3 questions à Pierre-Marie de Berny, fondateur et dirigeant du Cabinet Vélite

Pierre-Marie de Berny est le fondateur et dirigeant du Cabinet Vélite, qui édite chaque année un Palmarès de la souveraineté économique. Ces 3 questions ont été publiées le 13 septembre 2022.

1/ Comment apprécier la performance de nos entreprises en matière de souveraineté économique ?

Rappelons les fondamentaux : la responsabilité d’assurer la souveraineté du pays revient à l’Etat. Or en matière de souveraineté économique, l’Etat ne peut rien édifier sans l’engagement des entreprises privées. Et par définition – dans une économie de marché – les entreprises sont libres de s’engager ou non au service de cette cause collective. Le patriotisme de leurs dirigeants joue donc ici un rôle majeur qui a des conséquences concrètes en matière de contribution à la souveraineté de la France. Cette contribution peut être mesurée sur trois terrains : d’abord le champ offensif (innovation technologique, conquête de marchés extérieurs, acquisitions d’entreprises étrangères, image de la France véhiculée à l’international…), ensuite le champ défensif (géographie de la détention du capital, capacité de résistance aux OPA, localisation des activités critiques, stockage des données sensibles, nationalité du top management…) et enfin « contributif » (création d’emplois en France, solidarité avec le tissu de PME tricolores, ou même encore action sociale)

2/ Pourquoi les commentateurs font-il selon vous la part belle à la posture défensive de nos fleurons plus qu’à l’esprit de conquête qui les anime et les distingue ?

Cela vient souvent d’une compréhension trop partielle de ce qui constitue la souveraineté économique. La dimension défensive est effectivement cruciale en matière de souveraineté, comme le rappelle notre étude. Encore faut-il avoir quelque-chose à défendre. La souveraineté n’a pas pour ambition le repli sur l’économie intérieure ou l’autosuffisance. Elle consiste essentiellement à se rendre indispensable dans les chaînes de valeur économiques mondiales. Et dans cette rude compétition, il est impossible de marquer des points si l’on ne joue qu’en défense. Plus fondamentalement, cela reflète à mon sens un état d’esprit qui imprègne la mentalité française depuis quelques décennies. C’est comme si nous avions collectivement adopté une mentalité de rentiers, vivant sur un capital accumulé par les générations précédentes. Il me semble que cet embourgeoisement étouffe l’esprit de conquête économique qui est la base de toute prospérité. Que dire d’une balance commerciale comme celle de la France, toujours plus déficitaire depuis le début des années 2000, sachant que le seul frein à cette chute abyssale est le tourisme ? Faute de sursaut d’un esprit d’entreprise résolument tourné vers les marchés extérieurs, notre pays n’aura pour seule issue que de se muer à moyen terme en éco-musée pour touristes américains ou chinois… La culture de la gestion d’actifs ne doit pas prendre le pas sur la culture de la création d’actifs. Pour cela, il me semble que les entreprises comme les écoles ou les universités doivent redonner leurs lettres de noblesse aux métiers commerciaux, trop délaissés à ce jour au profit des fonctions financières.

3/ Pouvez-vous nommer quelques « prises de guerre » américaines ou chinoises qui soient dernièrement passées « sous pavillon français », ou en passe de s’y trouver ?

Cette année a été marquée par un fort appétit des grands groupes tricolores pour les acquisitions stratégiques à l’international. Sanofi s’est illustré avec un total d’acquisitions s’élevant à 3,2 milliards de dollars. Parmi ses principales acquisitions on trouve Kadmon, biotech américaine spécialiste des maladies auto-immunes et fibrotiques et de l’immuno-oncologie (1,7 milliard d’euros); Kymab, biotech britannique spécialisée dans le développement clinique d’anticorps (965 millions d’euros); Kiadis, biotech néerlandaise spécialisée dans le développement de médicaments innovants (341 millions d’euros); Tidal, biotech britannique spécialisée dans la technologie ARNm (130 millions d’euros); Translate Bio, biotech américaine également spécialisée sur l’ARNm (13 millions d’euros); Origimm, biotech autrichienne spécialisée sur les maladies de peau (55 millions d’euros). On pourrait aussi citer Schneider Electric qui, via sa filiale Aveva, a racheté pour 4,5 milliards d’euros OSIsoft, société américaine spécialisée dans l’historisation et la structuration des datas produites dans les usines. A noter également l’acquisition d’une participation majoritaire dans ETAP (leader mondial des solutions de gestion et d’ingénierie énergétiques) pour 216 millions d’euros et une prise d’intérêt minoritaire stratégique dans Uplight Inc (partenaire technologique des fournisseurs d’énergie) pour 378 millions d’euros. L’année a enfin été marquée par la finalisation du rachat historique du Canadien Bombardier par Alstom. Dans ce cas, comme pour toutes les acquisitions importantes, le défi est de « digérer » la cible. Si l’acquisition d’une entreprise étrangère se solde par une perte de contrôle du groupe par la partie française, cela s’avèrerait contre-productif du point de vue de la souveraineté.

