérique en France sur des infrastructures étrangères. Nous nous attendions tous à ce qu’une initiative vienne perturber ce que nous tentions de faire, et il faut bien avouer que nous avons été paranoïaques.

Ceci dit, il y avait de bonnes raisons d’être paranos, en pratique la contre offensive est arrivée un peu plus tard sous la forme d’une synthèse habile entre une crainte partagée du pouvoir des “Big Tech” – une sémantique introduite à l’occasion avec un plan média impressionnant – combinée, faute de souveraineté, avec le désir d’une cogestion réglementaire faite entre l’UE et les USA. Ça n’a pas duré bien longtemps, et les porteurs de cette contre-offensive ont disparu avec l’élection de Trump, pour réapparaître en ordre dispersé comme défenseurs d’une souveraineté numérique dont ils découvrent les contours, ce qui est pour le moins risible.




L’idée que l’IA pourrait incarner la perfection du raisonnement et de la décision est une profonde illusion.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Vendredi 24 janvier 2025
Nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Mathieu Guillermin, qui est enseignant-chercheur en philosophie et éthique des sciences et des technologies, membre de l’Unité de Recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités (EA 1598) de l’UCLy (Université Catholique de Lyon). Il est docteur en philosophie et en physique. Il coordonne le projet international « Nouvel Humanisme au temps des Neurosciences et de l’IA » (NHNAI). Ses travaux portent sur les articulations entre démarche éthique, recherche scientifique et développement technologique. Il s’intéresse tout particulièrement aux questions éthiques et sociétales soulevées par nouvelles technologies numériques.

1/ Pouvez-vous svp décrire en quoi consiste la démarche internationale du NHNAI ?

Le projet part de deux idées centrales :

Premièrement : Pour s’orienter dans la multitude d’enjeux et de défis éthiques soulevés par les technologies d’IA, il est nécessaire de s’interroger, en arrière-plan, sur ce que signifie « être humain » au temps de l’IA (qui sommes-nous en tant qu’humain ? qui voulons-nous être et devenir ? …). Sans se substituer à la réflexion éthique in situ, sujets par sujets, cette réflexion d’arrière-plan nous semble intéressante pour fournir une sorte de boussole, une sorte de nord magnétique sur lequel on pourra s’appuyer, tenter de s’aligner, dans chaque situation.

Deuxièmement : Il nous semble de plus que cette question « que signifie être humain au temps de l’IA ? » n’est pas une question à laquelle les experts (quelle que soit leur discipline) peuvent répondre directement, seuls dans leur coin. C’est une question éminemment politique et existentielle qui nous concerne, et nous engage, toutes et tous. Néanmoins, cette question peut difficilement s’étudier sérieusement sans s’appuyer sur les connaissances scientifiques et les expertises disponibles (informatique, anthropologie, sociologie, psychologie, neurologie, philosophie, théologie …). De manière complémentaire, la régulation de technologie comme celles de l’IA ne peut se faire seulement dans une démarche descendante avec des lois et des règles établies par les institutions politiques (ou par d’autres institutions) s’appuyant sur l’expertise scientifique. Cette forme de régulation est nécessaire, indispensable, mais risque de ne pas être suffisante. Déjà, il y a un défi de mise en œuvre, d’application : il faut mettre des moyens sur la table pour faire respecter les réglementations. De plus, des règles générales auront besoin de s’implémenter concrètement, d’évoluer au contact des situations réelles, de se confronter à la réalité singulière. Ainsi, le mouvement de régulation descendant ne peut être couronné de succès que s’il rencontre un effort ascendant en provenance des citoyennes et des citoyens, des associations, des acteurs socio-économiques … Il est impératif d’encourager une culture de la réflexion et de l’orientation éthique très horizontale, chez toutes les personnes concernées par les enjeux de l’IA. Ainsi pourra-t-on espérer que les réglementations descendantes entreront en résonance avec les choix du quotidien de tout un chacun. Notamment les choix de consommation qui peuvent créer un appel d’air pour une activité économique plus vertueuse. (La plupart des entrepreneurs que je rencontre sont très soucieux des enjeux éthiques … encore faut-il que ce souci soit partagé par leurs clients).

Sur la base de ces deux axes structurants, le projet NHNAI entend donc mettre à la disposition de la réflexion collective horizontale (avec toutes les personnes se sentant concernées) les ressources d’un réseau d’universités catholiques. Sous la bannière de la Fédération Internationale des Universités Catholiques, le réseau NHNAI rassemble aujourd’hui 12 partenaires dans 9 pays différents (Chili, USA, Canada, Kenya, Taïwan, Belgique, Portugal, Italie, France). L’action du réseau se déploie selon deux dimensions principales : d’une part, l’organisation, la restitution et la synthèse de grands ateliers de discussion, dans les différents pays participants, sur la question de l’humain au temps de l’IA ; d’autre part, l’apport d’expertise pour nourrir la réflexion collective (avec environ 70 chercheuses et chercheurs d’horizons disciplinaires très variés qui s’efforcent de partager, en fonction du contenu des discussions collectives, les éléments les plus saillants de leur discipline qui peuvent aider à approfondir les échanges).

La démarche et les résultats des ces discussions peuvent être consultés sur le site web du projet.

2/ Faut-il entendre par « nouvel humanisme » que les temps que nous vivons annoncent l’avènement d’un « homme nouveau » ?

L’humain est très probablement toujours en évolution, en particulier avec les technologies dont il se dote et qui, souvent, le transforment en profondeur. Néanmoins, l’idée de « nouvel humanisme » dans le cadre de notre projet désigne plutôt la réflexion sur l’humain, le besoin de rouvrir cette réflexion. Le terme « humanisme » est très souvent associé à la modernité et la période des Lumières qui a vu des penseurs comme Rousseau ou Kant mettre l’accent sur la légitimité (et même le devoir) pour chaque individu de penser par lui-même, de faire usage de sa raison pour faire ses propres choix et guider sa vie de manière plus autonome. Force est de constater que ce mouvement d’émancipation et de responsabilisation des personnes a pour une part pris une tournure beaucoup plus discutable (individualisme, dénigrement des dimensions non objectivables de la vie, vision de l’humain comme propriétaire de la nature vue comme un moyen au service des fins humaines …) que ce que véhiculaient les intuitions originales. Pourtant la solution n’est pas forcément de rejeter cet héritage en bloc. Il est peut-être intéressant de remettre tout cela sur le métier à tisser, de repenser ce que veut dire être une personne autonome et faisant un bon usage de sa raison, de repenser ce qu’est notre spécificité en tant qu’humain et ce que cette spécificité signifie pour notre rapport à autrui et aux autres vivants … Dans cet effort, l’héritage de l’humanisme des Lumières est indispensable. Mais comme une composante de l’exploration, un point d’appui pour se poser les bonnes questions …

3/ Comment expliquez-vous le fait que l’Homme soit le grand absent du brouhah-IA actuel ?

Peut-être que, précisément, il nous est difficile de mettre l’humain en avant dans la mesure où nous n’avons pas les idées claires ce que signifie « être humain ». Il est tentant, face aux grands problèmes du monde actuel, de croire à la possibilité de faire table rase du passé. Si humain est synonyme d’égoïsme et d’individualisme, de cupidité, d’une intelligence biaisée … peut-être qu’il faut devenir autre chose ou bien accepter de s’éclipser de la scène ? De laisser la place à des intelligences supérieures ?

Ces idées me semblent profondément erronées. D’une part, ce n’est regarder que le mauvais côté de l’humain, ne s’attacher qu’aux échecs, et en plus en noircissant le tableau (notamment sur le dénigrement de l’intelligence humaine). D’autre part, ce serait aussi se méprendre profondément sur ce qu’est l’intelligence artificielle. Il est important d’être très clair ici (dans l’idéal il faudrait même développer beaucoup plus) : l’IA n’est pas une nouvelle forme d’intelligence dans le sens de quelque chose qui serait autonome comme nous, que l’on pourrait placer à côté de nous, comme un autre être vivant. Il faut résister à la petite musique ambiante qui se fait de plus en plus pressante à ce niveau. Avec l’IA, on reste dans le domaine de l’informatique, c’est-à-dire dans le domaine de la construction de mécanismes programmables, d’artefacts qui vont, de manière contrôlée (merveilleusement bien contrôlée d’ailleurs), transformer des données d’entrée en données de sortie. On parle bien ici de machines, de mécanismes, d’automates … Et transformer des données, c’est quelque chose de très concret, rien de magique : il s’agit de passer d’une configuration matérielle (une série d’aimants orientés d’une certaine manière par exemple) à une autre (une autre série d’aimants avec des orientations différentes), et nous, les humains, nous associons de la signification aux orientations de ces aimants (des 1 et des 0, des nombres, des mots, des images …). Mais tout repose sur ce pouvoir d’association entre des choses autour de nous (parfois des choses très très petites) et des significations. Ensuite, il s’agit de mécanique pour construire des automates qui transforment cette matière organisée pour signifier … Sans un être humain capable de faire le lien avec les significations, il n’y a que de la mécanique (quand bien même il s’agit d’une merveilleuse mécanique très miniaturisée) … Ainsi, il n’y a aucun sens à mon avis à parler de radicalement laisser la place à l’IA. De ce point de vue, la deep ecology a au moins le mérite de la cohérence en parlant de laisser la place aux autres vivants … Laisser la place à l’IA, ça revient seulement à laisser la place à des machines qui tourneront « à vide » …

4/ La fascination pour la puissance de calcul procède t-elle selon vous de notre « volonté de puissance » ? Et le cas échéant, sait-elle bien à quoi elle est exactement ordonnée ?

Il y a en effet quelque chose de l’ordre de l’hybris dans la fascination pour le calcul logico-mathématique, encore plus lorsqu’il est combiné à la data, à la donnée empirique brute … Cela rejoint l’idée de l’enquête pure chère aux cartésiens : si, dans une démarche de construction de connaissance, nous ne nous appuyons que sur des choses inévitables, si nous restons parfaitement neutres, que nous ne mobilisons pas notre jugement subjectif, alors les conclusions produites sont absolument certaines. Nous produisons des « vérités ». Il est assez courant de considérer ainsi l’activité scientifique : elle ne mobilise que le donné empirique et le calcul logico-mathématique, elle est donc parfaitement neutre et produit donc des vérités.

Il est extrêmement important de bien comprendre que ceci est une caricature de la science et que l’idée de l’enquête pure est une illusion. Il y a toujours du jugement, de l’arbitrage … C’est inévitable. Par exemple de manière très fondamentale : qui nous dit que le donné empirique est fiable ? Descartes en avait douté d’ailleurs. Peut-on réellement prouver que nous ne vivons pas dans une illusion ? Dans la caverne de Platon ? Peut-on absolument démontrer que nous ne sommes pas victimes d’illusions provoquées dans nos cerveaux par des machines (comme dans le film Matrix) ou que nos résultats expérimentaux ne sont pas altérés par des extra-terrestres malveillants et très avancés technologiquement (qui souhaitent entraver notre développement scientifique) ? Nous savons déjà qu’il est impossible de prouver la validité des mathématiques … Ultimement, tout repose sur une question de confiance, de jugement sur ce qui est raisonnable ou non. Je suis bien entendu convaincu que les scientifiques ont raison de faire confiance à leur expériences (ou a minima au principe du test expérimental). Mais je suis conscient qu’il s’agit là d’un jugement, d’un arbitrage de ma part … Mettre en place ou suivre une procédure (un algorithme ou une recette) pour, notamment, construire des connaissances, ce n’est jamais éliminer le jugement et l’arbitrage (en tous cas ça ne devrait pas) … Une procédure n’a de légitimité qu’en tant qu’elle a été jugée valide, fiable, adéquate au problème auquel elle répond …
En résumé : de la puissance de calcul oui, mais seulement dans le cadre d’arbitrages soigneux et de jugements approfondis …
5/ Vivons-nous des temps éminemment philosophiques qui voient s’affronter la quantité et la qualité ?

Je crois que nous vivons des temps marqués par notre incapacité de plus en plus grande à prendre sérieusement en compte le qualitatif (probablement en partie en raison de l’illusion de l’enquête pure). Observer et calculer c’est très utile, mais il faut aussi (en premier lieu ?) savoir arbitrer et juger.

6/ Si l’on se place dans une perspective chrétienne, le développement fulgurant de l’IA vous paraît-il de nature à la placer dans l’ordre de la « pro-création » ? Ou sommes-nous plutôt en plein mythe faustien ou prométhéen ?

L’exposition rapide proposée en amont de la manière dont je comprends ce qu’est l’IA permet de répondre à cette question. Avec l’IA, nous ne sortons pas du domaine de la création d’outils … Des outils puissants, possiblement dangereux et difficiles à maîtriser, mais des outils tout de même (il y a d’ailleurs quantité d’autres technologies qui, nous le réalisons parfois un peu trop tard, présentent des dangers et dont les conséquences ne sont pas facilement prédictibles ou maîtrisables … on pourrait parler de toutes les technologies liées aux hydrocarbures bien évidemment). Il est donc clair que nous ne sommes pas en train de réellement créer une nouvelle espèce ou quelque chose de cette sorte. Si on le croit (de même que si on s’illusionne sur la puissance épistémique réelle des procédures ou des algorithmes), on se rapproche en effet des registres faustien et prométhéen.

7/ On avait déjà du mal à décrire le réel jusqu’à aujourd’hui, est-ce que la noétique, notre manière de percevoir et de penser le « réel », ne risque pas de devenir le sujet de demain en matière d’IA ? Comment saurons nous discerner alors quels phénomènes, sentiments, crédits, autorités, témoignages sont bel et bien réels ? Et quels impacts prévoir s’agissant de la confiance qui doit imprégner notre commerce avec nos semblables ?

Le danger est réel et pressant. Dans ce registre de réflexion, il est intéressant d’évoquer la question de l’organisation et de la gestion des informations que nous recevons au quotidien grâce à nos outils informatiques. Cette question est cruciale et épineuse. Cruciale, car on ne peut de nos jours pas espérer tirer quelque chose d’intéressant de nos systèmes d’information, d’internet, sans de puissants algorithmes de recommandation (que ce soit pour les moteurs de recherche ou pour les réseaux sociaux). Épineuse, car on doit se demander les principes selon lesquels ces algorithmes fonctionnent, les objectifs qu’ils servent. Sont-ils fait pour nous donner les informations qui vont attiser ce qu’il y a de meilleur en nous ? Les informations qui vont nous faire grandir ? On peut en douter. Le modèle économique de la gratuité est ainsi à interroger. Puisque nous ne payons pas (ou très peu) pour les services numériques comme les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, il faut bien que de la valeur soit créée autrement. Et cela se fait via la collecte de données, personnelles ou non, qui va servir au ciblage publicitaire (c’est de plus en plus connu de toutes et tous), mais aussi au développement d’algorithmes possiblement très puissants par les techniques d’apprentissage machine (c’est peut-être un peu moins mis en avant). En simplifiant, la rentabilité des services numériques est donc étroitement associée à la capture de l’attention des utilisateurs afin de maximiser la quantité de données collectées. Et comme l’a bien décrit Gérald Bronner dans son ouvrage Apocalypse Cognitive, les contenus qui captent notre attention sont loin d’être ceux qui favorisent notre épanouissement …

8/ Si l’IA promet la perfection du raisonnement et par suite de la décision, qu’est-ce qui nous empêchera, à terme, de lui confier l’organisation de la Cité en devenant les abonnés comblés (ou presque) de ses impeccables services ?

Comme je l’évoquais, les programmes informatiques (en incluant ceux relevant de l’IA) sont des algorithmes, des procédures guidant une transformation de données. Et réduire le raisonnement à la mise en œuvre de recettes, c’est une grande mutilation … L’idée que l’IA pourrait incarner la perfection du raisonnement et de la décision est donc une profonde illusion. Tout au plus, et c’est déjà merveilleux, l’IA peut nous aider à prendre de meilleures décisions, au même titre que d’autres outils … Mais prendre une décision c’est précisément tout sauf mettre en œuvre une procédure … C’est arbitrer et juger …
Le grand danger me semble donc être de se méprendre sur ce qu’est l’IA et de nous automutiler en refusant, en dénigrant ou en ignorant la dimension vivante et informelle de jugement et d’arbitrage qui réside au cœur de l’intelligence.

9/ Quel avenir prédisez-vous à la fragilité, au hasard, à la lenteur ?

Tant qu’il y aura des vivants et des vivants humains, la fragilité sera au centre. La fragilité ou la vulnérabilité c’est bien sûr parfois une mauvaise chose qui nous apporte de la souffrance, de la frustration, lorsqu’on se blesse ou qu’on échoue … Mais la vulnérabilité c’est aussi la possibilité d’être affecté, de ressentir, de vivre ! Et donc de vivre des choses positives et épanouissantes comme des choses terribles et difficiles … S’il faut bien sûr réduire la souffrance dans la mesure du possible, cela ne doit pas revenir à ne plus vouloir être affecté, être affectible, à renoncer à ce merveilleux mystère du fait d’être quelqu’un, de ressentir, d’être touché par le monde et par autrui.

10/ Comment imaginez-vous que notre souveraineté pourrait réunir au sein d’une même nation, des personnes qui voudraient vivre ensemble autour de la même vision de l’IA ? Idéalement au service de l’Homme.

De mon point de vue de philosophe des sciences ou de la connaissance, je crois que nous pourrions progresser en nous clarifiant les idées sur ce que veut dire connaître, savoir, être rationnel, produire des affirmations qui « tiennent la route ». Puisque l’enquête pure est une illusion, produire des connaissances, ça ne peut pas vouloir dire produire des « vérités ». On ne peut (malheureusement ?) jamais être totalement sûr, il y a toujours une part de confiance, de jugement et d’arbitrage informel. Cela est peut-être traumatisant car il aurait été fantastique de pouvoir saisir la vérité, une sorte de pouvoir prométhéen de connaissance … Mais il est important de reconnaître la réalité de notre situation : connaître, produire des connaissances, des affirmations qui tiennent la route, ça ne peut probablement pas vouloir dire grand-chose d’autre que d’essayer de faire le travail de réflexion du mieux possible, avec humilité, en utilisant les guides et les outils à disposition. Les approches scientifiques ne sont pas infaillibles, mais sont a priori dignes de confiance … Il est légitime, sauf à détecter un problème d’intégrité ou une autre difficulté (comme un enfermement dogmatique) dans une communauté scientifique, de faire confiance aux (de supposer vrais les) résultats produits par cette communauté (ce qui fait consensus dans cette communauté).

Mais du coup, bien faire le travail, plus ou moins bien faire le travail, c’est quelque chose qui n’appartient pas qu’aux sciences … On devrait réaliser que nous sommes toutes et tous appelés à cela, à faire du mieux possible le travail lorsqu’on affirme quelque chose, et ce quel que soit le domaine. Cela s’applique en particulier aux domaines politique et éthique, à l’éthique des technologies, aux réflexions sur ce que nous devons faire à propos de l’IA. Dans ces domaines, on ne peut pas juste dire « c’est ton avis, tu es libre de penser ce que tu veux … c’est mon avis et je le partage … chacun a bien le droit de penser ce qu’il veut ». Bien sûr, et conformément à l’esprit des Lumières, chacun doit se faire son idée … Mais cela ne veut pas dire que chacun peut penser ce qu’il veut dans son coin … Cela me semble plutôt vouloir dire que chacun a le devoir de faire le travail de réflexion de la meilleure des manières possibles, le plus honnêtement et sincèrement possible. Et quand le travail est jugé bien fait, les affirmations qui en résultent sont considérées comme « tenant la route ».

En appliquant cette manière d’aborder les questions politiques et éthiques, on pourrait vite se rendre compte, si on prend le temps, qu’il y a de nombreuses choses qui tiennent la route à dire, en particulier sur le thème de l’IA. Et parmi toutes ces choses qui tiennent la route, certaines sont parfois en contradiction ou en tension. Mais cela ne veut pas forcément dire que les tensions reflètent des oppositions entre les personnes, que quelqu’un a forcément tort ou que chacun peut bien penser ce qu’il veut dans son coin. Une tension peut aussi refléter un dilemme ou une complexité inhérente à la question explorée … Si c’est le cas, il est possible de se mettre d’accord sur l’existence de la tension … C’est même il me semble un devoir … On pourra ensuite éventuellement diverger quant aux priorités à établir face à de telles tensions. Mais il est crucial de partir d’une base commune qui reconnaît les tensions, de faire commun sur l’ensemble de ce qui tient la route … un commun faillible mais essentiel si l’on veut avancer ensemble …

C’est cet esprit que nous avons essayé de mettre en pratique dans le projet NHNAI. Les synthèses des échanges disponibles sur le site web du projet font la part belle à l’exposition de points de complexité et de tension qui ont émergé des discussions, afin de permettre de construire du commun pour avancer ensemble dans une exploration, non pas de la question de la place de l’humain à l’ère de l’IA, mais bien plutôt de la question de ce que veut dire être humain, afin de mieux être capable demain de décider quelle IA nous voulons, quelle doit être la place de l’IA dans le monde des humains et des autres vivants.




Les partenariats sont essentiels pour répondre aux besoins de souveraineté numérique.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Jeudi 9 janvier 2025
Dans le cadre de notre partenariat avec l’IMA à l’occasion du sommet « Souveraineté technologique & Autonomie Stratégique » 🇫🇷 qui aura lieu le mardi 14 janvier au Ministère de l’Economie et des Finances – Bercy, nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Nassima Auvray qui est Directrice de la confiance numérique chez Orange Business. Mick Lévy, Directeur Stratégie & Innovation chez Orange Business participera le jour J à une table ronde.

1/ Comment Orange Business définit-elle la souveraineté technologique dans le contexte spécifique des services numériques et de télécommunications ?

Conscients que la souveraineté numérique ne peut être toujours pleinement atteinte, dans un espace digital aux frontières parfois poreuses, nous préférons privilégier la notion de confiance numérique. On pourrait la définir comme la capacité à choisir ses dépendances sur la base de critères objectifs. Nous nous concentrons sur des éléments tangibles tels que la résilience de nos infrastructures numériques (connectivité, cloud, mobile, etc.), la cybersécurité ou encore la conformité aux réglementations.

Les partenariats sont essentiels pour répondre aux besoins de souveraineté numérique. C’est pourquoi nous avons choisi de les diversifier. En complément des collaborations avec de grands acteurs de la tech, nous renforçons notre coopération avec un écosystème d’entreprises françaises et européennes. L’exemple le plus récent porte sur l’intégration du modèle de LLM de la startup LightOn dans notre gamme d’offres d’intelligence artificielle générative de confiance, Live Intelligence, dans les infrastructures Cloud d’Orange.

Par ailleurs, le modèle opérationnel relatif à l’intégration et à la maintenance des solutions numériques est fondamental.

2/ Comment Orange Business s’assure-t-elle que ses infrastructures et services restent bien sous contrôle français ou européen ?

Sur le marché, nous constatons des attentes variables en matière de contrôle des données. Deux types de besoins émergent. Certaines organisations publiques et privées accordent une grande importance à la localisation des données en France ou en Europe, ce qui est souvent formalisé dans leurs cahiers des charges. D’autres clients privilégient avant tout le rapport coût/efficacité et l’apport des technologies numériques pour leur compétitivité.

Pour répondre aux exigences les plus strictes, la maîtrise de nos services et infrastructures repose sur un modèle opérationnel adapté à la criticité des informations (hébergées, collectées, manipulées, etc.) et interdisant l’accès aux données sensibles par des prestataires ou fournisseurs.

Nos équipes sont présentes dans 65 pays pour déployer et superviser les réseaux et les solutions digitales de nos clients. Nous constatons les effets du contexte géopolitique actuel, avec des besoins croissants en matière de localisation des données. Cela nécessite des infrastructures dans différentes régions du monde et des garanties de sécurité, en conformité avec les réglementations locales, tout en préservant l’accès des données par des tiers.

La gamme d’offres Cloud Avenue s’appuie sur des datacenters Orange situés dans plusieurs pays en Europe (France, Norvège, Suède). Les entreprises soucieuses de la souveraineté de leurs données se tournent vers ce type de Cloud car elles recherchent à s’appuyer sur un acteur européen, propriétaire de ses infrastructures, responsable de l’intégration, du maintien en conditions opérationnelle et de sécurité et disposant de certifications spécifiques à des secteurs d’activité (santé, banques, etc.).

3/ Comment Orange Business aborde-t-elle la cybersécurité dans le contexte de la souveraineté technologique ?

La digitalisation n’est plus la somme de technologies mises bout à bout. C’est beaucoup plus complexe du fait, notamment, d’une imbrication de plus en plus marquée entre connectivité, cloud et cybersécurité.
La souveraineté ne peut se limiter aux technologies utilisées et une approche holistique s’impose de plus en plus pour maitriser cette complexité croissante. Nous y répondons grâce à l’expertise combinée d’Orange Cyberdefense et Orange Business.

Pour des besoins propres à certains clients, Orange Cyberdefense propose des solutions garantissant un contrôle local sur les technologies. En France, cela se traduit par exemple par la collaboration avec un réseau de partenaires souverains (i.e. éditeurs/développeurs de solutions de cybersécurité français).

Le chiffrement joue également un rôle clé dans la « souverainisation » de certaines technologies, renforçant ainsi la sécurité des données sensibles.

 




Au sein du Crédit Agricole, nous faisons confiance à des plateformes IA 'Low Code' françaises.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Jeudi 2 janvier 2025
Dans le cadre de notre partenariat avec l’IMA à l’occasion du sommet « Souveraineté technologique & Autonomie Stratégique » 🇫🇷 qui aura lieu le mardi 14 janvier au Ministère de l’Economie et des Finances – Bercy, nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Aldrick Zappellini, qui est Directeur Data & IA et Chief Data Officer du Groupe Crédit Agricole. Ce dernier participera le jour J à une table ronde.

1/ Comment comprenez-vous le retour en force ou en grâce de l’idée de souveraineté, avec son corollaire de souveraineté technologique et son sous-jacent, l’autonomie stratégique ?

L’enchaînement d’une pandémie mondiale et d’une guerre aux portes de l’Europe, a montré que la profusion des biens et services, était en réalité devenu plus précaire que nous le pensions. Le retour de pénuries d’énergie, de certaines denrées alimentaires, ou encore plus récemment de médicaments essentiels comme les antibiotiques, ont sans doute marqué notre mémoire collective.

Le contexte géopolitique, un monde redevenant de plus en plus bipolaire entre Chine et Etats Unis d’Amérique, et une compréhension des limites planétaires affinée, ne font que renforcer le retour en force des concepts de dépendance, souveraineté et autonomie stratégique en particulier dans le domaine des technologies qui sont de puissants outils de domination ou de préservation de leurs intérêts pour les nations.

Les entreprises – dont certaines déjà été mises à rude épreuve par la hausse des prix de l’énergie, ont accru leur vigilance quant à la maîtrise des ressources qui leur permettent de fonctionner. Les technologies en font évidemment partie. Pour autant, des efforts de pédagogie restent nécessaires car les technologies évoluent vite – l’IA en particulier, alors que des enjeux tels que la protection des données de nos entreprises et concitoyens, ne sont pas encore pleinement assimilés.

2/ Comment l’engagement du Groupe Crédit Agricole sur ces sujets se traduit-il concrètement dans des domaines comme celui du cloud, de la data et de l’intelligence artificielle ?

Le Crédit Agricole est une banque universelle, celle d’un Français sur trois, ainsi que le premier financeur de l’économie française. En tant qu’opérateur d’Importance vitale, banque systémique, et tiers de confiance, il porte depuis toujours une grande attention à la maîtrise et à la sécurisation de son système d’information, ainsi qu’à la protection des données de ses clients.

Ainsi, nous gérons nos propres datacenters qui se distinguent en matière d’efficience énergétique. Cependant, l’essor de l’IA Générative, dont les modèles les plus puissants sont difficilement déployables dans nos Datacenters notamment en raison de leur consommation de GPU, nous invite à une hybridation sous contrôle. Pour ce faire, nos politiques et méthodes s’appuient sur quelques principes clés :

  • Nous évaluons tout d’abord la sensibilité des données et définissons les mesures de protection nécessaires.
  • Nous identifions systématiquement les risques technologiques incluant la dépendance excessive.
  • Nous choisissons soigneusement le mix de technologies d’IA répondant aux besoins en fonction de critères variés, tels que les performances statistiques et techniques, les risques, les coûts et l’impact environnemental.
  • Enfin, nous décidons entre développer nos propres modèles d’IA ou « louer » des services d’IA, en fonction des exigences réglementaires et du rapport coûts-bénéfices.


Cela signifie que nous veillons soit à disposer de plusieurs solutions pour une même famille d’usages, soit à viser le développement interne de solutions agnostiques au fournisseur de Cloud et en mesure d’orchestrer le recours à différents « Large Language Models » (LLM). Cela permet en cas de besoin de basculer d’un LLM à un autre ou même de piloter leur sollicitation en fonction de la tâche à traiter pour une meilleure efficience. Evidemment, tout cela ne peut se faire en une seule fois, d’autant que l’écosystème IA Générative n’est pas encore mature sur le plan industriel. Il nous faut donc penser dès l’origine cette cible à long terme et faire preuve de discipline collective afin de s’en rapprocher progressivement et non de s‘en écarter par renoncements successifs sous la pression du « time to market ». Pour cela, des équipes internes à la pointe de l’état de l’art, comme celles du DataLab Groupe Crédit Agricole, sont indispensables afin de forger des choix cohérents avec nos IT et à accompagner leur mise en œuvre. Elles nous aident d’ailleurs par la R&D continue à renforcer notre maîtrise de l’IA et à animer des collaborations académiques ou industrielles comme la Chaire IA de confiance et responsable avec l’Ecole Polytechnique.

3/ Doit-on et peut-on négocier entre l’impératif d’innovation technologique et l’exigence de souveraineté ?

C’est en effet équilibre délicat.

Les procédures implémentant les principes que j’évoquais pour gérer le risque de dépendance technologique sont parfois perçues comme trop bureaucratiques. Il nous faut donc à la fois expliquer l’utilité de ces questionnements pour maîtriser les risques à long terme et simplifier autant que possible les formalités afin de limiter l’empilement normatif freinant l’innovation.

Une des voies possibles est d’accompagner la mise à niveau de nouveaux acteurs. Ainsi, le Groupe Crédit Agricole, met en place un dispositif d’accompagnement des startups dans la prise en mains de ses exigences normatives.
Cela étant précisé, il faut à mon avis maintenir des exigences industrielles élevées vis-à-vis des fournisseurs de solutions plus souveraines afin de viser d’emblée des mises en production répondant à de vrais besoins. A défaut, le risque serait de de les cantonner à des POC sous perfusion de budgets d’Innovation. Or ces fournisseurs ont certes besoin de financements, privés comme publics, mais aussi et surtout de commandes de clients exigeants pour se confronter à la rude compétition et étoffer leur offre.