 




3 questions à Valentin Przyluski, CEO de NetFrame

3 questions à Valentin Przyluski est fondateur et CEO de la plateforme collaborative NetFrame. Ces 3 questions ont été publiées le 8 septembre 2022

1/ Comment parvient-on à envisager un avenir de concert entre plusieurs acteurs technologiques ? (NetFrame s’est associée en juin avec Dassault Systèmes et Nexedi, ainsi que Docaposte comme partenaire technologique, pour proposer une suite collaborative souveraine sur l’infrastructure cloud de confiance et souveraine 3DS OUTSCALE)

Déjà cela vient d’une obsession pour la vélocité, de l’impact cumulé dans le temps de la création de valeur technologique. A chaque instant il faut se rapprocher de la situation depuis laquelle on crée le plus de valeur cumulée. L’approche individualiste est valorisée dans le monde actuel (le fameux « winner takes all » sous entend toujours qu’il n’y en aurait qu’un). Or, dans le cas d’une approche résolument souveraine, je suis persuadé que nous devons changer de registre sans perdre de vue l’objectif : la technologie est un univers où il faut aller chercher les situations exponentielles.

Dans le contexte européen, rien ne dit que le registre collectif est moins efficace pour avoir un fort impact sur la dynamique de notre marché que le registre individuel. C’est également le cas sur le gradient propriétaire – open source : il existe de multiples configurations. Il convient d’avoir une vision précise et d’essayer de saisir la configuration la plus appropriée pou, et la plus en adéquation avec les valeurs constitutives de son ADN.

Pour ma part qu’il s’agisse du secteur en France, ou plus spécifiquement de Netframe je vois l’avenir dans un écosystème où chacun dépasse sa fonction précise dans une chaîne de valeur verticale (en d’autres termes, en faire un peu plus que de ce qui relève de son métier stricto sensu, et ce dans un état d’esprit conjoint). Quel peut être cet état d’esprit conjoint ?

Accepter de travailler sous contrainte de souveraineté, de frugalité environnementale forte et un réinvestissement continu axé sur la technologie : voilà ce qui peut nous permettre de créer collectivement de la valeur.

Pour envisager un avenir de concert il faut d’abord être aligné sur les valeurs cardinales …ce qui nous fait lever le matin pour travailler dans notre secteur.

La souveraineté est pour moi une affaire de conviction, un peu théorique au départ mais qui est devenue bien concrète avec l’Affaire Alstom. Je me souviens avoir appelé la famille de M. Pierucci depuis un taxiphone de Belleville dans une omerta généralisée au sein du gouvernement ; depuis, la souveraineté et le patriotisme économique sont ancrés dans le concret comme des valeurs fondatrices, et certainement pas bêtement le drapeau, comme je le lis souvent, mais plutôt être attaché à une maitrise locale. Agir indépendamment des risques de surveillance divers et variés, être en capacité de faire nous même plutôt que d’acheter.

Ceci passe par un savoir et un savoir-faire acquis en amont, ensuite développés et partagés de manière ouverte. Mais tout ceci ne sera encore pas suffisant sans y ajouter aussi une capacité à fluidifier, sécuriser, amener une très bonne performance et expérience dans les déploiements pour les fameux utilisateurs finaux.

Notre alliance avec 3DS et Nexedi repose d’abord sur cet état d’esprit. Les pré-requis que j’ai mentionnés doivent être clairs: d’abord s’entendre sur les valeurs (y compris ce que l’on pourrait appeler « les zones de création de valeur croisées »), accepter ensuite conjointement le cadre des contraintes, et comprendre d’emblée que tout ne peut pas être totalement aligné.

L’avenir ne consiste pas en une relation ambigüe d’attraction – répulsion, dépense marketing-régulation par la loi, copie-contestation des GAFAM mais bien dans l’acceptation de ce que nous sommes. Pour nous les bons partenariats sont le meilleur chemin. Si comme je le crois, ce que nous avons à gagner est une bataille culturelle sur l’industrie numérique et ses objectifs parmi les producteurs et les consommateurs alors nous avons – ensemble – choisi la bonne voie.