4/ En quoi l’IMA vous semble t-il un acteur clé de l’écosystème pour aider à parcourir ce chemin de concert ? (Grandes entreprises, secteur public, autres associations professionnelles, communautés) 

Les questions à traiter sont complexes avec leur lot d’injonctions paradoxales. Il est donc préférable de ne pas rester seul face à leur traitement !

L’IMA offre un véritable creuset d’Intelligence Collective à ses adhérents. Les grandes entreprises dans tous les secteurs, ainsi que des administrations, peuvent échanger sur la façon dont elles prennent en compte dans leur stratégie et pratiques opérationnelles la limitation des risques de dépendance technologique, la souveraineté technologique et l’autonomie stratégique.

L’IMA organise en outre des événements thématiques variés s’adressant ainsi à la fois aux dirigeants et à leurs équipes. Ceux-ci peuvent rencontrer des entreprises et startups offrant les alternatives recherchées. Ses contenus riches comme les Livres Blancs sont de précieux supports pour nourrir les réflexions ou l’acculturation des équipes internes.

Enfin, l’ouverture de l’IMA vers de multiples communautés ou associations (CIGREF, France Digitale, La French Tech, Souveraine Tech…) permet d’adresser au niveau national de nombreuses facettes des défis à résoudre : IT, Métiers, Innovation & écosystèmes.

5/ Sur le plan technologique, quels espoirs sont à vos yeux ouverts à notre pays si tout cet écosystème poursuit durablement sa course ? Et dans quels domaines le voyez-vous par exemple en prendre la tête ?

Pour rester dans mon domaine d’expertise, je pense que nous avons ce qu’il faut pour réussir en IA : des compétences, des données et une offre d’infrastructures qui se développe.

À mon avis, l’objectif principal ne réside pas dans une compétition frontale avec les grands LLM généralistes pour lesquels les besoins en ressources sont pharamineux mais plutôt dans le développement de l’écosystème nécessaire à une diffusion dans toutes les strates de notre économie, digitale comme physique, centrée sur la valeur et la responsabilité sociétale.

Au sein du Crédit Agricole, nous faisons par exemple confiance à des plateformes IA « Low Code » françaises afin de favoriser une large diffusion des usages auprès de nos métiers. Nous avons en effet la conviction que l’adoption passera avant tout par des utilisateurs férus d’IA à même de faire le lien entre leur business et le potentiel de ces technologies.

Des entreprises françaises pourraient aussi jouer un rôle clé dans l’adaptation de LLM ou Small Language Models (SLM) ou le développement d’autres formes d’IA afin d’apporter des réponses concrètes et efficientes au plus près des besoins de notre économie (performances, risques, coûts, impacts environnemental…). D’ailleurs, peut-être faut-il coupler le développement de ces pépites en IA avec nos nombreux défis de réindustrialisation des territoires. Cela permettrait de favoriser un développement symbiotique entre filières, en proximité à l’échelle des PME et ETI, sans forcément faire de la course à la taille une obsession.




L’idéal reste qu’une entreprise garde son ancrage français tout en rayonnant à l’international.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Lundi 30 décembre 2024
Dans le cadre de notre partenariat avec l’IMA à l’occasion du sommet « Souveraineté technologique & Autonomie Stratégique » 🇫🇷 qui aura lieu le mardi 14 janvier au Ministère de l’Economie et des Finances – Bercy, nous sommes heureux de publier aujourd’hui un entretien avec Alexandra André, qui est Directrice Générale de la French Tech Grand Paris. Cette dernière assurera le jour J une keynote d’honneur.

1/ Comment la French Tech Grand Paris contribue-t-elle à renforcer la souveraineté technologique de la France, notamment dans le contexte de la compétition mondiale ?

La French Tech Grand Paris agit comme un catalyseur d’innovation en réunissant tous les acteurs nécessaires à la réussite des startups : investisseurs, services publics, incubateurs ou encore grands groupes. Nous travaillons main dans la main avec ces différents acteurs dans le but d’aider les startups à scaler et d’encourager la collaboration et l’entraide, via des programmes comme le Track IA, HIIT (programme pour startups ups Healthtech), Ville de demain, etc.

2/ Voyez-vous parmi vos membres des entreprises particulièrement animées par cette dimension de souveraineté technologique ?

Des entreprises comme Sirius Space dans le spatial, Quandela dans le quantique, Innovafeed en biotech ou encore Electra dans la mobilité durable illustrent parfaitement cet engagement. Elles ne se contentent pas de répondre aux enjeux technologiques actuels ; elles anticipent également les besoins futurs en s’alignant sur les priorités stratégiques de la France et en s’imbriquant dans le projet de développement de la France à horizon 2030.

3/ Comment distingueriez-vous la « french » de la « souveraine » tech ?

La French Tech, c’est l’ensemble de l’écosystème technologique français. Elle rassemble toutes les startups et entreprises innovantes, quelle que soit leur orientation ou ambition. La Souveraine Tech, en revanche, se concentre sur des solutions critiques pour notre indépendance : défense, énergie, infrastructures numériques. Des initiatives comme « Je choisis la French Tech » viennent renforcer cette dynamique en encourageant à acheter et investir dans des solutions françaises.

4/ Partagez-vous l’idée selon laquelle nous ne ferons pas croître de futures pépites de la souveraineté sans la commande publique et la commande privée (grands groupes) ?

Oui, une startup a besoin de clients pour grandir, et les commandes publiques jouent souvent le rôle de premier soutien en validant la solution et en offrant une stabilité. Quant aux grands groupes, leur rôle est tout aussi crucial, car ils permettent à ces jeunes entreprises de monter rapidement à l’échelle. Sans ces deux moteurs, il est difficile pour une entreprise de réellement décoller.

5/ Le thème des territoires est assez à la mode. Observez-vous des liens qui se tissent entre les différentes « French Tech » régionales avec le « centre du monde » qu’est Paris

Les liens ne sont pas encore assez forts, mais on observe des initiatives communes, notamment autour de thématiques comme la tech éco-responsable où nous avons initié avec l’ADEME et 7 autres communautés et capitales French Tech, une action de sensibilisation à l’échelle nationale. Paris reste un hub central, mais des filières régionales comme la deeptech à Grenoble ou la tech verte à Nantes montent en puissance. Ces collaborations émergentes renforcent l’écosystème dans son ensemble.

6/ Est-ce qu’un membre de la French Tech qui passe sous pavillon américain, c’est un « succès français » ?

Oui, c’est une reconnaissance du dynamisme de notre écosystème et de la qualité de nos startups. Cependant, si cela entraîne une perte de contrôle stratégique ou une délocalisation de l’innovation, cela devient problématique. L’idéal reste qu’une entreprise garde son ancrage français tout en rayonnant à l’international.

7/ L’excellence technologique vous semble t-elle conditionnée par le volume des capitaux placés dans son succès ?

Pas uniquement. Les talents et l’innovation jouent un rôle fondamental. Cependant, il est indéniable que les financements attirent des ressources, des partenaires et permettent de prendre des risques. En investissant davantage, on maximise nos chances de succès.

8/ Faites-vous une différence entre « choose France » et « choose french » et le cas échéant, de quelle nature ?

« Choose France » invite les investisseurs à choisir la France pour s’y installer ou y développer leurs activités. « Choose French », en revanche, valorise les produits et savoir-faire français et donc la collaboration avec des acteurs français, en mettant en avant notre excellence dans divers secteurs.

9/ Voyez-vous des pans de la tech qui mériteraient d’être mieux mis en avant, dans l’idée qu’ils pourraient un jour galvaniser notre souveraineté technologique ? Nous pensons tout particulièrement au « continent » encore mal connu qu’est la photonique.

La photonique est un domaine stratégique pour les télécommunications, l’optique, ou encore les capteurs. D’autres secteurs comme la robotique, les biotechnologies ou les smart cities mériteraient également une plus grande visibilité, car ils pourraient devenir des piliers de notre souveraineté technologique, c’est d’ailleurs un sujet que nous portons en collaboration avec la Métropole du Grand Paris pour les smart cities.invite les investisseurs à choisir la France pour s’y installer ou y développer leurs activités. « Choose French », en revanche, valorise les produits et savoir-faire français et donc la collaboration avec des acteurs français, en mettant en avant notre excellence dans divers secteurs.

10/ On observe aux Etats-Unis un rapprochement de la Silicon Valley et de la Maison Blanche. Pensez-vous que cette tendance va, comme bien d’autres avant, déferler sur l’Europe ?

C’est déjà en cours, même si c’est encore moins direct qu’aux États-Unis. Le Président de la République Emmanuel Macron parle de startups Nation depuis 2015 et il vient de lancer le AI Global Summit qui aura leu en février 2025 avec pus de 85 chefs d’état ayant confirmé leur venue. De plus, des initiatives comme le soutien de notre programme HIIT (santé/ Healtech) sous le haut patronage du Président de la République, montrent que les liens se resserrent. La French Tech a été créée par le gouvernement et dépend de la DGE rattachée à Bercy, donc la connexion existe déjà. Le secteur est à l’affut des derniers changements politiques qui constituent de réels enjeux sur le développement de l’innovation en France. Cela démontre déjà une collaboration étroite mais qui pourrait l’être encore plus et ainsi accélérer notre avance sur des technologies stratégiques.

11/ Comment considérez-vous la question cruciale de notre indépendance énergétique au sein d’une Union Européenne où les deux piliers que sont la France et l’Allemagne ont une stratégie radicalement différente ?

Les divergences entre la France et l’Allemagne compliquent une stratégie commune, mais il est essentiel que l’Europe s’unisse pour éviter des dépendances extérieures en créant une législation plus ferme par exemple. La France peut jouer un rôle de leader, en inspirant le continent avec son mix énergétique basé sur le nucléaire, tout en intégrant les renouvelables.

 

 




La France innove beaucoup mais se protège peu.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.



Vendredi 29 novembre 2024
Magali Touroude est Pdg de YesMyPatent.
🇫🇷 Auditrice 2023 / 2024 IHEDN Session Nationale, Majeure Défense et Sécurité économique

1/ Le commun des mortels voit bien ce qu’est le brevet de secouriste. Mais quelle est en revanche la fonction, la valeur inhérente et l’origine historique des brevets dont YesMyPatent a fait son activité ?

Quand je donne des conférences sur la propriété industrielle, je pose toujours cette question en préambule : « pour vous, à quoi sert le brevet d’invention ? ». Et il est drôle de voir les réponses selon le public :

  • Dans un incubateur de start up ? « À rassurer les investisseurs ».
  • Dans une école de commerce ? « C’est un actif financier pour valoriser une entreprise ! »
  • Au salon Cosmetic 360 ? « Un formidable atout marketing ! »,
  • Et évidemment un peu partout « À se protéger contre les contrefaçons » !

Il est toutefois étonnant que la raison d’être première du brevet ne me soit quasiment jamais citée….

Regardons un moment dans le rétroviseur : nous sommes en 1530, en France en plein Moyen-Âge. Vous êtes chiffonnier, vous inventez une nouvelle teinture rouge avec une couleur chatoyante grâce à un savant mélange de plantes. Vous ne savez pas lire, ni écrire. Évidemment vous n’avez aucun intérêt à divulguer votre invention et vous gardez cette formule de teinture secrète. Vos concurrents parlent même de sorcellerie. Oui mais voilà, en 1530, votre espérance de vie est de 27 ans : vous attrapez une otite, pas d’antibiotiques vous êtes mort en une semaine et votre invention disparait avec vous.

Combien d’inventions ont ainsi disparu avec leur inventeur pendant des siècles ? Pour stopper cette extinction de masse des inventions on a alors l’idée de proposer un deal aux inventeurs : en échange de la divulgation de leur invention dans un écrit qui sera publié, il est garanti une protection contre les copies pendant 10 ans (à l’époque c’était largement suffisant vu l’espérance de vie !), aujourd’hui portée à 20 ans. On appelle ce document les Lettres Patentes, qui connaitront un succès fulgurant dans toute l’Europe, et garderont le nom de « Patent » ou « Patentes », quand les Français finiront par le troquer pour le nom de brevet, que je trouve personnellement bien plus banal et source de confusion avec le brevet de secouriste que vous mentionnez (ou le brevet des collèges, ou le brevet de pilote…)

Ainsi, il y a toujours un sens à l’Histoire : le brevet est d’abord un outil de diffusion de la connaissance pour accélérer les cycles d’innovations incrémentales. La protection contre les contrefaçons n’en est que la récompense, l’incitation. Quant à la valorisation financière du brevet comme nouvel actif, et son rôle marketing ils ne sont apparus que très récemment, à la fin de XXème siècle.

C’est pour cela que tous les innovateurs, tous les chercheurs et services R&D devraient inclure si ce n’est commencer leur veille technologique par une recherche dans les bases de données de brevet mondiales avant tout nouveau projet ! C’est là que l’information technique se trouve, et c’est d’autant plus vrai qu’on parle de technologies porteuses de souveraineté (quantique, IA, Energie, Défense et sécurité…) pour lesquelles les entreprises ne vont pas forcément donner de détails sur leur site internet ni avoir une stratégie de publication dans des revues scientifiques.

Et l’analyse des dépôts de brevets d’une entreprise voire d’un pays en dit long aussi sur les virages technologiques qui sont pris !

2/ Pouvez-vous décrire les formes de contentieux ordinaires liés aux brevets ?

La forme la plus répandue de contentieux est sûrement celle liée aux inventions de salariés !
En droit français les salariés peuvent avoir une « mission inventive » dans leur contrat de travail auquel cas tout ce qu’ils inventent appartiennent à leur employeur. Mais quand l’employeur est mal informé sur ce point de droit très spécifique, et n’a pas spécifié cette mission inventive (et croyez moi c’est la majorité des cas !), alors l’invention est qualifiée de « hors mission » et elle appartient… au salarié ! Même si elle a été faite pendant les heures de travail, dans le laboratoire et avec le matériel de l’entreprise…

Si l’entreprise dépose un brevet et exploite cette invention, sans avoir préalablement négocié le « rachat » de cette invention à son salarié inventeur (on parle d’attribution à un juste prix) alors s’ouvre un risque de contentieux. Un licenciement du salarié ? Ou un départ à la retraite ? Et c’est la quasi assurance d’une action soit pour la négociation d’un juste prix, soit pour la réattribution du brevet.

Vous avez mis une mission inventive dans le contrat de travail de tous les ingénieurs R&D et pensez être tranquille ?

Vous avez mis une mission inventive dans le contrat de travail de tous les ingénieurs R&D et pensez être tranquille ? c’est méconnaitre l’article L611-7 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit qu’en cas de réalisation d’invention brevetable par un salarié, si celle-ci appartient bien à l’entreprise, qui pourra la breveter, il faudra verser une prime (on parle de rémunération supplémentaire) à l’inventeur salarié. Là aussi si l’entreprise n’a rien versé pendant plusieurs années et que le salarié quitte l’entreprise, il est probable qu’il réclame son du. J’ai eu le cas d’un salarié qui était nommé inventeur sur 19 brevets, la demande a porté sur près de 100.000€.

Les autres contentieux sont classiquement les actions en contrefaçons, et la réponse du berger à la bergère : l’action reconventionnelle en nullité de brevet : tu m’attaques en contrefaçon ? je vais démolir ton brevet avant.

Et la très efficace opposition : on met les demandes de brevets de ses concurrents sous surveillance, et si elles sont délivrées, dans les 9 mois suivants on forme une opposition pour s’opposer à leur délivrance : nous montons un dossier avec de l’art antérieur que l’Examinateur n’avait peut être pas identifié, des tests comparatifs et nous tentons de faire annuler le brevet ou le faire limiter pour qu’il soit moins gênant. Il faut savoir que sur 100 brevets délivrés en Europe, pour ceux qui subissent une opposition 50 sont rejetés, 25 sont limités et seuls 25 subsistent sous la forme telle que délivrée !

3/ Elon Musk prétend que les brevets, « c’est pour les faibles ». Qu’est-ce que cette drôle de sortie vous inspire ?

Si je prends l’analogie d’un champ de bataille, Elon Musk est ce soldat un peu tête brûlée dont la stratégie est de courir vite en hurlant très fort. Et il va traiter de faible celui qui s’équipe de son gilet pare-balles, vérifie deux fois que son arme n’est pas enrayée et son stock de munitions avant d’y aller.

Lequel a raison ? Dans les films d’action, les balles sifflent sur le champ de bataille et ne touchent pas le héros. Est-ce qu’Elon Musk est le héros de notre Histoire ? L’avenir le dira. Mais dans la vraie vie, c’est plutôt la loterie : Je connais des entreprises qui n’ont jamais déposé de brevet et n’en ont jamais eu besoin pour croître, certaines qui, malgré un brevet, sous le coup de trop nombreux contrefacteurs et de temps de procédure longs n’ont pas pu faire valoir leurs droits à temps, mais aussi d’autres, nombreuses, dont l’activité et les emplois ont été sauvés par leur(s) brevet(s).

Tout le monde n’est pas Elon Musk.

Est-ce que parce que vous courrez vite et avez eu la chance de ne pas vous prendre une balle que tout le monde doit vous imiter ? Je ne le pense pas. Personnellement je suis d’un optimisme raisonné et je fais confiance aux statistiques : Une entreprise avec des brevets (et une stratégie de protection de la PI) s’en sort mieux sur le long terme qu’une entreprise sans. Tout le monde n’est pas Elon Musk.

4/ Quel rôle peut jouer le brevet dans le cadre de la guerre économique, et particulièrement en matière d’enjeux de souveraineté technologique ?

Le brevet est un formidable outil marketing : il appose un label « innovant » sur un produit, une entreprise… Et un pays. Dans le cadre d’une guerre économique apparaître comme le pays le plus innovant du monde comme la Chine est un atout non négligeable… Même si les brevets sont subventionnés par l’Etat Chinois et qu’une grande partie est de mauvaise qualité ! Nos amis militaires vous diront qu’il s’agit d’une stratégie dite de déception. En tout cas quand chaque année on découvre 1,4 million de brevet déposé en Chine contre 14.000 en France, ou Huawei premier déposant de brevet en Europe, c’est nous qui sommes déçus !

Que se passe t-il quand ce sont nos adversaires
dans la guerre économique qui innovent plus vite que nous ?

Ensuite, un brevet protège des inventions contre les contrefacteurs. Quand on est celui qui innove, qui brevète et fait condamner les contrefacteurs, on a des problèmes de riche : attaquer ou pas ? Mais que se passe t-il quand ce sont nos adversaires dans la guerre économique qui innovent plus vite que nous, et qui brevètent sur notre territoire ? Et qui viendront demain nous faire condamner devant nos tribunaux européens ? C’est ce qui est en train de se passer en Europe, à bas bruit : ces dernières années, les plus gros déposants de brevets en Europe sont chinois, américains, coréens, japonais… déposants des brevets comme des pierres sur un jeu de GO et encerclant les entreprises européennes. Avec de vrais brevets européens, sur de vraies inventions…

5/ Comment qualifieriez-vous le comportement propre de la France, de l’Union européenne,
de la Chine et des Etats-Unis, s’agissant des brevets ?

La France cherche à renforcer la protection de ses technologies stratégiques, notamment dans des domaines clés comme l’intelligence artificielle, le quantique ou l’énergie. Bien qu’il y ait encore des progrès à faire en matière d’investissement financier et de simplification de la commande publique (notamment au Ministère des armées) dans ces domaines, on observe un mouvement clair vers une défense de la souveraineté nationale dans ces secteurs critiques.

De son côté, l’Union européenne progresse vers plus d’unité avec des initiatives comme le brevet unitaire, même si elle pâtit encore d’un manque de coordination entre les États membres. Je rappelle que l’Espagne ne fait pas partie du brevet unitaire ! Cette fragmentation affaiblit sa capacité à véritablement protéger ses intérêts technologiques face aux puissances étrangères. Toutefois, l’UE prend de plus en plus conscience de la nécessité de défendre son indépendance technologique, et le brevet unitaire en est un premier pas significatif.

Les Américains sont les premiers
déposants de brevets en Europe !

Les États-Unis, eux, adoptent une stratégie offensive et protectionniste, en utilisant les brevets comme un levier de domination économique, particulièrement face à des rivaux comme la Chine et, dans une certaine mesure, l’Europe. Les Américains sont les premiers déposants de brevets en Europe ! Le brevet est un outil légal pour créer un monopole et on observe une politique claire de la part des Américains depuis des décennies de verrouillage dans les domaines sensibles, afin de préserver leur avantage compétitif mondial sur leurs innovations stratégiques. Avec un accès extrêmement onéreux à la protection et à la défense des brevets sur leur territoire (il faut compter plusieurs millions d’euros de frais d’avocat pour attaquer un contrefacteur sur le territoire américain) la protection des innovations aux USA est devenu inaccessible pour nos start up et PME françaises, même quand elles ont protégé leurs innovations aux USA en y étendant leur brevet. Seuls quelques grands groupes peuvent s’y risquer.

Quant à la Chine, sa stratégie repose sur une accumulation massive de brevets, dans un encerclement progressif des entreprises européennes et américaines à la façon du jeu de GO : elle est devenue la plus grande nation déposante de brevets au monde en moins d’une décennie, surtout dans des secteurs de pointe comme l’IA, la 5G ou les énergies renouvelables. Elle impose ainsi une présence importante dans les standards internationaux, ce qui lui permet de sécuriser ses innovations tout en exerçant une influence mondiale, notamment face aux États-Unis.

L’Europe renforce progressivement son outil législatif en simplifiant les démarches de protection des inventions et les actions en contrefaçon sur le territoire européen, grâce au brevet unitaire. Encore faut-il que les entreprises européennes s’en emparent et apprennent à s’en servir avant qu’il se retourne contre elles et qu’elles soient attaquées par les entreprises chinoises et américaines qui elles ont bien compris l’intérêt de ce brevet unitaire européen et en déposent à tour de bras !

6/ Depuis Delors, on parle de « l’Europe qui protège ». Est-ce une assertion vérifiable en termes de protection réglementaire de la propriété intellectuelle et / ou industrielle.

L’idée d’une « Europe qui protège » en matière de propriété intellectuelle est bien plus tangible aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque de Delors ! Au cours des dernières décennies, l’UE a mis en place un cadre règlementaire et juridique de plus en plus cohérent pour protéger les innovations et technologies stratégiques, même si certains défis subsistent.

Le brevet européen couvre aujourd’hui 44 pays
dont le Royaume-unis, Monaco, la Suisse
mais aussi…la Turquie, le Maroc et la Tunisie !

D’un point de vue règlementaire la création de l’Office Européen des Brevets (en 1973) a permis d’offrir aux acteurs innovants un accès simplifié à la protection de leurs inventions à l’échelle européenne et même au delà ! Le brevet européen couvre aujourd’hui 44 pays dont le Royaume-unis, Monaco, la Suisse mais aussi…la Turquie, le Maroc et la Tunisie !

La mise en oeuvre du brevet unitaire européen depuis juin 2023 vise lui à offrir une protection harmonisée dans 18 de ces 44 pays : en cas de contrefaçon, un seul procès devant une seule juridiction, la Juridiction Unifiée des Brevets (JUB). Idem en cas d’annulation du brevet : une seule procédure devant la JUB et le brevet est annulé dans 18 pays d’un seul coup ! Cela permet de réduire les coûts de maintien du brevet et le cout de défense contre les contrefacteurs. Le brevet unitaire rend l’Europe plus attractive pour les entreprises qui cherchent à protéger leurs innovations et à faire valoir leur droit. Le risque ? que les entreprises européennes ne s’en emparent pas et laissent le champ libre aux entreprises américaines, chinoises, japonaises ou coréennes comme les premières statistiques semblent le montrer ! Il est urgent de communiquer massivement sur ces nouveaux outils juridiques de protection de leur propriété industrielle auprès de nos entreprises stratégiques.

En outre, les mécanismes de contrôle comme les règlements encadrant le transfert de technologies sensibles et le filtrage des investissements étrangers (en France c’est le SISSE qui s’occupe de ce filtrage) montrent que l’UE prend au sérieux la protection des secteurs clés face aux puissances économiques extérieures que sont par exemple les Etats-Unis et la Chine. Cependant, la complexité administrative et le manque de coordination entre Etats membres sont encore des faiblesses structurelles.

Avec l’élection de Donald Trump et le rôle d’Elon Musk dans la nouvelle administration assortie d’une réaffirmation d’une domination technologique américaine il est crucial pour l’Europe de renforcer son unité et sa réactivité sur ces questions.

7/ Qu’est-ce qui est a minima brevetable ?

Une nouvelle solution technique à un problème technique, et qui n’est pas évidente au vu de tout ce qui existe déjà dans le monde.

Cela englobe des nouveaux produits (dispositifs mécanique, molécules, gènes…), nouvelles utilisations de produits connus pour autre chose, et nouveaux procédés. Il est particulièrement important de noter que les brevets revendiquant des « procédés mis en œuvre par ordinateur » nous permettent de protéger des programmes d’ordinateur et logiciels ! Alors qu’ils sont normalement exclus de la brevetabilité. Cette méconnaissance de l’évolution de la jurisprudence qui date déjà de 30 ans fait que de nombreuses entreprises du numérique en France n’ont pas protégé leur propriété industrielle et leurs inventions dans l’informatique, et ce sont fait copier allègrement.

8/ Voyez-vous quelques mesures de bon aloi qui pourraient être prises immédiatement et changer la donne à notre profit national ?

La France innove beaucoup mais se protège peu. Cela tient à plusieurs choses sur lesquelles on pourrait agir rapidement :

Formation : il n’est pas normal qu’un seul ingénieur ou un docteur en sciences français arrive dans le monde du travail sans avoir reçu une formation à la protection de la propriété industrielle qu’il va générer pendant sa vie active. Je ne parle pas d’une intervention théorique de 3h sur les critères de brevetabilité et un rappel à la loi. Je reviens à la raison d’être première d’un brevet : diffuser la connaissance scientifique. Par exemple je propose à mes étudiants une formation à la recherche sur les bases de données de brevets pour effectuer une veille technologique efficace et ne pas réinventer la roue, une formation à la lecture d’un brevet et une étude de cas pour apprendre à sécuriser et valoriser une invention. Convaincue de ce besoin de formation pratique à la PI je fais ma part de colibri en amenant des gouttes d’eau sur l’incendie : j’interviens depuis une quinzaine d’année dans des écoles d’ingénieurs (ESIEE, EBI, Ecole des mines…), auprès de thésards (Institut Gustave Roussy, Faculté de pharmacie de Marseille), à Sciences Po Rennes en Master Sécurité Défense et Intelligence Stratégique. Mais ce n’est pas assez ! À quand une généralisation de formations de ce type à tous les futurs chercheurs et ingénieurs, et ceux déjà en poste ?

Mon quotidien de Conseil en PI c’est voir des entreprises qui font des protections hygiéniques obtenir une aide de 50% pour leur brevet, mais une start up qui fabrique des drones se la voir refuser car ils ont levé 3 millions l’année dernière et ont déjà un brevet….et donc ne pas déposer le brevet.

Centralisation des aides : il existe de nombreuses aides pour la protection de la propriété industrielle pour les entreprises françaises. Trop même ?! PASS PI (INPI), Diagnostic stratégie PI (BPI), Diagnostic axe d’innovation (BPI), CIR, aides EUIPO (Europe), aides régionales … les entreprises les méconnaissent, ne s’y retrouvent pas et fatiguent de devoir remplir des dossiers administratifs sans fin. Sans compter qu’il faut attendre parfois de longs mois la réponse, sachant que le cabinet ne peut pas commencer à rédiger le brevet en l’absence d’accord sur la subvention. Un temps précieux pendant lequel les concurrents peuvent déposer un brevet et prendre le monopole. Il serait surement plus efficace qu’un seul organisme gère les subventions à la PI en France avec un dossier unique. Par ailleurs les aides , en particulier le PASS PI (INPI), sont souvent données aux entreprises qui n’ont pas déjà de brevet, ni levé beaucoup d’argent, bref une prime « coup de pouce » pour mettre le pied à l’étrier à des TPE PME novices en PI. Mais quid des pépites ? Des entreprises porteuses de technologies souveraines qui justement ont levé plusieurs millions parce que des investisseurs parient sur eux ? Mon quotidien de Conseil en PI c’est voir des entreprises qui font des protection hygiéniques obtenir une aide de 50% pour leur brevet, mais une start up qui fabrique des drones se la voir refuser car ils ont levé 3 millions l’année dernière et ont déjà un brevet….et donc ne pas déposer le brevet.

À titre de comparaison, en Chine, la province de Shenzen va à partir de 2025 subventionner les brevets des entreprises dans les domaines des technologies qu’ils ont définies comme « clés », avec un budget pouvant aller jusqu’à 2 millions de RMB (250.000€) pour l’internationaliser et le défendre (donc en Europe)…

Bien sûr je préférerais qu’on puisse aider toutes les entreprises françaises à protéger leurs innovations. Mais à votre question de proposer une mesure qui pourrait changer la donne à notre profit national, je proposerais une réflexion sur l’attribution des subventions pour la protection de la PI, dans des montants plus importants, couvrant l’internationalisation et le défense du brevet, pour des entreprises par exemple dans la liste des technologies clés du SISSE. En temps de restriction budgétaire, cela veut peut être dire de diminuer par ailleurs le nombre ou le montant d’attribution pour les entreprises dans des domaines moins critiques.

9/ Le brevet, c’est une forme bien légitime de « protectionnisme » individuel.
Comment expliquez-vous que ce terme ait mauvaise presse ?

Déposer un brevet, c’est à mon sens comme construire sa maison et y mettre une porte avec une serrure : cela ne fait pas de vous un horrible égoïste : cela vous permet de vous protéger du froid et du grand méchant loup : vous pouvez tout à fait proposer à votre meilleur ami de l’héberger, voire de lui céder cette maison ! Avoir un brevet est un droit d’interdire, pas une obligation d’interdire…

Le brevet peut avoir mauvaise presse
dans certains domaines technologiques :
dans l’informatique où il semble s’opposer
à la logique Open Source

Le brevet peut avoir mauvaise presse dans certaines domaines technologiques : dans l’informatique où il semble s’opposer à la logique open source ou encore dans l’agriculture avec les tentatives, heureusement vite interdites, des années 2000 de « breveter » le vivant, les semences connues depuis des centaines d’années et les génomes.

De manière générale, Je sens plus de réticences au brevet en France qu’en Allemagne, aux États-unis ou en Chine, où il est perçu comme un levier d’innovation et comme un marqueur très fort de réussite pour un labo de recherche publique, quand en France on valorise plus les publications scientifiques pour l’avancement des chercheurs. Aux USA par exemple les entreprises affichent fièrement le numéro de leurs brevets sur leur site internet, leurs produits, et j’ai vu souvent la première page des brevets imprimés sur une plaque métallisée, encadrée et affichée fièrement à l’accueil d’entreprises américaines !

10/ On oublie que certains brevets, notamment pharmaceutiques, sont parfois cédés à titre gratuit à l’Humanité. N’est-ce pas là finalement leur plus belle vocation ?