3DS est le symbole probant de cette absence de renoncement à un modèle européen. Quant à Nexedi, c’est un partenaire qui pratique l’intégration verticale dans le logiciel depuis des années (et encore plus avec Rapid Space), et avec lequel nous partageons des valeurs de souveraineté forte et la vision de coeurs technologiques Open Source accélérés par des déploiements et des expériences d’usage propriétaires. Ceci nous donne envie de dépasser notre strict intérêt, ainsi notre effort à venir pour nous sera de déployer via SlapOS à la place de Kubernetes.

2/ Songez-vous à d’autres rapprochements naturels potentiels dans l’écosystème de la tech souveraine ?

La tech souveraine n’est pas uniforme et a ses sous-tribus : la cybersécurité et le milieu des outils sécurisés à usage dual, la communauté des bootstrapeurs geek qui sont souverains économiquement et ont cette culture essentielle de l’indépendance, la communauté Open Source, la communauté des éditeurs nationaux, les hyperscalers français de l’infra aussi etc Malheureusement il y a aussi la communauté du whitewashing… Je ne suis pas sûr que l’on puisse encore parler d’écosystème de la Tech Souveraine comme un ensemble unique, donc les rapprochements n’y sont pas plus naturels qu’ailleurs.

Indépendamment des rapprochements par complémentarité de marché évidente, force est de constater qu’il existe des rapprochements par affinités de valeur ou beaucoup de moyens offerts par des acheteurs. La tech souveraine étant plutôt peu financiarisée, on a hélas souvent pu constater des rapprochements liés aux arrêts de solution mais – on peut le regretter- assez peu dans une perspective plus positive et de plus long terme. Sans argent pour satisfaire tout le monde dans les rachats, tout se joue sur l’envie de chacun, et un alignement de valeurs… Il faut croire qu’à ce stade les acteurs historiques se satisfont assez du village gaulois et préfèrent la piste individuelle !

Ensuite la consolidation dans la tech souveraine est évidemment souhaitable s’il elle est nécessaire à la création de valeur, pour unifier des expériences utilisateurs et pour adresser plusieurs segments d’utilisateurs de manière pertinente. Grossir les équipes par consolidation n’est encore une fois pas le seul moyen de produire une valeur technologique qui s’accroit de plus en plus rapidement ; parfois c’est même tout le contraire.

Si on fait un pas de côté, il y aurait un gain évident à la consolidation pour des acheteurs, et pour atteindre une relation plus équilibrée avec l’État et la régulation en quittant l’ère de la surprescription et des projets «marionnettes » de l’administration pour entrer un peu à l’âge adulte. Cette pré-condition nous permettrait de dépasser le cadre franco-français de la souveraineté pour proposer des outils souverains à l’échelle mondiale. La marche à suivre en la matière nous est donné par ProtonMail.

3/ Ce que l’on appelle « la chasse en meute » est-il l’avenir des entreprises technologiques françaises face aux molochs américains et chinois ?

La chasse en meute est pertinente vue du ciel géopolitique, d’où son attrait. Et il est indéniable qu’un peu d’organisation collective ne nuit pas pour éduquer nos marchés, peser plus sur les régulations fondamentales de l’espace européen, nous faire connaître collectivement, et même tout simplement essayer de couvrir en un écosystème technologique ce que les gros acteurs américain ou chinois concentrent parfois dans une seule de leur filiale… Pour le cloud c’est en effet une question de survie.

Après au risque de me répéter ce qui fonctionne dans la géopolitique actuelle ce n’est pas seulement de demander la paix sur le cloud (à la manière de la feuille de route gouvernementale sur le cloud de confiance), mais plutôt d’être en capacité de faire nous même et de peser au niveau mondial comme espace d’accumulation de valeur technologique. C’est le seul juge de paix. A ce stade, ce n’est pas tellement la chasse en meute qui change quoi que ce soit, mais plutôt notre capacité à faire émerger des écosystèmes et des acteurs puissants, et à gagner la bataille culturelle- dont celle du grand public – pour nos services. A ce titre SecNumCloud peut être un premier pas dans cette direction en adoptant un référentiel technico-normatif, à condition évidemment d’en faire un espace qui « respire » entre les acteurs et le régulateur…

Le risque de tout résumer à la chasse en meute est celui de l’organisation bien hiérarchisée entre les acteurs au profit des plus gros, des start up d’Etat ou des projets portés par les ESN. Instruit du passé sur ce sujet, je suis méfiant, car il est compliqué d’imaginer inventer l’avenir avec le passé, quand l’alignement sur les valeurs, sur la culture, est absent. Nous en sommes à un stade où chacun se forge donc son écosystème avec lequel il veut agir de concert. Beaucoup de cadres collectifs souples ont émergé pour cette raison ces dernières années (Euclidia, Hexatrust, CyberCampus …) Par ailleurs, je ne sais pas si c’est la chasse en meute de « start ups d’Etat » ou une stratégie plus punk mais déterminée qui réussira à faire pénétrer des solutions souveraines de manière significative sur le marché. Peut être un peu des deux. Mais ce qui est certain, en revanche, c’est que l’honnêteté dans la démarche est impérative pour durer.