Tout à fait, des entreprises pharmaceutiques donnent souvent un droit d’exploitation libre et gratuit de leur médicament. Ne soyons quand même pas naïfs : et en cas de problème sanitaire, la loi a prévu qu’on puisse obtenir une licence gratuite de ces brevets de médicaments si le laboratoire n’arrive pas à fournir : si je reprends l’analogie de la maison, c’est un peu comme si on la réquisitionnait en temps de guerre : en général les entreprises préfèrent négocier et se montrer sous leur meilleur jour, et donner cette licence gratuite que se la voir imposer donc cet article est rarement utilisé !

Mais tout de même le brevet permet la publication de toutes les informations nécessaires à la fabrication de ce médicament : une fois publiée, la description de l’invention qu’il revendique va permettre à tous les chercheurs et inventeurs du monde d’en prendre connaissance pour l’améliorer et poursuivre votre travail d’innovation. La recherche sur des inventions brevetées est autorisée gratuitement, c’est l’exemption à titre de recherche ! Et au bout de 20 ans (voire 25 ou 27) elles entreront dans le domaine public ! C’est le cas d’un très grand nombre de médicaments : tous ceux dont on trouve les génériques en pharmacie : les informations présentes dans le brevet et dans l’Autorisation de mise sur le marché ont permis à d’autres laboratoires de reproduire l’invention ! Ce n’est pas le cas du Coca-Cola, dont la recette n’est pas brevetée, et donc toujours secrète … !




La souveraineté est un principe cardinal de la Constitution française

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Lundi 14 octobre 2024

Jean-Pierre La Hausse de Lalouvière est président de l’association professionnelle e-Futura et directeur général d’Intalio.
1/ Vivons-nous encore dans une forme de transition numérique ? Poursuit-elle un certain objectif ou ne cessera-t-elle jamais selon vous ?

Si l’on considère que la transition numérique poursuit un objectif de modernisation continue des systèmes, il est difficile de prévoir une fin car l’évolution technologique se nourrit constamment de nouvelles découvertes. Elle se poursuivra tant que l’innovation existera. Nous observons des progrès technologiques exponentiels : les innovations ne cessent de repousser les limites de ce qui est possible, qu’il s’agisse d’intelligence artificielle, d’informatique quantique ou de bio-informatique.

2/ Quelle est votre vision de la souveraineté numérique ? 

La souveraineté dans un monde numérique est un sujet multidimensionnel, soulevant de nombreuses questions liées à la gouvernance, la sécurité, l’économie, les droits individuels et la géopolitique. Nous souhaiterions que les données des citoyens soient protégées des ingérences externes et que nos droits soient protégés dans le monde numérique. Nous souhaiterions que notre pays puisse disposer de ses propres technologies pour garantir notre autonomie numérique. Nous pensons que pour maintenir une souveraineté numérique forte, les États et l’Europe doivent encourager le développement et la régulation de systèmes numériques locaux, favorisant l’innovation et l’entrepreneuriat. Mais le développement de technologies souveraines nécessite des investissements considérables. Nous ne sommes pas naïfs, les questions qui se posent sont complexes. Nous pensons avant tout qu’il faut trouver un équilibre entre la sécurité, l’indépendance, et la collaboration européenne et internationale.

3/ Est-elle à vos yeux condition ou empêchement de la bonne transition numérique ?

L’engagement et la coopération européenne sont indispensables pour que ces sujets soient considérés dans le respect des valeurs qui sont les nôtres et permettent une transition numérique acceptée et acceptable.

4/ Que vous inspire le fait que ce terme qui serait paraît-il désuet ou d’usage impropre à notre monde numérisé est pourtant sur toutes les lèvres aujourd’hui ? Nous parlons naturellement de la souveraineté.

Le terme en lui-même porte toujours une valeur fondamentale pour les organisations et les citoyens. Le terme ne nous apparait pas désuet, cependant nous pensons qu’il est important de réfléchir à ses contours, sa redéfinition dans le cadre des évolutions technologiques. La révolution industrielle numérique redéfinit la souveraineté des États, apportant avec elle des enjeux et des impacts profonds tant sur les plans économiques, politiques, militaires, sociétaux que culturels. La souveraineté est un principe cardinal de la Constitution Française du 4 octobre 1958. Il faut aussi la replacer dans le cadre européen. C’est le moment idéal de repenser sa définition dans le monde actuel.

5/ Pourquoi avez-vous choisi de consacrer la 9e journée d’eFutura à ce thème ?

La révolution industrielle numérique, souvent appelée quatrième révolution industrielle, est portée par des technologies de pointe comme l’intelligence artificielle, l’Internet des objets (IoT) et le big data. Elle est éminemment disruptive. Nous voyons bien qu’elle bouleverse nos économies et nos sociétés et qu’elle présente des enjeux considérables pour la souveraineté des États et des individus. Cette révolution numérique globale génère de la complexité, de l’instabilité et du déséquilibre impactant la souveraineté des états et soulèvent des défis existentiels majeurs :

– Comment protéger cet actif stratégique que constituent les données des citoyens dans un monde de plus en plus numérique ?
– Comment l’Intelligence Artificielle génère-t-elle un changement de paradigme impactant toutes les dimensions de la souveraineté ?

C’est justement parce que ces technologies bousculent le monde et les paradigmes existants, que eFutura organise ces journées de réflexions pour remettre ces notions sur la table et essayer d’avancer dans la compréhension de ce que sera, ou ne sera pas, la souveraineté de demain.

6/ Qu’attendez-vous exactement de cette journée ? Comment saurez-vous qu’elle aura ou non été couronnée de succès ? 

Cette journée est organisée sous deux axes fondamentaux. Dans un premier temps, nos intervenants vont revenir sur les fondements et frontières de la souveraineté numérique. Ces discussions seront dédiées aux enjeux cruciaux de Data et souveraineté, Régulation et Innovation, Cyberdéfense, et Puissance numérique. Dans un deuxième temps, nous aborderons le sujet de l’individu au cœur des enjeux de la souveraineté numérique. En premier lieu, le succès est évidemment celui de la qualité et du niveau des intervenants. Ensuite, la forte participation et le nombre d’inscrits à notre évènement, retransmit en direct sur YouTube, montre l’engouement que cette journée suscite.

7/ Vous faites intervenir des personnalités très variées du public et du privé. La souveraineté vous semble-t-elle plutôt du ressort de l’une de ces deux sphères ? 

Dans un monde de plus en plus connecté, les données sont devenues une ressource stratégique au même titre que le pétrole au 20e siècle. Le contrôle de ces données est concentré entre les mains d’une part de grandes entreprises technologiques qui répondent à des intérêts privés et d’autre part d’états dominants qui récupèrent ces données pour leur propre compte. Pour répondre à votre question, tout le monde doit se sentir concerné.

8/ Qui a vocation à rejoindre eFutura et dans quels but et esprit ? 

Les adhérents rejoignent eFutura pour comprendre les normes / régulations qui les concernent, pour être aidés et accompagnés dans différents domaines complexes générés par la transition numérique et enfin pour se retrouver, échanger et partager. Nous avons développé des groupes afin d’acculturer et accompagner nos adhérents sur l’utilisation des IA génératives, de la cybersécurité, de la réforme de la facture électronique. Nous travaillerons également bientôt sur les technologies quantiques pour en anticiper les impacts sur nos business. L’esprit d’eFutura est celui des échanges, de la convivialité et de l’expertise.

9/ Votre journée est ouverte par Alain Juillet. Vous avez donc choisi d’ouvrir ce thème par sa dimension « dramatique » avec les notions fondamentales de renseignement, d’intelligence et de guerre économique. Pour quelles raisons avez-vous fait ce choix ?

Alain Juillet a une expérience géopolitique, géostratégique et économique. Il nous est apparu comme la personne idéale pour conduire la première conférence de la journée.

10/ Pas de « big techs » américaines parmi vos membres, c’est suffisamment rare pour le remarquer. Est-ce un hasard et le cas échéant, ouvririez-vous vos portes à l’une d’entre elles si d’aventure elle venait frapper à votre porte ?

Nous accueillons toute entreprise qui partage nos objectifs et qui souhaite s’investir dans l’association, quelle que soit son origine ou sa taille.




L'UE est aujourd’hui une machine de sécurisation des intérêts des multinationales.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 28 juin 2024
Camille Adam est le brillant auteur, réalisateur et producteur d’un édifiant documentaire de trois heures consacré à l’édification de l’Union européenne : « Au Nom de l’Europe ». Regardez-le. Vous aussi serez alors édifié à votre tour…

 

1/ Pourquoi avec rendu la robe d’avocat pour vous consacrer pendant plusieurs années sur fonds propres et appel à la générosité à la réalisation d’un documentaire de trois heures sur l’Union européenne ? 

La genèse de ce film remonte à loin. Il faut d’abord comprendre l’Union européenne c’est d’abord du droit et de l’économie. Avec mes études de droit et ma pratique professionnelle, j’ai d’abord eu une compréhension juridique de la question européenne ce qui est en fait une grille de lecture extrêmement puissante et indispensable. Sans le droit il est absolument impossible de comprendre les dynamiques de la construction européenne. Des pans entiers de cette construction se sont faits par des juristes (professeurs de droit, avocats, juges) qui sont des acteurs politiques à part entière de cette affaire.

En parallèle de ces années, j’ai accumulé les lectures sur l’économie et j’ai fini par, je crois, avoir une vision assez claire du fonctionnement de l’Union européenne.

Et quand on comprend la question européenne, on comprend que notre vie politique n’est plus qu’une grande pièce de théâtre avec des comédiens. Tout le monde fait comme si rien n’avait changé et que les traités n’existaient pas. Le pouvoir est ailleurs et les journalistes politiques ne l’ont pas compris, ils commentent la vie politique comme il y a 50 ans. Personne n’a mis à jour son logiciel. La France n’est plus souveraine, le président de la République n’est plus souverain sur le plan économique.

En tant que citoyen, c’est usant d’être infantilisé de la sorte, d’être pris pour un imbécile en permanence. Comme tous les Français j’en ai marre de voir nos services publics, notre sécurité sociale s’effondrer et nos acquis sociaux disparaître un à un. 

Je n’ai jamais milité dans un parti, je ne suis pas un militant mais je me suis dit que je pouvais faire ma part d’engagement citoyen avec ce film. Restituer en images tout ce que j’avais appris. A quoi bon accumuler du savoir si ce n’est pour le partager et le transmettre. Ayant eu la chance de très bien gagner ma vie en tant qu’avocat, je me suis lancé dans cette aventure. En cumulant les casquettes, j’ai pu faire d’énormes économies. Ça a mis du temps et de l’énergie, beaucoup, ma santé physique en a pris un coup mais j’ai réussi. J’avais demandé un soutien au CNC mais ça n’a pas marché. Ce soutien aurait été le bienvenu mais ce sera j’espère pour une prochaine fois.

Je n’attends rien en retour de ce film sur le plan financier, sinon je n’aurais pas fait un film aussi long sur un tel sujet. En revanche j’ai ouvert une cagnotte Tipeee qui pourrait m’aider à financer l’achat de droits INA pour l’organisation de projections débats et pourquoi pas de rentrer dans mes frais.

Mais ma plus grande récompense serait que le film soit vu par le plus grand nombre et qu’il contribue à éclairer le regard des gens sur la question européenne, qu’il permette un débat constructif basé sur des faits, loin des slogans et des mythes.

2/ Comment vous définiriez-vous politiquement ? 

De gauche, pour la justice sociale et contre la concentration et l’accumulation sans limite des richesses dans les mains de quelques-uns. 

Je suis également en faveur d’une souveraineté populaire et non d’une souveraineté nationale. La souveraineté nationale n’offre aucune garantie de justice sociale ni de son propre maintien. C’est la souveraineté nationale, c’est-à-dire la Nation Française par la voie de ses représentants qui a signé tous les traités européens. 

Il est raisonnable de penser que si le peuple avait été consulté à chaque étape, jamais l’Union européenne n’aurait pu pendre cette forme. La démocratie représentative n’est pas à jeter mais doit être complétée par des dispositifs de démocratie directe beaucoup plus systématiques.

3/ Comment résumeriez-vous les principales conclusions auxquelles vous êtes parvenu s’agissant des mobiles et des fins de l’Union européenne ? 

Il semble raisonnable d’affirmer que l’Union européenne qui était un sous-produit de la guerre froide mais aussi un projet visant à garantir la paix sur le continent, est aujourd’hui une machine de sécurisation des intérêts des multinationales. Ce n’est pas que ça mais c’est surtout ça.

4/ Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs la citation inaugurale de votre documentaire et nous livrer l’impression qu’elle produit chez vous ? 

Toute la question européenne est contenue dans cette phrase qui est d’une grande honnêteté intellectuelle dans la bouche de Delors. La construction européenne est un engrenage, un transfert de souveraineté en appelle nécessairement un autre. Le statu quo, rester au milieu du gué, n’est pas possible. Les dirigeants comme les citoyens sont pris dans cette engrenage et en général ils ne le comprennent qu’une fois élu.

Il est évident que ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande n’avaient mesuré le poids de la contrainte européenne sur l’économie française et notre vie institutionnelle. Tous se sont engagés en faveur de la construction européenne par légèreté, opportunisme électoral (rallier les verts ou les centristes), par effet d’annonce ou peut être aussi par conviction (mais j’ai tout de même de sérieux doutes là-dessus) sans jamais prendre au sérieux les implications économiques et politiques de ces traités. 

Tous, je dis bien tous, se sont retrouvés confrontés au même dilemme : respecter leur programme ou respecter les engagements européens de la France. Mais une fois un traité européen signé, il est très difficile d’expliquer aux 11, 14 ou 26 autres États membres qui se sont engagés dans cette voie, et qui parfois ont imposé des sacrifices à leur population, que finalement non, la France, ne respectera pas ses engagements. Alors « on » rationalise et on se dit qu’après tout on pourra sortir par le haut de cette histoire en justifiant ce revirement (cette trahison) au nom de l’Europe, la cause des causes au nom de laquelle tout est permis. Père fondateur c’est quand même mieux que traitre. Nos dirigeants finissent donc pas s’auto-persuader qu’ils ont été à la manœuvre et qu’ils ont fait un choix conscient pour l’Europe. Mais en vérité ils n’assument jamais les implications politiques et économiques des traités qu’ils ont eux-mêmes signés ou fait ratifier.

Alors pourquoi c’est un engrenage ? C’est un engrenage car à partir du moment où vous libérez les mouvements de capitaux, vous déclencher une immense réaction en chaine économique et politique.

En libérant les mouvements de capitaux on a libéré la spéculation qui s’est immédiatement attaquée aux taux de change des devises nationales. On a alors argué du fait qu’avoir une monnaie unique rendrait impossible cette spéculation puisqu’il n’y aurait plus qu’un seul taux de change. Alors on a fait la monnaie unique. Mais la spéculation est revenue, non plus sur la monnaie mais sur les taux d’intérêts. Alors on a dit, pour mettre fin aux divergences de compétitivités, il faut coordonner nos économies, ce qui est en partie vrai. Mais s’il faut coordonner les économies, alors il faut un coordinateur, un pouvoir central. Alors on a créé le semestre européen qui confie à la Commission et au Conseil le rôle de dire aux États quelles politiques mener. Mais on la fait de la pire des manières, sans budget commun et surtout sans contrôle parlementaire. Il y a bien eu coordination mais coordination des austérités ce qui a conduit à un effondrement simultané de la demande intérieur en Europe. 

Aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire (même les plus europhiles) que l’euro dysfonctionne très gravement tant politiquement qu’économiquement. Lorsqu’une prochaine crise éclatera, nos dirigeants se trouveront face à un dilemme colossal : mettre fin à l’euro ou achever le saut fédéral, c’est-à-dire transférer à Bruxelles la quasi-intégralité de notre souveraineté budgétaire et économique. Plusieurs modèles de transferts ont été théorisés mais globalement l’idée est que Bruxelles ait le dernier mot en matière de politique économique et budgétaire. Cela est totalement cohérent et nécessaire d’un point de vue économique (si l’on reste dans l’euro) mais beaucoup plus inquiétant politiquement car rien ne garantit que ce transfert s’accompagne de gardes fous démocratiques, toute l’histoire de la construction européenne plaide même le contraire. L’idée d’un grand soir démocratique européen me parait une hypothèse peu réaliste. Et bien sûr l’étape ultime, serait l’établissement d’une armée européenne ou d’une moins d’une mise en commun de la force de frappe nucléaire française. Les Allemands ont toujours été clairs sur le fait que leur condition d’acceptation du saut fédéral sur le plan économique serait l’Union politique qui dans le langage diplomatique allemand veut dire européanisation de la force de frappe française et/ou du siège français à l’ONU.

5/ Quelles sont selon vous les héritages, principes et aspirations de nature, en France, à faire échec aux puissances d’argent ? 

Je n’ai pas une immense réflexion sur le sujet. Je suis à la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste car ce qui a mis un coup de frein immense aux puissances d’argent dans l’histoire, ce n’est pas une révolution, c’est la seconde guerre mondiale et la compromission du patronat dans la collaboration conjuguée à la force du parti communiste. L’existence même de l’URSS a certainement joué un rôle pour inciter les capitalistes occidentaux à se montrer raisonnables pour éviter que des pays comme la France et l’Italie ne basculent dans le communisme (les barbouzeries des réseaux de l’OTAN et de la CIA ont aussi aidé en ce sens). C’est d’ailleurs précisément à partir de la chute de l’URSS, que le libéralisme le plus dégénéré a été promu tout au long des années 90.

Les puissances d’argent ne reviendront pas à la raison toute seule, il faudra les y aider car elles ne comprendront que le rapport de force. Et pour cela, le peuple français a un certain « savoir-faire » et son attachement viscéral (pour certain excessif) à l’égalité me rend assez optimiste. Que ce soit par la réforme ou la révolution, la disparition des « acquis libéraux » (ex : la liberté de circulation des capitaux aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur) se fera dans la rue.

6/ Le retour en grâce du discours sur la souveraineté, serait-ce à vos yeux de la thanatopraxie ? 

S’il y a effectivement un certain retour en grâce du discours sur la souveraineté dans les discours (et les intitulés de ministères) depuis la crise Covid, on peut très largement remettre en cause un retour en grâce sur le plan pratique où les progrès sont millimétriques.

Avec la crise Covid et la guerre en Ukraine où la dépendance vis-à-vis de l’étranger est apparue de manière humiliante et spectaculaire, le pouvoir politique a compris que la demande de souveraineté était forte.

La souveraineté nationale sur le plan économique étant morte depuis longtemps il n’était pas possible de s’en prévaloir. L’idée a donc été de répondre à cette demande de souveraineté par « la souveraineté européenne ». « Certes nous ne sommes plus souverains au niveau national mais nous allons le devenir au niveau européen ». L’idée est séduisante mais ne dit rien des termes et conditions de cette souveraineté. La confusion est volontairement faite entre la notion d’indépendance ou autonomie économique et celle de souveraineté. C’est la même confusion également faite au début des années 90 pour justifier le passage à la monnaie unique en arguant du fait que nous aurions perdus notre souveraineté monétaire. La souveraineté ne peut se comprendre que comme la capacité juridique à décider, on décide ou on ne décide pas, on est souverain ou on ne l’est pas mais on ne l’est jamais à moitié (selon les termes de Philippe Séguin). Que cette prise de décision soit contrainte matériellement ou économiquement est une autre question, celle de l’autonomie ou de l’indépendance. Mais lorsque l’on disait dans les années 90 que nous n’étions pas souverains monétairement car à la botte du mark, c’était faux. Notre servitude était volontaire et réversible, nous faisions ce choix de coller au mark mais nous avions la liberté soit de sortir du système monétaire européen, soit de dévaluer, soit les deux, soit de continuer cette politique mais nous avions politiquement et juridiquement la liberté de changer de politique monétaire, bref nous étions souverains. Souverain de mener une très mauvaise politique mais souverain tout de même.

Aujourd’hui, dans la pratique et les directives, la souveraineté européenne désigne la relocalisation de certaines chaines d’activités, ce qui est positif et bienvenu mais renvoie à l’autonomie ou l’indépendance et non à la souveraineté. Donc si l’on prend cette expression au sérieux, cela signifie que le pouvoir sera soit à la Commission, soit au Conseil européen, soit au Conseil de l’UE mais il ne sera plus en France (ce qui est déjà largement le cas). Dans tous les cas, la notion de souveraineté européenne, pris au premier degré renvoie à une souveraineté supranationale avec la conséquence nécessaire de pouvoir être mis en minorité et nous imposer des politiques ou des lois que nous ne voulons pas (NB : ce qui se fait déjà).

La souveraineté européenne, puisque c’est cela dont on parle quand on parle de retour en grâce de la souveraineté, ne s’accompagnera pas d’un regain de démocratie ou de relocalisation de la décision, il s’agit simplement d’un ajustement des multinationales occidentales à la régionalisation du commerce mondial et à des nouveaux « risque pays ». 

7/ Les oligarques de Bruxelles n’ont pas de mots assez durs à l’endroit de ce qu’ils appellent les « démocraties illibérales ». Comment dans ce cas désigner le régime politique qui prévaut au somment de la pyramide communautaire ? 

Le pouvoir étant en pratique aux mains des multinationales, on pourrait sans doute parler de « corporatocratie ».

8/ Qu’est-il arrivé aux publicistes et constitutionnalistes français pour n’avoir opposé aucune résistance, ne serait-ce que de protestation, aux successifs abandons de souveraineté et autres glissements institutionnels que la France a connus ? 

C’est une excellente question et je n’en ai pas la réponse. C’est d’ailleurs un sujet que j’ai envie de creuser. Le changement de générations de juristes a dû y être pour quelque chose, au moins en partie. Jusqu’aux années 80, les juristes étaient très peu familiers du droit européen et donc très critiques d’une construction qui ne prenait pas les voies habituelles du droit international ou des règles du jeu démocratique. A partir de ces années, une nouvelle génération de juristes biberonnée au droit communautaire a pris le relai dans les institutions (Conseil d’État, Cour de cassation, etc) et a certainement vu la construction européenne sous un angle beaucoup plus favorable et beaucoup moins critique.

Il y a certainement eu en outre des dynamiques de promotions internes au sein de chaque institution (ex : au sein du Conseil d’Etat) des éléments les plus favorables à la construction européenne et la mise à l’écart des voix plus critiques, mais ce n’est qu’une intuition, je n’ai aucune preuve.

Au sein du Conseil constitutionnel, les choses sont moins mystérieuses. Le Conseil constitutionnel est composé de personnes nommées par le pouvoir politique, qui plus est sans que le fait d’être un juriste de formation ne soit une condition. On voit mal le pouvoir politique nommer des personnalités ouvertement critiques de la construction européenne. On a d’ailleurs plutôt vu l’inverse avec des fédéralistes assumés : Simone Veil, Jacques Barrot, Alain Juppé, etc.

9/ Le destin de la France dans l’UE vous semble-t-il en contravention avec les aspirations originelles de la Révolution française ? 

Je ne suis pas un expert de la révolution française mais si l’on prend pour référence la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 alors on peut effectivement conclure que les traités européens contreviennent à plusieurs de ses principes essentiels et en particulier au principe de séparation des pouvoirs.

Selon les canons habituels de la démocratie parlementaire, le pouvoir exécutif doit être séparé du pouvoir législatif, or au niveau européen ce n’est pas le cas. Le pouvoir législatif est co-exercé par le Parlement européen qui est effectivement élu démocratiquement mais également par le Conseil de l’UE qui est composé de l’ensemble des ministres des gouvernements des Etats membres de l’UE, soit environ 240 ministres. Si dans certain cas des ministres peuvent avoir été élus lors de législatives, leur nombre est très limité, l’écrasante majorité a été nommée. On se retrouve donc avec des membres du pouvoir exécutif (non élus) qui votent les lois (les directives et les règlements) européennes.

Pour prendre un exemple concret, Bruno Lemaire qui n’est pas député et qui avait réuni 2% des suffrages lors des primaires de la droite en 2016 a voté au nom de la France près de 70 directives et règlements depuis 2017 au sein de la formation économie et finances (« ecofin ») du Conseil de l’UE.

Dans certains Etats membres, la critique peut être nuancée car le ministre vote les directives en vertu d’un mandat conférée par son Parlement. C’est notamment le cas au Pays-Bas et au Danemark. En France, non seulement le ministre agit sans mandat mais les députés n’ont même pas accès aux documents de négociation. Mais même dans les pays où il existe un certain contrôle parlementaire, ce contrôle est le plus souvent limité car disposant de trop peu de temps et de ressources pour suivre correctement chaque négociation.

Outre la composition problématique de cette chambre législative, son opacité l’est tout autant. Les discussions ne sont pas publiques, seuls quelques extraits inexploitables sont publiés, les procès-verbaux sont barrés de la mention LIMITE qui interdit leur mise à disposition au public et quand ils sont disponibles, ils sont indigents. Dit autrement, il faut imaginer un Parlement au sein duquel on ne sait pas ce que les « députés » se disent ni ce qu’ils votent. Cette opacité a d’ailleurs été condamnée par la médiatrice de l’UE, Emily O’Reilly en mai 2018. Depuis sa décision aucun progrès n’a été fait, impossible de savoir quelle est la position de notre gouvernement sur un texte donné (sauf en fonction de son bon vouloir mais aucun texte ne l’y oblige). On ne le sait qu’une fois le texte adoptée, c’est la politique du fait accompli.

Autre contradiction avec le texte de la déclaration de 1789 est celle avec son article 3 qui prévoit « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » qui s’il a avait été respecté aurait rendu impossible tout transfert de souveraineté et tout dispositif supranational. 

Enfin on peut penser au principe « pas de taxation sans représentation » (sur la souveraineté du parlement en matière budgétaire) qui par définition est incompatible avec le traité de Maastricht, à la monnaie unique et au pacte de stabilité budgétaire qui ont mis en place un arsenal normatif visant à contraindre la souveraineté budgétaire des parlements nationaux avec notamment des sanctions en cas de violation des règles de déficit budgétaire et d’endettement public (les fameuses règles des 3% et 60%). Depuis 2013, il est même permis à la Commission européenne de retoquer un budget national. Cela n’a rien d’hypothétique, c’est arrivé en octobre 2018 à l’Italie. Et même si à ce jour aucune sanction n’a été prise au titre de la procédure de déficit excessif (en revanche l’Espagne a bien reçu une amende en vertu de la procédure de déséquilibres macro-économiques excessifs), l’arsenal a bel et bien joué son rôle car l’austérité a bien été appliquée dans la zone euro et aux pressions de la Commission se sont ajoutées la pression de la BCE et de celles des États dits frugaux (Finlande, Pays-Bas, Autriche, etc.).

10/ Si pour les besoins de la cause que nous évoquons ici, vous deviez endosser à nouveau la robe d’avocat, que réclameriez-vous devant quelle juridiction, et pour quels motifs ? Question subsidiaire : Que vous manque-t-il pour soumettre votre démonstration à l’appréciation du plus grand nombre de nos compatriotes ?

Idéalement j’aimerais que le film puisse être projeté en salles à Paris et en régions à l’occasion de projections débats. Mais à l’heure actuelle je ne peux pas le faire car je n’ai pas le budget pour financer l’extension des droits INA à des projections en salle. Je n’ai pu financer avec mes économies que les droits pour une diffusion web. Il faut savoir que l’utilisation d’archives INA est extrêmement coûteuse, entre 80 et 130 euros les 30 secondes pour une diffusion web. Dans mon film il y a près de 50 minutes INA…L’extension des droits INA pour une projection non commerciale du film en salles serait de 5000 euros. Je ne les ai pas. C’est pourquoi j’ai ouvert une cagnotte Tipeee que l’on trouve en lien sous le film. J’ai mis un objectif de 20 000 euros sur la cagnotte car cela me permettrait de rentrer en partie dans mes frais et de je l’espère de réaliser d’autres films par la suite.

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L'IA peut favoriser un nouvel humanisme.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 21 juin 2024
David Lisnard est président de l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité 

 

1/ Quelle est votre position sur la question de la souveraineté numérique nationale ?

Elle est cruciale dans un monde où l’intelligence artificielle (IA) révolutionne rapidement la société et l’économie. Le marché mondial de l’IA, estimé à plus de 200 milliards de dollars en 2023, pourrait dépasser 1 000 milliards de dollars d’ici 2030. Pourtant, la France et l’Europe accusent un retard par rapport à l’Amérique du Nord et à l’Asie. Il est impératif de rattraper ce retard pour éviter de devenir des colonies numériques des États-Unis et de la Chine.

Pour acquérir cette souveraineté, il faut adopter une politique offensive et innovante qui transforme les défis de l’IA en opportunités de développement économique et en facteurs d’émancipation individuelle. L’IA, bien que potentiellement aliénante, peut également libérer l’humanité des tâches pénibles et répétitives, favorisant ainsi un nouvel humanisme.

L’homme a toujours su utiliser les technologies pour progresser : la domestication du feu, l’agriculture, l’écriture, ou encore l’imprimerie. L’IA offre la même opportunité en permettant de se consacrer davantage aux évolutions cognitives.

Cependant, le désintérêt pour les filières scientifiques et la difficulté croissante à recruter des ingénieurs posent de graves problèmes. Moins de jeunes, notamment des femmes, sont attirés par ces filières, ce qui entraîne une baisse du nombre d’ingénieurs formés et menace les compétences futures de la France.

Il est urgent d’anticiper les effets de l’IA sur l’emploi, la formation et le travail, afin de ne pas subir ces évolutions. L’homme utilisant l’IA remplacera celui qui ne le fait pas. Il est donc essentiel de prendre des risques pour accompagner cette révolution et profiter des progrès qu’une IA contrôlée peut générer.

La France et l’Europe ne doivent pas se contenter d’être des régulateurs ou des utilisateurs, mais doivent devenir des producteurs industriels d’IA. Une régulation excessive qui freinerait l’innovation alors que les autres continents avancent serait catastrophique. Il est impératif de mettre en place une politique ambitieuse de recherche et d’investissements massifs dans les nouvelles technologies, en créant une DARPA européenne. (NDLR : La Defense Advanced Research Projects Agency est une agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire).

Redevenir une puissance éducative, scientifique, technologique et entreprenante est le seul moyen de défendre notre culture, nos libertés et nos valeurs. C’est ainsi que nous pourrons relever les défis climatiques, médicaux, éducatifs, logistiques et sécuritaires de notre époque.

2/ L’Union européenne vous semble-t-elle tirer suffisamment parti de la puissance des nations du Vieux Continent ? Et nous pouvons aussi vous poser la même question dans l’autre sens, si vous le voulez bien.

En matière de souveraineté numérique, face à l’hégémonie américaine et asiatique, l’échelle pertinente de décision stratégique et d’action structurante est évidemment européenne.

La France héberge des start-ups IA très compétitives telles que Mistral AI, LightON, et Hugging Face, qui développent des modèles de fondation capables de concurrencer les géants américains comme Open AI.

L’AI Act, le règlement européen de l’intelligence artificielle, adopté à l’unanimité par les 27 États membres le 21 mai dernier, vise à construire une IA de confiance, équilibrant innovation et droits fondamentaux, notamment en matière de droits d’auteur et de protection des données personnelles. Prévu pour entrer en vigueur en 2026, ce règlement catégorise les applications d’IA selon leur niveau de risque et impose des obligations à tous les acteurs du secteur en Europe.

Cependant, il faudra veiller à ce que cette réglementation n’entrave pas l’innovation des entreprises européennes, majoritairement des PME, en raison des coûts de conformité et de la complexité administrative. L’UE ne doit pas se contenter d’être un régulateur mais doit aussi soutenir activement les entreprises européennes en intégrant l’IA au cœur de sa politique industrielle.

Je plaide depuis longtemps pour la création d’une DARPA européenne. Une telle agence aurait pu financer Mistral AI, évitant ainsi son partenariat stratégique avec Microsoft. De même, dans le secteur du cloud computing, une DARPA européenne pourrait soutenir OVH Cloud pour renforcer sa compétitivité face à Amazon Web Services, Microsoft Azure, Google Cloud et IBM.

Une DARPA européenne pourrait également financer des IA souveraines pour protéger les entreprises et les organisations publiques européennes. En conclusion, l’Europe doit adopter une politique ambitieuse de recherche et d’investissements massifs pour devenir une puissance éducative, scientifique, technologique et entreprenante, et ainsi défendre nos libertés et valeurs.

3/ Quel regard portez-vous sur l’idée d’une possible souveraineté numérique municipale ?

La souveraineté numérique municipale, entendue comme la possession d’infrastructures numériques par une mairie, est possible bien que complexe. Certaines villes investissent dans des data centers locaux pour soutenir leurs initiatives de ville intelligente.

Cependant, pour de nombreuses municipalités, surtout de taille plus modeste, la création et l’exploitation de data centers peuvent être trop contraignantes en raison du coût financier et environnemental.

Il est néanmoins impératif pour les municipalités d’assurer la sécurité et la souveraineté des données qu’elles créent, collectent et traitent, et de se prémunir contre les cyberattaques. Ce volet doit être intégré dans leur politique de prévention et de gestion des risques.

Il est crucial de garantir l’accès aux données publiques aux acteurs locaux et de promouvoir des chartes territoriales de la donnée pour réguler le partage des données d’intérêt général.

En matière d’IA, et particulièrement d’IA Générative, des principes stricts doivent être respectés par les municipalités :

  • Connaître l’origine et l’entraînement des IA utilisées.

  • Assurer la qualité et la fiabilité des données utilisées.

  • Privilégier les modèles open source.

  • Utiliser des plateformes souveraines.

  • Adopter les solutions certifiées SecNumCloud pour sécuriser les données sensibles (recommandation de l’ANSSI).

Par exemple, OVH Cloud, dont les data centers sont majoritairement situés en Europe et certifiés SecNumCloud, garantit la sécurité des données.

Les collectivités territoriales produisent et traitent d’importantes quantités de données par leurs services aux citoyens, familles et entreprises. Il est donc crucial de protéger ces données et de garantir leur souveraineté numérique, conformément à la circulaire n°6282-SG, qui impose aux collectivités d’utiliser des solutions cloud souveraines hébergées en France pour tout nouveau projet numérique.

Assurer la souveraineté numérique municipale, c’est protéger les données publiques tout en soutenant une stratégie de sécurité et de développement local cohérente et proactive.

4/ Quel est l’environnement numérique à Cannes ?

Le contexte actuel doit nous conduire à un maximum de prudence.

Ce que je peux vous dire c’est que nous avons un environnement collaboratif largement utilisé dans le monde pour les outils de visio, de messagerie et de fichiers partagés non sensibles sur le plan de la confidentialité.

Nous utilisons en revanche des outils français certifiés pour les procédures de parapheurs électroniques associant la dématérialisation des processus (Workflow) et signatures électroniques utilisés par exemple pour l’urbanisme, la signature des bons de commande, etc.

Enfin, nous avons une politique très sensible sur l’utilisation du cloud pour des raisons de confidentialité concernant certaines catégories de données. Des lors, nous possédons nos propres datacenters et serveurs pour assurer la sécurité de ces données.

5/ Les géants américains organisent constamment, l’appeau à la bouche, des tours de France pour y dispenser des formations « gratuites ». Selon vous : s’agit-il là d’un investissement toujours bienvenu ou bien plutôt le germe de nos dépendances futures ?

Au départ, ces géants sont venus à la rencontre de l’Association des Maires de France pour proposer leur aide dans la prise en main des outils numériques par les collectivités. Toutefois, ces initiatives se sont progressivement orientées vers des formations en cybersécurité. Or, ces entreprises ne possèdent pas toujours les agréments requis, et leur discours n’est pas toujours adapté aux besoins spécifiques des collectivités locales.

Pour pallier ce manque, l’AMF a lancé, fin 2022, une formation en partenariat avec l’ANSSI, la CNIL et cybermalveillance.gouv. Cette formation est spécifiquement conçue pour les collectivités et comprend des exercices pratiques et des mises en situation. Un focus sur cette formation sera d’ailleurs organisé lors du Congrès des maires de cette année.

En ce qui concerne les solutions d’IA et particulièrement l’IA Générative (IAG), il est crucial de bien comprendre leur fonctionnement. Il faut examiner sur quel modèle de langage ces solutions sont basées, quelles données ont été utilisées pour entraîner ces modèles, et s’assurer que cet entraînement respecte les droits de propriété intellectuelle. Il est également essentiel de vérifier les garanties offertes par le prestataire en termes de souveraineté et de sécurité des données traitées par l’IAG.

Ainsi, bien que ces formations puissent sembler bénéfiques à court terme, elles risquent de créer une dépendance envers les technologies et les pratiques des géants américains. Il est donc crucial de développer des solutions locales et de promouvoir des formations adaptées aux besoins et aux réalités des collectivités françaises.

L’AMF a déjà souligné la nécessité d’accompagner la mise en œuvre du RGPD et des nouvelles directives (DSA, DMA) pour les collectivités, ainsi que la mutualisation des DPO pour les plus petites d’entre elles.

6/ Les villes de France, leurs structures hospitalières tombent les unes après les autres sous le feu de la cybercriminalité. Quels leviers nouveaux convient-il d’actionner pour limiter le plus possible la capacité de nuisance de ces hackers ?

Pour renforcer la lutte contre les cyberattaques, il est crucial de recourir à des outils basés sur l’Intelligence Artificielle (IA) et la technologie Blockchain. Ces technologies offrent des moyens puissants pour détecter, prévenir et répondre aux menaces cybernétiques de manière plus efficace.

Un plan d’action national, coordonné par le Ministre de l’Intérieur, est indispensable. Une commune ou un établissement hospitalier ne peuvent plus gérer seuls ces risques complexes aux conséquences potentiellement graves. Une approche centralisée permettrait d’harmoniser les efforts, d’optimiser les ressources et de garantir une réponse cohérente et efficace à l’échelle du pays.

Ce plan devrait inclure :

  • Développement et déploiement d’outils d’IA : Utilisation de l’IA pour la détection précoce des intrusions et des comportements anormaux dans les systèmes.

  • Implémentation de la Blockchain : Utilisation de la blockchain pour sécuriser les transactions et les données sensibles, rendant plus difficile leur falsification ou leur accès non autorisé.

  • Formation et sensibilisation : Renforcement des compétences en cybersécurité des personnels municipaux et hospitaliers, via des formations continues et des exercices pratiques.

  • Partenariats public-privé : Encouragement de la collaboration entre les entités publiques et les entreprises privées spécialisées en cybersécurité pour partager les connaissances et les meilleures pratiques.

  • Création d’équipes de réponse rapide : Établissement d’équipes spécialisées capables d’intervenir rapidement en cas d’attaque, minimisant ainsi l’impact et les dommages.

En agissant de manière concertée et en tirant parti des technologies avancées, la France pourra mieux protéger ses infrastructures critiques contre la cybercriminalité.

7/ Au plan économique, êtes-vous un promoteur de la commande publique municipale en faveur des entreprises françaises ?

Les principes du Code de la Commande Publique en vigueur ne permettent pas de favoriser les entreprises françaises ou européennes par rapport aux entreprises étrangères.

Le Code de la Commande Publique, conçu initialement pour prévenir la corruption des élus et fonctionnaires, ne sert pas toujours à obtenir le meilleur rapport qualité/prix. La rigidité des procédures et la crainte de litiges poussent souvent les acheteurs publics à écarter les solutions les plus adaptées.

Il nourrit une bureaucratie coûteuse, plus soucieuse du respect de procédures complexes et de la gestion des risques juridiques que de la performance économique et technologique.

A titre personnel, je pense que l’on pourrait envisager de remplacer le Code de la Commande Publique par des contrôles a posteriori, aléatoires, pour vérifier que les achats respectent les principes d’égalité de traitement des candidats et de prévention des conflits d’intérêts. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pourrait effectuer ces contrôles, assurant ainsi une plus grande flexibilité et efficacité dans la commande publique, tout en préservant l’intégrité des processus d’achat.

Par ailleurs, la question ne devrait pas porter sur une forme de préférence locale ou nationale mais sur la capacité des entreprises locales et françaises à être compétitives. Cette compétitivité doit être mesurée par des critères objectifs et comparables au niveau international, tels que l’innovation, la qualité des produits, la gestion efficace des coûts, et la capacité à pénétrer de nouveaux marchés.

Il me paraît ainsi bien plus essentiel d’encourager les entreprises à être toujours plus performantes plutôt que de leur réserver des marchés. Cela passe par un soutien à l’innovation, des investissements en recherche et développement, et un accès facilité aux marchés extérieurs à travers des accords de libre-échange équilibrés et des partenariats stratégiques.

8/ Sur ces sujets de souveraineté, quelle est votre marge d’action par rapport aux maires de France ? Et en fonction de cette dernière, quelles réalisations particulières aimeriez-vous que saluent vos successeurs ?

Sur les sujets de souveraineté numérique, il est crucial d’informer et de sensibiliser les élus locaux à travers les formations proposées, sans leur imposer des solutions, qui relèvent de leurs propres choix de gestion.

Les formations dispensées par l’AMF incluent des modules spécifiques dédiés à la prévention des risques majeurs, notamment en matière de cyberdéfense. Le modèle que nous avons mis en place avec l’ANSSI se répand au sein de nos associations départementales, comme dans le Gers, la Manche et la Seine-et-Marne. Cela démontre l’efficacité de cet outil et l’engagement des élus locaux à s’en saisir, ce qui est très encourageant.

En tant que président de l’AMF, mon objectif principal est de servir au mieux les maires et présidents d’intercommunalité qui m’ont accordé leur confiance. J’aimerais que mes successeurs saluent la mise en place de ces formations et leur succès, ainsi que la sensibilisation accrue des élus locaux aux enjeux de la souveraineté numérique. C’est un motif de satisfaction de voir ces initiatives porter leurs fruits et contribuer à la protection et à la résilience de nos collectivités face aux cybermenaces.

9/ Estimez-vous que les villes de France aient suffisamment recours à la voie référendaire dans le cadre de leur exercice de la démocratie ?

Le recours à la voie référendaire relève de la décision de chaque Maire. Je n’ai pas à porter de jugement sur ce choix.

10/ Vous soutenez à Cannes le développement de ce que l’on appelle le « New Space ». Serait-ce que vous aimez vous projeter vous-même « vers l’infini et au-delà ? »

Ce que je souhaite, c’est que notre pays prenne enfin son envol pour le 21ème siècle. Mon objectif est de rassembler les énergies pour soutenir ce redressement. Quant à « l’infini et au-delà », je préfère rester ancré dans la réalité pour affronter les défis immédiats qui nous attendent. L’au-delà arrive assez vite…




Courir après le wagon étranger du cloud et des logiciels cyber me semble ridicule.

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 7 juin 2024
Hugues Foulon est directeur exécutif d’Orange et CEO d’Orange Cyberdéfense

 

1/ Quelle différence faites-vous entre « cyberdéfense » et « cybersécurité » ?

Dans les acceptions traditionnelles, la cyberdéfense recouvre plutôt ce qui est du ressort de la défense nationale – d’une forme de mission de service public. La défense est dynamique, évolutive en mesure de protéger et de riposter, quand la sécurité est statique.

Adosser le terme Cyberdefense à l’opérateur Orange pour représenter nos couleurs est un choix fort et réfléchi qui témoigne de notre capacité à accompagner de manière exhaustive nos clients. Orange Cyberdéfense est un acteur cyber à 360° capable d’adresser l’ensemble de la kill chain et d’évoluer au rythme de la menace.

Chez Orange Cyberdefense nous n’avons que des solutions de défense, sauf sur un domaine d’activités précis : le pentesting. Il s’agit d’attaquer – à la demande du client – la sécurité informatique d’un périmètre donné afin de tester sa résistance et atteindre différentes cibles, différentes missions ; de l’arrêt d’une usine à l’infiltration dans les boites mail de membres du comité exécutif.

2/ A quels facteurs attribuez-vous le déchainement « aveugle » de la cybercriminalité ?

En premier lieu, l’appât du gain et le retour sur investissement. L’argent facile est dans ce domaine intrinsèquement lié au manque d’hygiène numérique des citoyens. Imaginez un instant l’explosion du nombre de cambriolages si 1 habitant sur 2 ne fermait pas à double tour la porte de sa maison en quittant son domicile, laissait trainer son double de clé dans le jardin ou une fenêtre mal fermée à l’étage. Ce même appât du gain rend le cyberattaquant susceptible d’attaquer une cible vulnérable et donc de plus en plus les petites entreprises ou les particuliers.

Ensuite, l’instabilité géopolitique renforce l’accélération et la complexification de la menace en cybersécurité. Nous observons (dans le rapport annuel d’Orange Cyberdefense, Security Navigator 2024) l’émergence d’une tendance autour de l’hacktivisme qui vise particulièrement l’Europe.

Le rapport à l’argent et les conflits internationaux sont à l’origine de bien des maux dans nos sociétés modernes ; la cybercriminalité n’y échappe pas.

3/ Notre arsenal juridique vous paraît-il suffisamment dissuasif en la matière ?

L’arsenal juridique tout comme l’arsenal règlementaire sont renforcés au sein des pays européens et doivent venir en soutien d’acteurs privés forts et en capacité d’innover et se développer. Le propre de nos démocraties est d’avoir la capacité de nous doter d’outils parfois puissants, souvent dissuasifs pour accompagner des bouleversements de société

Mais au-delà des arsenaux juridiques et règlementaires, l’Europe doit aussi être en mesure de stimuler son tissu d’acteurs privés sous peine de rester au ban des économies mondiales, spectateur des entreprises tech américaines ou chinoises. La comparaison au monde physique est toujours édifiante : espère-t-on que l’arsenal juridique suffise à réduire cambriolages, vols et autres infractions ou délits ?

Par ailleurs, l’arsenal juridique européen bute sur la virtualisation des attaques et des preuves ainsi que sur la domiciliation des cybercriminels dans des pays inaccessibles par nos tribunaux sans une coopération internationale forte et volontariste.

4/ Comment évaluez-vous le degré de coopération internationale face à ce fléau universel ?

Comme mentionné auparavant, la coopération internationale est nécessaire pour faire face au risque en cybersécurité. Nous notons des lacunes sur notre capacité à interpeller des cybercriminels et l’arsenal juridique gagnerait à être étendu et partagé à l’échelle mondiale.

Au-delà des Etats et institutions internationales cherchant à renforcer leur collaboration stratégique en matière de cybersécurité, l’écosystème bénéficie d’une coopération naturelle entre experts, observateurs avertis, aficionados ou héros sans cape : l’alliance du bien contre le mal. La connaissance de la menace est ainsi bénévolement partagée sur des réseaux de connaisseurs palliant le manque actuel de coopération institutionnalisée.