3 questions à Philippe Caduc, PDG de l'ADIT / 17 janvier 2022

Vous venez d’annoncer l’entrée du fonds Sagard dans le capital de l’ADIT ? Pouvez-vous nous expliquer l’objectif de cette opération ?

Chacun a bien compris l’importance croissante que prennent les métiers de l’intelligence stratégique et économique, de la compliance et de la protection des actifs stratégiques des entreprises. Le contexte géostratégique, marqué par une nouvelle vigueur des tensions interétatiques, par le renforcement d’acteurs interétatiques criminels ou terroristes ainsi que par la numérisation pose un ensemble de défis qui nécessitent de disposer d’une masse critique, d’une présence globale et de capacités pointues dans de nombreux domaines d’expertise.

Dans ce contexte, nous travaillons à renforcer le leadership français, européen et francophone de l’ADIT sur l’ensemble des métiers. Sagard est aujourd’hui en négociations exclusives avec Parquest, le fonds qui nous soutient depuis 3 ans. A l’issue de ces discussions, il devrait devenir notre premier actionnaire, à un niveau proche de la majorité en capital. L’Etat conservera une action de préférence, et Parquest, BPI et Amundi resteront actionnaires. Nous sommes très heureux de l’intérêt de Sagard pour l’ADIT. C’est un fonds créé en France il y a près de 20 ans, qui accompagne les PME françaises dans leurs stratégies de développement, en France et à l’international. Il est basé en France et regroupe des investisseurs majoritairement européens, aux côtés de la famille québécoise Desmarais. Sagard bénéficie d’une excellente réputation : ils ont accompagné plus de 35 entreprises françaises dont des actifs stratégiques comme Souriau et Sabena et ils ont investi à plusieurs reprises aux côtés de la BPI.

L’entrée de Sagard au capital de l’ADIT va nous donner les moyens de poursuivre notre stratégie.

Comment la gouvernance de l’entreprise va-t-elle évoluer ?

Rien ne change dans la raison d’être, dans le management et la préservation des enjeux de souveraineté. L’autonomie stratégique et géostratégique de L’ADIT est plus que jamais préservée avec des actionnaires financiers qui continuent d’investir et d’autres qui vont permettre le développement international de L’ADIT.

L’augmentation du nombre d’actionnaires financiers aux côtés de l’Etat, de la BPi est une garantie d’autonomie stratégique. Nous sommes dans une logique de consortium de fonds, Sagard prenant une part d’actionnaire de référence inférieure à 50%

Le capital reste majoritairement français, auprès des 3 actionnaires actuels qui restent (Parquest, Bpifrance et Amundi).

Sagard est un FPCI français à capitaux majoritairement européens (les deux tiers); géré par une société de gestion française dont les associés sont français.

Les droits de BPi et la souveraineté de l’Adit ont encore été renforcés lors de cette opération.

L’Etat continue d’exercer son contrôle et son agrément avec les serveurs, la gouvernance, et les habilitations.

Sagard pourra contribuer à soutenir de le développement de l’Adit sur le marché francophone et sur le marché nord américain et consolider sa position de champion français du secteur

Quels sont les grands enjeux et perspectives l’ADIT pour les années à venir ?

Le renforcement actionnariat se fait dans la continuité des étapes précédentes avec une vraie stratégie au regard des enjeux d’européanisation et d’internationalisation du business. Cela doit permettre à court, moyen et long terme d’adosser l’ADIT à des actionnaires stables et de confiance lui permettant de poursuivre sa stratégie de consolidation du secteur, tout en ouvrant à la société de nouvelles perspectives de marché à l’international.

Notre projet est de continuer à bâtir un groupe français, avec un siège à Paris et à dimension souveraine, mais aussi européen, francophone et transatlantique. Par-dessus tout, nous serons toujours autonomes et indépendants, aucun actionnaire ne devant avoir un droit de regard sur les dossiers traités pour tous nos clients.

Vous aurez compris que nous annoncerons différentes opérations dans les prochaines années, dans différentes zones géographiques, et que nous allons accroître notre présence dans des environnements neutres, non-alignés entre les Etats-Unis et la Chine.