5/ Nous avons coutume de dire ici que la moitié de l’économie mondiale sera bientôt dévolue à la sécurisation de l’autre ? Qu’est-ce que cela dit des temps que nous vivons et particulièrement du progrès que nous pensons avoir manifesté ?

L’augmentation inexorable et nécessaire des dépenses en matière de sécurité (informatique notamment) traduit un monde qui se conflictualise et se digitalise. Les surfaces d’attaques ne font que grandir, de même que les motifs pour attaquer son adversaire, historique ou de circonstance. Nos sociétés ont longtemps conféré au monde digital une confiance dont il n’est historiquement pas digne. Les investissements vont continuer car le « Secured by design » est encore loin d’être la norme.

Néanmoins, les progrès technologiques notamment de l’Intelligence Artificielle devraient venir diminuer le poids des dépenses dévolue à la sécurisation et concourir à des gains de productivité, d’efficacité et mise à l’échelle de la sécurisation.

6/ Auriez-vous en tête une métaphore qui nous permette de comprendre votre vision des modalités nécessaires de protection de nos économies, à l’échelle nationale et à l’échelle communautaire ?

Dans le milieu de la cybersécurité, il n’y a ni ami, ni allié. Tout en construisant une coopération internationale, il est important d’avancer en cavalier seul avec une autonomie stratégique aux bornes européennes ou nationales selon la criticité et la nature des sujets.

7/ On entend parfois que la souveraineté, ce serait « le repli sur soi » (sic), mais l’idée alternative de l’autonomie stratégique selon laquelle nous devrions « choisir nos dépendances » ne vous semble-t-elle pas friser l’oxymore ?

Les mots totem de « souveraineté » ou « autonomie stratégique » recouvrent chacun un vœu pieu à ce stade de l’Histoire technologique.

Il faut sortir de la naïveté et pousser pour une souveraineté pragmatique, une autonomie stratégique à géométrie variable. Les clouds souverains à l’instar du projet Bleu en sont l’incarnation.

Cela ne doit pas nous empêcher d’investir dans les secteurs d’avenir et de monter dans le train des prochaines évolutions technologiques avant qu’il ne soit trop tard. Mais courir après le wagon étranger du cloud et des logiciels cyber me semble ridicule. Utilisons avec raison les technologies aujourd’hui sur le marché (en cybersécurité, à 99% américaines ou israéliennes) et soyons intransigeants sur nos conditions de partenariat.

Comparaison ne vaut pas toujours raison mais le développement du nucléaire civil en France est illustratif d’une politique industrielle efficace et pragmatique. Dans l’après-guerre, Westinghouse devient le fer de lance de la stratégie américaine pour développer l’énergie nucléaire dans le pays et à l’international. Dans un domaine hautement stratégique, la France se dote donc d’équipements américains, les meilleurs du marché alors.

Aujourd’hui, la France s’est hissée en nation leader en la matière et est dotée d’une filière robuste et réputée mondialement. Le même chemin pourrait être pris par la technologie et particulièrement la cybersécurité.

8/ Observez-vous des aspects de service public dans votre entreprise, qui est une des multiples expressions de l’ « opérateur historique « ?

Nous pouvons les observer à 3 niveaux.

Dans la protection des actifs critiques propres d’Orange, pour les besoins internes du Groupe. Cela nous amène à protéger les activités de l’opérateur historique et leader mondial des télécommunications, notamment lors d’évènements mondiaux comme les Jeux Olympiques.

Dans notre capacité à offrir des services innovants à nos clients et à tous les Français comme très récemment le lancement d’un portail de levée de doutes en France (Orange Cybersecure) accessibles gratuitement afin d’accompagner les citoyens dans la quête d’une meilleure hygiène numérique.  L’enjeu est de ne plus se faire piéger par un mail douteux ou un SMS frauduleux et subir les conséquences financières désastreuses d’une opération de phishing.

Enfin dans les solutions de souveraineté et la proximité de nos équipes que nous proposons à nos clients face à une certaine concurrence encline à proposer de plus en plus des modèles opérationnels localisés dans des pays à bas coûts. Les clients les plus critiques nous font confiance partout dans le monde : les Ministères français, la police belge, un aéroport à Amsterdam ou des hôpitaux suèdois.

9/ A côté de la question de la « commande publique », se trouve celle, non moins importante, de la « commande privée ». Dans quelle mesure soutenez-vous par la commande confiante auprès des acteurs de l’écosystème numérique français ?

Orange Cyberdefense travaille depuis toujours avec l’écosystème cyber français : des startups adressant un nouveau domaine comme Stoik avec l’assurance en cybersécurité, le tissu académique avec des nouvelles écoles spécialisées comme Oteria ou des institutions déjà bien installées ainsi que les fournisseurs de logiciel.

Mais le soutien de l’écosystème de la cybersécurité par les géants du privé ne suffit pas. Cela pose la question du passage à l’échelle, de l’acceptation de l’échec et du risque et des modalités de financements aujourd’hui faibles en Europe, relativement à nos pairs américains et chinois.

10/ Vous êtes passé par Polytechnique, dont la devise est « « Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire » et aussi par l’IHEDN. Dans quelle mesure ces deux expériences imprègnent-elles vos actuelles fonctions ?

J’ai la chance d’occuper aujourd’hui une position à la confluence d’appétences personnelles et professionnelles. La cybersécurité recouvre de forts enjeux technologiques, une proximité avec le monde de la défense nationale et des enjeux géopolitiques internationaux, au cœur d’une entreprise avec une mission de service public encore puissante, tout en étant un domaine en pleine croissance et crucial pour l’avenir de nos sociétés. Orange Cyberdefense est une tour de contrôle, un observatoire passionnant et riche de l’évolution du paysage de la cybersécurité. Le pari d’Orange, acteur de confiance historique, d’investir massivement dans la cybersécurité était audacieux mais porte aujourd’hui ses fruits. Mes valeurs patriotiques et scientifiques sont comblées dans cette aventure professionnelle. Pour la Gloire, je laisserai le commentaire à d’autres.




À la "mondialisation heureuse" succède ce que j’appellerais une "ère athénienne".

Avertissement : Souveraine Tech revendique par vocation une approche transpartisane. Seule nous oblige la défense des intérêts supérieurs de notre pays. Nous proposons ainsi un lieu de « disputatio » ouvert aux grandes figures actives de tous horizons. La parole y est naturellement libre et n’engage que ceux qui la prennent ici. Cependant, nous sommes bien conscients des enjeux en présence, et peu dupes des habiles moyens d’influence plus ou moins visibles parfois mis en œuvre, et dont tout un chacun peut faire l’objet, ici comme ailleurs. Nous tenons la capacité de discernement de notre lectorat en une telle estime que nous le laissons seul juge de l’adéquation entre le dire et l’agir de nos invités.


Vendredi 7 juin 2024
François-Xavier Carayon est consultant en stratégie et conférencier en finance et éthique. Il vient de publier « Les États prédateurs. Fonds souverains et entreprises publiques à la conquête de l’Europe » aux Éditions Fayard.

 

1/ Quel nom de baptême donneriez-vous à l’ère qui s’annonce et semble succéder à la « mondialisation heureuse » ?

À la « mondialisation heureuse » succède ce que j’appellerais une « ère athénienne ».

J’emprunte le terme à Thucydide. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, il nous livre une leçon d’une grande pertinence pour comprendre les ressorts idéologiques et les visées des nouvelles puissances de la mondialisation.

La scène se déroule en 416 avant Jésus-Christ, alors que Sparte et Athènes s’affrontent pour la domination de la Grèce. Mélos, une petite île au sud de la mer Égée, entend rester extérieure au conflit qui l’entoure. Elle souhaite se tenir à l’écart des quêtes de pouvoir et de domination. Pour justifier sa position auprès des représentants athéniens, les Méliens expliquent qu’une coopération pacifique et juste entre États est à la fois possible et souhaitable. Mais les espoirs méliens viennent se briser sur le mur de la froide logique athénienne : une logique d’intérêts, de rapports de force et de domination. Le siège de Mélos est sanglant et l’île est tombe sous le joug d’Athènes.

En Europe, nos responsables politiques et technocrates parlent depuis quarante ans davantage de « coopération » que de « puissance ». Ils se préoccupent moins des « dépendances » que de l’« interdépendance » dont ils saluent les effets pacificateurs. En face de nous, les nouvelles puissances (BRICS, Etats du Golfe…) veulent le pouvoir ; et l’économie est devenu un terrain de prédilection dans cette quête. Ces nouveaux « athéniens » redéfinissent déjà les règles du jeu de la mondialisation.

2/ Qu’est-ce qu’un fonds souverain et comment expliquez-vous que la France ne s’en soit pas dotée ?

Les fonds souverains sont des véhicules d’investissement créés, détenus et contrôlés par des États ou des collectivités territoriales.

Ils apparaissent dans les années 1950, à l’initiative de pays bénéficiant d’importantes rentes gazière ou pétrolière. À partir des années 1990, les réserves de change considérables accumulées par les pays asiatiques donnent naissance à une nouvelle génération de fonds souverains.

S’ils se présentent comme des outils purement financiers, certains d’entre eux, poursuivent dans l’ombre des objectifs politiques. Leurs investissements représentent alors des menaces potentielles pour l’Europe. Des menaces à notre prospérité – quand ces investissements ont pour but de s’emparer de nos meilleures technologies ou savoir-faire – et des menaces à notre liberté – quand ces investissements créent chez nous des dépendances critiques à l’égard des nations rivales.

En France, Bpifrance s’apparente à un fonds souverain. Mais l’usage qui en est fait, comme chacun sait, très différent. Il n’est pas porté par une vision suffisamment précise de nos intérêts stratégiques, des marchés à défendre et de ceux à conquérir. Et ses moyens sont en l’état trop limités.

3/ Quel regard portez-vous sur Choose France ?

On a parfois l’impression que c’est la grande messe des libre-échangistes béats.

Les investissements étrangers sont bien sûr une source essentielle, voire vitale, de financement de notre économie. Il est bon pour cela que nous offrions un visage attractif sur le plan fiscal, administratif, ou en matière de formation professionnelle.

Pour autant, il faut être en capacité de distinguer les investissements qui nous profitent, de ceux qui conduisent à notre déclassement économique ou stratégique. Célébrer toute forme d’investissement étranger sur notre territoire, alors même que la France n’est pas à en mesure d’identifier et bloquer toutes les menaces qui pèsent sur elle, pose évidemment problème.

4/ Comment définiriez-vous le lien entre autonomie stratégique et souveraineté ?

L’autonomie stratégique, c’est la capacité pour une nation à agir librement, indépendamment du désir des autres nations. C’est une conquête de tous les jours pour s’affranchir des dépendances extérieures. C’est la condition de la souveraineté nationale et la base de la puissance.

Dans ce livre, afin d’éclairer les stratégies de puissance des États prédateurs, je tente de sortir de la dichotomie traditionnelle « Hard power » / « Soft power ». Leurs stratégies se comprennent davantage à travers une trilogie d’objectifs vitaux que je propose comme grille de lecture : la conquête de l’autonomie stratégique, sans laquelle il n’est pas de capacité à agir librement ; la fabrication des alliances stratégiques, qui accroissent autonomie et capacité d’action ; et enfin, la quête de la domination stratégique, qui permet d’imposer aux autres États sa volonté par la menace.

5/ Beaucoup d’entreprises françaises stratégiques « passent sous pavillon » américain ou chinois ? Avez-vous le sentiment que nous ayons, en France, une culture de prédation ?

Nous souffrons d’abord d’un défaut de compréhension des stratégies de prédation étrangères. Nos élites politiques et administratives semblent souvent ne pas disposer de la bonne grille de lecture idéologique pour cela.

Dans l’autre sens, nous n’avons pas développé depuis bien longtemps de culture stratégique « offensive ». En d’autres termes, notre appareil d’Etat n’a ni le désir ni les moyens de coordonner ou de mener des offensives économiques chez nos rivaux pour défendre nos intérêts.

6/ Qu’est-ce que le CFIUS et existe-t-il un équivalent en France ?

C’est le nom donné aux Etats-Unis au dispositif de filtrage des investissements étrangers. Il a été mis en place dès les années 1970 pour examiner les investissements étrangers réalisés aux États-Unis et identifier les opérations pouvant avoir des impacts sur la sécurité nationale américaine.

La France s’est, pour sa part, dotée dans les années 2000 d’un dispositif de contrôle dit « IEF ». Sa principale faiblesse, outre ses moyens limités en comparaison à ceux des pays anglo-saxons, est de ne pas pouvoir filtrer les investissements sur la base de notre intérêt économique national. Il se contente de défendre (avec plus ou moins de succès) les intérêts du pays en matière « d’autorité publique, d’ordre public, de sécurité publique ou de défense nationale ». C’est regrettable quand les Américains, mais aussi les Canadiens et bien d’autres, s’autorisent à défendre à travers leur dispositif de filtrage les intérêts économiques, c’est-à-dire leurs technologies de pointe, leurs savoir-faire d’exception, leurs capacités de recherche et développement… et même leurs emplois.

7/ Du point de vue de l’économie politique, quel est à vos yeux le principal enjeu de la guerre économique ?

À mon sens, l’enjeu de la guerre économique est de trouver le juste équilibre entre ouverture et protections, entre coopération pacifique et rapports de force, afin de protéger et de faire grandir in fine notre puissance nationale, sans laquelle les nations sont vouées à disparaitre.

Ces dernières décennies la balance a penché systématiquement du côté de l’ouverture et de la volonté de coopération pacifique. Il faut retrouver pragmatisme et courage pour trouver une position plus en phase avec celle de nos rivaux.

8/ L’industrie de défense peine à trouver des financements. Aurions-nous l’intention de défendre nos pays avec des trotitnettes connectées éco-durables ?

On finirait par le croire ! De nombreuses banques refusent en effet de financer nos champions de la défense. C’est d’ailleurs comme cela qu’une entreprise publique émiratie, EDIC, a pu racheter en 2018 le fabricant historique de munition français Manurhin. Malgré des résultats financiers excédentaires, le français n’arrivait pas à trouver de financement auprès des banques privées comme publiques. Acculé, Manurhin fut placé en redressement judiciaire avant d’être racheté par les émiratis. La France « a laissé partir à l’étranger cette entreprise », « elle ne croit plus en son industrie » regrettera, amer, le président du directoire de Manurhin. Ironie de l’histoire, c’est le français Luc Vigneron, ancien PDG de Thales, recruté par les Émiratis pour faire passer un cap à leur industrie nationale de la défense, qui aura été à la manœuvre coté EDIC… Les représentants syndicaux de Manurhin auront eux-aussi soutenus l’offre émiratie : « la plus avantageuse », dira l’un des délégués…

9/ Voyez-vous un lien de causalité entre la manière dont notre pays forme, suscite et entretient ce qu’il est convenu d’appeler une « élite » et l’état préoccupant dans lequel se trouve la France ? Aurions-nous perdu le sens de l’intérêt général ?

C’est par cela que je commence mon livre ! Pour la bourgeoisie d’affaires d’aujourd’hui, la souveraineté et la prospérité nationales sont devenues des préoccupations parfaitement secondaires, voire ringardes. Faire carrière chez McKinsey, Morgan Stanley ou Baker McKenzie est un Graal, et y travailler au dépeçage d’Alstom ou de Lafarge ne culpabilise personne.

De leur côté, les élites politiques et intellectuelles n’ont pas su adapter leur grille de lecture pour comprendre la mondialisation telle qu’elle se transforme. C’était leur mission de jouer le rôle de vigies. La faillite française et européenne dans la guerre économique est avant tout la leur.